LA
CITÉ MYSTIQUE DE DIEU
MIRACLE DE SA TOUTE-PUISSANCE
ET ABÎME DE LA GRACE
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HISTOIRE DIVINE ET VIE DE LA VIERGE MÈRE DE DIEU
NOTRE DAME ET NOTRE SOUVERAINE
LA TRÈS SAINTE MARIE
Restauratrice de la faute d’Ève, et Médiatrice de la grâce
MANIFESTÉE EN CES DERNIERS TEMPS
PAR LA MÊME SOUVERAINE À SON ESCLAVE
SŒUR MARIE DE JÉSUS
Abbesse du Couvent de l’Immaculée Conception de la ville d’Agreda
de la province de Burgos, de l’observance régulière
de notre Séraphique Père saint François
POUR ÊTRE LA NOUVELLE LUMIÈRE DU MONDE,
L’ALLÉGRESSE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET
LA CONFIANCE DES MORTELS
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Traduite de l’espagnol par
ROSE DE LIMA DUMAS
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LIVRE DEUXIÈME
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IMPRIMERIE DE LA CITÉ MYSTIQUE
ROME, 1915
APPROBATION
Par commission du Très Révérend Père Lepidi, Maître du Sacré Palais Apostolique, j’ai lu la traduction de la Cité Mystique, et je déclare qu’elle ne contient rien contre la foi ni les mœurs, et on peut l’imprimer.
En foi de quoi,
F. REGINALDO FEI, O. P.,
Docteur en Théologie sacrée.
Rome, 24 janvier 1912.
SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE I
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De la Présentation de la très sainte Marie au temple à l’âge de trois ans.
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SOMMAIRE. – 412. L’Arche du Testament figure de la très sainte Marie. – 413. Ce qui était dans l’Arche figurait Jésus-Christ. – 414. Marie, trône de la grâce. – 415. Colloquée dans le temple. – 416. Sa gloire invisible et spirituelle. – 417. Vénération de l’Arche antique, symbole de Marie. – 418. Dieu ne veut point que les justes soient applaudis en cette vie. – 419. Mépris de la gloire mondaine. – 420. Marie fut placée au temple à l’âge de trois ans. – 421. Son offrande à Dieu. – 422. Elle prit congé de ses parents. – 423. Siméon connaît la sainteté de l’Enfant. – 424. Humilité que Marie pratique à son entrée au temple. – 425. Bienfait de la vocation religieuse. – 426. Indignation qu’en éprouve le démon. – 427. Ne point retourner en arrière.
412. Parmi les ombres qui figuraient la très sainte Marie dans la loi écrite, aucune ne fut plus expresse que l’Arche du Testament, tant pour la matière dont elle était fabriquée que pour ce qu’elle contenait en soi et pour ce à quoi elle servait dans le temple de Dieu, et les autres choses que le Seigneur faisait et opérait dans cette antique synagogue, moyennant l’Arche et avec elle et pour elle ; car tout est une image de cette Dame et de ce que le Très-Haut devait opérer en elle et par elle dans la nouvelle Église de l’Évangile. La matière du cèdre 1 incorruptible dont elle fut formée, non par hasard, mais par une disposition divine, signifie expressément notre Arche mystique Marie, libre de la corruption du péché actuel et de la teigne cachée du péché originel, de sa concupiscence et de ses passions inséparables. L’or très fin et très pur 2 qui la revêtait par dedans et par dehors est certainement le plus parfait et le plus élevé de la grâce et des dons qui resplendissaient dans ses divines pensées, dans ses œuvres et ses mœurs, dans ses habitudes et ses puissances, sans qu’on pût distinguer à la vue de l’intérieur et de l’extérieur de cette Arche une partie, un temps, ou un moment dans lesquels elle ne fut toute remplie et vêtue de grâces d’une valeur très exquise.
413. Les tables de pierre de la loi 3, l’urne de la manne et la verge des prodiges que cette arche antique contenait et gardait ne peut signifier avec une plus grande expression le Verbe Éternel fait homme renfermé dans cette Arche vivante de la très sainte Marie, son Fils unique étant la pierre vivante et fondamentale 4 de l’édifice de l’Église de l’Évangile ; il est la pierre angulaire qui joignit les deux peuples, le juif et le gentil si divisés, et qui se détacha pour cela de la montagne 5 de la génération éternelle. Il est la pierre sur laquelle fut écrite par le doigt de Dieu la nouvelle loi de la grâce, pierre qui fut déposée dans l’Arche virginale de Marie, pour faire comprendre que cette grande Reine était dépositaire de tout ce que Dieu était et opérait avec les créatures. Cette arche renfermait aussi la manne de la Divinité et de la grâce, ainsi que le pouvoir ou la verge des prodiges et des merveilles ; parce que dans cette seule Arche divine et mystique se trouve la source des grâces qui est l’Être même de Dieu et qui en rejaillissent aux autres mortels et qu’en elle et par elle sont opérés les merveilles et les prodiges du bras de Dieu ; et l’on doit reconnaître que tout ce que ce Seigneur veut, est et opère, est renfermé et déposé en Marie.
414. À tout cela il était conséquent que l’Arche du Testament devait, non par l’ombre et la figure, mais par la vérité qu’elle signifiait, servir de piédestal et de base au propitiatoire 6 où le Seigneur avait son siège et le tribunal de ses miséricordes, pour écouter son peuple, lui répondre, donner cours à ses demandes et aux faveurs qu’il voulait lui faire ; car Dieu ne fit d’aucune autre créature son trône de grâce, hors de la très sainte Marie ; il ne pouvait pas non plus laisser de faire un propitiatoire (a) de cette Arche mystique et véritable, puisqu’il l’avait fabriquée pour se renfermer en elle. Et ainsi, il semble que le tribunal de la justice divine soit demeuré en Dieu même et qu’il ait posé le propitiatoire et le tribunal de la miséricorde en Marie, afin que nous en approchions comme d’un trône de grâce, avec une confiance assurée pour présenter nos prières et demander les bienfaits, les grâces et les miséricordes, car en dehors du propitiatoire de la grande Reine Marie, ces demandes ne sont ni entendues, ni accordées et expédiées pour le genre humain.
415. Une Arche si mystérieuse et si consacrée, fabriquée des mains du Seigneur même pour son habitation et le propitiatoire pour son peuple, n’était pas bien en dehors de son temple où fut gardée l’autre arche matérielle qui était la figure de cette Arche véritable et spirituelle du Nouveau Testament. Pour cela, l’Auteur même de cette merveille ordonna que la Très Sainte Marie fût placée dans sa maison et son temple lorsqu’elle eut accompli ses trois années depuis sa très heureuse nativité. Il est vrai que je trouve, non sans un grand étonnement, une différence admirable entre ce qui arriva à l’égard de la première arche figurative et ce qui se fit ensuite à l’égard de la seconde et véritable. Lorsque le roi David transporta l’arche en différents lieux et ensuite son fils Salomon la transporta et la colloqua dans le temple, comme dans son lieu et son siège propre ; quoique cette arche n’eut pas plus de grandeur que celle de signifier la très pure Marie et ses mystères, ces translations et ces changements furent marqués par de si grandes fêtes et de si grandes réjouissances pour cet ancien peuple, comme le témoignent les processions solennelles que fit David de la maison d’Abinadab à celle d’Obédédom 7 et de celle-ci au tabernacle de Sion 8, cité propre de David ; et lorsque Salomon l’a transportée de Sion au nouveau temple 9, qu’il avait construit pour être la maison de Dieu et la maison de prière par le précepte du Seigneur même.
416. Dans toutes ces translations, l’ancienne arche du testament fut portée avec une vénération publique et un culte très solennel, de musique, de danses, de sacrifices et de jubilation de ces rois et de tout le peuple d’Israël, comme le rapporte l’histoire sacrée des Livres II et III des Rois et I et II des Paralipomènes. Mais notre Arche mystique et véritable, la très sainte Marie, quoique la plus riche, la plus estimable et la plus digne de toute vénération parmi les créatures, ne fut pas portée au temple avec un apparat si solennel et avec une ostentation publique : il n’y eut point dans cette translation mystérieuse de sacrifices d’animaux, ni de pompe royale ni de majesté de Reine ; bien au contraire, elle fut transférée de la maison de son père Joachim dans les humbles bras de sa Mère Anne ; laquelle, bien qu’elle ne fût pas très pauvre, porta néanmoins dans cette circonstance sa Fille chérie pour la présenter et la déposer dans le temple avec un extérieur humble et pauvre, seule et sans ostentation populaire. Le Très-Haut voulut que toute la gloire et la majesté de cette procession fussent invisibles et divines, car les sacrements et les mystères de la très sainte Marie furent si élevés et si cachés que plusieurs d’entre eux le sont jusqu’aujourd’hui, par les insondables jugements du Seigneur qui a destiné l’heure et le moment pour toutes les choses et pour chacune en particulier.
417. Comme je m’étonnais de cette merveille en la présence du Très Haut et je louais ses jugements, sa Majesté daigna me répondre de cette manière : « Sache, ô âme, que si j’ordonnai que l’arche de l’ancien testament fût vénérée avec tant de solennité et d’apparat, ce fut parce qu’elle était une figure expresse de celle qui devait être Mère du Verbe Incarné. Celle-là était une arche irraisonnable et matérielle et l’on pouvait faire avec elle sans difficulté cette célébrité et cette ostentation ; mais avec l’Arche véritable et vivante je ne le permis point pendant qu’elle vécut en chair mortelle, pour enseigner par cet exemple ce que vous devez observer, toi et les autres âmes, pendant que vous êtes voyageurs. Mes élus qui sont écrits dans mon entendement et mon acceptation par une mémoire éternelle, je ne veux point les mettre dans l’occasion que l’honneur et l’applaudissement ostensible et démesuré des hommes leur soit une part de la récompense dans la vie mortelle, pour ce qu’ils y ont travaillé pour mon honneur et mon service. Il ne leur convient pas non plus d’être dans le péril de partager leur amour entre Celui qui les justifie et les rend saints et ceux qui les célèbrent comme tels. Unique est le Créateur qui les a faits et qui les soutient, qui les éclaire et les défend ; uniques doivent être leur amour et leur attention, et l’on ne doit point les partager ni les diviser, fût-ce même pour rémunérer et reconnaître les honneurs qu’on rend aux justes avec un pieux zèle. L’amour divin est délicat et la volonté humaine, très fragile et limitée, et lorsqu’elle est divisée, ce qu’elle fait est très peu de chose et très imparfait, et elle en perdrait facilement tout le mérite. Ce fut pour donner au monde cette doctrine et pour en laisser un vivant exemplaire en celle qui était très sainte et qui ne pouvait tomber par ma protection que je ne voulus point qu’elle fût connue ni honorée en sa vie, ni portée au temple avec ostentation d’honneur visible.
418. « En outre, j’envoyai mon Fils unique du ciel et je créai celle qui devait être sa Mère pour tirer le monde de son erreur et pour détromper les mortels, leur montrant que c’était une loi inique et établie par le péché que le pauvre fût méprisé et le riche estimé ; que l’humble fût abattu et l’orgueilleux exalté ; que le vertueux fût critiqué et le pécheur accrédité ; que celui qui est timoré et réservé fût tenu pour insensé et l’arrogant pour courageux ; que la pauvreté fût regardée comme une chose ignominieuse et disgraciée, et qu’au contraire, les richesses, le faste, l’ostentation, les pompes, les honneurs, les plaisirs fussent recherchés et appréciés des hommes insensés et charnels. Le Verbe Incarné avec sa Mère vint réprouver et condamner tout cela comme trompeur et mensonger, afin que les mortels connussent le péril formidable dans lequel ils vivent en aimant le mensonge astucieux du sensible et du délectable et en s’y livrant si aveuglément. Et c’est cet amour insensé qui leur fait fuir avec tant d’efforts l’humilité, la mansuétude et la pauvreté ; et qui les porte à détourner d’eux tout ce qui a odeur de vertu véritable, de pénitence et d’abnégation de leurs passions ; cela étant ce qui oblige mon équité et ce qui est acceptable à mes yeux, parce que c’est ce qui est saint, honnête, juste et ce qui doit être récompensé par une rémunération de gloire éternelle, et le contraire mérite une peine éternelle.
419. « Les yeux terrestres des mondains et des charnels n’aperçoivent point cette vérité et ils ne veulent point faire attention à la lumière qui la leur enseignerait. Mais toi, ô âme, écoute-la et écris-la dans ton cœur par l’exemple du Verbe Incarné et de celle qui fut sa Mère et qui l’imita en tout. Elle était sainte et dans mon estime et mes complaisances, la première après Jésus-Christ et toute vénération et tout honneur des hommes lui étaient dus ; et quoiqu’ils ne pussent lui donner l’honneur qu’elle méritait, néanmoins je prévins et ordonnai qu’elle ne fût point honorée ni connue alors, pour mettre en elle le plus saint, le plus parfait, le plus appréciable, le plus assuré que mes élus doivent imiter et apprendre de la Maîtresse de la vérité : et c’étaient l’humilité, le secret, la retraite, le mépris de la vanité trompeuse et formidable du monde, l’amour des tribulations, des contumélies, des afflictions et des mépris des créatures. Et parce que tout cela n’était pas compatible ni ne convenait avec les applaudissements, les honneurs et l’estime des mondains, je déterminai que la très pure Marie ne les aurait point ; je ne veux pas non plus que mes amis les reçoivent ni ne les acceptent. Et si pour ma gloire je les ai fait connaître au monde quelquefois, ce n’est point parce qu’ils le désiraient ; mais ils se soumettaient avec humilité et sans sortir de leurs limites à ma disposition et à ma volonté : mais quant à ce qui était d’eux et pour eux, ils désiraient et ils aimaient ce que le monde méprise et ce que le Verbe incarné et sa très sainte Mère opérèrent et enseignèrent. » Telle fut la réponse du Seigneur à mon étonnement et à ma réflexion, avec laquelle je demeurai satisfaite et enseignée en ce que je dois et ce que je désire pratiquer.
420. Le temps des trois années déterminées par le Seigneur étant donc accompli, Joachim et Anne sortirent de Nazareth accompagnés de quelques parents, portant avec eux l’Arche vivante et véritable du Testament, la très sainte Marie, dans les bras de sa Mère, pour la déposer dans le saint temple de Jérusalem. La belle enfant courait avec ses ferventes affections après l’odeur des parfums de son Bien-Aimé 10 pour chercher dans le temple le même qu’elle portait dans son cœur. Cette humble procession allait très seule de créatures terrestres et sans aucune ostentation visible ; mais avec une escorte illustre et nombreuse d’esprits angéliques qui étaient descendus du ciel pour célébrer cette fête, outre ceux qui gardaient d’ordinaire leur Reine enfant. Ils chantaient avec une harmonie céleste des cantiques de gloire et de louange du Très-Haut, la douce Princesse des cieux, les écoutant et les voyant tous, elle qui faisait des pas si beaux à la vue du suprême et véritable Salomon ; ils poursuivirent leur voyage depuis Nazareth jusqu’à la sainte Cité de Jérusalem, les heureux parents de la petite Marie éprouvant une grande jubilation et une grande consolation dans leur esprit.
421. Ils arrivèrent au saint temple et pour y entrer avec sa Fille et sa Maîtresse, la bienheureuse Anne la prit par la main, Saint Joachim les assistant particulièrement, et tous les trois firent une dévote et fervente oraison au Seigneur : les parents en lui offrant leur Fille et la très sainte Fille s’offrant elle-même avec une très profonde humilité et avec respect et adoration. Et seule elle connut comment le Très-Haut l’acceptait et la recevait ; et au milieu d’une splendeur divine qui remplit le temple, elle entendit une voix qui lui disait : « Viens, mon Épouse, mon Élue, viens dans mon temple où je veux que tu me loues et que tu me bénisses. » Cette prière faite, ils se levèrent et allèrent au prêtre, et les parents lui remirent leur Fille et Enfant Marie ; le prêtre lui donna sa bénédiction et tous ensemble ils la menèrent à un quartier de l’habitation où était le collège des jeunes filles qui y étaient élevées dans le recueillement et les mœurs saintes pendant qu’elles arrivaient à l’âge de prendre l’état du mariage, et l’on recueillait là spécialement les aînées de la tribu royale de Juda et de la tribu sacerdotale de Lévi (b).
422. La montée de ce collège avait quinze degrés ; des prêtres en sortirent pour recevoir la bénite Enfant Marie, et celui qui l’amenait, qui devait être l’un des ordinaires et qui l’avait reçue le premier, la mit sur le premier degré : elle lui demanda la permission et, se tournant vers ses parents, Joachim et Anne, et se mettant à genoux, elle leur demanda leur bénédiction et leur baisa la main à chacun, les priant de la recommander à Dieu. Les saints parents avec une sainte tendresse et beaucoup de larmes lui donnèrent leur bénédiction, et l’ayant reçue, elle remonta seule les quinze degrés avec une ferveur et une allégresse incomparables, sans tourner la tête ni répandre des larmes, ni faire aucune action puérile, ni montrer de l’émotion des adieux à ses parents ; au contraire elle les mit dans l’admiration de lui voir tant de majesté et une résolution si rare dans un âge aussi tendre. Les prêtres la reçurent et la portèrent au collège des autres vierges, et saint Siméon, grand prêtre (c), la confia aux maîtresses, l’une desquelles était Anne la prophétesse. Cette sainte matrone avait été prévenue d’une grâce spéciale et d’une lumière du Très-Haut pour se charger de cette Enfant de Joachim et d’Anne, et elle le fit par la disposition divine, méritant par sa sainteté et ses vertus d’avoir pour disciple celle qui devait être Mère de Dieu et Maîtresse de toutes les créatures.
423. Ses parents Joachim et Anne retournèrent à Jérusalem remplis de douleur et pauvres sans le riche trésor de leur maison ; mais le Très-Haut les conforta et les consola. Quoique le saint prêtre Siméon ne connût point alors le mystère renfermé dans la petite Marie, il eut néanmoins une grande lumière qui lui fit croire qu’elle était sainte et élue du Seigneur ; et les autres prêtres aussi conçurent d’elle une haute estime et une grande révérence. Dans cet escalier que monta l’Enfant s’exécuta en toute propriété ce que David vit dans son échelle que les Anges montaient et descendaient ; les uns l’accompagnaient et d’autres sortaient pour recevoir leur Reine ; et sur le premier degré Dieu attendait pour recevoir sa Fille, son Épouse : et elle connut dans les effets de son amour que c’était véritablement la maison de Dieu et la porte du Ciel.
