Les bergers de la Brie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George MALET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

 

Le métier de berger est assurément le plus noble du monde, quoi qu’en puisse penser le vulgaire. Nul mot n’évoque plus d’images, grandes, curieuses, charmantes. Images charmantes, depuis les lointaines frondaisons des idylles de Théocrite et de Longus jusqu’aux pimpantes fêtes de Boucher et de Watteau, les bergers galants de l’Arcadie, de l’Alphée, du Lignon doux coulant, du pays d’Estelle, heureux qui ont donné leur nom à la plus enviée des heures :

 

            Love look up me glass of times,... etc.

 

Cette conception d’art ne laisse pas, n’a pas laissé surtout, sans doute, de correspondre à quelque agréable réalité.

Et quel merveilleux livre ne ferait-on pas avec l’histoire des bergers héroïques et saints, sainte Geneviève, sainte Solange, Benaget, le petit pâtre qui bâtit par ordre de Dieu le premier pont d’Avignon, travail que n’avaient osé entreprendre ni les Romains ni Charlemagne, et qui mourut à dix-huit ans, ce travail gigantesque achevé. Les bergers saints, les saintes bergères sont innombrables. La plus illustre est sans doute l’héroïne qui prend place en ce moment sur nos autels, la bonne Lorraine Jeanne d’Arc.

Mais il n’y a pas que des saints parmi les bergers merveilleux. Les voix mystérieuses qui chuchotent autour du pâtre, dans le bruissement des branches, ne lui ordonnent pas toujours une œuvre d’héroïsme et d’amour. Les formes imprécises qui semblent errer dans sa solitude, à l’heure accablante où rôde le démon de midi, à l’heure crépusculaire lorsque l’Étoile du berger tremble à l’horizon incertain, ne sont pas toujours des formes de clarté comme celles qui gardaient le troupeau de Solange pendant que priait la pastoure. Les « mauvais bergers » sont aussi fréquents que les saints bergers, et une histoire de leurs méfaits magiques serait infiniment curieuse.

Les plus renommés pour leurs sortilèges étaient ceux de la Brie. Peut-être devaient-ils cette famosité à une étrange affaire jugée en dernier ressort par le Parlement de Paris en 1691 et qui montre à l’œuvre toute une association de bergers sorciers.

Le factum à la requête du plaignant débute par ces considérants remarquables.

« ... Expose... qu’il s’agit dans ce procès d’un crime public, et de délivrer toute la province de la Brie de l’esclavage où elle est sous la tyrannie des bergers, dont les maléfices sont parvenus à un tel point qu’il n’y a pas de fermier dans cette province qui n’en ait ressenti les funestes effets, non seulement par la mort de leurs bestiaux, mais même par celle des hommes à la vie desquels ils commencent à attenter par les mêmes maléfices.

« ... Il se verra que de pauvres femmes, veuves sans défense, ont été obligées de s’abandonner à leurs bergers, par les menaces qu’ils leur faisaient de faire périr leurs troupeaux ; qu’ils se servent de même de mémoires et conjurations pour obtenir la compagnie charnelle de femmes et de filles, et pour encheniller, c’est-à-dire faire mourir de langueur des fermiers et autres qui leur déplaisent.

« ... L’intérêt même de Sa Majesté se rencontre en la punition de ces crimes, en ce que, par la ruine des principaux fermiers de la province de Brie, leurs impôts tombent sur d’autres pauvres habitants qui en sont accablés et ne paient ni le Roi, ni leurs maîtres. »

Une requête des habitants de la contrée au Roi confirme les assertions du factum. Le crime de Pierre Hocque n’était donc pas nouveau en Brie.

Ce Pierre Hocque était berger chez le sieur Eustache Visier, receveur de la terre et seigneurie de Pacy, près Brie-Comte-Robert. Il passait pour grand clerc et même pour sorcier, connaissant les vertus des plantes, sachant lire, possédant une petite bibliothèque composée du grand Albert, de l’Enchiridion et de quelques autres grimoires que vendaient alors les colporteurs. Du reste, il ne semble pas qu’on eût rien à lui reprocher, hors son humeur farouche et sournoise.

Le sieur Visier se prit de querelle avec ce berger lettré et le chassa. Peu après il s’aperçut que ses moutons, ses chevaux, étaient atteints d’un mal mystérieux. Ils moururent par dizaines. Malgré tous les soins et les remèdes, Visier en perdit pour cinq à six mille livres.

