Une lettre curieuse

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Max MARC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici une pièce intéressante et très peu connue.

C’est une lettre écrite par une religieuse de l’Annonciade, la sœur des Anges, tante de Voltaire, à son neveu, et qui fut publiée en 1782, quatre ans donc après la mort de l’illustre écrivain, dans un volume dont voici le titre exact : Voltaire, Recueil des particularités curieuses de sa vie et de sa mort. – À Porrentruy, chez Goetschy, imprimeur de S. A. ; et se trouve à Malines, chez Hanicq. – 1782. I vol. in-12 de 142 pages.

Cette plaquette est aujourd’hui introuvable, et j’en dois la connaissance à l’amabilité de Madame la baronne du D... , à qui je me plais à adresser ici tous mes remerciements.

Bien que cette missive soit écrite dans un esprit un peu bien austère, je crois faire plaisir à nos lecteurs en la transcrivant ici sans en rien retrancher, à titre unique de document rare :

 

 

Que vous tenez mal votre parole, mon cher neveu ! Vous m’aviez promis de respecter la religion et ceux qui la pratiquent, et ce sont tous les jours de nouveaux outrages de votre part. Que voulez-vous à ces religieuses, que vous vilipendez dans toutes vos brochures, et que vous peignez comme des esclaves malheureuses ? Vous, qui vous piquez d’être humain, pourquoi insultez-vous à leur infortune ? Si elles supportent le joug avec résignation, on doit les admirer ; si c’est avec impatience, il faut les plaindre et non pas les insulter. Vous parlez sans cesse de faire du bien, et vous ne cessez de faire du mal : vous voulez soulager des infortunés, et vous aggravez le fardeau des malheureux. Il ne restait à de pauvres religieuses, après l’entier abandon des espérances du siècle, que l’idée qu’on respectait leur état, et qu’on partageait leurs peines ; et vous, philosophe sensible, vous, consolateur des hommes, vous, chantre de la vertu, vous leur enlevez cette faible consolation.

Pourquoi voulez-vous ouvrir les cloîtres ? Vous n’auriez pas aujourd’hui quatre-vingt mille livres de rente, si aucune de vos parentes n’y était entrée. Nos villes sont remplies de vieilles filles, et vous vous plaignez sans cesse du mal que font les couvents. Commencez à sacrifier une partie de votre fortune à faire établir les célibataires du siècle, et puis vous parlerez de rendre utiles les célibataires de la religion. Mais je vous connais, mon cher neveu ! Vous êtes bien éloigné de proposer ce projet et de le faire valoir à vos dépens. Il s’agit bien moins de l’intérêt de la population, dont vous vous souciez fort peu, que de celui de votre commerce typographique, qui vous tient fort à cœur. Il faut plaire aux gens du monde, et vous cherchez des ridicules hors du monde.

Ne craignez rien, mon ami, pour l’extinction de l’espèce humaine, elle n’abonde que trop, surtout en poètes obscènes et en philosophes téméraires.

A-t-on jamais vu dans aucun siècle (grâce à vos sermons sur le luxe) autant de comédiens, de baladins, de farceurs, de musiciens, de parfumeurs, de perruquiers, de courtisanes qu’on en voit à présent ? L’Égypte n’avait pas autant de sauterelles. Soyez reconnaissant au moins une fois dans votre vie, et convenez que si vous ne devez pas beaucoup aux religieuses, vous avez de grandes obligations aux religieux. Les Jésuites vous ont inspiré le goût des belles-lettres et de la vertu ; et si vous n’avez profité que de la partie la moins importante de leurs leçons, ce n’est pas leur faute. Comment auriez-vous composé votre Histoire Générale, sans le secours de ces savants solitaires, dont vous enviez tant les richesses et si peu les vertus ?

Mais il y a plus : les mains laborieuses de ces vertueux cénobites n’ont-elles pas défriché et fertilisé les cantons les plus stériles, et peut-être celui que vous habitez ? Leurs domaines ne sont-ils pas encore la portion de l’État la plus peuplée, la mieux cultivée ? Leurs maisons ne sont-elles pas la ressource de tant d’autres qu’elles soulagent du poids d’une trop nombreuse famille ? Beaucoup de familles illustres n’ont-elles pas été relevées dans leur chute par elles, et soutenues dans une splendeur utile au service du roi et au bien du royaume ?

Quand on a de la raison et de l’humanité, peut-on être jaloux des biens ecclésiastiques ? Ne sont-ils pas le patrimoine de ces communautés, où la plus pure charité s’exerce avec une vertu si héroïque ? N’en a-t-on pas donné une partie à ces hôpitaux, où l’indigence est secourue par un sexe délicat, qui sacrifie la beauté et la jeunesse, et souvent la haute naissance, pour soulager ce ramas des misères humaines, si humiliantes pour notre orgueil, et si révoltantes pour notre délicatesse ?

Les biens ecclésiastiques ne sont-ils pas encore le partage de ces collèges, de ces séminaires, de ces écoles plus que jamais nécessaires à l’éducation de la jeunesse ? L’avantage de l’État, celui de la religion se réunissent pour vous imposer silence. Voyez le bien où il est, et ne vous piquez pas de chercher un mieux qui serait peut-être le pire.

Qu’il est maladroit de se plaindre sans cesse que l’Église dépeuple l’État. Il y a soixante ans que chaque maison religieuse (quoique le nombre en fût plus grand alors) comptait au moins le double de sujets plus qu’aujourd’hui ; le royaume n’en avait pas moins plus d’un million d’hommes qu’il n’en possède. Avouez que ce n’est pas le clergé séculier qui nuit à la population ; et vous, qui voulez qu’on tolère les erreurs monstrueuses des idolâtres, des turcs, des quakers, tolérez les vertus de vos concitoyens. Adoucissez l’âcreté de vos déclamations contre les religieux, tandis que vous vomissez votre bile contre eux. Il y a peut-être trois mille solitaires vertueux qui lèvent des mains pures au ciel, pour détourner les fléaux prêts à fondre sur vous... Je me joins à ces bonnes âmes, mon cher neveu ; et comme je m’intéresse toujours à la vôtre, je dois finir par quelques avis qui peut-être ne seront pas inutiles.

Vous déclamez sans cesse contre des personnes que vous supposez être malheureuses : cela n’est pas humain ; vous les injuriez, cela n’est pas noble ; vous opposez au tableau de leurs vertus celui des bienfaits que vous dites répandre sur les infortunés : cela n’est pas modeste. Le chrétien se tait sur le bien qu’il fait, le sage n’en parle pas...

Gardez surtout le silence sur l’église que vous avez réparée ; car il vaudrait beaucoup mieux ne pas déchirer le sein de l’Église universelle, que d’embellir des chapelles de village. Je suis toute à vous.

 

SŒUR DES ANGES.

 

 

Pour copie conforme :

 

Max MARC.

 

 

 

 

Max MARC.

 

Paru dans La Jeune Belgique en 1881.

 

 

 

 

 

 

 

 

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