424. Marie enfant ayant été livrée et remise à la charge de sa maîtresse lui demanda à genoux sa bénédiction avec une profonde humilité et elle la pria de la recevoir sous son obéissance, son enseignement et son conseil et d’avoir patience en tout ce qu’il lui faudrait travailler et souffrir pour elle. Sa maîtresse, la prophétesse Anne, la reçut avec complaisance et lui dit : « Ma fille, vous trouverez dans ma volonté une mère et un appui et je prendrai soin de vous et de votre éducation avec tout le soin possible. » La divine Enfant alla ensuite se présenter aux jeunes filles qui étaient là avec la même humilité, et elle salua et embrassa chacune d’elles, se dédia pour être leur servante, les pria comme plus grandes et plus capables de lui enseigner et de lui commander ce qu’elle devait faire, et les remercia de ce qu’elles la recevaient dans leur compagnie, sans qu’elle l’eût mérité.
Doctrine de la très sainte Vierge Marie 1.
425. Ma fille, la plus grande fortune qui puisse arriver à une âme dans cette vie mortelle est que le Très-Haut l’attire dans sa maison et la consacre tout entière à son service ; car il la rachète par ce bienfait d’un périlleux esclavage et il l’allège de la vile servitude du monde où sans pouvoir jouir d’une parfaite liberté elle mange son pain à la sueur de son front 11. Qui sera assez insensé et assez aveugle pour ne point connaître le péril de la vie mondaine avec tant de lois et de coutumes abominables et très mauvaises que l’astuce diabolique et la perversité des hommes ont introduites ? La meilleure part 12 est la religion et la retraite ; ici on trouve un port assuré et tout le reste est une mer en tourmente et des vagues irritées et pleines de douleurs et d’infortunes : et si les hommes ne reconnaissent point cette vérité et ne sont pas reconnaissants de ce bienfait singulier, c’est une indigne dureté de cœur et un grand oubli de soi-même. Mais toi, ma fille, ne te rends pas sourde à la voix du Très-Haut ; sois-y attentive ; opère et corresponds à cette voix ; et je t’avertis que l’un des plus grands soins du démon est d’empêcher la vocation du Seigneur quand il appelle et dispose les âmes afin qu’elles se dédient à son service.
426. Ce seul acte public et sacré de recevoir l’habit et d’entrer en religion, quoique cela ne se fasse pas toujours avec la ferveur et la pureté d’intention qui soient dues, indigne et enrage le dragon infernal et ses démons ; tant à cause de la gloire du Seigneur et de la joie des saints anges, que parce que ce mortel ennemi sait que la vie religieuse sanctifie et perfectionne. Et il arrive souvent que l’ayant embrassée pour des motifs humains et terrestres, la grâce divine opère ensuite et elle améliore et ordonne tout. Et si cela se peut quand le principe ne fut pas avec une intention aussi droite qu’il convenait, à plus forte raison, la lumière et la vertu du Seigneur et la discipline de la religion seront-elles plus efficaces lorsque l’âme y entre mue par l’amour divin et avec un intime et véritable désir de trouver Dieu, de l’aimer et de le servir.
427. Et afin que le Très-Haut réforme ou avance celui qui vient en religion, quel que soit le motif qui l’attire, il convient qu’en tournant le dos au monde, il ne le regarde plus, et qu’il en efface toutes les images de sa mémoire et qu’il oublie ce qu’il a si dignement laissé dans le monde. Il arrive, sans doute, à celui qui ne fait pas attention à cet enseignement, qui est ingrat et déloyal envers Dieu, le châtiment de la femme de Loth 13 ; et si ce châtiment n’est pas aussi visible ni aussi manifeste aux yeux extérieurs par la miséricorde divine, il le reçoit néanmoins intérieurement, demeurant gelé, sec, sans ferveur ni vertu. Et avec cet abandon de la grâce, il n’obtient point la fin de sa vocation, ne profite point dans la religion, n’y trouve point de consolation spirituelle et ne mérite point que le Seigneur le regarde et le visite comme son enfant ; au contraire, il en est détourné comme un esclave infidèle et fugitif. Sache, ô, Marie, que tout le monde doit être mort et crucifié pour toi et tu dois l’être pour lui, sans souvenir, ni image, ni attention, ni affection d’aucune chose terrestre. Et s’il était nécessaire parfois d’exercer la charité envers le prochain, ordonne-la si bien que tu mettes le bien de ton âme en premier lieu, ainsi que ta sécurité, ta quiétude, ta paix et ta tranquillité intérieure. Et dans ces avertissements je t’ordonne et te recommande tout extrême qui ne soit pas vice, si tu veux demeurer dans mon école.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. Le propitiatoire était le couvercle de l’Arche ; Dieu devait lui mettre ce couvercle s’il voulait se renfermer en elle.
b. Selon le témoignage de Joseph Flavien, Antiq., l. 8, c. 2, il y avait autour du temple de Jérusalem des appartements destinés pour les hommes, et d’autres pour les femmes qui étaient consacrées au service de Dieu : et quelques-uns de ces appartements étaient réservés pour les jeunes gens et d’autres pour les jeunes filles.
c. Que saint Siméon fût prêtre, ceci est affirmé par saint Athanase, saint Cyrille de Jérusalem, Saint Épiphane, Saint Jérôme et d’autres. Pierre Galatino et le rabbin Moïse assurent que le vieillard Siméon était fils d’Hillel, fameux rabbin, et qu’il fut maître de Gamaliel, maître de Saint Paul. Génébrand dit la même chose et il ajoute avec Scaligero que ce saint vieillard fut enfin chassé du temple par les Juifs jaloux, privé des fonctions sacerdotales, tué d’une manière cruelle et privé même de la sépulture, parce qu’il ne cessait point de publier partout que le Messie était déjà né. Il y a doute s’il a été grand prêtre, mais plus probablement il était celui qui en tenait la place, comme coadjuteur. Souvent, écrit Calmet, in I Luc, on en voit deux ou plusieurs porter le nom de grand prêtre ; quoique jamais deux fonctionnaires aient été vus comme tels dans le même temps ; mais il était permis d’en nommer un second pour remplacer le premier pour cause de vieillesse ou autre.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE II
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D’une faveur singulière que le Très-Haut fit à la Très Sainte Marie dès qu’elle fut dans le temple.
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SOMMAIRE. – 428. La très sainte Marie remercie Dieu de l’avoir appelée dans sa maison. – 429. Elle voit Dieu intuitivement. – 430. Paroles de Dieu à Marie. – 431. Elle demande à souffrir. – 432. À faire les quatre vaux. – 433. Elle fait celui de chasteté. – 434. Son ornement d’épouse. – 435. Ses épousailles. – 436. Trésors de grâces que Dieu dépose entre ses mains, – 437 Son dépouillement. – 438. Son règlement. – 439. Comment elle accomplit les matières des vœux. – 440. Des religieux relâchés. – 441. Exhortation à la Vénérable. – 442. Celle-ci demande une doctrine plus abondante.
428. Lorsque la divine Enfant après avoir pris congé de ses parents fut demeurée dans le temple pour y vivre, sa Maîtresse lui désigna la retraite qu’elle devait occuper parmi les autres vierges, ce qui était comme de grandes alcôves ou de petits appartements pour chacune. La Princesse des cieux se prosterna sur la terre et la baisa dans la pensée que c’était le sol et le lieu du temple, puis elle adora le Seigneur et lui rendit grâce pour ce nouveau bienfait ; elle remercia aussi la terre même parce qu’elle l’avait reçue et supportée (a), se sentant indigne de ce bienfait, ni non plus de la fouler aux pieds et d’y vivre. Ensuite elle se tourna vers ses saints anges et leur dit : « Princes célestes, envoyés du Très-Haut, mes très fidèles amis et compagnons, je vous supplie avec toute l’affection de mon âme de faire envers moi, dans ce saint temple de mon Seigneur, l’office de sentinelles vigilantes en m’avertissant de tout ce que je dois faire ; enseignez-moi et dirigez-moi comme maîtres et directeurs de mes actions, afin que je réussisse en tout à accomplir la volonté parfaite du Très-Haut, à faire plaisir aux saints prêtres et à obéir à ma maîtresse et à mes compagnes. » Et parlant en particulier aux douze Anges que j’ai déjà dit (b) être ceux de l’Apocalypse, elle leur dit : « Et vous mes ambassadeurs, je vous prie, si le Très-Haut vous donne sa permission, d’aller consoler mes saints parents dans leur affliction et leur solitude. »
429. Les douze anges obéirent à leur Reine ; et comme elle demeurait avec les autres en des colloques divins, elle sentit une vertu supérieure qui la mouvait fortement et suavement, la spiritualisait et l’élevait en une extase ardente : ensuite le Très-Haut commanda aux Séraphins de l’assister, d’illustrer son âme très sainte et de la préparer. Aussitôt il lui fut donné une lumière et une qualité divines pour perfectionner et proportionner ses puissances avec l’objet que Dieu voulait lui manifester. Avec cette préparation, accompagnée de tous ses saints anges et de beaucoup d’autres, la divine Enfant revêtue d’une petite nuée reluisante fut portée en corps et en âme jusqu’au ciel empyrée où elle fut reçue de la très sainte Trinité avec agrément et une digne bienveillance. Elle se prosterna en la présence du Seigneur très puissant et très haut, comme elle avait coutume de le faire dans les autres visions, et elle l’adora avec une humilité profonde et un grand respect. Et ensuite ils revinrent l’illuminer de nouveau avec une autre qualité ou lumière avec laquelle elle vit la Divinité clairement et intuitivement ; celle-ci étant la seconde fois qu’elle lui fut manifestée de cette manière intuitive à l’âge de trois ans.
430. Il n’y a pas de sens ni de langue qui puisse manifester les effets de cette vision et de cette participation de l’essence divine. La personne du Père Éternel parla à la future Mère de son Fils et lui dit : « Ma Colombe et ma Bien-Aimée, je veux que tu voies les trésors de mon Être Immuable et de mes perfections infinies, et les dons occultes que je tiens destinés pour les âmes que j’ai élues pour être héritières de ma gloire, et qui seront rachetées par le sang de l’Agneau qui doit mourir pour elles. Connais, ma fille, combien je suis libéral pour mes créatures qui me connaissent et qui m’aiment ; combien je suis véritable dans mes paroles, fidèle dans mes promesses, puissant et admirable dans mes œuvres. Considère, mon Épouse, combien c’est une vérité infaillible que celui qui me suit ne vivra point dans les ténèbres. Je veux de toi qu’en qualité de mon Élue, tu sois témoin oculaire des trésors que j’ai préparés pour élever les humbles, rémunérer les pauvres, exalter les petits et récompenser tout ce que les mortels feront ou souffriront pour mon nom. »
431. La très sainte Enfant connut d’autres grands sacrements dans cette vision de la Divinité, parce que l’objet est infini, et quoiqu’elle lui eût été manifestée clairement une autre fois, néanmoins il lui reste toujours infiniment de nouveau à communiquer avec plus d’admiration et un plus grand amour de la part de celui qui reçoit cette faveur. La très sainte Marie répondit au Seigneur et lui dit : « Très Haut et suprême Dieu éternel, vous êtes incompréhensible dans votre grandeur, riche en miséricorde, abondant en trésors, ineffable en mystères, très fidèle en promesses, véritable en paroles, très parfait en vos œuvres ; car vous êtes, Seigneur, infini et éternel dans votre être et vos perfections. Mais que fera ma petitesse, très-haut Seigneur, à la vue de votre grandeur ? Je me reconnais indigne de regarder votre grandeur que je vois, mais j’ai besoin qu’avec elle vous me regardiez. En votre présence, Seigneur, toute créature s’anéantit, que fera votre servante qui est poussière ? Accomplissez en moi toute votre volonté et votre agrément ; et si les travaux, les mépris, l’humilité, la patience et la mansuétude des mortels sont si estimables à vos yeux, ne permettez point, mon Bien-Aimé, que je manque d’un si riche trésor et de ces gages de votre amour ; et donnez-en la récompense à vos serviteurs et vos amis qui le méritent mieux que moi, parce que je n’ai rien fait ni rien souffert pour votre service et votre volonté. »
432. Le Très-Haut eut beaucoup de complaisance de la demande de la divine Enfant et il lui fit connaître comment il l’acceptait pour lui donner à travailler et à souffrir pour son amour dans le cours de sa vie, sans qu’elle comprît alors l’ordre et la manière dont tout cela devait arriver. La Princesse du ciel rendit grâces pour ce bienfait et cette faveur de ce qu’elle était choisie pour travailler et souffrir pour le nom et la gloire du Seigneur et toute embrasée du désir de l’obtenir, elle demanda à sa Majesté la permission de faire en sa présence quatre vœux : de chasteté, de pauvreté, d’obéissance et de clôture perpétuelle dans le temple où il l’avait appelée. Le Seigneur répondit à cette pétition et lui dit : « Mon Épouse, mes pensées s’élèvent au-dessus de toutes les créatures, et toi, mon Élue, tu ignores maintenant ce qui doit t’arriver dans le cours de ta vie, et qu’il ne te sera point possible d’accomplir en tout tes fervents désirs de la manière que tu penses maintenant ; je reçois et je veux que tu fasses le vœu de chasteté et que tu renonces dès maintenant aux richesses terrestres. Il est aussi de ma volonté que dans les autres vœux et dans leurs matières, tu opères autant que possible comme si tu les avais tous faits, et ton désir s’accomplira en beaucoup d’autres vierges dans le temps à venir de la loi de grâce qui feront les mêmes vœux pour te suivre et me servir, vivant ensemble en congrégation et tu seras Mère de plusieurs filles. »
433. La très sainte Enfant fit aussitôt en présence du Seigneur le vœu de chasteté et, sans s’obliger dans les autres, elle renonça à toute affection aux choses terrestres et créées et elle se proposa d’obéir pour Dieu à toute créature. Et dans l’accomplissement de ce propos, elle fut plus ponctuelle, plus fervente et plus fidèle qu’aucun de ceux qui l’ont promis et qui le promettront. Avec cela cessa la vision claire et intuitive de la Divinité, mais elle ne fut pas aussitôt restituée à la terre ; parce qu’ensuite dans un autre état plus inférieur elle eut une autre vision imaginaire du Seigneur, étant toujours dans le ciel empyrée ; de manière que d’autres visions imaginaires se succédèrent à la vue de la Divinité.
434. Dans cette seconde vision imaginaire, quelques séraphins des plus immédiats au Seigneur s’approchèrent d’elle et, par son commandement, ils l’ornèrent et l’habillèrent de cette sorte. D’abord ses sens furent comme illuminés d’une clarté ou lumière qui les remplissait de grâce et de beauté. Ensuite ils la vêtirent d’une robe ou tunique resplendissante et très précieuse et ils la ceignirent d’une ceinture de différentes pierres de couleurs variées et transparentes, très brillantes et très claires qui l’embellissaient tout entière au-dessus de toute conception humaine, et elle signifiait la pureté candide et les vertus différentes et héroïques de son âme très sainte. Ils lui mirent aussi un collier inestimable d’une haute valeur avec de très grandes pierres, symboles des trois vertus les plus grandes et les plus excellentes, la foi, l’espérance et la charité ; et celles-ci pendaient du collier sur la poitrine comme marquant leur lieu et le siège de si riches joyaux (c). Ils lui donnèrent après cela sept anneaux d’une rare beauté dans ses mains, où le Saint-Esprit les lui posa en témoignage de ce qu’il l’ornait de ses dons dans un degré très éminent. Outre cet ornement, la très sainte Trinité lui posa sur la tête une couronne impériale de matières de pierres inestimables, la constituant en même temps son Épouse et l’Impératrice du ciel ; et en foi de tout cela, le vêtement blanc et resplendissant était semé de certaines lettres ou certains chiffres d’un or très brillant et très fin qui disaient : Marie, Fille du Père, Épouse de l’Esprit-Saint et Mère de la véritable Lumière. Cette dernière empreinte ou ce dernier titre ne fut point compris de l’auguste Souveraine, mais bien par les anges qui assistaient à une œuvre si étrange et si nouvelle dans l’admiration et la louange de son Auteur : et en complément de tout cela, le Très-Haut posa dans les mêmes esprits angéliques une nouvelle attention, et il sortit une voix du trône de la très sainte Trinité qui s’adressait à la très sainte Marie et lui disait : « Tu seras notre Épouse, notre Bien-Aimée et notre Élue entre toutes les créatures pour l’éternité : les anges te serviront et toutes les générations t’appelleront bienheureuse 14. »
435. L’auguste Enfant étant ornée des galas de la Divinité, furent célébrées les épousailles les plus illustres et les plus merveilleuses que ne peut imaginer nul des plus hauts Chérubins et des plus hauts Séraphins, car le Très-Haut l’accepta pour son Épouse unique et singulière et il la constitua dans la plus haute dignité qui puisse échoir à une pure créature, afin de déposer en elle sa propre Divinité dans la personne du Verbe et avec lui tous les trésors de grâces qui convenaient à une telle éminence. La très humble entre les humbles était absorbée dans l’abîme d’amour et d’admiration que lui causaient de telles faveurs et de tels bienfaits ; et en présence du Seigneur elle dit : « Roi très-haut et Dieu incompréhensible, qui êtes-vous et qui suis-je pour que votre bonté regarde celle qui n’est que poussière, indigne de telles miséricordes ? En vous, mon Seigneur, comme dans un clair miroir, connaissant votre Être immuable, je vois et je connais sans erreur la bassesse et la vileté du mien, je regarde votre immensité et mon néant et dans cette connaissance je demeure anéantie et défaite par l’admiration de ce que la Majesté infinie s’incline vers un si humble ver de terre qui seul ne peut que mériter le rebut et le mépris entre toutes les créatures. Ô mon Seigneur et mon Bien-Aimé, que vous serez exalté dans cette œuvre ! Que d’admiration vous causerez à mon égard dans vos esprits angéliques qui connaissent votre bonté infinie, votre grandeur et vos miséricordes, d’élever la poussière et celle qui par elle-même est si pauvre, pour la placer parmi les princes 15. Moi, mon Roi et mon Seigneur, je vous reçois pour mon Époux et je m’offre pour votre esclave. Mon entendement n’aura point d’autre objet, ni ma mémoire d’autre image, ni ma volonté d’autre fin ni d’autre désir hors de vous, mon souverain Bien, mon unique et véritable Amour, ni mes yeux ne se lèveront pour voir aucune créature humaine, ni mes puissances ni mes sens ne feront attention à rien en dehors de vous-même et de ce que votre Majesté m’ordonnera ; vous serez seul pour votre épouse, ô mon Bien-Aimé et elle sera pour vous seul 16 qui êtes le Bien immuable et éternel. »
436. Le Très-Haut reçut avec une ineffable complaisance cette acceptation que fit la souveraine Princesse des nouvelles épousailles qu’il avait célébrées avec son âme très sainte, et il lui mit dès lors tous les trésors de sa puissance et de sa grâce entre les mains, comme véritable Épouse et Maîtresse de toutes les créatures, et il lui commanda de demander ce qu’elle désirait et que rien ne lui serait refusé. C’est ce que fit la très humble Colombe, et elle demanda au Seigneur avec une charité très ardente d’envoyer son Fils unique au monde pour le remède des mortels ; de les appeler tous à la véritable connaissance de sa Divinité ; de faire croître ses parents naturels Joachim et Anne dans l’amour et les dons de sa divine droite ; de consoler et de conforter les pauvres et les affligés dans leurs afflictions et leurs travaux ; et elle demanda pour elle-même l’accomplissement et le bon plaisir de la volonté divine. Telles furent les demandes les plus particulières que fit la nouvelle Épouse Marie à la bienheureuse Trinité dans cette circonstance. Et tous les esprits angéliques firent ces cantiques nouveaux d’admiration à la louange du Très-Haut, et les anges désignés par sa Majesté rapportèrent la très sainte Enfant, avec une musique céleste, du ciel empyrée au lieu du temple où ils l’avaient prise.
