Henri Bergson

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raïssa MARITAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Henri Bergson est mort à Paris, le 4 janvier, à l’âge de 81 ans. Tous ceux qui lui sont redevables de quelque bienfait de l’esprit, et ils sont nombreux en France et ailleurs, ressentiront douloureusement cette disparition.

Il était malade depuis longtemps, et les évènements de cette terrible année ont dû achever de le détacher de la vie. L’un de ses derniers actes aura été de refuser la « faveur » par laquelle Vichy voulut l’exempter des obligations dégradantes auxquelles, sous la pression nazie, sont désormais soumis tous les Juifs français. Il n’accepta pas cette exception plus humiliante que la triste loi commune, et il démissionna de sa chaire au Collège de France, comme de toutes ses autres charges honorifiques. Les journaux ont même annoncé qu’il voulut se soumettre aux formalités spéciales de l’enregistrement des Juifs, et pour cela, quelques semaines seulement avant sa mort, « il quitta son lit de douleur lui qui depuis plusieurs années pouvait à peine se mouvoir et vêtu d’une robe de chambre et de pantoufles, appuyé au bras de son valet de chambre, il alla faire la queue pour se faire inscrire comme Juif ».

Il s’en est donc allé abandonnant tous les signes et privilèges de la gloire, pour la gloire plus grande d’une vie jusqu’à la fin noble et généreuse.

Plus que jamais solidaire de son peuple, Henri Bergson a cependant reçu le Baptême. Il ne voulait pas rendre ce fait public de son vivant, par délicatesse pour les Juifs persécutés qu’il aurait paru ainsi abandonner dans leur détresse. Maintenant il n’y a plus aucune raison de taire ce grand évènement spirituel.

Nous ne savons pas exactement quand ce Baptême a eu lieu. Plusieurs années certainement après la publication des Deux Sources... Donc après 1932. Mais l’évolution spirituelle de Bergson avait commencé depuis longtemps. Dès Les Données Immédiates de la Conscience, il avait rompu avec l’état d’esprit régnant, avec cette « ivresse mécaniciste » dont il a parlé lui-même, qui obnubilait les esprits à la fin du XIXe siècle, et dont il avait d’abord subi l’influence.

« Bientôt il s’aperçut de l’inanité du mécanicisme, a écrit J. Maritain dès 1913. Il vit... que le positivisme soi-disant scientifique n’est qu’une agglomération de préjugés plus ou moins inconscients, et qu’une si énorme illusion doit impliquer la responsabilité de la philosophie moderne tout entière... Amené ainsi à chercher la réalité méconnue par le mécanicisme... M. Bergson dut aborder la psychologie ; reconnaître l’insuffisance radicale des idées que nos savants se font d’ordinaire des rapports du physique et du moral ; conclure successivement à la réalité du libre-arbitre à la distinction de l’esprit et de la matière, à l’existence d’une différence de “nature” entre l’homme et les animaux, à une certaine substantialité de l’âme, peut-être même à l’immortalité de celle-ci ; arriver ainsi enfin à des problèmes de métaphysique générale et presque de théodicée ; incliner vers la reconnaissance d’un Dieu personnel et laisser peu à peu se faire jour les inquiétudes religieuses et les besoins de vie spirituelle d’une âme portée d’instinct à la contemplation 1. »

Un tel redressement intellectuel, Bergson était seul à le tenter, du moins parmi les laïcs. Et les étudiants qui, en ce temps-là fréquentaient la Sorbonne n’en recevaient pas encore les bienfaits.

Lorsqu’enfin Jacques et moi prîmes le chemin du Collège de France, où Bergson enseignait, nous étions aux portes du désespoir. Nous faisions le bilan de ce que nos maîtres nous avaient donné comme viatique, à nous les très jeunes qui attendions d’eux les principes d’une connaissance vraie et d’une action juste, et nous ne tenions dans nos mains que mort et poussière. Positivisme, scienticisme, mécanicisme, relativisme faisaient violence en nous à cette « idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » dont parle Pascal. Et nous ne pouvions résister que par la souffrance à cette démoralisation de l’esprit. Tous ces maîtres avaient personnellement beaucoup de mérites, mais dans ses résultats leur enseignement était tout négatif et destructeur. Il aboutissait à un relativisme sans issue. Relation au néant, puisqu’aucun absolu n’était admis. Quant à nous, malgré tout, nous persistions à chercher la vérité. Quelle vérité ? L’espérance d’une plénitude d’adhésion à une plénitude d’être.

