La personnalité littéraire de Newman 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joseph MALÈGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La bibliographie de Newman, fort copieuse déjà, comme on ne l’ignore pas, vient de s’enrichir d’un nouvel ouvrage : une thèse de doctorat sur la personnalité littéraire de Newman, par Mlle Fernande Tardivel.

Si riche et si variée qu’en soit l’étude, peut-être n’est-il pas, au fond, plus de deux manières d’approcher ce grand esprit. On peut étudier en lui le théoricien de la connaissance religieuse, et, comme il l’a dit lui-même, de cette « économie de la Révélation » qui a passé dans le patrimoine intellectuel de l’Église. Ou bien s’efforcer de retrouver dans sa psychologie naturelle, dans les « éléments de sa personnalité » l’orientation et les composantes de son âme religieuse. Et il n’est certainement pas inattendu d’affirmer un lien entre ces deux études : celle d’une sensibilité et celle d’une pensée.

Mais M. Jean Guitton, à qui l’on doit sur l’idée newmanienne de développement l’étude la plus profonde et la plus riche d’ouvertures métaphysiques, a bien raison d’écrire dans son Introduction : « Ce n’est pas en un traité théorique qu’on peut retrouver les mœurs d’un esprit. Il faut une longue familiarité pour voir une intelligence au travail dans l’ordinaire de son train. » Mlle Tardivel a pensé que la tâche d’observer à travers leurs reflets littéraires la sensibilité de Newman et les dons de son esprit n’était pas une mauvaise manière de se donner cette familiarité.

La première partie de l’ouvrage trace avec délicatesse, profondeur et charme, le long des pierres miliaires posées par les dates, le déroulement historique de l’œuvre et l’évolution morale du grand converti. L’essentiel s’y trouve, avec une sûreté et aussi une discrétion qui nous repose des procédés de Bremond. Toutes ces petites manières, ces soulignements, cette dépense d’esprit, ces apostrophes incessantes au lecteur, tous ces clins d’œil et retournements, ces précautions et retouches sur des idées au fond assez simples, toute cette place vraiment considérable occupée par le « Je » de Bremond, tout cela n’est pas sans déposer comme une mince pellicule d’agacement sur un livre écrit d’ailleurs avec talent et même avec ferveur. Peut-être n’était-il pas besoin de tant de précautions, ni tant de crainte d’être dupe, ni tant de défense contre ses sympathies.

La grande élude de Mlle Tardivel n’est pas non plus sans rectifier, au fond, quelques-unes parmi ses thèses discutables. Elle débarrasse Newman de cette légende de mystère née chez ses adversaires et qui a fini par filtrer dans l’œuvre de Bremond. Newman est une âme complexe. Qui en doute ? Mais le travail d’un « biographe psychologue » n’est-il pas de clarifier ces obscurités apparentes et de suivre les pentes d’une âme et ses sentiers en leur sinuosité spontanée, avec une souplesse sûre et sans bruit ?

Et même que les choses sont plus simples ! Est-il en Newman plus de complexités que celles qui naissent de sa race, de son évolution religieuse et de la richesse de son cœur ? Nous avons affaire à un psychologue du raisonnement, à un « logicien réaliste », et tant d’autres grands esprits anglo-saxons de pareille structure se pressent en notre mémoire ! À une âme de poète-humaniste de culture gréco-latine, comme il s’en est tant formé dans les vieilles universités aristocratiques d’Angleterre ! À une sensibilité anglaise remuée par ce curieux amour qu’elles portent aux paysages méditerranéens et aux prestiges de l’Italie. N’en connaissons-nous point d’autres en littérature ou dans les arts ? et même dans les pensions de famille de Florence ou de Sienne ? Enfin, à un émotif froid et tendre, fermé dans sa solitude intérieure. Ignorons-nous cette catégorie d’artistes, même sans ce frein de timidité si anglaise qui restreint celui-ci ?

Faut-il aussi se refuser à ce mélange d’humour et d’humilité qui transparaît dans certaines confidences, telle cette expression péjorative : « pouvoir d’histrion », par laquelle Newman méprisait son propre talent, ou ce « morceau de verre froid » auquel il se disait semblable ? Ces vers merveilleux :

 

Blessings of friends which, to my doors,

Unasked, unhoped, have come,

 

ne peut-on entrevoir tout ce qu’ils recèlent de réserve et de profondeur passionnée qu’en une sorte de diptyque dont la contrepartie serait dans La Fontaine ?