437. Et pour commencer aussitôt à mettre en œuvre ce que son Altesse avait promis en présence du Seigneur, elle alla à sa maîtresse et elle lui remit tout ce que sa mère sainte Anne lui avait laissé pour son besoin et son usage, jusqu’à certains livres et certains vêtements ; et elle pria de les distribuer aux pauvres, ou d’en disposer comme il lui plairait, et de lui commander et de lui ordonner ce qu’elle devait faire. La discrète maîtresse, qui était Anne la prophétesse comme je l’ai déjà dit, accepta par une impulsion divine ce que la belle Enfant Marie lui offrait et elle l’approuva, la laissant pauvre et sans aucune autre chose que le vêtement qu’elle portait, mais elle se proposa d’en prendre un soin particulier comme de la plus destituée et de la plus pauvre : parce que les autres jeunes filles avaient chacune leur pécule et leur propre trousseau qui leur était assigné, ainsi que d’autres choses qui étaient à leur libre disposition.
438. La maîtresse donna aussi un règlement de vie à la très douce Enfant, en ayant communiqué d’abord avec le grand prêtre ; et par un tel dénuement et une telle résignation, la Reine et la Maîtresse des créatures obtint de demeurer seule, destituée et dépouillée de tout et d’elle-même, sans se réserver d’autre affection ni d’autre possession outre le très ardent amour du seul Seigneur et de sa propre bassesse et de sa propre humiliation. Je confesse mon ignorance, ma vileté, mon insuffisance souveraine et je me trouve tout à fait indigne d’expliquer des mystères si sublimes et si cachés pour lesquels les langues déliées des savants et la science et l’amour des suprêmes séraphins seraient insuffisants ; que pourra une femme vile et inutile ? Je connais combien j’offenserais la grandeur de mystères si vénérables si l’obéissance ne m’excusait, mais je crains même avec elle et je crois que j’ignore et je tais le plus important et que je dis le moindre en chacun des mystères et des évènements de cette Cité de Dieu, la très sainte Marie.
Doctrine de la très sainte Vierge Marie 2.
439. Ma fille, entre les grandes et ineffables faveurs que j’ai reçues de la droite du Tout-Puissant dans le cours de ma vie, l’une d’elles est celle que tu achèves de connaître et d’écrire maintenant ; parce que dans la claire vue de la Divinité et de l’Être incompréhensible du Très-Haut je connus des sacrements et des mystères très cachés et, en cet ornement et ces épousailles, je reçus d’incompréhensibles bienfaits, je sentis des effets divins et très doux. Ce désir que j’eus de faire les quatre vœux de pauvreté, d’obéissance, de chasteté et de clôture fut très agréable au Seigneur et je méritai par ce désir qu’il fût établi que dans l’Église et la loi de grâce il y aurait des religieuses qui feraient les mêmes vœux, comme c’est la coutume aujourd’hui ; et ce fut le principe de ce que vous faites maintenant, vous les religieuses, selon ce que dit David : Adducentur Regi virgines post eam, dans le psaume 44e, parce que le Très-Haut ordonna que mes désirs fussent le fondement des institutions religieuses de la loi de l’Évangile. Et j’accomplis entièrement et parfaitement tout ce que je proposai là devant le Seigneur en autant qu’il fut possible selon mon état et ma vie : je ne regardai jamais aucun homme au visage, ni mon époux Joseph, ni les anges mêmes quand ils m’apparaissaient en forme humaine ; mais je les vis et les connus tous en Dieu : je n’eus point d’affection pour aucune chose créée ou raisonnable, ni pour aucune opération ou inclination humaine : ni aucune volonté propre, ni de oui ni de non, ni de je ferai ou de je ne ferai pas ; parce que le Très-Haut me gouvernait en tout, ou par lui-même immédiatement ou par l’obéissance aux créatures auxquelles je m’assujettissais volontiers.
440. N’ignore point, ma très chère, que comme l’état de la vie religieuse est sacré et ordonné par le Très-Haut pour y conserver la doctrine de la perfection chrétienne et la parfaite imitation de la très sainte vie de mon Fils, pour cela il est très indigné envers les âmes religieuses qui dorment oublieuses d’un si haut bienfait et qui vivent si négligemment et d’une manière plus relâchée que beaucoup de mondains ; et ainsi un jugement et un châtiment plus sévère que pour eux les attend. Le démon met aussi, comme antique et astucieux serpent, plus de diligence et de sagacité à tenter les religieux et les religieuses qu’il n’en use envers tous les mondains respectivement ; et quand il renverse une âme religieuse, il y a de plus grands conciliabules et de plus grandes sollicitudes dans tout l’enfer, afin qu’elle ne puisse pas se relever par les remèdes que l’état religieux lui tient plus prêts pour cela, comme sont l’obéissance, les saints exercices et l’usage fréquent des sacrements. Afin que tous ces moyens soient inutiles et ne profitent point au religieux tombé, le démon use de tant d’artifices et de tant de stratagèmes que ce serait une chose épouvantable de les connaître. Mais on connaît manifestement beaucoup de cela en considérant les mouvements et les œuvres que fait une âme religieuse pour défendre ses relâchements, les excusant si elle peut avec quelque couleur ou prétexte, et sinon en se mettant à désobéir et à commettre des désordres et des péchés plus grands.
441. Prends donc garde, ma fille, et crains un danger si formidable ; et tâche avec les forces de la grâce divine de t’élever au-dessus de toi-même, sans consentir à aucune affection ni à aucun mouvement désordonné dans ta volonté. Je veux que tu sois tout entière à travailler, à mourir à tes passions et à te spiritualiser, afin d’éteindre en toi tout ce qui est terrestre, et que tu passes à un genre de vie et de conversation plus angélique qu’humain. Pour porter le nom d’épouse de Jésus-Christ, tu dois sortir des termes et de la sphère de l’être humain et monter à un état et à un être divins, et bien que tu sois terre, formée de terre, tu dois être une terre bénie sans épine de passions ; une terre dont le fruit abondant soit tout pour le Seigneur qui en est le possesseur. Et si tu as pour Époux ce suprême et puissant Seigneur qui est le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, dédaigne de tourner les yeux et encore moins le cœur vers les vils esclaves que sont les créatures humaines ; puisque les anges mêmes t’aiment et te respectent à cause de ta dignité d’épouse du Très-Haut. Et si parmi les mortels on juge que c’est une audace téméraire et démesurée qu’un homme vil pose les yeux sur l’épouse du prince, quel péché ce sera de les poser sur l’épouse du Roi céleste et tout-puissant ? Et ce ne sera pas une moindre faute qu’elle l’accepte et qu’elle y consente. Réfléchis et persuade-toi combien est terrible et incomparable le châtiment réservé à ce péché, et je ne te le fais point voir parce que ta faiblesse défaillirait. Je veux que mon enseignement soit suffisant pour toi, afin que tu exécutes tout ce que je t’ordonne et que tu m’imites comme disciple en autant que tes forces y pourront atteindre. Et sois soigneuse à inculquer cette doctrine à tes religieuses et à faire en sorte qu’elles l’exécutent.
442. Ô ma Souveraine et ma très pieuse Mère, j’écoute avec jubilation de mon âme vos très douces paroles pleines d’esprit et de vie ; et je désire les écrire dans l’intime de mon cœur avec la grâce de votre très saint Fils que je vous supplie de m’obtenir. Et si vous me donnez la permission, je parlerai en votre présence comme disciple ignorante avec ma Souveraine et ma Maîtresse. Je désire ô ma Mère et mon Refuge, que pour accomplir les quatre vœux de ma profession comme je le dois et comme votre Altesse me le commande, quoique mon désir soit tiède et indigne, que vous me donniez quelque doctrine plus abondante qui me serve de guide et de magistère dans l’accomplissement de cette obligation et de cette affection que vous avez mise dans mon âme.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. L’amour, la reconnaissance et toute passion même ordonnée, quand elle est véhémente, personnifie les choses inanimées, comme on le voit très souvent dans les prophètes, les psaumes et même les poètes.
b. Numéros 201 et 272.
c. Il est évident, dit le Père Séraphin, que la Vénérable parle ici des épousailles spirituelles et du mariage mystique que Dieu célébra avec la très sainte Vierge quand il l’enleva corps et âme au ciel. Tous les auteurs mystiques parlent de l’existence de ces épousailles, de ce mariage spirituel, faveur très rare que Dieu accorde seulement aux âmes qui sont arrivées aux plus hauts degrés de contemplation. L’on peut voir Saint Laurent Justinien, De casto connubio, sainte Thérèse, Des Demeures, Saint-Jean de la croix, La vive flamme d’amour, Scaramelli, Directoire mystique.
« La fin que Dieu se propose en contractant avec les âmes une si sainte union est, dit sainte Thérèse, de les rendre capables de souffrir beaucoup pour sa gloire, c’est pourquoi il a coutume d’accorder un si beau privilège aux âmes apostoliques destinées à supporter de grands travaux dans son Église. » Nous voyons qu’il l’accorda à sainte Agnès et à sainte Catherine, martyres, à sainte Catherine de Sienne, à sainte Rose de Lima, à sainte Thérèse, à sainte Marie Magdeleine de Pazzi, à saint Laurent Justinien, à la Bienheureuse Marguerite Marie Alacoque, et à plusieurs autres.
Quand on trouve dans les révélations des saints les mots de colliers, de perles, d’anneaux, de diamants, etc., on fait mal de s’arrêter au sens littéral, mais il convient de pénétrer dans le sens intime et spirituel. « Ces joyaux, écrit le traducteur des révélations de Sainte Gertrude dans la préface, figurent l’ensemble des différentes vertus qui doivent orner l’âme de l’épouse de ce céleste Amant. Généralement parlant, ces caresses humaines, ces expansions de cœur, ces pierres précieuses, ces riches vêtements signifient les dons de l’Esprit-Saint, symbolisent l’infusion de la grâce qui éclaire et réchauffe l’âme sainte, qui lui apprend à mépriser les fausses grandeurs et les délices du monde, soupirant ardemment vers les biens éternels, etc. » Il a ceint ma droite et mon cou de pierres précieuses, disait d’elle-même sainte Agnès, martyre, et l’Église en approuve les expressions dans son office. Il a mis à mes oreilles des marguerites inestimables, il m’a donné l’anneau de sa foi, il m’a ornée d’immenses colliers, de joyaux resplendissants.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE III
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La doctrine que me donna la reine du ciel pour les quatre vœux de ma profession 3.
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SOMMAIRE. – 443. Celui qui fait un vœu se lie. – 444. Les vœux assurent la liberté pour le bien. – 445. Obligation des vœux. – 446. Pertes causées par un seul péché véniel. – 447. Les petites fautes disposent aux grandes. – 448. Œuvres de surérogation. – 449. Le vœu d’obéissance. – 450. Son mérite. – 451. Le vœu de pauvreté. – 452. Il met l’âme en liberté. – 453. Les transgresseurs de ce vœu. – 454. Leur perversité. – 455. Être privé du nécessaire. – 456. Pauvreté que Marie demande de sa disciple. – 457. La chasteté. – 458. La chair est le plus dangereux ennemi. – 459. Les vierges suivent l’Agneau. – 460. La clôture est le mur de défense de la chasteté. – 461. À la clôture du corps on doit ajouter celle des sens.
443. Ma fille, je ne veux pas te refuser l’enseignement que tu me demandes avec le désir de l’exécuter ; mais reçois-le avec estime et avec un cœur dévot et prompt pour le mettre en pratique. Le sage dit : Mon fils, si tu as promis pour ton ami, tu as cloué (a) ta main à l’étranger, avec ta bouche tu t’es lié, avec tes paroles tu t’es attaché. Conformément à cette vérité, celui qui a fait des vœux à Dieu a cloué la main de sa propre volonté pour ne point demeurer libre ni avoir de choix des autres œuvres, hors celles pour lesquelles il s’est obligé, selon la volonté et le choix de celui à qui il demeure attaché et obligé par sa propre bouche et par les paroles de la profession. Avant de faire des vœux, elle était libre de choisir la voie à suivre, mais s’étant attachée et obligée, que l’âme religieuse sache qu’elle a renoncé totalement à sa liberté et qu’elle s’est livrée à Dieu dans la personne de son supérieur. Toute la ruine ou le salut des âmes consiste dans l’usage de leur liberté, mais comme le plus souvent elles en usent mal et elles se perdent, le Très-Haut ordonna l’état religieux qui demeure établi moyennant les vœux, afin que la créature usant une seule fois de sa liberté avec une parfaite et prudente élection, livrât à Sa Majesté par cet acte ce qu’elle eût perdu par plusieurs, si elle fût restée détachée et libre pour vouloir ou ne point vouloir.
444. On perd heureusement par ces vœux la liberté pour le mal et on l’assure pour le bien : comme avec un frein qui détourne du danger et qui dirige par le chemin uni et sûr ; et l’âme perd la servitude et la sujétion à ses propres passions et elle acquiert un nouvel empire sur elle-même, comme maîtresse et reine dans le domaine de sa république, et elle demeure seulement subordonnée à la grâce et aux mouvements de l’Esprit-Saint qui la gouverne dans ses opérations si elle destine toute sa volonté à opérer seulement ce qu’elle a promis à Dieu. Avec cela la créature passe de l’état et de la qualité d’esclave à l’excellente qualité de fille du Très-Haut, et de la condition terrestre à l’angélique. Et les défauts corruptibles, châtiment du péché, ne la toucheraient pas du tout. Et il n’est pas possible que tu puisses arriver à comprendre dans cette vie mortelle quels biens et quels trésors spirituels gagne l’âme qui se dispose de toutes ses forces et ses affections à accomplir parfaitement les vœux de sa profession ; car je t’assure, ma très chère, que les religieuses parfaites et ponctuelles peuvent arriver au mérite des martyrs et même le surpasser.
445. Ma fille, tu as obtenu l’heureux principe de tant de bien le jour que tu as choisi la meilleure part : mais fais grande attention que tu t’es obligée à un Dieu éternel et puissant à qui est manifeste le plus caché du cœur. Et si l’acte de mentir aux hommes terrestres et de leur manquer dans les promesses justes est une chose si laide et si abhorrée de la raison, combien plus elle sera grave d’être infidèle à Dieu dans les promesses très justes et très saintes ? Tu lui dois la gratitude comme à ton Créateur, ton Conservateur et ton Bienfaiteur ; le respect comme à ton Père, la loyauté comme à ton Époux, la cordiale correspondance comme à ton Ami ; tu lui dois la foi et l’espérance comme à Celui qui est très fidèle, l’amour comme au Bien souverain et éternel, la soumission comme au Tout-Puissant, l’humble et sainte crainte comme au très juste Juge ; or tu commettrais la plus déloyale trahison contre tous ces titres et beaucoup d’autres si tu manquais aux promesses que tu as faites dans ta profession. Et si pour toutes les religieuses qui vivent avec l’obligation du commerce et de la vie spirituelle, il est si formidablement monstrueux de s’appeler épouses de Jésus-Christ et d’être membres et esclaves du démon, ce le serait beaucoup plus en toi qui as reçu beaucoup plus que les autres, que tu dois surpasser en amour, en travail et en retour pour des bienfaits et des faveurs si incomparables.
446. Réfléchis donc, ô âme, combien ce péché te rendrait abominable au Seigneur, à moi, aux Anges et aux saints ; car nous sommes tous témoins de son amour et de la fidélité qu’il t’a montrée, comme Époux riche, amoureux et très fidèle. Travaille donc avec toute vigilance pour ne point l’offenser ni beaucoup, ni peu, et ne l’oblige pas à t’abandonner et à te livrer aux bêtes des passions et du péché ; puis tu n’ignores point que cette infortune et ce châtiment seraient plus grands que s’il te livrait à la fureur des éléments, à toutes les bêtes féroces, aux brutes animaux et aux démons mêmes ; car lors même que toutes ces créatures exerceraient sur toi leur fureur et que le monde t’assujettirait à toutes les peines et à tous les déshonneurs qu’il peut faire, tout cela serait un moindre dommage pour toi que si tu commettais un seul péché véniel contre Dieu que tu dois servir et aimer en tout et partout. Toutes les peines de cette vie sont moindres que le péché ; et les peines finiront avec la vie mortelle ; mais le péché peut être éternel et avec lui le seraient la peine et le châtiment.
447. Dans cette vie présente les mortels craignent beaucoup les peines et les tribulations ; et la douleur les épouvante, parce qu’elle est présente aux sens et qu’elle les touche au sensible : mais le péché ne les effraie point, parce qu’ils sont embarrassés dans les choses visibles et ils ne réfléchissent point à ce qui vient après, qui est la peine éternelle de l’enfer. Étant imbibé pour ainsi dire de ce péché et lui étant uni, le cœur humain devient si lourd et si tardif qu’il se laisse enivrer par la coulpe et parce que la peine ne le touche pas et qu’il ne sent pas encore l’enfer par les sens, et quand il pourrait le voir et le toucher par la foi, il laisse cette foi oisive et morte comme s’il ne l’avait point. Ô aveuglement très infortuné des mortels ! Ô torpeur et négligence qui tenez trompeusement opprimées tant d’âmes capables de raison et de gloire ! Il n’y a point de paroles ni d’expression suffisante pour décrire ce formidable danger. Ma fille, éloigne-toi d’un état si périlleux, fuis-le par la sainte crainte et livre-toi à tous les travaux et à tous les tourments de cette vie qui passe si vite, plutôt que d’y tomber, car rien ne te manquera si tu ne perds point Dieu. Un moyen très puissant pour t’en assurer est de t’imaginer qu’il n’y a point de petite faute pour toi et pour ton état ; le peu, tu dois le craindre beaucoup, car le Très-Haut connaît qu’en méprisant les petits péchés la créature ouvre son cœur pour en admettre d’autres plus grands ; et ce n’est point un amour louable qui ne craint point de causer du déplaisir à la personne qu’il aime.
