Le merveilleux dans Michelet

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

George MALET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On va fêter le centenaire de Michelet non seulement à Paris – cérémonie au Panthéon, défilé des étudiants et des écoles devant le buste de l’historien révolutionnaire, salves d’éloquence officielles ; – mais dans les provinces, et jusqu’au hameau, où la gloire de l’auteur de la Sorcière n’avait guère pénétré, sans doute.

Cette fête nationale aura lieu la veille de l’autre, le 13 juillet. M. l’ex-ministre Rambaud, dans une circulaire aux recteurs, datée d’après sa chute mais d’avant son remplacement, – des pâles champs d’asphodèles où vaguent, ombres incertaines, oratorant encore, les ministres défunts mais non ensevelis, – a manifesté le désir que la matinée fût consacrée, dans les lycées et collèges, écoles normales et même écoles primaires, à conférencer sur Michelet. Les institutions recevront un recueil de morceaux choisis dans son œuvre, publié à l’Imprimerie Nationale ; ils devront en donner lecture non seulement à leurs élèves, mais autant que possible devant les autorités et les familles, M. le maire et son Conseil et les pompiers.

Cette anthologie contient-elle quelques pages de la Sorcière ? C’est peu probable, à moins qu’on les ait triées soigneusement. Michelet croyait au diable ; la science officielle le lui pardonne mal. Il a cru à sa Sorcière. Jamais mieux qu’en racontant, avec rage, avec douleur, la lugubre histoire de la serve peu à peu désespérée et damnée, jamais mieux il n’a été lui-même, l’halluciné, le voyant, le frère de Carlyle, assiégé de fantômes furieux et lubriques, de visions fumeuses à la Rembrandt, noyées d’ombre, traversées d’éclairs mystiques.

Michelet n’avait vu d’abord dans la sorcellerie que la reprise par un peuple de serfs de l’orgie païenne, de ces œuvres magiques dont parlent avec une certaine retenue Horace, Apulée et Pétrone. Comme orgie humaine, il l’avait blâmée. Mais lorsqu’il crut y reconnaître la présence réelle de « celui à qui l’on a fait tort », pense-t-il, selon l’expression hussite, et dans lequel il voit évidemment, comme Baudelaire, le

 

Guérisseur familier des angoisses humaines, 

 

il écrivit un livre passionné pour défendre le sabbat et la sorcière ; en haine de l’Église aussi, qui la frappa.

Les vieilles sorcières indécentes, les jeunes garçons allant furtivement se mêler aux rondes mystérieuses des nymphes et des satyres nympharumque leves cum satyris chori, dans la belle nuit qui baigne les ravins d’ombre et d’azur les clairières – c’était loin du Sabbat du moyen-âge, avec ses ténébreuses horreurs. Le Sabbat existait déjà, d’ailleurs, chez les peuples du Nord. La Gaule surtout était infestée de sorciers, et les empereurs romains, pour en purger cette province de l’Empire, avaient déclaré, longtemps avant le christianisme, une guerre implacable aux Druides. Mais la sorcellerie et le druidisme avaient de si profondes racines dans l’âme gauloise qu’il fallut des siècles pour les extirper. (Il n’est même pas certain que le druidisme soit complètement extirpé.)

Tous les codes des peuples barbares, la loi ripuaire, la loi salique, celle des Burgondes et celle des Allemands édictent une pénalité terrible contre les sorciers et stryges, mais ne les accusent pas encore de commerce avec le diable.

Le plus ancien monument qui fasse mention du Sabbat, ou d’une agrégation nocturne d’hommes et de femmes rassemblés dans un but ténébreux par des incantations magiques, est un capitulaire de date incertaine, contemporaine, croit-on, de Charlemagne (Baluze, Capitularia Regum, c. 13). Il donne des renseignements curieux sur les courses aériennes que les sorcières croyaient faire, en compagnie de Diane et d’Hérodiade, et innumera multitudine mulierum, montées sur des bêtes fantastiques qui les emportaient vers un rendez-vous général.

Que s’y passait-il ? Le fragment de capitulaire n’en dit rien, mais on peut croire que c’était déjà l’adoration du démon, accompagnée des énormités et des infamies décrites plus tard si minutieusement par les démonologues.

Si la chose existait déjà, le mot n’existait pas encore. Malgré les savants, qui veulent faire dériver Sabbat de Bacchus (les initiés chantaient Sabbé aux Bacchanales), il est manifeste que le mot n’est pas antérieur au XIIe siècle. Nul doute qu’il soit d’origine antisémitique. « Le peuple, qui a donné le nom de sabbat aux assemblées de sorciers, dit dom Calmet, a voulu par dérision et mépris comparer ces assemblées à celles des Juifs et à ce qu’ils pratiquent dans leurs synagogues le jour du Sabbat. » C’est aussi l’opinion du bibliophile Jacob (Les Sorciers et le Sabbat).