Convaincu que son ex-berger avait jeté un sort sur ses troupeaux, le fermier rendit plainte devant le bailli de Pacy. Plusieurs témoins accusèrent Hocque de s’être livré à des opérations magiques. Le bailli, pourtant, ne retint pas le crime de magie. Le berger fut condamné aux galères pour neuf ans, comme coupable d’avoir fait mourir les troupeaux de son ancien maître au moyen d’un poison que les bergers de Brie appelaient des « guogues ».

Ici commence l’intérêt de l’histoire.

« Ledit Hocque, étant détenu à la Tournelle en attendant la chaîne, et le sieur Eustache Visier voyant que ses chevaux, vaches, bêtes à laine continuaient de mourir, il trouva moyen de se servir de l’entremise du nommé Béatrix, autre forçat, pour l’exciter à faire cesser cette mortalité, qui le ruinait complètement. À quoi ledit Béatrix s’étant employé par l’espoir de quelque récompense, ledit Hocque lui avoua 1 qu’il était vrai qu’il avait mis un sort d’empoisonnement sur les bestiaux dudit Pacy (Visier) qui devait durer cinq ans, ajoutant qu’il n’y avait que le nommé Bras-de-Fer, ou le nommé Courte-Épée, aussi bergers, qui le pussent lever, et, à la prière dudit Béatrix, offrit d’en charger l’un ou l’autre.

« Mais, ne sachant pas écrire, il dicta une lettre audit Béatrix et l’adressa à son fils aîné Nicolas, par laquelle il lui mandait d’aller au lieu de Courtois, près de Sens, prier de sa part ledit Bras-de-fer de venir à Pacy lever ledit sort, sans marquer audit Bras-de-Fer qui en était l’auteur.

« Cette lettre, dont l’original est au greffe de la cour, fut portée. Mais à peine était-elle partie, que ledit Hocque, faisant réflexion sur ce qu’il avait fait 2, tomba dans une manière de désespoir, s’écriant que Béatrix lui avait fait faire un chose qui allait être cause de sa mort ; qu’il ne pouvait l’éviter au moment même où Bras-de-Fer lèverait le sort. Il accompagna ces paroles de clameurs et de contorsions si extraordinaires qu’il souleva tous les forçats contre Béatrix, et qu’ils l’auraient assommé sans le secours du sieur de la Mothe, capitaine du château de la Tournelle, et de ses gardes, qui les en empêchèrent. Ce fait est déposé au procès. Ledit Hocque demeura dans le même désespoir pendant cinq ou six jours, au bout desquels il mourut.

« Sur quoi il est à remarquer que ce fut précisément au même jour où ledit Bras-de-Fer commença de lever le sort. En effet, Bras-de-Fer s’étant rendu à Pacy, trouva, au moyen de figures et d’impiétés exécrables, la charge 3 qui était sur les chevaux et sur les vaches, et la jeta au feu en présence du sieur Visier et de ses domestiques ; mais en même temps il témoignait le plus grand regret parce que l’Esprit lui avait révélé que c’était Hocque qui avait fait ladite charge et qu’il mourait à cette heure même à six lieues dudit Pacy, qui est justement la distance de Paris ; que c’était une femme qui avait causé ce désordre, et qu’elle mourait aussi à une lieue et demie dudit Pacy.

« Et, en effet, il est justifié au procès que la femme Hocque avait contribué à ce malheur en excitant le ressentiment de son mari et de ses enfants contre le plaignant et que cette femme était morte (à l’heure dite) effectivement à une lieue et demie de Pacy, en un endroit où Hocque s’était précédemment retiré.

« Si la Cour désire s’éclaircir du fait concernant l’étrange mort dudit Hocque, elle en trouvera la preuve dans son greffe, avec le procès qui, depuis, a été fait tant audit Bras-de-Fer qu’aux enfants de Hocque et aux nommés Petit-Pierre et Jardin, ses complices... 4. »

En effet, l’affaire ne s’arrêta pas là. Ledit Bras-deFer s’était montré naïf pour un sorcier de ne pas envoyer promener le mandataire de Hocque, en assurant qu’il n’entendait rien à tout cela. Par surcroît, cet ingénu magicien refusa de lever le sort jeté sur les moutons, disant que ce sort avait été jeté par les enfants de Hocque, et qu’il ne voulait pas tuer ces pauvres petits comme leurs parents.