448. L’ordre que les âmes religieuses doivent observer en exécutant leurs désirs doit être de se montrer d’abord soigneuses et ponctuelles à accomplir les obligations de leurs vœux et toutes les vertus qu’ils contiennent. Et viennent ensuite en second lieu les œuvres volontaires qui s’appellent de surérogation. Certaines âmes trompées par le démon ont coutume de pervertir cet ordre par un zèle indiscret de la perfection, lesquelles, manquant par des fautes graves aux choses obligatoires de leur état, veulent ajouter d’autres actions et occupations volontaires qui sont d’ordinaire petites et inutiles, et originées d’un esprit de présomption et de singularité, désirant être regardées et remarquées entre toutes comme très zélées et très parfaites, tout en étant très loin de commencer à l’être. Je ne veux point en toi ce manquement si répréhensible : mais au contraire je veux que tu satisfasses en premier lieu à l’observance de tes vœux et de la vie commune, et ensuite tu ajouteras ce que tu pourras avec la grâce divine et selon tes forces : car tout cela ensemble embellit l’âme et la rend parfaite et agréable aux yeux de Dieu.
449. Le vœu d’obéissance est le plus grand de l’état religieux, parce qu’il contient une renonciation à sa propre volonté et une négation totale : de sorte qu’il ne reste à la religieuse aucune juridiction ni aucun droit sur elle-même pour dire je veux ou je ne veux pas, je ferai ceci ou je ne le ferai pas ; elle a renoncé à tout cela par l’obéissance, s’abandonnant entre les mains de son supérieur. Et pour l’accomplir, il faut que tu ne sois point sage avec toi-même, ni que tu t’imagines être maîtresse de ton goût, de ta volonté et de ton esprit ; parce que l’obéissance véritable doit être du genre de la foi ; car on doit estimer, révérer et croire ce que le supérieur commande, sans prétendre l’examiner ni le comprendre. Et conformément à cela, pour obéir tu dois te juger sans raison, sans vie et sans discours ; au contraire te laisser mouvoir et gouverner comme un corps mort, étant vivante seulement pour exécuter avec promptitude tout ce qui sera de la volonté du supérieur. Ne discours jamais en toi-même sur ce que tu dois faire ; mais pense seulement comment tu exécuteras ce qui te sera commandé. Sacrifie ta volonté propre et décapite tous tes appétits et tes passions ; et lorsqu’avec cette détermination efficace tu seras morte à tes mouvements, que l’obéissance soit l’âme et la vie de tes œuvres. Ta volonté doit être réputée dans celle de ton supérieur, ainsi que tous tes mouvements, tes paroles et tes œuvres ; et demande en tout qu’il ôte ton être propre et qu’il t’en donne un autre nouveau qui ne soit tien en rien du tout, et que tout soit de l’obéissance, sans contradiction ni résistance aucune.
450. Sache que la manière la plus parfaite d’obéir est que le supérieur ne puisse reconnaître aucune dissonance qui le dégoûte, au contraire on lui doit obéissance avec satisfaction et faire qu’il constate qu’on accomplit avec promptitude ce qu’il commande sans répliquer ni murmurer par paroles ou d’autres mouvements irréguliers. Le supérieur tient la place de Dieu, et celui qui obéit à ses supérieurs obéit au même Seigneur qui est en eux et qui les gouverne et les éclaire en ce qu’ils commandent à leurs sujets pour le bien de leurs âmes et leur salut ; et le mépris que l’on fait du supérieur passe à Dieu 17 qui, par eux et en eux, ordonne et commande ce qui est de sa volonté : et l’on doit comprendre que le même Seigneur leur meut la langue ou que c’est la langue du Dieu tout-puissant lui-même. Ma fille, travaille à être obéissante, afin de chanter des victoires 18, et ne crains point en obéissant, parce que c’est le chemin assuré, et il l’est tellement que Dieu ne marque point dans sa mémoire pour le jour des comptes les erreurs de ceux qui sont obéissants ; au contraire, il efface les autres péchés pour le seul sacrifice de l’obéissance. Et mon très saint Fils offrit au Père Éternel sa passion et sa mort très précieuses avec une affection particulière pour les obéissants ; afin que par cette vertu ils fussent avantagés dans le pardon et la grâce, dans la sécurité et la perfection de tout ce qu’ils auraient fait pour obéir ; et maintenant il représente souvent au Père pour l’apaiser envers les hommes qu’il mourut pour eux en obéissant jusqu’à la croix 19 ; et à cause de cela le même Seigneur s’apaise. Et parce qu’il se complut dans l’obéissance d’Abraham et de son fils Isaac, il se montra comme obligé, non seulement afin que le fils qui était si obéissant ne mourût point, mais afin qu’il fût père de son Fils unique fait homme et qu’il fût signalé entre tous les autres comme chef et fondement de tant de bénédictions 20.
451. Le vœu de pauvreté est un généreux allégement et un débarras de la lourde charge des choses temporelles ; c’est un dégagement de l’esprit, un soulagement de la faiblesse humaine et une liberté de la noblesse du cœur capable des biens éternels et spirituels. C’est une satisfaction et une satiété dans laquelle se calme l’appétit désireux des choses terrestres, c’est un domaine ou une possession et un usage très nobles de toutes les richesses. La pauvreté volontaire contient tout cela, ma fille, et d’autres biens encore plus grands : et tous ces biens, les enfants du siècle les ignorent ; c’est pourquoi ils en sont privés tout-à-fait, amateurs qu’ils sont des richesses et ennemis de la riche et sainte pauvreté. Ils ne considèrent point combien est lourd le poids des richesses, quoiqu’ils en soient victimes ; car pour ces richesses ils s’abaissent jusqu’à terre et même jusque dans les entrailles de la terre pour chercher l’or et l’argent avec des soucis, des soins, des travaux et des sueurs, non comme des hommes raisonnables, mais comme des brutes irraisonnables qui ignorent ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent. Et si les richesses sont si lourdes avant de les acquérir, combien plus le sont-elles après qu’elles sont acquises ! Qu’ils le disent, tous ceux qui sont tombés jusque dans l’enfer avec cette charge ; que les soins démesurés pour les conserver le disent, et plus encore les lois intolérables introduites dans le monde par les richesses et les riches possesseurs.
452. Si tout cela appesantit l’esprit, opprime tyranniquement sa faiblesse et avilit la très noble capacité que l’âme a des biens éternels et de Dieu même, il est certain que la pauvreté volontaire restitue la créature à sa généreuse condition, qu’elle la soustrait à une très vile servitude et qu’elle la met dans la noble liberté dans laquelle elle fut créée pour être maîtresse de toutes les choses. Elle n’est jamais plus maîtresse que lorsqu’elle les méprise ; et alors, elle a la plus grande possession et le plus excellent usage des richesses lorsqu’elle les distribue ou qu’elle les quitte volontairement, et l’appétit n’est jamais si rassasié que lorsqu’il a le goût de ne point les avoir ; et surtout laissant le cœur désoccupé, la pauvreté le rend capable de contenir les trésors que Dieu veut y déposer et pour lesquels il le créa avec une capacité presque infinie.
453. Ma fille, je désire que tu étudies beaucoup dans cette philosophie et cette science divines que le monde a tant oubliées, et non-seulement le monde, mais les âmes religieuses qui en firent la promesse à Dieu, dont l’indignation est grande pour ce péché ; les transgresseurs de ce vœu reçoivent incontinent un châtiment bien grave auquel ils ne font pas attention, puis en désertant la pauvreté volontaire, ils ont éloigné d’eux l’esprit de mon très saint Fils et celui que nous sommes venu enseigner aux hommes dans le dénuement et la pauvreté. Et quoiqu’ils ne le sentent point maintenant, parce que le juste Juge dissimule et qu’ils jouissent de l’abondance qu’ils désirent, néanmoins dans le compte qui les attend, ils se trouveront confus et désillusionnés par la rigueur qu’ils n’avaient point pensé trouver dans la justice divine, rigueur qu’ils n’avaient ni pesée, ni considérée.
454. Le Très-Haut créa les biens temporels afin qu’ils servissent aux hommes seulement pour sustenter leur vie ; et cette fin étant obtenue, la cause de la nécessité cesse, et celle-ci étant limitée, elle finit bientôt et se satisfait avec peu, et l’âme qui est éternelle demeure ; il n’est pas juste que le soin que l’on prend d’elle soit temporel et comme en passant et que le désir et la soif d’acquérir des richesses viennent à être perpétuels et éternels dans les hommes C’est une grande perversité d’avoir changé les fins et les moyens en des choses si importantes et si disparates, que l’homme ignorant donne tout le soin et le travail de ses forces et toute la vigilance de son esprit à sa vie corporelle, brève et incertaine, et qu’à sa pauvre âme il ne veuille pas lui donner plus d’une heure en plusieurs années et quelquefois la dernière et la pire de toutes.
455. Profite donc, ma chère fille, de la véritable lumière que le Très-Haut t’a donnée pour te détromper sur de si périlleuses erreurs. Renonce à toute affection et à tout amour pour quelque bien terrestre que ce soit : et même avec le prétexte et la couleur de ce que tu en as besoin et que ton couvent est pauvre, ne sois pas trop soucieuse de procurer les choses nécessaires à l’entretien de la vie ; et lorsque tu y auras mis le soin modéré que tu dois, fais en sorte de ne point te troubler lorsqu’il te manque ce que tu désires, et ne le désire pas non plus avec trop d’affection, quoique cela te paraisse être pour le service de Dieu : puisque tu l’aimes d’autant moins que tu veux aimer autre chose avec lui. Tu dois renoncer au beaucoup comme au superflu dont tu n’as pas besoin, c’est un délit de le retenir inutilement : le peu aussi se doit estimer peu ; car ce serait une grande erreur d’embarrasser le cœur de ce qui ne vaut rien et qui nuit beaucoup. Si tu obtiens tout ce qu’il te faut, selon ton jugement humain, tu ne seras pas véritablement pauvre ; car la pauvreté dans le sens propre et rigoureux, c’est d’avoir moins que ce qui est nécessaire, et l’on appelle riche celui-là seulement à qui il ne manque rien, parce qu’avoir plus que le nécessaire est au contraire une inquiétude et une affliction d’esprit ; et le désirer ou le garder sans s’en servir est une pauvreté sans calme ni repos.
456. Je veux de toi cette liberté d’esprit que tu ne t’affectionnes à aucune chose grande ou petite, superflue ou nécessaire, et tu ne dois accepter de ce qui t’est nécessaire pour la vie humaine que ce qui est précis pour ne point mourir et pour être vêtue décemment. Mais que ton habit soit le plus pauvre et le plus rapiécé, et tes repas, tout ce qu’il y a de plus commun, sans témoigner de goût particulier et sans demander autre chose si ce n’est ce pour quoi tu as le plus de répugnance et le moins de goût, afin que l’on te donne ce que tu ne désires pas et que ce que demande l’appétit te manque, et fais en tout le plus parfait.
457. Le vœu de chasteté contient la pureté de l’âme et du corps : il est facile de la perdre, difficile et même impossible de la réparer, selon la manière dont on la perd. Ce grand trésor est déposé dans un château qui a plusieurs portes et plusieurs fenêtres, et si elles ne sont pas bien garnies et bien défendues, il n’est pas en sûreté. Ma fille, pour garder ce vœu avec perfection, il faut que tu fasses un pacte inviolable avec tes sens, afin de ne pas se mouvoir pour ce qui ne sera pas ordonné par la raison et à la gloire du Créateur. Les sens étant morts, la victoire des ennemis est facile, car ce n’est qu’avec les sens que ces ennemis peuvent te vaincre toi-même : les pensées ne se ravivent point ni ne se réveillent, s’il n’entre point par les sens extérieurs des espèces et des images qui les fomentent. Tu ne dois toucher, ni regarder aucune personne humaine, ni parler non plus à qui que ce soit de n’importe quelle condition, homme ou femme ; et tu ne dois pas laisser entrer leurs espèces ou images dans ton imagination. Dans ce soin que je te recommande beaucoup consiste la garde de cette pureté que je demande de toi ; et si tu dois parler par charité ou par obéissance, car c’est pour ces deux causes seules que tu dois parler et traiter avec les créatures, que ce soit alors avec toute sorte de sévérité, de modestie et de réserve.
458. Mais avec ta personne, vis comme pèlerine et étrangère au monde : pauvre, mortifiée, affligée, aimant les aspérités de tout ce qui est temporel, sans désirer de repos ni de commodités, comme celle qui est absente de sa maison et de sa propre patrie, conduite au milieu de forts ennemis pour les combattre et te fatiguer. Et comme l’ennemi le plus grave et le plus dangereux est la chair, il te convient de résister à tes passions naturelles sans négligence, résistant en même temps aux tentations du démon. Élève-toi au-dessus de toi-même, cherche une habitation très élevée au-dessus de tout ce qui est terrestre, pour y vivre à l’ombre de celui que tu désires 21 et goûter sous sa protection de la tranquillité et du repos véritable. Livre-toi de tout ton cœur et de toutes tes forces à son chaste et saint amour, sans t’imaginer qu’il y ait aucune créature pour toi, outre celles qui t’aident et t’obligent à aimer et à servir ton Seigneur et elles te doivent être abominables pour tout le reste.
459. Quoique aucune vertu ne doive manquer à celle qui s’appelle épouse de Jésus-Christ, la chasteté néanmoins est celle qui la proportionne et l’assimile davantage à son Époux, parce qu’elle la spiritualise et l’éloigne de la corruption terrestre et elle l’élève à la nature angélique, et même à une certaine participation de la nature de Dieu. Cette vertu embellit et orne toutes les autres, elle élève le corps à un état supérieur, elle illumine l’entendement et elle conserve les âmes dans leur noblesse supérieure à tout ce qui est corruptible. Et parce que cette vertu fut un fruit spécial de la Rédemption méritée par mon très saint Fils sur la croix où il ôta les péchés du monde, on dit pour cela que les vierges en particulier accompagnent et suivent l’Agneau 22.
460. Le vœu de clôture est le mur de la chasteté et de toutes les vertus, et la châsse où elles se conservent et resplendissent, et c’est un privilège du ciel pour exempter les religieuses épouses de Jésus-Christ des lourds et dangereux tributs que la liberté du monde paye au prince de ses vanités. Avec ce vœu, les religieuses vivent dans un port assuré, lorsque les autres âmes dans la tourmente des écueils sont battues et menacées de faire naufrage à chaque pas. Jouissant de tant d’avantages, on ne doit pas regarder comme un lieu étroit la clôture, où s’offrent à la religieuse les champs spacieux des vertus et de la connaissance de Dieu et de ses perfections infinies, de ses mystères et des œuvres admirables qu’il a faites et qu’il fait encore pour les hommes. Dans ces espaces interminables, l’on peut et l’on doit s’épandre et se récréer, et si on ne le fait point, la plus grande liberté vient à paraître une étroite prison. Il n’y a point d’autre élargissement pour toi, ma fille, et je ne veux point que tu te restreignes aux limites du monde entier. Monte au plus sublime de la connaissance de Dieu et de son amour, où tu pourras vivre dans une liberté spacieuse, sans termes ni limites qui te confinent. Et de là tu connaîtras combien tout ce qui est créé est vil et méprisable pour y renfermer ton âme.
461. À cette clôture obligatoire du corps ajoute celle de tes sens, afin que munis de force, ils conservent ta pureté intérieure et en elle le feu du sanctuaire 23 que tu dois toujours alimenter et garder afin qu’il ne s’éteigne point. Et afin de bien garder tes sens et profiter de la clôture, n’approche jamais de la porte, de la grille, ni de la fenêtre, et ne te souviens pas même que le couvent en ait, si ce n’est par obéissance ou pour accomplir les devoirs étroits de ton office. Ne désire rien que tu ne doives pas obtenir, et ne travaille pas pour ce que tu ne dois pas désirer ; au milieu de ta retraite, ce sera de ta circonspection et de ta prudence que dépendront ton bien et ta paix ainsi que mes complaisances en toi et le fruit abondant d’amour et de grâce que tu désires mériter.
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NOTE EXPLICATIVE
a. Proverbes VI, 1. Par le mot cloué la Vénérable a exprimé l’hébreu littéralement, pour en faire sentir toute la force native d’expression.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE IV
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De la perfection avec laquelle la très sainte Marie observait les cérémonies du temple et de ce qui lui fut ordonné là.
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SOMMAIRE. – 462. Marie croissait en sagesse et en grâce. – 463. Doctrine du Très-Haut. – 464. Recommandation d’imiter Marie. – 465. Marie demande une règle de vie. – 466. Réponse du prêtre. – 467. On détermine de l’assister spécialement. – 468. Son règlement. – 469. Elle met l’obéissance avant ses dévotions. – 470. Elle recherche les travaux les plus humbles. – 471. Elle obéit à ses compagnes. – 472. Réflexions. – 473. La conduite de Marie est toute grâce et toute beauté. – 474. Sa science. – 475. La nature s’incline au repos. – 476. Les imperfections ouvrent la voie au péché véniel. – 477. Prix des œuvres faites pour Dieu. – 478. Ne point omettre les petites choses.