La plus ancienne description de ces assemblées diaboliques se trouve dans une lettre du pape Grégoire IX adressée collectivement à l’archevêque de Mayence, à l’évêque d’Hildesheim et au Dr Conrad, pour leur dénoncer les initiations des hérétiques stadingiens. (Fleury, Hist. Ecclésiast, t. XVII.)

– « Quand ils reçoivent un novice, dit Grégoire IX, et quand ce novice entre pour la première fois dans leurs assemblées, il voit un crapaud de la grosseur d’une oie. Les uns l’embrassent sur la bouche, les autres par derrière. Puis le novice rencontre un homme pâle, ayant les yeux très noirs, et si maigre qu’il n’a que la peau et les os ; il l’embrasse et le sent froid comme un glaçon. Après le baiser, il oublie facilement la foi catholique.

« Ensuite, ils font ensemble un festin, après lequel un chat noir descend derrière une statue qui se dresse ordinairement dans le lieu de l’assemblée.

« Le novice baise le premier ce chat (comme il a fait le crapaud), puis celui qui préside l’assemblée et les autres. Les imparfaits reçoivent seulement le baiser du maître ; après quoi ils ôtent les lumières et commettent entre eux toutes sortes d’impuretés. »

Malgré l’extrême ressemblance avec les cérémonies du Sabbat, l’assemblée nocturne que décrit Grégoire IX appartient à l’histoire de l’hérésie plutôt qu’à celle de la sorcellerie. Le Sabbat proprement dit n’a été bien connu qu’au XVe siècle, à la suite de nombreux procès de sorciers.

Les sorcières qui voulaient aller au Sabbat s’y préparaient par des invocations, se mettaient nues, se graissaient le corps avec un certain onguent qui les rendait invisibles (excepté pour les démons et les sorciers) et qui décuplait leurs forces. La recette s’en retrouve encore dans les livres de magie ; mais sans doute est-il plus sage de ne la pas donner.

À l’heure dite, au signal convenu, un ramon ou balai entre les jambes, elles s’échappaient par la cheminée. En haut de la cheminée, ordinairement, elles rencontraient de petits diables qui n’avaient d’autre emploi que de les aider à chevaucher dans l’espace. Suspendue à leur queue, accrochée à leurs cornes, la sorcière arrivait au Sabbat.

La vieille sorcière, très entraînée, n’avait besoin ni d’onguent, ni de l’aide du diablotin. Elles n’avaient qu’à mettre leur balai entre les jambes pour voler dans les airs jusqu’au lieu du Sabbat. Aussi y venaient-elles vêtues.

Voici deux anecdotes, rapportées par Bodin.

Un homme, qui demeurait près de Loches, s’aperçut que sa femme s’absentait la nuit sous prétexte de faire la lessive chez une voisine. Il la soupçonna de débauche et la menaça de la tuer si elle ne lui disait toute la vérité. La femme avoua qu’elle se rendait au Sabbat et offrit d’y mener son mari avec elle.

Ils se graissèrent et furent soudainement transportés dans les Landes, près de Bordeaux. Le mari et la femme se virent là en si belle compagnie de sorciers et de démons que l’homme eut peur, se signa ; aussitôt tout disparaît, même la femme de cet apprenti sorcier, « qui se trouva tout nu, errant par les champs ».

Pareille histoire arriva à un brave homme de Lyon. Il avait vu sa femme se lever, se graisser, disparaître ; il se sert de la même graisse et des mêmes paroles magiques, et part à sa suite. Mais à l’affreuse vue du Sabbat, il invoque le nom de Dieu. Tout disparaît, il se retrouve seul et nu sur un chemin. Sa femme avoua son crime et fut condamnée.

Les démonologues ne sont pas d’accord sur ce qui se passait au Sabbat. Le fond en était, évidemment, la plus affreuse débauche, se traduisant par : l’adoration de Satan, des festins sacrilèges, des danses obscènes, les relations avec les démons.

Satan prenait généralement la figure d’un bouc gigantesque, portant, selon quelques-uns, trois cornes sur la tête, avec une espèce de lumière dans la corne du milieu. Parfois il adoptait la forme d’un grand lévrier noir, ou d’un bœuf (noir) couché à terre, ou d’un oiseau noir gros comme une oie. Parfois la forme d’un tronc d’arbre sur lequel un visage s’esquisserait. Mais plus souvent encore il adoptait la forme humaine. De Lancre (Traité de l’inconstance des démons) fait de lui ce portrait d’après un visiteur du Sabbat.