Le sieur Visier s’empressa de faire arrêter Bras-deFer, les enfants de Hocque et deux bergers, Petit-Pierre et Jardin, présumés leurs complices dans le sortilège : « Il fut de plus trouvé chez Jardin des livres et mérhoires de magie, chargés de divers caractères, contenant le moyen de faire mourir les bestiaux, d’attenter à la vie des hommes et à l’honneur des femmes, ainsi que plusieurs oraisons à l’Esprit et invocations au Démon. Ce livre est au greffe de la Cour. »

Il intervint contre Bras-de-Fer, Petit-Pierre et Jardin, sentence (23 janvier 1688) par laquelle ils furent condamnés à être pendus et brûlés, les deux fils et la fille de Hocque condamnés au bannissement perpétuel. Sur appel, cette sentence fut infirmée ; les trois bergers condamnés seulement aux galères et les enfants de Hocque bannis pour neuf ans. Loin de garder leur ban, ils allèrent, dès leur sortie de prison, « arroser de vinaigre la charge sur les moutons », si bien que la mortalité recommença. Le sieur Visier les fit de nouveau arrêter, et ils furent condamnés à mort, sentence que la Cour infirma encore, abaissant la peine aux galères pour les deux fils et au bannissement pour la fille.

Le receveur de la terre et seigneurie de Pacy put croire qu’il allait vivre en paix. Mais il n’en fut rien. La sombre cabale des bergers de Brie l’avait condamné. Ruiné entièrement, il dut quitter la recette de Pacy. Le sieur Lefebvre, secrétaire du Roi, seigneur de ladite terre, entreprit de la faire valoir lui-même. En peu de jours, il perdit plusieurs chevaux et quarante-six moutons.

Une nouvelle instruction fut ouverte contre les bergers jeteurs de sorts. On arrêta Pierre Biaule, parent de Hocque, et un nommé Lavaux Médard. Ils avouèrent qu’ils avaient fait périr les bestiaux par le moyen d’un maléfice qu’ils nommaient entre eux les neuf conjuremeuts. Biaule et Lavaux furent pendus et leurs corps brûlés.

 

 

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Deux choses intéressantes dans cette affaire. Au point de vue de l’étude historique des mœurs, il est assurément curieux de voir fonctionner, dans la Brie du XVIIe siècle, cette sorte de Sainte-Vehme de bergers maléficiants. Au point de vue du Merveilleux, la mort soudaine de Hocque et de sa femme, au moment prédit où l’autre berger défaisait « leur sort », est un fait véritablement extraordinaire.

Hocque seul, prédisant sa mort et mourant en effet, on se l’expliquerait sans peine. Ce serait de l’auto-suggestion. Toutefois, il ne savait pas quel jour on « lèverait la charge ». Il faudrait admettre encore une coïncidence curieuse. Mais la prédiction du berger Bras-de-Fer : « Hocque va mourir à six lieues d’ici. » Mais la mort de la femme du berger, à la même heure ?

Ce problème macabre a été longuement étudié par plusieurs médecins du temps. L’un d’eux, le sieur Saint-André, prétend le résoudre d’une manière assez curieuse. Il refuse d’abord de croire à un pacte diabolique. Ce serait offenser la dignité d’un aussi grand personnage que Lucifer, de supposer qu’il peut entrer en rapport avec des manants tels qu’un berger de Brie.

« La mort de Hocque, dit-il, est un évènement purement naturel, qui ne saurait avoir d’autre cause que les émanations venimeuses sorties de la « gogue » au moment où elle a été levée, et qui ont été emportées vers ce malfaiteur par celles qui étaient sorties de son corps lorsqu’il la préparait.

« Tant qu’elles ont été cachées dans la terre, elles y sont restées et s’y sont conservées sans aucune dissipation. Mais quand Bras-de-Fer a levé la charge, ces esprits sortis du corps de Hocques, se trouvant en liberté, sont retournés vers le lieu de leur origine, et ont entraîné avec eux les parties les plus malignes et les plus corrosives, qui ont agi sur le corps de ce malheureux berger comme elles faisaient sur celui de animaux qui les flairaient. »

Comment, en vérité, la superstition peut-elle persister sur terre alors que la science est toujours prête à nous fournir sur les faits merveilleux des explications aussi simples, aussi limpides et aussi satisfaisantes que celle-là ?

 

 

 

II.