462. Revenant à poursuivre notre histoire, après que la Très sainte Enfant eut consacré le temple d’une certaine manière par sa présence et sa demeure, elle croissait réellement en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Les intelligences qui m’ont été données touchant ce que la main puissante de Dieu opérait en la Princesse du ciel, dans ces années, me mettent comme sur le rivage d’une mer immense et infinie, me laissant dans l’admiration et dans le doute par où j’entrerai dans un océan si vaste pour en sortir avec sécurité ; il est inévitable que j’en laisse beaucoup et il est très difficile que je m’explique suffisamment bien dans le peu que je manifesterai. Je dirai donc ce que le Très-Haut me déclara dans une occasion, me parlant de cette manière :
463. « Les œuvres que fit dans le temple Celle qui devait être Mère du Verbe Incarné furent en tout et pour tout très parfaites ; et leur intelligence excède la capacité de toute créature humaine et angélique. Les actes des vertus intérieures furent si grands et d’un mérite et d’une ferveur si sublimes qu’ils surpassèrent tous ceux des séraphins ; et toi, tu en connaîtras beaucoup plus que ce que tes paroles et ta langue peuvent expliquer. Mais, ma volonté est que dans le temps de ton pèlerinage dans le corps mortel, tu poses la très sainte Marie pour principe de ta joie et que tu la suives par le désert de la renonciation et de l’abnégation de tout ce qui est humain et visible. Suis-la par la parfaite imitation, conformément à tes forces et à la lumière que tu reçois ; elle sera ta boussole et ta Maîtresse, et elle te manifestera ma volonté, et en elle tu trouveras ma loi très sainte écrite par la puissance de mon bras, et tu la méditeras, le jour et la nuit. Ce sera elle qui frappera, par son intercession, la pierre 24 de l’Humanité de Jésus-Christ, afin que dans ce désert jaillissent pour toi les eaux de la grâce et de la lumière divines par lesquelles ta soif sera rassasiée, ton esprit éclairé et ta volonté enflammée. Elle sera la colonne de feu qui te donnera la lumière et la nuée 25 qui t’ombragera et qui te rafraîchira par sa protection des ardeurs des passions et des inclémences de tes ennemis. Tu auras en elle un ange 26 qui te conduira et te détournera loin des dangers de Babylone et de Sodome ; afin que mon châtiment ne t’atteigne point. Tu auras une Mère qui t’aimera, une Amie qui te consolera, une Maîtresse qui te commandera, une Protectrice qui te défendra et une Reine à qui tu obéiras et que tu serviras comme esclave. Tu trouveras dans les vertus que pratiqua dans le temple cette Mère de mon Fils unique une règle universelle de toute la souveraine perfection sur laquelle tu pourras régler ta vie ; un miroir sans tache dans lequel se réfléchira l’image du Verbe fait chair ; une copie exacte et sans erreur de toute sa sainteté, la beauté de la virginité, les attraits de l’humilité, la promptitude de la dévotion et de l’obéissance, la fermeté de la foi, la certitude de l’espérance, les flammes de la charité et un cadre complet de toutes les merveilles de ma droite. Tel est le niveau avec lequel tu dois régler ta vie ; avec ce miroir, je veux que tu la composes et que tu l’ornes, augmentant ta beauté et ta grâce, comme une épouse qui désire entrer dans le tabernacle de son Époux et son Seigneur. »
464. « Et si la noblesse et la qualité servent de stimulant au disciple et lui rendent sa doctrine plus aimable, qui est-ce qui pourrait l’attirer avec une plus grande force que la même Maîtresse qui est Mère de ton Époux, et celle qui a été élue pour être la plus pure et la plus sainte et sans tache de péché, afin qu’elle fût Vierge et conjointement Mère du Fils unique du Père Éternel et la splendeur de la Divinité dans la même substance ? Écoute donc ta sublime Maîtresse : suis-la par son imitation et médite toujours sans interruption ses vertus et ses excellences admirables. Et sache que la vie et la conversation qu’elle a tenues dans le temple fut l’original que doivent copier en elles-mêmes toutes les âmes qui se consacreront pour épouses de Jésus-Christ à son imitation. » Cette intelligence et cette doctrine sont celles que le Très-Haut me donna des actions en général que la très sainte Marie opérait pendant les années qu’elle vécut dans le temple.
465. Mais descendant plus en particulier à ses occupations, après cette vision de la Divinité que j’ai dite dans le chapitre II, et après s’être offerte tout entière au Seigneur et avoir offert à sa Maîtresse toutes les choses qu’elle avait, demeurant absolument pauvre et résignée dans les mains de l’obéissance, dissimulant avec le voile de ses vertus les trésors de sagesse et de grâce dans lesquels elle surpassait les plus hauts séraphins, elle demanda avec humilité aux prêtres et à sa maîtresse d’ordonner sa vie et les occupations auxquelles elles devait se livrer. Et en ayant conféré avec une lumière spéciale qui leur fut donnée et désirant mesurer alors les exercices de la divine Enfant avec l’âge de trois ans, le prêtre et la maîtresse Anne l’appelèrent en leur présence. La Princesse du ciel se tint à genoux pour les écouter, et quoiqu’ils lui commandassent de se lever, elle demanda avec une souveraine modestie la permission de rester avec ce respect devant le ministre, le prêtre du Seigneur et sa propre maîtresse à cause de l’office et de la dignité qu’ils avaient.
466. Le prêtre lui parla et lui dit : « Ma fille, le Seigneur vous a attirée très petite à sa maison et son saint temple ; ainsi reconnaissez cette faveur et tâchez d’en profiter en travaillant beaucoup pour le servir avec vérité et avec un cœur parfait en apprenant toutes les vertus, afin que vous retourniez de ce saint lieu préparée et munie pour supporter les afflictions du monde et vous défendre de ses dangers. Obéissez à votre maîtresse Anne et commencez de bonne heure à porter le joug 27 suave de la vertu, afin que vous le trouviez plus facile le reste de votre vie. » L’Auguste Enfant lui répondit : « Vous, mon Seigneur, comme prêtre et ministre du Très-Haut qui êtes en sa place et ainsi que ma maîtresse, vous me commanderez et m’enseignerez ce que je dois faire pour ne point errer en ceci, et je vous en supplie avec le désir d’obéir en tout à votre volonté. »
467. Le prêtre et la maîtresse Anne sentaient dans leur intérieur une grande illustration et une force divines pour faire une attention particulière à la divine Enfant et prendre soin d’elle sans savoir le mystère caché de cette impulsion d’en haut, ils déterminèrent de l’assister et d’être attentifs à sa direction avec une affection spéciale. Mais comme cela pouvait s’étendre seulement aux choses extérieures et visibles, ils ne purent taxer les actes intérieurs et les affections du cœur que le Très-Haut seul gouvernait avec une protection et une grâce singulières ; et ainsi ce cœur candide de la Princesse du ciel était libre pour croître et s’avancer dans les vertus intérieures, sans perdre un instant où elle n’opérât en chacune le degré le plus haut et le plus excellent.
468. Le prêtre lui ordonna aussi ses occupations et lui dit : « Ma fille, vous assisterez avec respect et dévotion aux louanges divines et aux cantiques du Seigneur, et vous ferez toujours des prières au Très-Haut pour les besoins de son saint temple et de son peuple, et pour la venue du Messie. À huit heures du soir vous irez dormir et au lever de l’aube vous vous lèverez pour prier et bénir le Seigneur jusqu’à l’heure du tierce (cette heure est celle qui est maintenant neuf heures) ; depuis Tierce jusqu’à midi, vous vous occuperez à quelque travail des mains, afin que vous soyez enseignée en tout. Et dans le repas que vous prendrez après le travail, gardez la tempérance qui convient. Vous irez ensuite pour écouter ce que la maîtresse vous enseignera ; et le reste du jour vous l’emploierez à la lecture des saintes Écritures, et en tout vous serez humble, affable et obéissante à ce que votre maîtresse vous commandera. »
469. La très sainte Enfant écouta le prêtre toujours à genoux et elle lui demanda la bénédiction et lui ayant baisé la main à lui et à la maîtresse, elle proposa dans son cœur de garder l’ordre qu’ils lui marquaient pour sa vie tout le temps qu’elle serait dans le temple et qu’ils ne lui commanderaient pas autre chose : et elle l’accomplit de la même manière qu’elle se l’était proposé, comme si elle avait été la moindre disciple, elle qui était maîtresse de sainteté et de vertu. Ses affections et son très ardent amour s’étendaient à plusieurs autres œuvres extérieures, outre celles qu’ils lui ordonnaient ; mais elle les soumit au ministre du Seigneur, posant le sacrifice de la parfaite et sainte obéissance avant ses ferveurs et son propre jugement, connaissant comme Maîtresse de toute perfection que l’on assure plus l’accomplissement de la volonté divine dans l’humble soumission pour obéir que dans les désirs plus sublimes des autres vertus. Avec ce rare exemple, nous demeurerons enseignées, nous spécialement les âmes religieuses, pour ne point suivre nos petites ferveurs et nos jugements contre celui de l’obéissance et la volonté des supérieurs ; puisque Dieu nous enseigne en eux son agrément et son bon plaisir, et nous, dans nos affections nous cherchons seulement nos caprices : Dieu opère dans les supérieurs et en nous c’est la tentation, la passion aveugle et l’erreur qui opèrent contre eux.
470. Ce en quoi notre Reine se signala, outre ce qu’ils lui ordonnèrent, fut de demander à sa maîtresse de servir toutes les autres jeunes filles et d’exercer les emplois humbles de balayer et nettoyer la maison et de laver la vaisselle. Et bien que ceci parût une nouveauté et davantage dans les aînées parce qu’on les traitait avec plus de respect et on leur laissait plus d’autorité, toutefois l’humilité sans pareille de la divine Princesse ne pouvait résister ou se contenir dans les limites de la majesté sans descendre à tous les exercices les plus bas ; et aussi elle les faisait avec une humilité si vigilante qu’elle prévoyait le temps et les occasions de faire ce que les autres avaient à faire et ainsi elle le faisait avant elles. Elle connaissait par la science infuse tous les mystères et toutes les cérémonies du temple ; mais elle les apprenait par la discipline et l’expérience comme si elle ne les eût pas connues, sans jamais manquer à aucune de ces cérémonies ni à aucune action même la plus petite. Elle était très studieuse de sa propre humiliation et du mépris sincère d’elle-même ; chaque matin et chaque soir, elle demandait la bénédiction de sa maîtresse et elle lui baisait la main ; et elle faisait la même chose lorsque celle-ci lui commandait quelque acte d’humilité ou qu’elle lui donnait permission d’en faire, et quelquefois l’Enfant baisait les pieds de sa maîtresse, si celle-ci le lui permettait, et cela avec une humilité très profonde.
471. L’auguste Princesse (a) était si docile, si aimable et si douce dans ses procédés ; si officieuse, si soumise et si diligente pour s’humilier et pour servir et respecter toutes les autres jeunes filles qui vivaient dans le temple qu’elle leur ravissait le cœur et elle obéissait à chacune comme si chacune eût été sa maîtresse. Et avec l’ineffable et céleste prudence qu’elle avait, elle ordonnait ses actions de telle sorte qu’elle ne perdit aucune occasion où elle pouvait s’avancer à toutes les œuvres manuelles, humbles, et du service de ses compagnes, et qui étaient de l’agrément et de la volonté de Dieu.
472. Mais que dirai-je, moi, très vile créature ? et que dirons-nous tous, nous les fidèles enfants de l’Église catholiques, arrivant à écrire et à considérer ce vivant exemple d’humilité ? Il nous semble que c’est une grande vertu que l’inférieur obéisse au supérieur et le moindre au plus grand ; et c’est une grande humilité que l’égal veuille obéir à ce qu’un autre lui commande ; mais que l’inférieur commande et que le supérieur obéisse ; que la Maîtresse s’humilie à l’esclave, la créature très sainte et très parfaite à un ver de terre ; la Reine du ciel et de la terre à une femme infime, et cela fait de vrai et de si grand cœur ! Qui ne sera dans l’admiration et la confusion dans son vain orgueil ? Celui qui se regardera dans ce clair miroir ne verra-t-il pas sa malheureuse présomption ? Qui pourra s’imaginer qu’il connaît la véritable humilité et qu’il la pratique, s’il la reconnaît et la regarde dans sa propre sphère : la très sainte Marie ? Nous les âmes qui vivons sous l’obéissance promise, approchons-nous de cette lumière pour connaître nos désordres et les corriger lorsque l’obéissance aux supérieurs qui représentent Dieu nous devient amère et incommode si elle contredit notre caprice. Que notre dureté s’amollisse ici, que la plus gonflée s’humilie en ayant honte de son orgueil ! Et qu’elle s’évanouisse la présomption de celle qui se croit obéissante et humble pour avoir obéi quelquefois aux supérieurs, puisqu’elle n’est pas arrivée à penser d’elle-même qu’elle est inférieure à tous les autres et qu’elle n’est égale à aucune, comme le jugea celle qui était supérieure à toutes les créatures.
473. La beauté, la grâce, la gentillesse et l’affabilité de notre Reine étaient incomparables : car outre que toutes les grâces et tous les dons naturels de l’âme et du corps fussent en elle dans un degré très parfait, comme ils n’étaient point seuls, mais qu’au contraire le relief de la grâce surnaturelle et divine opérait avec ces dons naturels, ils formaient un composé admirable de grâce et de beauté dans son être et ses opérations, ce qui lui attirait l’admiration et ce qui ravissait tous les cœurs, quoique la divine Providence modérât les démonstrations qu’en eussent faites ceux qui l’approchaient s’ils s’étaient laissés aller à la force de leur amour fervent envers la Reine. Dans la nourriture et le sommeil, elle était très parfaite comme dans toutes les autres vertus : elle avait une règle ajustée à la tempérance : jamais elle n’excéda ni ne put excéder en rien ; au contraire, elle modérait quelque chose du nécessaire. Et quoique le court sommeil qu’elle prenait n’empêchât point sa très sublime contemplation, comme je l’ai dit (b) d’autres fois, de sa volonté elle l’aurait laissé ; mais en vertu de l’obéissance, elle se retirait le temps marqué, et dans son humble et pauvre lit 28 orné de vertus et des séraphins et des anges qui la gardaient et l’assistaient, elle jouissait, hors la vision béatifique, d’un amour plus enflammé et d’intelligences plus élevées qu’eux tous ensemble (c).
474. Elle dispensait et distribuait le temps avec une rare discrétion, afin de donner celui qu’il fallait à chacune de ses actions et de ses occupations. Elle lisait beaucoup les anciennes Écritures, et par la science infuse elle était si capable de tous leurs mystères qu’aucun ne lui fut caché ; car le Très-Haut lui en manifesta tous les secrets et les sacrements ; et elle se confirmait dans ces mystères en en traitant et en en conférant avec les saints anges de sa garde ; et elle les interrogeait sur beaucoup de choses avec une profondeur et une subtilité incomparables. Et si cette auguste Maîtresse avait écrit ce qu’elle y comprit, nous aurions plusieurs autres divines Écritures et nous arriverions à une intelligence parfaite de celles que l’Église possède, de ses sens profonds et de ses mystères. Elle se servait de toute cette plénitude de science pour le culte, la louange et l’amour de Dieu et elle la réduisait toute à cette fin, sans qu’il y eût en elle un rayon de lumière qui demeurât oisif ou stérile. Elle était très prompte dans son raisonnement, très profonde dans son esprit, très sublime et très noble dans ses pensées, très prudente dans son choix et sa disposition, très efficace et très douce dans son opération et elle était en tout une règle très parfaite et un prodigieux objet d’admiration pour les hommes et les anges, et dans une certaine manière pour le Seigneur même, qui la fit tout entière selon son cœur et son agrément.
Doctrine de l’Auguste Souveraine.
475. Ma fille, la nature humaine est imparfaite et lente à opérer la vertu, elle est fragile et sujette à défaillir ; parce qu’elle est très inclinée au repos et elle répugne au travail de toutes ses forces. Et lorsque l’âme écoute les inclinations de la partie animale, qu’elle temporise avec elle et qu’elle lui donne la main, elle prend tant d’empire qu’elle se rend supérieure aux forces de la raison et de l’esprit, et qu’elle les réduit à une dangereuse servitude. Ce désordre de la nature est abominable et formidable dans toutes les âmes ; mais Dieu l’abhorre sans comparaison plus dans ses ministres et ses religieuses, à qui l’obligation d’être parfaits étant plus grand l’est aussi le tort de ne pas toujours sortir victorieux de ce combat contre les passions. De cette tiédeur à résister et de la fréquence des défaites il résulte une impotence et une perversité de jugement par lesquelles on arrive à se contenter de faire quelques cérémonies de vertu assez superficielles, se croyant assuré avec cela ; et même il leur semble qu’ils transportent les montagnes d’un lieu à un autre, tandis qu’en vérité ils ne font rien de profitable. Avec cela le démon introduit d’autres distractions et tentations, et avec le peu d’appréciation qu’ils font des lois et des cérémonies communes de la vie religieuse, ils viennent à y manquer presque en tout, jugeant que c’est une chose légère et petite ; ainsi ils arrivent à perdre la connaissance de la vertu et à vivre dans une fausse sécurité.
476. Mais toi, ma fille, je veux que tu te gardes d’une erreur si dangereuse et sache qu’une négligence volontaire dans une imperfection dispose et ouvre une voie pour une autre, et celles-ci pour les péchés véniels et ces derniers pour les mortels ; et d’un abîme à un autre on arrive à l’abîme le plus profond et au mépris de tout mal. Pour prévenir cette perte, on doit détourner le courant de très loin, car une œuvre ou une cérémonie qui paraît petite est un avant-mur qui tient l’ennemi éloigné, et les préceptes et les lois de plus grande obligation sont le mur de la conscience, et si le démon rompt et gagne la première défense, il est plus prêt à gagner la seconde ; et s’il fait en celle-ci quelque petite porte par un péché même léger, il tient déjà l’assaut du royaume intérieur de l’âme comme plus facile et plus assuré ; et comme elle se trouve affaiblie par les actions et les habitudes vicieuses et dépourvue des forces de la grâce, elle ne résiste pas avec autant de force, et le démon qui l’a acquise l’assujettit et l’opprime sans trouver de résistance.
477. Considère donc, maintenant, ma très chère, quelle doit être ta vigilance au milieu de tant de périls et quelle est ton obligation pour ne point t’endormir au milieu d’eux. Considère-toi religieuse, épouse de Jésus-Christ, supérieure, enseignée, éclairée et comblée de tant de singuliers bienfaits ; et pour ces titres et d’autres qui y sont compris, tu dois être d’autant plus soigneuse que tu dois te montrer plus reconnaissante au Seigneur et lui en donner le retour. Travaille à être ponctuelle dans l’accomplissement de toutes les cérémonies et les lois de la religion ; et il n’y a point pour toi de loi, de commandement ou d’action petite, n’en méprise et n’en oublie aucune, observe-les toutes avec rigueur ; parce qu’aux yeux de Dieu tout ce qui est fait pour lui être agréable est précieux et grand. Il est certain qu’il se plaît à voir accomplir ce qu’il ordonne et qu’on l’offense en méprisant ses commandements. Considère en tout que tu as un Époux à qui plaire, un Dieu à servir, un Père à qui obéir, un juge à craindre et un Maître à imiter et à suivre.