Il faut, bien entendu, compléter le portrait par l’appel sacré, la touche de Dieu, l’unicité d’une préoccupation essentielle. Or, là encore, ce mot : « Il n’y a que Dieu et moi… soupçonné d’égotisme, ne sentons-nous pas toute la charité qui en ruisselle ? Quelle âme offerte à Dieu ne l’a pas, un jour ou l’autre, prononcé ? Comme nous savons gré à Mlle Tardivel d’avoir clos son chapitre sur cette prière de Newman : « Enseignez-moi la vie des Saints et des Anges, et rendez-m’en capable. Retirez-moi de la langueur, de l’irritabilité, de la sensibilité maladive, de l’incapacité, de l’inertie dans laquelle mon âme est gisante, et remplissez-la de votre plénitude... » Et nous aussi, terminons sur cette grande lumière, sur ce feu qui monte tout droit.

La seconde partie de l’ouvrage est une sorte d’analyse indirecte de la personnalité de Newman vue à travers son art. Copieuse, détaillée, riche de sucs et de belles concentrations formulaires, peut-être garde-t-elle certains procédés universitaires qui ne vont pas sans quelque sécheresse. Cependant, ne nous y méprenons pas. Les traits de cette peinture méticuleuse dérivent non point tant de fiches bien classées que d’une longue et pieuse familiarité avec Newman. Ce travail est bon, dans lequel, cherchant l’écrivain, nous trouvons l’homme et son âme.

Je n’insisterai pas, malgré tout leur intérêt, sur les pages consacrées à l’ironie newmanienne, sur ces textes où se peint le pharisaïsme confortable et confit, protecteur et compassé, qu’ont aussi coutume de railler à leur manière les caricaturistes anglais : le old ding dong cotonneux des carillons britanniques et cet étonnant voyage à Rome d’une sorte de Pickwick anglican (Present Position..., p. 250).

Mais je trouve, par contre, essentielle l’anatomie de ce don que possède Newman de pénétrer dans la sensibilité des autres par une très subtile sympathie exploratrice, une sorte de mimétisme spontané des âmes. Celle qualité éminente eût fait de lui un étonnant romancier si la pression des réalités éternelles n’avait relégué comme au plan instrumental les simples pittoresques de la réalité. Non seulement ; je crois, par souci d’apostolat (malgré Loss and Gain et Callista), mais aussi par celle attitude de retour sur soi-même et de lyrisme à bouche close que comporte pour lui la méditation.

Tous ces exposés de Mlle Tardivel sont comme traversés d’intuitions exprimées avec profondeur et une clarté calme. Par exemple, ce rôle d’obstacle au progrès spirituel que joue, plus encore que telle passion ou telle habitude particulière, l’inertie générale de l’âme, la défense vitale d’un moi depuis longtemps installé, la crainte d’une sorte de déménagement des valeurs coutumières et d’une plongée dans l’inconnu. Par exemple encore, cette vue de la complexité orientée des âmes, aussi distincte de la réduction à une factice unité que d’une discontinuité totale et sporadique. (Peut-être le désir de demander ici une manière d’appui et un surcroît d’intérêt à l’actualité littéraire est-il, chez Mlle Tardivel, précaution superflue et marque de timidité. Les actualités de littérature appuient mal et comptent peu. Pourquoi faire un sort à ces cailloux du pied des falaises ?)

Je serais sans doute moins sensible à l’étude (encore que si juste et étoffée) des procédés de style et des ressources linguistiques, de tout ce qui fait de Newman un artiste plutôt qu’un créateur. J’aime mieux en rester au fond même, au cœur des choses, à cet humanisme newmanien que certains de ses contemporains, et par exemple Manning, lui reprochaient ou peut-être même lui enviaient inconsciemment. N’est-il pas pour sa philosophie religieuse comme un soubassement et une préparation obscure ? N’offre-t-il pas un accès plus facile à l’idée d’un trésor rationnel de la pensée humaine, d’avance orientée vers Dieu et comme polarisée par lui dès les temps préchrétiens ? N’est-ce pas là le premier et le plus naturel procédé des « économies divines », base et déjà un peu substance des Révélations ultérieures ? Un courant d’éternité traverse ainsi, dès leur début, les destinées humaines, comme un grand fleuve continu et si vaste qu’entre cette source et cet estuaire les géographes, faute d’en avoir constaté l’unité, ont dû lui donner plusieurs noms.

 

 

J. MALÈGUE.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en novembre 1937.

 

 



1  Par Mlle Fernande Tardivel. Paris, Beauchesne.

 

 

 

 

 

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