 

 

Le terrible châtiment qui avait frappé, en 1688, le berger Hocques et sa famille, et les bergers Bras-de-fer, Petit-Pierre, Jardin, Pierre Biaule et Lavaux-Médard, ne terrorisa pas, du moins pas longtemps, les bergers ensorceleurs de la Brie. Voici une autre histoire, moins tragique, mais peut-être plus étrange encore, qui se passa en 1705. Elle est rapportée longuement par le P. Le Brun, dans son Traité contre les superstitions, et entourée de tous les témoignages qui la peuvent rendre incontestable dans ses plus singuliers détails 5.

Le 18 avril 1705, un jeune gentilhomme, M. Denis Misanger de la Richardière, traversait à cheval le village de Noisy, lorsqu’au milieu de la forêt, en face de la Chapelle, son cheval s’arrêta brusquement, sans qu’il pût le faire avancer, bien qu’il lui donnât plusieurs coups d’éperon. Il y avait là, appuyé contre la chapelle, sa houlette en main, deux chiens noirs couchés à ses pieds, un Berger de mauvaise mine, qui regardait le sieur de la Richardière avec une expression d’ironie méchante, et qui lui dit : – Monsieur, je vous conseille de rentrer chez vous, car votre cheval n’avancera pas.

Le jeune la Richardière, continuant de piquer son cheval, répondit avec humeur au berger :

– Je ne me soucie point de ce que tu dis.

– Je vous en ferai bien soucier, murmura le berger, qui s’éloigna avec ses chiens noirs.

Le cheval reculait toujours et se cabrait, effrayé, couvert d’écume. M. de la Richardière dut descende et le ramener par la bride au logis de monsieur son père dans le même village.

Peu après (le vendredi, 1er mai), le jeune homme fut attaqué d’une maladie extraordinaire, qui commença par une sorte de léthargie. Il tomba ensuite dans des accès de fureur convulsive ; on fut obligé de le faire garder et tenir par cinq ou six personnes, de peur qu’il ne se précipitât par les fenêtres ou ne se cassât la tête contre les murs. L’émétique qu’on lui donnait lui fit jeter quantité de bile, et il demeura quatre ou cinq jours assez tranquille.

Vers la fin de mai, on l’envoya en changement d’air à la campagne. Il lui survint de nouveaux accidents si extraordinaires qu’on le jugea ensorcelé. Ce qui parut confirmer cette conjecture, c’est qu’il n’eut jamais de fièvre et conserva toutes ses forces, malgré ses maux et les remèdes, également violents. M. de la Richardière raconta alors sa rencontre du 18 avril avec le Berger, devant la chapelle de Noisy.

On fit dire des messes à Saint-Maur-des-Fossés, à Saint-Amable et au Saint-Esprit. Le jeune de la Richardière assista à quelques-unes, mais il déclara qu’il serait guéri seulement le 26 juin, à Saint-Maur. Une aventure inouïe devait précéder sa guérison.

Un jour, rentrant dans sa chambre, dont il avait la clef dans la poche, il poussa un cri d’effroi : le Berger était assis dans son fauteuil, sa houlette à la main, ses chiens noirs à ses pieds. Les personnes accourues aux cris du malheureux jeune homme ne virent rien.

Lui était tombé dans des convulsions violentes. Pendant tout le jour et toute la nuit suivante, il vit le Berger dans sa chambre, qui le regardait d’un air ironique et menaçant. Le lendemain, vers les six heures du soir, M. de la Richardière tomba de son lit, criant que le Berger était sur lui et l’écrasait. Il saisit un couteau et en frappa cinq fois le vide, après quoi il parut calmé : – « J’ai frappé le Berger de cinq coups au visage », dit-il. Et il avertit ceux qui le veillaient qu’il allait avoir cinq faiblesses, les priant de le secourir et de le secouer fortement. Les cinq faiblesses se produisirent comme il l’avait prédit.

Le vendredi 26 juin, M. de la Richardière, étant allé à la messe à Saint-Maur, répéta qu’il serait guéri ce jour-là. Après la messe, le prêtre lui mit l’étole sur la tête et récita l’Évangile de saint Jean. Pendant cette prière, le jeune homme vit saint Maur, dans son habit de Bénédictin, debout devant lui, le Berger à sa gauche, portant aux visages les marques sanglantes de cinq coups de couteau. M. de la Richardière ne put se retenir de crier : « Miracle ! Miracle ! » et assura qu’il était guéri, comme il l’était, en effet.