478. Pour accomplir tout cela, tu dois renouveler dans ton âme une résolution forte et efficace de ne point écouter tes inclinations, ni seconder la faiblesse de ta nature quand il ne s’agirait que de baiser la terre, comme tu as l’habitude de le faire selon l’usage des religieux ; exécute le peu et le beaucoup avec affection et constance, et tu seras agréable aux yeux de mon Fils et aux miens. Dans les œuvres de surérogation, demande conseil à ton confesseur et à ton supérieur. Et supplie Dieu auparavant de leur donner la lumière pour frapper juste ; arrive dépouillée de toute inclination et de toute affection pour aucune chose déterminée, et ce qu’ils t’ordonneront, écoute-le et écris-le dans ton cœur afin de l’exécuter avec ponctualité : et s’il est possible de recourir à l’obéissance et au conseil, ne détermine jamais par toi seule aucune chose, quelque bonne qu’elle te paraisse, car la volonté de Dieu te sera toujours manifestée par l’obéissance.
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NOTES EXPLICATIVES
a. La Vierge Marie étant de la famille royale de David et légitime héritière du trône d’Israël alors occupé par l’usurpateur Hérode, ce titre de Princesse lui convenait parfaitement, même indépendamment de la dignité de Reine qu’elle avait de la part de Dieu, comme Fille, Épouse et future Mère du Roi de toutes les créatures.
b. Numéro 352.
c. Voici le portrait qu’en laissa Nicéphore, conformément à ce qui se trouve esquissé par saint Épiphane et autres : « Marie était honnête et grave en tous ses actes ; elle parlait très peu et seulement pour le strict nécessaire. Elle était au contraire inclinée à écouter, et très affable. Elle rendait à chacun l’honneur et la vénération qui lui étaient dus. Elle était d’une stature moyenne, et selon quelques-uns tant soit peu plus haute que la moyenne. Elle usa toujours envers les hommes d’une décente liberté de parler, sans ris toutefois ; et sans aucun signe de trouble ou de colère. Sa couleur était semblable à celle du froment ; elle avait les cheveux blonds, les yeux vifs, le regard pénétrant, l’iris autour des pupilles couleur olive avec des rayons d’or, les sourcils en arc et un peu noirs, le nez plutôt long, les lèvres roses, et la voix pleine de douceur. Elle avait le visage ni rond ni allongé, mais quelque peu ovale, les mains et les doigts plutôt longs. Elle était étrangère à toute manière de faste, simple, sans altération artificielle dans le visage, sans ombre de mollesse ; mais remplie de la plus exquise humilité. Elle ne recherchait point pour ses habits d’autre couleur que la couleur naturelle ; ce qui paraît maintenant par le saint voile de sa tête ; et pour tout dire en un mot, son extérieur transpirait une grâce telle qu’elle avait du divin. » (Liv. 2, Hist. c. 23.)
Saint Denys l’Aréopagite écrivait d’elle en ces termes à saint Paul : « Je fus conduit en la déiforme présence de la très haute Vierge et une certaine splendeur divine m’entoura à l’extérieur, m’éclairant encore plus à l’intérieur ; et un parfum d’odeurs de toutes sortes m’enivra tellement que mon malheureux corps ainsi que mon esprit fut impuissant à soutenir la plénitude de tant de félicités surnaturelles. Mon cœur défaillit et mon esprit tomba opprimé par la gloire d’une si grande majesté. Je confesse que si je n’avais pas appris de toi, ô Paul, à connaître Dieu qui alors se trouvait présent dans la Vierge, j’aurais cru qu’elle était le vrai Dieu ; et il me semble que la gloire même des bienheureux ne puisse être plus grande que cette félicité que moi, maintenant infortuné, mais alors très fortuné, j’ai goûtée. » Apud A. Lapide, in Prov. c. 31, v. 30. Denis le Chartreux ajoute que son corps exhalait une odeur de paradis. Saint Ambroise dit que sa vue éteignait les mouvements de la concupiscence et inspirait la pureté. (De inst. Virg. c. 7.)
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE V
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Du degré très parfait des vertus de la très sainte Marie en général et comment elle les exécutait.
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SOMMAIRE. – 479. La vertu est une habitude. – 480. Comment ces habitudes des vertus opéraient en Marie. – 481. Quelle beauté elles produisaient dans son âme. – 482. De la syndérèse. – 483. Division des vertus infuses. – 484. Dieu communique les vertus aux âmes. – 485. Exhortation.
479. La vertu est une habitude qui ennoblit la puissance raisonnable de la créature et qui l’incline à bien opérer. On l’appelle habitude, parce que c’est une qualité permanente qui se sépare difficilement de la puissance, à la différence de l’acte qui passe aussitôt et qui ne demeure point. Cette habitude incline aux opérations et les rend faciles et bonnes, ce que la puissance n’a pas par soi, car elle est indifférente pour les œuvres bonnes et mauvaises. La très sainte Marie fut ornée dès le premier instant de sa vie des habitudes de toutes les vertus dans un degré très éminent, et elles allèrent sans cesse en augmentant par une grâce nouvelle et des opérations très parfaites par lesquelles elle exerçait toutes les vertus que la main du Seigneur lui avait infuses, avec des mérites très sublimes.
480. Et quoique les puissances de cette Souveraine et auguste Princesse ne fussent point désordonnées et n’eussent point de répugnance à vaincre, comme nous les autres enfants d’Adam, parce qu’elle ne fut point touchée par le péché, ni par l’aiguillon du péché qui incline au mal et qui résiste au bien ; toutefois ses puissances bien ordonnées étaient capables d’être inclinées par les habitudes vertueuses vers le meilleur, le plus parfait, le plus saint et le plus louable. Outre cela, comme elle était pure créature passible, elle était sujette à sentir la peine, à s’incliner à prendre un repos permis, à omettre certaines œuvres au moins de surérogation, et elle pouvait sans péché sentir quelque propension à ne point les faire. Pour vaincre cette inclination et cet appétit naturel, la Reine du ciel fut aidée par les habitudes très parfaites des vertus, aux inclinations desquelles elle coopérait si virilement qu’elle ne frustra ni n’empêcha en aucun effet la force avec laquelle elles la mouvaient et la purifiaient dans toutes ses œuvres.
481. Avec cette harmonie et cette beauté de toutes les habitudes vertueuses, l’âme très sainte de Marie était si illustrée, si ennoblie, si dirigée vers le bien et la fin dernière de la créature ; elle était si facile, si prompte, si efficace et si joyeuse dans les bonnes œuvres, que s’il était possible de pénétrer avec notre faible vue dans le secret si sacré de son cœur, nous y verrions l’objet le plus beau et le plus admirable de toutes les créatures et de la plus grande jouissance après Dieu même. Toutes les vertus se trouvaient en la très pure Marie comme dans leur sphère et leur propre centre ; et ainsi toutes ces vertus étaient dans leur dernière perfection sans qu’on pût dire : « Telle chose manque pour que cette vertu soit belle et consommée. » Et outre les vertus infuses qu’elle reçut, elle eut aussi les acquises qu’elle gagna par l’usage et l’exercice. Et si dans les autres âmes on a coutume de dire qu’un acte n’est pas une vertu, parce qu’il faut plusieurs actes répétés pour acquérir la vertu, toutefois les œuvres de la très sainte Marie furent si efficaces, si intenses, si parfaites que chacune excédait toutes celles de toutes les autres créatures. Et conformément à cela, où les actes furent si répétés, sans perdre un moment ni un degré de très parfaite efficacité, quelles furent les habitudes que cette divine Dame acquit par ses propres œuvres ? La fin de l’œuvre, qui rend aussi l’acte vertueux parce qu’il doit être bon et bien fait, fut en Marie notre Souveraine la fin la plus sublime de toutes les œuvres qui est Dieu même ; parce qu’elle ne faisait rien que mue par la grâce, et elle le dirigeait à la plus grande gloire et au plus grand agrément du même Seigneur, le regardant toujours comme motif et dernière fin.
482. Ces deux genres de vertus, les infuses et les acquises, sont basées sur une autre vertu naturelle, parce qu’elle naît en nous avec la nature raisonnable elle-même, et elle s’appelle syndérèse. C’est une connaissance que la lumière de la raison possède des premiers fondements et des premiers principes de la vertu, et une inclination à cette vertu qui correspond à cette lumière dans notre volonté : comme de connaître que tu dois aimer celui qui te fait du bien ; que tu ne dois pas faire à d’autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît à toi-même, etc. Cette syndérèse ou vertu naturelle fut très excellente en la très sainte Reine ; et elle inférait des principes naturels les conséquences de tout le bon même très éloigné, et cela avec une souveraine et profonde clarté, parce qu’elle discourait avec une vivacité et une rectitude incroyables. Pour ces raisons, elle se servait de la connaissance infuse des créatures, spécialement des plus nobles et des plus universelles, les cieux, le soleil, la lune et les étoiles et la disposition de tous les globes et les éléments, et en tout elle discourait depuis le principe jusqu’à la fin, conviant toutes les créatures à louer leur Créateur et à attirer l’homme après elles jusqu’à lui donner cette même connaissance qu’il pouvait obtenir par elles, et à ne le retenir qu’autant qu’il était expédient, afin que de ces créatures l’homme s’élevât vers son Créateur, l’Auteur de toute chose.
483. Les vertus infuses se divisent en deux classes ou deux ordres. Dans la première classe entrent seulement celles qui ont Dieu pour objet immédiat, on les appelle pour cela théologales ; ce sont la foi, l’espérance et la charité. La seconde classe comprend toutes les autres vertus qui ont pour objet prochain quelque moyen ou quelque bien honnête qui dirige l’âme vers la dernière fin qui est Dieu même ; et celles-ci s’appellent vertus morales, parce qu’elles appartiennent aux mœurs, et quoiqu’elles soient très nombreuses, elles se réduisent à quatre chefs, et on les appelle pour cela vertus cardinales, lesquelles sont : la prudence, la justice, la force et la tempérance. Je parlerai plus loin comme je pourrai de toutes ces vertus et de leurs espèces, pour déclarer comment elles furent toutes dans les puissances de l’Auguste Reine. Maintenant j’avertis seulement en général qu’aucune vertu ne lui manqua et elle les eut toutes dans un degré très parfait, et avec elles elle eut tous les dons de l’Esprit Saint et ses fruits et les béatitudes. Et il ne lui manqua aucun genre de grâce ni de bienfaits nécessaires pour la très belle perfection de son âme et de ses puissances, car Dieu les répandit en elle dès le premier instant de sa conception, tant dans sa volonté que dans son entendement, où elle eut les habitudes et les espèces des sciences. En un mot, tout le bien que le Très-Haut put lui donner, elle étant pure créature, il le lui donna dans le degré le plus sublime, comme à la Mère de son Fils unique, et outre cela toutes ses vertus s’accrurent ; les infuses parce qu’elle les augmenta par ses mérites ; et les acquises parce qu’elle les engendra et les acquit par les actes très intenses qu’elle faisait en méritant.
Doctrine de la Mère de Dieu la Vierge très sainte.
484. Ma fille, Dieu communique à tous les mortels sans distinction la lumière des vertus naturelles ; et il concède les infuses à ceux qui se disposent avec elles et avec leurs secours quand il les justifie ; et il distribue ces dons comme Auteur de la nature et de la grâce plus ou moins, selon son équité et sa volonté. Il répand dans le baptême les vertus de foi, d’espérance et de charité, et il en répand encore d’autres avec elles, afin qu’avec toutes ces vertus la créature travaille et opère le bien, et qu’elle se conserve non-seulement dans les dons reçus par la vertu du sacrement, mais qu’elle en acquière d’autres par ses mérites et ses propres œuvres. Telle serait la bonne fortune et la souveraine félicité des hommes s’ils correspondaient à l’amour que leur témoigne leur Créateur et Réparateur, embellissant leurs âmes et leur facilitant par les habitudes infuses l’exercice vertueux de la volonté ; mais le manque de correspondance à un bienfait si inestimable les rend extrêmement malheureux, parce que dans cette déloyauté consiste la première et la plus grande victoire du démon contre eux.
485. Je veux de toi, ô âme, que tu t’exerces et que tu travailles avec les vertus naturelles et surnaturelles avec une diligence incessante pour acquérir les habitudes des autres vertus que tu peux gagner par les actes fréquents de celles que Dieu t’a gracieusement et libéralement communiquées ; car les dons infus avec ceux que l’âme gagne et acquiert font un ornement et un composé d’une beauté admirable et d’un agrément souverain aux yeux du Très-Haut. Et je t’avertis, ma très chère, que la main puissante du Seigneur a été si large dans ces bienfaits envers ton âme, en l’enrichissant de si grands joyaux de sa grâce, que si tu étais ingrate, ta faute et ta responsabilité seraient plus grandes que celles de plusieurs générations. Considère et remarque la noblesse des vertus, combien elles illustrent et embellissent l’âme par elles-mêmes, puis quand elles n’auraient point d’autre fin et qu’elles ne seraient pas suivies d’aucune autre récompense, c’en serait une grande de les posséder pour leur propre excellence : mais ce qui les élève à un degré sublime, c’est d’avoir pour fin Dieu même qu’elles cherchent par la perfection et la vérité qu’elles contiennent en soi ; et arrivant à une si haute récompense que de rendre semblable à Dieu avec cela, la créature devient fortunée et bienheureuse.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE VI
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De la vertu de la foi et de son exercice qu’eut la très Sainte Marie.
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SOMMAIRE. – 486. Grandeur de la foi de Marie. – 487. Souverain degré qu’elle eut. – 488. Mauvais usage qu’en font les catholiques. – 489. Marie en fut un exemplaire. – 490. Comment sa foi demeura après la vision qu’elle eut de la Divinité. – 491. La foi et la vision réunies en Marie. – 492. Et comment. – 493. Son usage de la foi et de l’espérance pour mériter. – 494. Quand elle usait de la foi. – 495. Quand s’interrompait l’exercice de la foi. – 496. Intensité de la foi de Marie. – 497. Son intelligence des vérités divines. – 498. En Marie fut la dernière perfection de la foi. – 499. Abraham, père des croyants. – 500. Marie Mère de la foi et de tous les croyants. – 501. La foi divine cachée aux yeux charnels. – 502. Éloge de cette vertu.
486. Sainte Élisabeth comprit en peu de mots la grandeur de la foi de la très sainte Marie lorsqu’elle lui dit : Vous êtes bienheureuse d’avoir cru 29, car pour cela les paroles et les promesses du Seigneur s’accompliront en vous, comme le rapporte l’évangéliste saint Luc. Par le bonheur et la félicité de cette grande Reine et par sa dignité ineffable, on doit mesurer sa foi, puisqu’elle fut si grande et si excellente que pour avoir cru elle arriva à la grandeur la plus éminente après Dieu même. Elle crut le plus grand sacrement des sacrements et des mystères qui devaient s’opérer en elle. Pour donner crédit à cette vérité si nouvelle et si inouïe, la prudence et la science divine de Marie notre Souveraine furent telles qu’elle s’éleva au-dessus de tout entendement humain et angélique, et sa foi ne put être fabriquée que dans l’intelligence divine, comme l’officine de la puissance immense du Très-Haut, où toutes les vertus de cette Reine furent fabriquées par le bras de sa Majesté. Je me trouve toujours embarrassée et tardive pour parler de ces vertus et surtout des intérieures, car l’intelligence et la lumière qui m’a été donnée est grande ; mais les termes humains sont très limités pour déclarer les concepts et les actes de foi engendrés dans l’entendement et l’esprit de la plus fidèle de toutes les créatures, ou celle qui le fut plus que toutes ensemble : je dirai ce que je pourrai, reconnaissant mon incapacité pour ce que mon désir demande et encore plus le sujet.
487. La foi de la très sainte Marie fut une apogée de toute la nature créée et un prodige manifeste de la puissance divine, car cette vertu de la foi eut en elle le degré suprême et très parfait qu’elle peut atteindre, et elle satisfit à Dieu en grande partie d’une certaine manière pour le manquement dans la foi que les hommes devaient avoir. Le Très-Haut donna aux mortels voyageurs cette excellente vertu afin qu’ils eussent, sans embarras de la chair mortelle, une connaissance de la Divinité, de ses mystères et de ses œuvres admirables aussi certaine, aussi infaillible et aussi sûre dans la vérité que s’ils voyaient Dieu face à face comme les Anges bienheureux. Nous, nous croyons sous le voile et l’obscurité de la foi le même objet, la même vérité qui leur est clairement manifestée.
488. Ce bienfait grandiose est méconnu des mortels et ils en ont peu de reconnaissance ; on le comprend bien en jetant un coup d’œil sur l’univers ; combien de nations, de royaumes et de provinces ont démérité de l’avoir depuis le commencement du monde ; combien qui ont malheureusement rejeté loin d’eux cette vertu de la foi après que le Seigneur la leur avait concédée dans sa libérale miséricorde ; et combien de fidèles qui, l’ayant reçue sans l’avoir méritée, n’en profitent pas et l’ont comme pour rire, la tenant oisive et sans fruit ni effet, et sans marcher avec elle pour obtenir leur fin dernière vers laquelle elle les dirigerait et les guiderait. Il convenait donc à l’équité divine que cette perte lamentable eût quelque compensation et qu’un bienfait si incomparable eût quelque retour adéquat et proportionné en autant qu’il serait possible aux créatures, et que parmi elles, il s’en trouvât quelqu’une dans laquelle la vertu de la foi fût dans un degré parfait comme dans un exemplaire et une mesure pour tous les autres.
489. Tout cela se trouva dans la grande foi de la très sainte Marie, et Dieu aurait très convenablement créé et institué l’excellente vertu de la foi pour elle et à cause d’elle seulement ; car seule la Très pure Marie dégagea la divine Providence, afin qu’à notre manière de concevoir elle ne souffrît point de manquement de la part des hommes et qu’elle ne demeurât point frustrée dans la formation de cette vertu et dans le peu de correspondance que les hommes en témoigneraient. La foi de l’auguste Reine compensa ce défaut et elle copia en elle-même l’idée divine de cette vertu avec la souveraine perfection possible : et tous les autres croyants peuvent se régler et se mesurer par la foi de cette Souveraine ; et ils seront plus ou moins fidèles, autant qu’ils s’ajusteront plus ou moins avec la perfection de sa foi incomparable. Et c’est pourquoi elle a été élue pour être la Maîtresse et l’exemplaire de tous les croyants (a), y compris les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres et tous ceux qui avec eux ont cru et croiront les articles de la foi chrétienne jusqu’à la fin du monde.