Or, jusqu’au jour inoubliable où nous entendîmes Bergson, cette espérance avait été par tous bafouée. Nous trouvâmes le Philosophe dans tout l’éclat de sa gloire. Un sûr instinct guidait ses nombreux auditeurs, et nous n’étions pas les seuls sans doute à qui il rendait la joie de l’esprit en rétablissant d’une manière indubitable la métaphysique dans ses droits ; en affirmant que nous pouvons connaître le réel, et que par l’intuition nous atteignons l’absolu. Alors peu nous importait que ce fût par l’intuition ou par l’intelligence, il fallait d’abord retrouver la vie.

L’art consommé avec lequel Bergson exposait ses vues et semblait nous entraîner tous avec lui dans le processus de ses découvertes, n’atténuait en rien la subtilité et la technicité de son enseignement. Cependant la grande salle où il parlait était trop petite pour contenir tous ceux qui étaient avides de l’entendre. Nous arrivions de bonne heure avec Charles Péguy, Ernest Psichari, Jean Marx, Georges Sorel, pour trouver sûrement une place. Henri Focillon était aussi parmi les auditeurs.

Nous assistions en outre une fois par semaine au cours d’explication de grec, que Bergson donnait, dans une petite salle, devant un petit nombre d’élèves. L’année où je suivis ce cours, il expliquait Plotin. La connaissance de Plotin a exercé sur moi une profonde influence.

Avec Bergson et Plotin entrèrent aussi dans notre vie un autre vivant et un autre mort : Léon Bloy et Pascal. Ce fut un temps merveilleux de délivrance et d’espoir. Mais nous ne savions pas encore où nous étions conduits.

Un jour je m’en fus toute tremblante demander à Bergson des conseils pour mes études, davantage sans doute – pour ma vie. De tout ce qu’il me dit alors je n’ai retenu que ces mots : « Suivez toujours votre inspiration. » Je la suivis en effet un peu plus tard en allant avec Jacques et ma sœur au Dieu des Pauvres, au Dieu de Léon Bloy.

Nous partîmes pour l’Allemagne, où nous passâmes deux années. Nous ne devions plus retourner aux cours de Bergson. Il publia en 1907 le plus contestable de ses ouvrages, L’Évolution Créatrice. Et Jacques, à la lumière de la foi, comprit mieux le rôle de l’intelligence. Son activité personnelle commença. Il dut s’opposer à Bergson sur plusieurs points essentiels. Nous perdîmes en lui notre maître.

En 1913 Jacques publia son premier livre qui est une étude critique de la Philosophie bergsonienne. La dernière partie de l’ouvrage s’intitule : « Les deux bergsonismes », à savoir : le bergsonisme « de fait », celui qu’on trouve dans la pensée exprimée de Bergson, et le bergsonisme « d’intention », celui qui est l’âme de cette pensée et qui peut-être n’a pas reçu une expression tout à fait adéquate. Et J. Maritain concluait ainsi : « Si jamais on tâchait d’isoler et de libérer ce bergsonisme d’intention, il semble bien que passant à l’acte il irait délivrer et ordonner ses puissances dans la grande sagesse de saint Thomas d’Aquin. »

C’était une singulière audace que d’opposer ainsi à lui-même le plus grand philosophe de notre temps. Mais l’homme illustre et le jeune homme téméraire n’étaient-ils pas l’un et l’autre amis de la vérité avant tout ? Nous sûmes que Bergson le comprit ainsi.

Quant à ce qui est de saint Thomas, Bergson écrivait il y a quelques années que l’ayant peu fréquenté, il s’était néanmoins, chaque fois qu’il avait rencontré un texte de lui sur le chemin, trouvé d’accord avec lui ; et qu’il admettait fort bien qu’on situât sa philosophie dans le prolongement de celle de saint Thomas.

L’Évolution créatrice avait paru en 1907. Depuis on savait que Bergson préparait un livre sur la Morale. Ce livre il ne le publia qu’en 1932. En pleine gloire il s’était tu ; et ce silence, héroïque d’ans ces conditions, il le garda pendant vingt-cinq ans ! Ce furent vingt-cinq années d’enquêtes concernant l’histoire de l’humanité, ses morales, ses religions, ses mystiques. Le livre parut enfin sous le titre : Les deux Sources de la Morale et de la Religion.