« Le diable est, au Sabbat, assis dans une chaire noire, avec une couronne de cornes noires, une au front avec laquelle il éclaire l’assemblée, des cheveux hérissés, le visage pasle et trouble ; les yeux ronds, grands, fort ouverts, enflammez et hideux ; une barbe de chèvre, la forme du col et tout le reste du corps mal taillez, le corps en forme d’homme et de bouc, les mains et les pieds comme une créature humaine, sauf que les doigts sont tous esgaux et aiguz, s’appointant par les boutz, armez d’ongles, et les mains courbées en forme de pattes d’oye, la queue longue comme celle d’un asne. Il a la voix effroyable et sans ton, tient une grande gravité et superbe, avec une contenance d’une personne mélancholique et ennuyée. »

Dans un des derniers procès de sorcellerie, en 1632, Cordet, qui fut jugé et condamné à Épinal, était accusé d’avoir introduit au Sabbat la ribaude Cathelinotte, et de l’avoir présentée à « maitre Persin », homme grand et noir, habillé de rouge, froid comme glace, assis dans une chaise couverte de poils noirs et qui pinçait au front ceux qui lui étaient présentés pour leur faire renier Dieu.

Quand on avait rendu hommage à Satan par un baiser honteux, il marquait ses adorateurs comme un troupeau, avec l’extrémité ardente de son sceptre ou avec une de ses cornes. Cette marque indélébile représentait soit une patte de crapaud, soit un lièvre, soit un chat.

L’adoration terminée, avec mainte autre pratique bizarre et répugnante, on s’asseyait au festin : bons mets délicats selon les uns ; crapauds, chair de pendus, charognes variées, selon les autres. On bénissait la table, avec tout un cérémonial sacrilège. Puis, les sorciers, repus et échauffés, commençaient la fameuse ronde du Sabbat : danseurs et danseuses nus ou en chemise, un chat attaché au dos, un crapaud cornu sur l’épaule. On criait, en dansant : « Har, har, diable, diable, saute ici, saute là. » Les spectateurs, vieux nécromants, sorcières centenaires, répétaient en chœur : Sabbat ! Sabbat ! Il y avait des coryphées des deux sexes qui faisaient de prodigieuses culbutes et des tours de force incroyables pour animer la luxure chez les spectateurs et donner satisfaction à la malice de Satan. (Bibl. Jacob.)

La ronde continuait ainsi jusqu’aux premières lueurs du jour, accompagnée d’actes de débauche effroyables, que nous nous garderons d’indiquer davantage, notamment le quinzième crime capital, avec le détail si singulier qui le termine, semen frigidum.

Le bibliophile Jacob, dont nous avons beaucoup cité le curieux travail, semble croire, comme le crut d’abord Michelet, que le Sabbat était surtout orgiaque organisé par des débauchés, et qu’en mainte circonstance, le rôle du diable appartint à quelque scélérat émérite, qui satisfaisait ainsi ses horribles caprices. Cela est bien vraisemblable.

Mais le Sabbat n’eût-il été souvent que cela – des réunions de débauche sans frein, sans nom, – n’eût-il été jamais que cela, si on pouvait le croire, n’en constituait pas moins un danger social terrible. Le P. Crespet évalue les sorciers à cent mille en France sous le règne de François Ier.

Moins de cinquante ans après, le fameux Trois-Échelles, condamné au feu et qui fut gracié à condition qu’il dénoncerait ses complices, dit au Roi qu’il fallait évaluer à plus de trois cent mille le nombre des sorciers en France. « Il s’en trouva un si grand nombre, riches et pauvres, dit Bodin, que les uns firent eschapper les autres, en sorte que cette vermine a toujours multiplié. » Filasac, docteur en Sorbonne, écrivait en 1609 qu’ils étaient plus nombreux que les filles légères, plus nombreuses elles-mêmes que les mouches, ajoute le bon docteur.

Il faut donc être aveuglé par l’esprit de parti, comme Michelet, pour blâmer la législation terrible du Moyen-Âge contre les sorciers. La société était forcée de se défendre par le fer et le feu contre la plus terrible gangrène qui fût jamais. On sait que cette gangrène n’avait pas tout à fait disparu au XVIIIe siècle. A-t-elle tout à fait disparu même aujourd’hui ?

 

 

 

George MALET.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en juin 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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