490. Quelqu’un pourra faire difficulté comment il pouvait être compatible que la Reine du ciel eût l’exercice de la foi, vu qu’elle eut si souvent la claire vision de la Divinité et elle en eut aussi la vision abstractive qui fait également l’évidence de ce que l’entendement connaît, comme je l’ai déjà dit (b) et comme je le répéterai encore plusieurs fois. Et le doute naîtrait de ce que la foi est la substance des choses 30 que nous espérons et l’argument de celles que nous ne voyons pas, comme le dit l’Apôtre : ce qui revient à nous dire que nous n’avons point d’autre présence, ni substance ou essence, pendant que nous sommes voyageurs, des choses que nous espérons maintenant de la dernière fin de la béatitude, outre celle que la foi contient dans son objet cru obscurément et par le moyen de miroir ; si bien que la force de cette habitude infuse par laquelle elle incline à croire ce que nous ne voyons point et la certitude infaillible de ce que nous croyons font un argument infaillible et efficace pour l’entendement et pour que la volonté croie sûrement et sans crainte ce qu’elle désire et espère. Et conformément à cette doctrine, si la très sainte Vierge arriva dans cette vie à voir Dieu et à le posséder, ce qui est tout un, sans le voile de la foi obscure, il ne semble pas qu’il lui restât aucune obscurité pour croire par la foi ce qu’elle avait vu avec clarté face à face, et cela surtout s’il demeurait dans son entendement des espèces acquises dans la claire vision et la vision évidente de la Divinité.
491. Non seulement ce doute n’empêche pas la foi de la très sainte Marie, mais au contraire l’agrandit et l’élève tout à fait, puisque le Seigneur voulut que sa Mère fût si admirable dans le privilège de cette vertu de la foi (et c’est la même chose de l’espérance) qu’elle s’élevât au-dessus de tout l’ordre commun des autres voyageurs, et que pour être Maîtresse et Auteur de ces grandes vertus, son entendement excellent fût parfois illustré par les actes très parfaits de fa foi et de l’espérance, et d’autres fois par la vision et la possession, quoique passagère, de la fin et de l’objet qu’elle croyait et espérait, afin qu’elle connût et goûtât dans leur original les vérités qu’elle devait, comme Maîtresse des croyants, enseigner à croire par la vertu de la foi ; et il était facile à la puissance de Dieu de joindre ces deux choses dans l’âme très sainte de Marie, et cela étant, c’était aussi comme dû à sa très pure Mère, en qui aucun privilège n’était déplacé, quelque grand qu’il fût, et à qui nul privilège ne devait manquer.
492. Il est vrai que l’obscurité de la foi avec laquelle nous croyons ce que nous ne voyons point n’est pas compatible avec la clarté de l’objet que nous connaissons, ni l’espérance avec la possession ; la très sainte Marie aussi lorsqu’elle jouissait de ces visions évidentes, ou lorsqu’elle usait des espèces qui lui manifestaient les objets avec une évidence bien qu’abstractive, n’exerçait point les actes obscurs de la foi et elle n’usait point de son habitude, mais seulement de celle de la science infuse. Néanmoins les habitudes des deux vertus théologales, la foi et l’espérance, ne demeuraient pas oisives pour cela en la très sainte Marie ; car afin qu’elle en usât, le Seigneur suspendait le concours ou détenait l’usage des espèces claires et évidentes, avec lesquelles la science actuelle cessait et la foi obscure opérait ; en certains temps l’auguste Reine demeurait en cet état très parfait quand le Seigneur se cachait pour toutes les connaissances claires, comme il arriva dans le mystère très sublime de l’Incarnation du Verbe, dont je parlerai en son lieu (c).
493. Il ne convenait point que la Mère de Dieu fût privée de la récompense de ces vertus infuses de la foi et de l’espérance : et pour l’obtenir elle devait la mériter, et pour la mériter elle devait exercer leurs opérations proportionnées à la récompense, et comme celle-ci fut incomparable, de même les actes de foi que cette auguste Souveraine opéra en toutes les vérités catholiques et en chacune d’elles le furent aussi ; parce qu’elle les connut et les crut toutes explicitement avec une créance très sublime et très parfaite comme voyageuse. Or il est clair que lorsque l’entendement a l’évidence de ce qu’il connaît, il n’attend pas le consentement de la volonté pour croire, et il est obligé par la clarté même à donner un ferme assentiment, et pour cela cet acte de croire ce qu’il ne peut nier n’est point méritoire. Et lorsque la très sainte Marie donna son assentiment à l’ambassade de l’archange, elle fut digne d’une récompense incomparable pour ce qu’elle mérita dans l’assentiment d’un tel mystère. Et la même chose arriva dans les autres qu’elle crut, lorsque le Très-Haut disposait qu’elle usât de la foi infuse et non de la science, quoiqu’elle eût aussi avec celle-ci son mérite, à cause de l’amour qu’elle exerçait avec cette science, comme je l’ai déjà dit en différents endroits (d).
494. L’usage de la science infuse ne lui fut pas donné non plus lorsqu’elle perdit l’Enfant-Dieu, au moins pour connaître où il était, quoiqu’elle connût beaucoup d’autres mystères avec cette lumière ; elle n’usait pas non plus alors des espèces claires de la Divinité, et ce fut la même chose au pied de la croix, car le Seigneur suspendait la vue et les opérations qui eussent pu empêcher la douleur dans l’âme très sainte de sa Mère, car il convenait alors qu’elle eût cette douleur, et que la foi et l’espérance seules opérassent. Et la joie qu’elle aurait éprouvée d’une vue ou connaissance quelconque même abstractive de la Divinité eût naturellement empêché la douleur, si Dieu n’eût fait un nouveau miracle pour que la peine et la joie fussent jointes ensemble. Et il ne convenait pas que sa Majesté fît ce miracle, puisque avec la souffrance étaient compatibles dans la Reine du ciel le mérite et l’imitation de son très saint Fils avec les grâces et les excellences de Mère. Pour cela, elle chercha l’Enfant avec douleur, comme elle le dit, et avec une foi et une espérance très vives ; et la même chose arriva aussi dans la passion et la Résurrection de son Fils unique qu’elle croyait, et qu’elle espérait voir ressuscité, cette foi de l’Église persévérant en elle seule, car cette vertu fut alors comme réduite et restreinte à sa Maîtresse et sa Fondatrice.
495. On peut considérer trois qualités ou excellences particulières dans la foi de la très sainte Marie : la continuité, l’intensité et l’intelligence avec lesquelles elle croyait. La continuité s’interrompait seulement lorsqu’elle contemplait la Divinité avec la clarté intuitive ou l’évidence abstractive, comme je l’ai déjà dit. Mais discernant les actes intérieurs de la connaissance de Dieu qu’avait la très sainte Marie, quoique le seul Seigneur qui les dispensait puisse savoir quand et en quel temps sa très sainte Mère exerçait les uns ou les autres de ces actes, il est cependant certain que son esprit ne fut jamais oisif sans cesser un seul instant de toute sa vie, depuis le premier de sa Conception, car elle ne perdit jamais Dieu de vue, parce que si sa foi était suspendue, c’était parce qu’elle jouissait de la vue claire ou évidente de la Divinité par une science infuse très sublime : et si le Seigneur lui cachait cette connaissance, la foi entrait en opérant ; et dans la succession et la vicissitude de ces actes il y avait une harmonie parfaite dans l’entendement de la très sainte Marie, à l’attention de laquelle le Seigneur conviait les esprits angéliques, selon ce qu’il dit dans les Cantiques, chapitre VIII : Ô toi qui habites dans les jardins, les amis t’écoutent, fais-moi entendre ta voix 31.
496. Dans l’efficacité ou intensité qu’elle avait, la foi de cette auguste Princesse excédait tous les apôtres, les prophètes et les saints ensemble, et elle arriva au suprême degré qui peut se trouver dans une pure créature. Et elle surpassa non seulement tous les croyants, mais elle eut la foi qui manqua à tous les infidèles qui n’ont point cru, et ils eussent pu être tous éclairés par la foi de la très sainte Marie. Sa foi demeura en elle de telle sorte par cette efficacité, qu’elle resta ferme, immobile et constante lorsque les apôtres défaillirent dans le temps de la passion, et si toutes les tentatives, les tromperies, les erreurs et les faussetés du monde avaient été jointes ensemble, elles n’eussent pu empêcher ni troubler la foi invincible de la Reine des fidèles. La fondatrice de la foi et la Maîtresse de tous les croyants eût vaincu toutes ces erreurs et contre toutes elle fût sortie victorieuse et triomphante.
497. La clarté ou intelligence avec laquelle elle croyait explicitement toutes les vérités divines ne peut être expliquée par des paroles sans l’obscurcir. La très sainte Marie savait tout ce qu’elle croyait, et elle croyait tout ce qu’elle savait ; parce que la science infuse théologique des mystères de la foi et leur intelligence furent, dans cette très sage Vierge Mère, dans le degré le plus sublime possible en une pure créature. Elle avait cette science en acte et une mémoire d’ange, sans oublier ce qu’elle avait une fois appris, et elle usait toujours de cette puissance et de ces dons pour croire profondément, sauf lorsque par la disposition divine le Seigneur ordonnait que sa foi fût suspendue par d’autres actes, comme je l’ai déjà dit. Et hormis d’être dans l’état de compréhenseur, elle avait dans celui de voyageuse pour croire et pour connaître Dieu, l’intelligence la plus sublime et la plus immédiate, dans la sphère de la foi, avec la connaissance claire de la Divinité ; et par cette intelligence elle surpassait l’état de tous les voyageurs, étant elle seule dans une autre classe et un autre état de voyageuse auquel nul autre ne put arriver.
498. Et si lorsque la très sainte Marie exerçait les habitudes de foi et d’espérance, ayant l’état qui lui était le plus ordinaire et le plus inférieur, elle y surpassait tous les anges et les saints et elle les devançait dans les mérites en aimant plus qu’eux, combien ne devait-elle pas opérer, mériter et aimer lorsqu’elle était élevée par la puissance divine à des bienfaits et à un état plus sublime de la vision béatifique ou de la connaissance claire de la Divinité ? Les forces manqueraient à l’entendement angélique pour le pénétrer et le comprendre, combien plus une femme terrestre manquera-t-elle de paroles pour l’expliquer ? Je voudrais au moins que tous les mortels connussent la valeur et le prix de cette vertu de la foi, en la considérant dans ce divin exemplaire où elle arriva aux derniers termes de sa perfection, et où elle prit adéquatement la fin pour laquelle elle avait été fabriquée. Que les infidèles, les hérétiques, les païens et les idolâtres s’approchent de la Maîtresse de la foi, la très sainte Marie, afin d’être illuminés dans leurs tromperies et leurs ténébreuses erreurs, et ils trouveront le chemin assuré qui conduit à la fin dernière pour laquelle ils ont été créés. Que les catholiques s’en approchent aussi et qu’ils connaissent l’abondante récompense de cette excellente vertu et qu’ils demandent au Seigneur comme les apôtres de leur augmenter la foi 32, non pour arriver à celle de la très sainte Marie, mais pour l’imiter et la suivre ; puisqu’elle nous enseigne par sa foi la vraie manière de la pratiquer nous aussi, et elle nous donne l’espérance fondée d’y réussir par ses mérites très sublimes.
499. Saint Paul appela le patriarche Abraham père de tous les croyants 33, parce que ce fut lui qui reçut d’abord les promesses du Messie et il crut tout ce que Dieu lui promit, croyant et espérant contre toute espérance 34. Et pour conclure ce chapitre je dis que, comme notre Rédempteur et Maître Jésus-Christ était compréhenseur et que son âme très sainte jouissait de la gloire souveraine et de la vision béatifique, il n’avait point la foi et il ne pouvait pas en user, ainsi il ne pouvait pas être maître de cette vertu par ses actes. Mais ce que le Seigneur ne pouvait pas faire par lui-même, il le fit par sa très sainte Mère, en la constituant Fondatrice, Mère et Exemplaire de la foi de son Église de l’Évangile, et afin que cette auguste Dame et Reine soit singulièrement juge qui assiste avec son très saint Fils au jour du jugement universel pour juger ceux qui n’auront point cru, après qu’elle leur aura donné cet exemple dans le monde.
Doctrine de la Mère de Dieu notre Souveraine
501. Ma fille, le trésor inestimable de la vertu de la foi divine est caché aux mortels qui n’ont que des yeux charnels et terrestres, parce qu’ils ne savent pas donner l’appréciation et l’estime que demande ce don et ce bienfait d’une valeur si incomparable. Sache, ma chérie, et considère qu’est-ce que le monde a été sans la foi, et qu’est-ce qu’il serait encore aujourd’hui si mon très saint Fils ne la conservait. Combien d’hommes que le monde a célébrés comme grands, puissants et sages qui se sont précipités des ténèbres de leur infidélité en des péchés abominables et de là dans les ténèbres éternelles de l’enfer, parce que la lumière de la foi leur avait manqué ! Combien de royaumes et de provinces qui ont élevé des aveugles, et qui élèvent encore aujourd’hui après eux d’autres plus aveugles, jusqu’à ce qu’ils tombent tous dans les puits des peines éternelles ! Après ceux-ci viennent les mauvais fidèles, les peu croyants qui, ayant reçu cette grâce et ce bienfait de la foi, vivent avec elle comme s’ils ne l’avaient point dans leurs âmes.
502. N’oublie point, mon amie, d’avoir de la gratitude pour cette perle précieuse que le Seigneur t’a donnée, comme arrhes et lien des épousailles qu’il a célébrées avec toi pour t’attirer au giron de la sainte Église et ensuite à l’éternelle vision béatifique. Exerce toujours cette vertu de la foi puisqu’elle te place près de la dernière fin vers laquelle tu chemines et de l’objet que tu désires et que tu aimes ; c’est elle qui luit dans les ténèbres de la vie mortelle des voyageurs ; c’est elle qui enseigne le chemin assuré de la félicité éternelle ; c’est elle qui les mène sûrement à la possession de leur patrie vers laquelle ils devraient marcher s’ils n’étaient point morts par l’infidélité et les péchés. C’est elle qui excite les autres vertus, qui sert d’aliment au juste et qui le soutient dans ses travaux. C’est elle qui confond et intimide les infidèles et les tièdes fidèles négligents dans les bonnes œuvres ; car elle leur manifeste leurs péchés dans cette vie et le châtiment qui les attend dans l’autre. La foi est puissante pour tout, puisque rien n’est impossible au croyant 35, au contraire, il peut tout et il obtient tout. Elle illustre et ennoblit l’entendement humain, puis elle le redresse afin qu’il n’erre point dans les ténèbres de son ignorance naturelle, et elle l’élève au-dessus de lui-même, afin qu’il voie et entende avec une certitude infaillible tout ce à quoi il ne pouvait arriver par ses propres forces, et il le croit aussi sûrement que s’il le voyait avec évidence : et elle le dépouille de cette grossière rusticité par laquelle l’homme ne croit que ce qu’il peut comprendre lui-même avec sa faible capacité, étant si peu de chose et si limité tant que l’âme vit dans la prison du corps corruptible, assujettie dans l’entendement à l’usage grossier des sens. Estime donc, ma fille, cette précieuse marguerite de la foi catholique que Dieu t’a donnée, garde-la et exerce-la avec estime et révérence.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Voir Suarez, in 3 p., q. 37, disp. 19, sect. 7.
b. Numéros 228 et 236.
c. Infra, II, 119 et 133.
d. I, Numéros 230, 379, 382.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE VII
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SOMMAIRE. – 503. L’espérance surnaturelle. – 504. Son objet. – 505. D’où provient le désespoir. – 506. L’espérance de Marie. – 507. Proportionnée à sa gloire future. – 508. Étendue de ses actes. – 509. Marie Mère de la sainte espérance. – 510. Mère de l’Église. – 511. Ses deux ailes pour voler à Dieu. – 512. Exhortation. – 513. Châtiments de ceux qui pèchent contre l’espérance.
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503. L’espérance vient après la vertu de la foi, à laquelle elle est ordonnée, car si le Dieu très-haut répand en nous la lumière de la foi divine par laquelle nous arrivons tous sans distinction et sans retard à la connaissance infaillible de la Divinité, de ses promesses, c’est afin que le connaissant comme notre félicité et notre dernière fin, et connaissant aussi les moyens pour nous élever à lui, nous nous élevions dans un désir véhément de l’obtenir chacun pour soi. Ce désir que suit comme effet l’effort pour arriver au souverain Bien s’appelle espérance, dont l’habitude nous est infuse dans le baptême en notre volonté qui est appelée appétit raisonnable, parce que c’est à elle qu’il appartient d’appéter la félicité éternelle comme son intérêt et son plus grand bien, et aussi de s’efforcer avec la grâce divine de l’obtenir et de vaincre les difficultés qui se présentent dans cette lutte.
504. On connaît combien l’espérance est une vertu excellente en ce qu’elle a Dieu pour objet comme dernier et souverain bien ; quoiqu’elle le regarde et le cherche comme absent, mais comme pouvant se l’acquérir par le moyen des mérites de Jésus-Christ, et des œuvres que fait celui qui espère. Les actes et les opérations de cette vertu se règlent par la lumière de la foi divine et de la prudence particulière avec lesquelles nous nous appliquons à nous-mêmes les promesses infaillibles du Seigneur : et avec cette règle l’espérance infuse opère en se maintenant dans le milieu raisonnable entre les vices contraires du désespoir et de la présomption, afin que l’homme ne présume point obtenir la gloire éternelle avec ses forces ou sans faire des œuvres pour la mériter ; et s’il faut faire ces œuvres qu’il ne craigne point non plus et qu’il ne perde point confiance de l’obtenir comme le Seigneur le lui assure et le lui promet. Et cette sécurité générale et commune à tous, enseignée par la foi divine, l’homme qui espère se l’applique par le moyen de la prudence et du sain jugement qu’il fait de lui-même pour ne point défaillir ni désespérer.
505. Et d’ici l’on connaît que le désespoir peut venir de ne point croire ce que la foi nous promet ; ou en cas que l’on croie, de ne point s’appliquer à soi-même la certitude des promesses divines jugeant avec erreur qu’on ne peut les obtenir. L’espérance assurée procède entre ces deux périls, supposant et croyant que Dieu ne me refusera pas à moi ce qu’il promet à tous, et que la promesse ne fût pas absolue, mais sous la condition que je travaille de mon côté et que je tâche de le mériter autant qu’il me sera possible avec la faveur de la grâce divine, car si Dieu fit l’homme capable de sa vue et de sa gloire éternelles, il n’était pas convenable qu’il arrivât à une telle félicité par le mauvais usage des mêmes puissances avec lesquelles il devait jouir de lui, qui sont les péchés, mais en en usant avec proportion à la fin vers laquelle il s’achemine avec elles. Et cette proportion consiste dans le bon usage des vertus, avec lesquelles l’homme se dispose à jouir du souverain Bien, en le cherchant dès qu’il le peut en cette vie par la connaissance de Dieu et son amour.