Dans une conférence encore inédite, J. Maritain a analysé ce livre au point de vue du système conceptuel auquel il se rattache, et au point de vue de l’esprit qui l’anime. Quoi qu’il en soit du système, l’esprit ici est admirable. Après avoir étudié le mysticisme grec, le mysticisme oriental, les prophètes d’Israël, le mysticisme chrétien, Bergson se croit autorisé à dire que le mysticisme chrétien est le seul qui ait véritablement abouti. C’est l’expérience des mystiques qui le conduit à affirmer l’existence de Dieu. Il croit au témoignage de ceux qui ont l’expérience des choses divines.

Il met les mystiques chrétiens au sommet de l’humanité. « En réalité, écrit-il, il s’agit pour les grands mystiques de transformer radicalement l’humanité en commençant de donner l’exemple. »

Il les défend contre ceux qui les tiennent pour des malades : « Quand on prend à son terme l’évolution intérieure des grands mystiques, on se demande comment ils ont pu être assimilés à des malades. Certes nous vivons dans un état d’équilibre instable, et la santé moyenne de l’esprit, comme d’ailleurs celle du corps, est chose malaisée à définir. Il y a pourtant une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur. N’est-ce pas précisément ce qu’on trouve chez les mystiques dont nous parlons ? Et ne pourraient-ils pas servir à la définition même de la robustesse intellectuelle ? »

Georges Cattaui, un de nos amis juifs récemment converti au catholicisme, voyait assez souvent Bergson depuis la publication des « Deux Sources », et n’hésitait pas à l’interroger avec une grande indiscrétion sur les dogmes chrétiens, et sur la manière dont il fallait à cet égard comprendre son livre. Bergson lui répondait que dans ce livre il n’avait voulu parler qu’en philosophe, mais qu’il n’était pas défendu de lire entre les lignes. G. Cattaui m’incitait à revoir Bergson ; il me disait que le philosophe se souvenait de son ancienne élève, de la jeune fille qui suivait son cours sur Plotin.

Je me décidai à lui faire une visite, ce devait être en 1936 ou 37.

Je revis avec une émotion indicible ce maître de mes jeunes années. Son fin visage n’avait guère changé. Ses yeux d’un bleu de faïence étaient toujours aussi clairs. Et il y avait autour de lui une aura de sagesse et de sérénité qui inspirait la vénération. De nouveau je me sentis toute petite devant lui, comme au temps du Collège de France. Mais lui, supprimant les distances, me dit tout à coup, sans autre préambule : – « Est-ce que pour vous aussi cela a commencé par Plotin ? » Cela, c’était notre conversion au catholicisme, qu’il connaissait bien. Pouvait-il plus clairement me dire que cela avait commencé pour lui aussi de cette façon, et que son enquête religieuse, sa quête mystique avaient débuté par Plotin ?

Il me parla de Jacques, de ses travaux. Il me dit : « Vous savez, lorsque votre mari opposait ma philosophie “de fait” à ma philosophie “d’intention”, comme contenant certaines virtualités non développées – il avait raison. » Et il continua, pendant que mon cœur se remplissait de reconnaissance et d’admiration : – « Depuis nous avons marché l’un vers l’autre, et nous nous sommes rencontrés au milieu du chemin ». Et je pensai qu’ils s’étaient rencontrés dans le Christ, qui est la Voie, comme il est la Vérité.

Nous lui fîmes encore quelques visites, Jacques et moi. À plusieurs reprises il nous dit : « Tout ce qui s’est fait de bien dans le monde, depuis le Christ, et tout le bien qui se fera – s’il s’en fait encore – aura été fait et se fera par le Christianisme. »

Il nous dit un jour que certains juifs convertis au catholicisme affirment qu’ils y trouvent l’accomplissement du judaïsme, « et cela est vrai ». « D’autres hésitent à entrer dans l’Église, à cause de la persécution que les Juifs souffrent aujourd’hui. » Et nous comprenions que lui-même il hésitait encore par amour des siens.

Et lorsqu’enfin cet été nous eûmes l’assurance qu’il était baptisé, nous ne fûmes nullement étonnés qu’on nous demandât en même temps de garder la chose secrète de son vivant.

 

 

 

Raïssa MARITAIN, le 7 janvier 1941.

 

Paru dans La Relève en 1941.

 

 

 

 

 



1 J. MARITAIN, La Philosophie bergsonienne, 2e édition.

 

 

 

 

 

 

 

 

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