Le 29 juin, le désensorcelé, qui était retourné à Noisy, s’amusait à tirer la pie dans les vignes. Le Berger, avec son visage sanglant, apparut soudainement devant lui. M. de la Richardière lui donna de la crosse de son fusil sur la tête. Le Berger s’écria : – « Monsieur, vous me tuez ! » et s’enfuit.

Le lendemain, cet homme se présenta de nouveau devant M. de la Richardière, se mit à genoux, lui cria pardon et lui dit : « Je m’appelle Damis ; c’est moi qui vous ai jeté un sort qui devait durer un an. Par le secours des messes et des prières, vous en avez été guéri au bout de huit semaines, mais le sort est retombé sur moi et je n’en pourrais guérir que par miracle. Je vous prie de faire prier pour moi, car je vais mourir. » Il disparut, ayant dit cela, avec sa soudaineté ordinaire.

Cependant le bruit de tous ces faits étranges s’était répandu dans le pays, et la maréchaussée se mit à la poursuite du Berger. Il parvint à lui échapper en jetant sa houlette et en tuant ses chiens (du moins disparurent-ils). Une fois encore, le dimanche 13 septembre, Damis vint trouver M. de la Richardière et lui annonça qu’il avait eu le bonheur de rentrer en grâce près de Dieu. Après être resté vingt ans sans s’approcher des sacrements, et tout absorbé dans des commerces détestables et sataniques, il s’était repenti et confessé, à Troyes, et avait enfin été admis à la Sainte Table. Mais il demandait encore des prières car il sentait bien, disait-il, qu’il allait mourir. M. de la Richardière fut ému et laissa Damis se retirer sans difficulté. Huit jours après, une lettre de la femme du Berger lui apprenait la mort de ce mystérieux individu, le priant de faire dire pour lui une messe de Requiem ; ce qui fut exécuté.

Dom Calmet, qui a résumé longuement l’histoire du berger. Damis dans son Traité des Apparitions (1) la trouve surtout prodigieuse « en ce qu’elle prouve qu’un magicien peut se rendre invisible à plusieurs personnes pendant qu’il se découvre à un seul homme ». Mais il a manifestement peine à croire que le Berger ait pu s’introduire dans la chambre de M. de la Richardière sans ouvrir ni forcer la porte. La présence des chiens noirs est plus embarrassante à croire que celle de l’homme ; nous nous sommes familiarisés, depuis, avec l’action extra-corporelle de l’homme vivant se manifestant par l’apparition de son double. Peut-être comme dans l’affaire de Cideville, étaient-ils « cinq, y compris le Berger », les quatre autres aptes à prendre toutes apparences ! Dom Calmet s’étonna encore que le Berger ait pu jeter un sort sans toucher la personne. Mais (d’après les plus graves auteurs) il ne paraît pas du tout que le contact soit nécessaire ; c’est d’ailleurs ce que semble indiquer le mot jeter. Dans l’affaire de Cideville, dont nous venons de parler, le berger Thorel n’avait pas touché l’enfant – bien que les phénomènes d’obsession aient redoublé lorsqu’il l’eut touché, par la suite.

Ce qui paraît plus étrange, non pas inexplicable toutefois, c’est le don de prévision singulier que montre le jeune la Richardière (qu’il va éprouver cinq faiblesses ; qu’il sera guéri le 26 juin.). On conçoit cependant que, dans des circonstances si anormales, une lucidité particulière puisse s’éveiller chez le patient. Peut-être ce phénomène tentera-t-il à quelque dissertation intéressante un savant lecteur de l’Écho. J’exprime ma gratitude à ceux qui ont bien voulu déjà m’envoyer des notes fort curieuses. Je recevrai avec reconnaissance toute anecdote authentique sur les bergers jeteurs de sorts, nombreux encore dans nos compagnes, dernières silhouettes pittoresques d’un monde merveilleux presque disparu.

 

 

George MALET.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en avril 1898.

 

 

 

 

 



1 « Hocque était en état d’ivresse », dit un autre rapport.

2 « Les fumées du vin dissipées. »

3 C’était un vase de fer, contenant un mélange de graisse, de sang et d’herbages, enterré dans l’écurie.

4 Factum par le sieur de Visier... Lainé, rapporteur.

5 Le Brun, t. I. pages 281 et suivantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

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