506. La très sainte Marie eut cette vertu de l’espérance dans le suprême degré de perfection possible en soi et en tous ses effets et circonstances ou conditions ; parce que le désir et l’effort pour obtenir la dernière fin de la vue et de la fruition divines eurent en elle de plus grandes causes que dans toutes les autres créatures ; et cette très fidèle et très prudente Dame n’empêchait point ses effets ; au contraire, elle les exécutait avec la souveraine perfection possible à une pure créature ; Son Altesse n’eut pas seulement la foi infuse des promesses du Seigneur, à laquelle, étant comme elle fut la plus grande, correspondait aussi proportionnément la plus grande espérance ; mais outre la foi, elle eut la vision béatifique en laquelle elle connut par expérience la vérité et la fidélité infinies du Seigneur. Et bien qu’elle n’usât point de l’espérance lorsqu’elle jouissait de la vue et de la possession de la Divinité, néanmoins lorsqu’elle était revenue à l’état ordinaire, le souvenir du souverain Bien dont elle avait joui l’aidait pour l’espérer et le désirer avec une plus grande force et un plus grand effort : et ce désir était un genre de nouvelle et singulière espérance dans la Reine des vertus.
507. L’espérance de la très sainte Marie eut aussi une autre cause pour être plus grande et plus élevée que l’espérance de tous les fidèles ensemble ; parce que la gloire de cette auguste Reine, qui est l’objet principal de l’espérance, fut au-dessus de toute la gloire des anges et des saints ; et conformément à la connaissance de tant de gloire que le Très-Haut lui donna, elle eut la souveraine espérance et la plus grande affection de l’obtenir. Et afin qu’elle arrivât au suprême degré de cette vertu, en espérant dignement tout ce que le bras puissant de Dieu voulait opérer en elle, elle fut prévenue de la lumière suprême de la foi, avec les habitudes, les secours et les dons proportionnés et un mouvement spécial de l’Esprit-Saint. Et ce que nous disions de la souveraine espérance qu’elle eut de l’objet principal de cette vertu, se doit entendre des autres objets qui s’appellent secondaires ; parce que les dons, les mystères, les bienfaits qui furent opérés dans la Reine du ciel furent si grands que le bras du Dieu tout-puissant ne peut s’étendre davantage (a). Et comme cette grande Souveraine devait les recevoir moyennant la foi et l’espérance des promesses divines en se proportionnant avec ces vertus pour les recevoir, il était nécessaire pour cela que sa foi et son espérance fussent les plus grandes possibles en une pure créature.
508. Et si, comme je l’ai dit en parlant de la foi (b), la Reine du ciel eut la connaissance et la foi explicite de toutes les vérités révélées, de tous les mystères et de toutes les œuvres du Très-Haut, et si les actes de l’espérance correspondaient aux actes de la foi, qui pourra comprendre, hors le même Seigneur, quels furent les actes d’espérance de cette Maîtresse des vertus, puisqu’elle connut tous les mystères de sa propre gloire et de sa félicité éternelle, et ceux qui devaient s’opérer en elle et dans le reste de l’Église de l’Évangile par les mérites de son très saint Fils. Dieu eût formé cette vertu pour Marie seule, sa Mère, et pour elle il l’eût donnée comme il la donna à tout le genre humain, comme nous l’avons dit auparavant de la vertu de la foi (c).
509. Pour cette raison, l’Esprit-Saint l’appela Mère du bel amour 36 et de la sainte espérance, car elle conçut et enfanta avec son concours spécial et son opération cette vertu pour les fidèles de l’Église. Et il fut comme conséquent et annexé à son office de Mère de Jésus-Christ Notre-Seigneur d’être Mère de la sainte espérance, puisqu’elle connut qu’elle nous donnait en son très saint Fils toute notre sûre espérance. Et la très sainte Reine eut par ces conceptions et ces enfantements un certain genre de domaine et d’autorité sur la grâce et les promesses du Très-Haut qui devaient être accomplies par la mort de notre Rédempteur Jésus-Christ, Fils de Marie ; car cette Dame nous donna tout cela quand, moyennant sa volonté libre, elle conçut et enfanta le Verbe Incarné et en lui toutes nos espérances. En quoi s’accomplit légitimement ce que dit l’Époux : Emissiones tuae Paradisus 37. Tes émissions furent un Paradis, car tout ce qui sortit de cette Mère de la grâce fut pour nous félicité, paradis et espérance certaine de l’obtenir.
510. L’Église avait en Jésus-Christ un Père céleste et véritable qui l’engendra et la fonda et qui l’enrichit, par ses mérites et ses travaux, de grâces, d’exemples et de doctrine, comme il convenait à un tel Père et Auteur de cette œuvre admirable : il semble qu’il convenait à sa perfection qu’elle eût aussi une Mère bonne et amoureuse qui élevât sur son sein ses petits enfants avec ses prières, ses douces caresses et son affection maternelle, et qu’elle les alimentât d’une nourriture douce et tendre lorsque à cause de leur petitesse ils ne peuvent supporter le pain des robustes et des forts. Cette douce Mère fut la très sainte Marie qui commença dès la primitive Église à leur donner le doux lait de la lumière et de la doctrine comme pieuse Mère, lorsque la loi de grâce naissait dans ces tendres enfants 38 ; et elle continuera cet office jusqu’à la fin du monde par ses prières en faveur des nouveaux enfants que Notre Seigneur Jésus-Christ engendre chaque jour par les mérites de son sang et par les prières de la Mère de miséricorde. Ils naissent par elle, elle les élève et les nourrit : et elle est notre douce Mère, notre vie et notre espérance, l’original de celle que nous avons, l’exemplaire que nous imitons, espérant obtenir par son intercession la félicité éternelle que son très saint Fils nous mérita et les secours qu’il nous communique par elle, afin que nous l’obtenions.
Doctrine de la très sainte Marie
511. Ma fille, par les deux vertus de foi et d’espérance, comme par deux ailes d’un vol infatigable, mon esprit s’élevait cherchant l’interminable et souverain Bien jusqu’à ce que j’arrivasse à me reposer dans l’union de son intime et parfait amour. Je jouissais et goûtais souvent de sa fruition et de sa claire vue ; mais comme ce bienfait n’était pas continuel à cause de mon état de voyageuse, l’exercice de la foi et de l’espérance l’était ; car comme elles restaient en dehors de la vision et de la possession, je les trouvais aussitôt dans mon esprit et je ne mettais point d’autre intervalle dans leurs opérations. Et l’entendement créé ne peut comprendre adéquatement à cause de sa faiblesse les effets qu’elles causaient dans mon esprit pour arriver à la possession éternelle de la fruition divine ; mais celui qui méritera de jouir de la vue de Dieu dans le ciel le connaîtra en lui avec une éternelle louange.
512. Et toi, ma très chère, puisque tu as reçu tant de lumière sur l’excellence de cette vertu et des œuvres que j’exerçais avec elle, travaille à m’imiter sans cesse selon les forces de la grâce divine. Renouvelle toujours dans ta mémoire les promesses du Très-Haut, et confères-en avec la certitude de la foi que tu as de sa vérité, élève ton cœur avec un désir ardent, soupirant pour les obtenir ; et avec cette ferme espérance tu peux te promettre d’arriver par les mérites de mon très saint Fils à être l’habitante de la céleste patrie et la compagne de tous ceux qui y contemplent la face du Très-Haut avec une gloire immortelle. Et si tu élèves ton cœur du terrestre avec cette aide que tu as et si tu poses ton esprit fixé dans le bien immuable pour qui tu soupires, toutes les choses visibles te deviendront pesantes et incommodes et tu les jugeras viles et méprisables, et tu ne pourras rien désirer hors de ce très aimable et très délectable objet de tes désirs. Cette ardeur de l’espérance fut en moi comme en celle qui l’avait cru par la foi et goûté par l’expérience, ce qu’aucune langue ni aucune parole ne peuvent dire ni expliquer.
513. Outre cela, afin que tu t’y portes davantage, considère avec une douleur intime et déplore le malheur de tant d’âmes qui sont les images de Dieu, capables de sa gloire et qui sont privées par leurs péchés de l’espérance véritable d’en jouir. Si les enfants de la sainte Église faisaient trêve à leurs vaines pensées et s’ils s’arrêtaient à peser le bienfait de Dieu de leur avoir donné la foi et l’espérance infaillibles, les séparant des ténèbres et les marquant de cette devise sans qu’ils l’aient mérité, pendant qu’il laisse perdue l’infidélité aveugle, ils rougiraient sans doute de leur honteux oubli et ils se reprocheraient leur grossière ingratitude. Mais qu’ils se détrompent, parce que des tourments plus formidables les attendent ; et ils sont plus horribles à Dieu et à ses saints à cause du mépris qu’ils font du sang répandu de Jésus-Christ en vertu duquel ces bienfaits leur ont été accordés ; et ils méprisent le fruit de la vérité comme si c’était des fables, courant tout l’espace de leur vie sans s’arrêter un jour, et plusieurs même une heure, dans la considération de leurs obligations et de leur danger. Pleure, ô âme, cette perte lamentable, travaille selon tes forces, et demandes-en le remède à mon très saint Fils et crois que quelque sollicitude et quelque effort que tu y mettes, tout cela te sera bien compensé par sa Majesté.
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NOTES EXPLICATIVES
a. De puissance ordonnée.
b. Numéro 497.
c. Numéro 489.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE VIII
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De la Vertu de la Charité de la très sainte Marie notre Souveraine.
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SOMMAIRE. – 514. Éloges de la charité. – 515. Dieu en a pris le nom. – 516. La charité de Dieu modèle de la nôtre. – 517. Exemple du soleil. – 518. Qualités de la charité incréée. – 519. Celle de Marie. – 520. Elle rend meilleurs ceux qu’elle aime. – 521. Sa charité surpasse celle de toutes les autres créatures. – 522. La charité procure le bien de tous. – 523. Elle est mère du bel amour. – 524. Excellence de sa charité. – 525. Nous devons à Marie le commandement de la charité. – 526. Exhortation. – 527. Indices et effets de la charité. – 528. Elle active, elle purifie, elle féconde. – 529. Exercice de la charité. – 530. Signes pour reconnaître la vraie charité.
514. La vertu surexcellente de la charité est la souveraine, la reine, la mère, l’âme, la vie et la beauté de toutes les autres vertus. C’est elle qui les gouverne toutes, qui les meut et les achemine à leur véritable et dernière fin. Elle les engendre dans leur être parfait, elle les augmente et les conserve, les illustre et les orne, et elle leur donne la vie et l’efficacité. Et si toutes les autres causent dans la créature quelque perfection et quelque ornement, la charité est celle qui les leur donne à elles et qui les perfectionne, car sans la charité elles sont toutes laides, obscures, languissantes, mortes et sans profit, n’ayant point de mouvement parfait de vie ni de sentiment. La charité est bénigne 39, patiente, très douce, sans émulation, sans envie, sans offense ; elle ne s’approprie rien, elle distribue tout, elle cause tous les biens, et elle ne consent à aucun des maux autant qu’il est de son côté ; car elle est la plus grande participation du véritable et souverain Bien. Ô vertu des vertus, et somme des trésors du ciel, Toi seule tu as les clefs du Paradis, tu es l’aurore de la lumière éternelle, le soleil du jour de l’éternité, le feu qui purifie, le vin qui enivre, donnant un nouveau sentiment, un nectar qui réjouit, une douceur qui rassasie sans dégoût, un tabernacle où l’âme se repose, et un lien si étroit qui nous fait un avec Dieu même 40, de la manière que le sont le Père éternel avec le Fils et tous les deux avec l’Esprit-Saint.
515. À cause de la noblesse incomparable de cette Reine des vertus, le Seigneur Dieu voulut, selon notre manière de concevoir, s’honorer de son nom, ou bien l’honorer elle-même en s’appelant Charité 41, comme le dit saint Jean. L’Église catholique a plusieurs raisons pour attribuer, d’entre les perfections divines, la puissance au Père, la sagesse au Fils et l’amour à l’Esprit-Saint, parce que le Père est principe sans principe, le Fils naît du Père par l’entendement et l’Esprit-Saint procède des deux par la volonté ; mais le nom de Charité, et cette perfection, le Seigneur se l’applique à lui-même sans distinction de personnes, lorsque l’Évangéliste dit de toutes sans distinction Dieu est Charité. Dans le Seigneur, cette vertu est le terme et comme la fin de toutes les opérations ad intra et ad extra, parce que toutes les processions de lui-même se terminent dans l’union de l’amour et de la charité réciproque des trois divines Personnes par laquelle elles ont entre elles un autre lien indissoluble après l’unité de la nature indivisée, en laquelle elles sont un même Dieu. Toutes les œuvres ad extra, qui sont les créatures, naquirent de la charité divine et lui furent ordonnées, afin que, sortant de cette mer immense de la bonté infinie, elles revinssent par la charité et l’amour à leur origine d’où elles sont émanées. Et la vertu de charité a cela de singulier entre toutes les autres vertus et entre tous les autres dons qu’elle est une participation parfaite de la charité divine : elle naît du même principe, elle regarde la même fin et elle se proportionne plus avec la charité de Dieu que toutes les autres vertus. Et si nous appelons Dieu notre espérance, notre patience, notre sagesse, c’est parce que nous les recevons de sa main, et non parce que ces vertus sont en Dieu comme en nous. Mais la charité, nous ne la recevons pas seulement du Seigneur, ni lui ne s’appelle pas seulement Charité parce qu’il nous la communique, mais parce qu’il l’a essentiellement en lui-même, et notre charité découle avec plus de perfection et de proportion qu’aucune autre vertu de cette perfection de Dieu que nous imaginons comme forme et attribut de sa nature divine.
516. La Charité a d’autres conditions admirables de la part de Dieu pour nous ; parce qu’étant le principe qui nous communique tout le bien de notre être, et ensuite le Bien souverain qui est Dieu même, elle vient à être le stimulant et l’exemplaire de notre charité et de notre amour envers le Seigneur, car si nous ne sommes pas excités et mus à l’aimer de savoir qu’il est en lui-même le Bien souverain et infini, nous y serons au moins attirés et obligés de savoir qu’il est notre Souverain Bien. Et si nous ne pouvions ni ne savions l’aimer avant qu’il nous eût donné son Fils unique 42, nous n’avons maintenant ni raison ni excuse pour oser ne pas l’aimer après qu’il nous l’a donné, puis si nous avions une excuse pour ne point savoir gagner le bienfait, nous n’en trouverons aucune pour ne point le reconnaître avec amour après l’avoir reçu sans le mériter.
517. L’exemple que notre charité a dans la charité divine déclare beaucoup l’excellence de cette vertu, quoique je ne puisse que difficilement expliquer en cela mon concept. Lorsque Notre Seigneur Jésus-Christ fondait sa très parfaite loi d’amour et de grâce, il nous enseigna à être parfaits à l’imitation de notre Père céleste qui fait lever son soleil 43 sur les justes et sur les injustes sans distinction. Seul le Fils même du Père éternel pouvait donner une telle doctrine et un tel exemple aux hommes. Entre toutes les créatures visibles, il n’y en a aucune qui nous manifeste comme le soleil la charité divine et qui nous la propose à imiter ; parce que cette très noble planète, par sa propre nature, sans autre délibération que son inclination innée, communique sa lumière de tous côtés et à tous ceux qui sont capables de la recevoir sans distinction et, autant qu’il est de son côté, elle ne la refuse ni ne la suspend à personne, et elle le fait sans être obligée à personne, sans recevoir de bienfait ou de retour dont elle ait besoin et sans trouver dans les choses qu’elle éclaire et réchauffe aucune bonté antécédente qui la meuve et qui l’attire, ni attendre d’autre intérêt si ce n’est de répandre la vertu qu’elle contient en elle, afin que tous y participent.
518. Considérant donc les conditions d’une créature si généreuse, qui ne voit en elle une image de la charité incréée que l’on doit imiter ? Et qui ne sera confus de ne point l’imiter ? Notre charité et notre amour ne peuvent causer aucune bonté dans l’objet qu’il aime, comme le fait la charité incréée du Seigneur ; mais au moins, si nous ne pouvons améliorer ceux que nous aimons, nous pouvons bien les aimer tous sans intérêt de nous améliorer et sans entrer en délibération qui aimer et à qui faire du bien avec espérance de retour. Je ne dis point que la charité n’est pas libre, ni que Dieu fit en dehors de lui quelque œuvre par nécessité naturelle : l’exemple ne s’étend pas à cela : car toutes les œuvres ad extra qui sont celles de la création sont libres en Dieu. Toutefois la volonté ne doit pas forcer ni violenter l’inclination et l’impulsion de la charité ; au contraire, elle doit la suivre à l’imitation du souverain Bien ; car sa nature demandant à se communiquer, la volonté divine ne l’empêche point ; au contraire elle se laissa porter et mouvoir par sa propre inclination à communiquer les rayons de sa lumière inaccessible à toutes les créatures, selon la capacité de chacune pour la recevoir, sans qu’aucune bonté n’ait précédé de notre part, ni aucun service, ni aucun bienfait, et sans espérer ensuite aucun retour, parce qu’il n’a besoin de personne.
519. Ayant donc connu la nature de la charité dans son principe qui est Dieu, où la trouverons-nous hors du même Seigneur dans toute sa perfection possible à une pure créature, sinon en la très sainte Marie, de qui nous pouvons plus immédiatement copier la nôtre. Il est clair que les rayons de cette lumière et de cette charité, sortant du Soleil incréé où elle est sans terme ni fin, vont en se communiquant à toutes les créatures, jusqu’à la plus éloignée avec ordre, taxe et mesure, selon le degré que chacune a de proximité ou de distance de son principe. Et cet ordre marque le comble et la perfection de la divine Providence, parce que sans cet ordre elle serait défectueuse et confuse, et l’harmonie des créatures que Dieu avait créées pour la participation de sa bonté ne serait point parfaite. La première place dans cet ordre après Dieu même devait être occupée par cette âme et cette personne qui fut conjointement Dieu incréé et homme créé ; afin que la souveraine et suprême union de nature fût suivie par la souveraine grâce et la souveraine participation d’amour comme elle a été et comme elle est en Notre Seigneur Jésus-Christ.
520. Le second lieu appartient à sa Mère la très sainte Marie, en qui la charité et l’amour divin se reposèrent d’une manière singulière ; car la charité incréée n’était point satisfaite selon notre manière de concevoir, si elle ne se communiquait pas à une pure créature avec tant de plénitude qu’en elle fussent épilogués l’amour et la charité de toute sa génération humaine et qu’elle pût suppléer seule pour le reste de sa nature pure, et donner le retour possible et participer à la charité incréée sans les manquements et les défauts qu’y mêlent tous les autres mortels infectés du péché. Seule Marie entre toutes les créatures fut élue comme le Soleil de justice (a), afin qu’elle l’imitât dans la charité et qu’elle copiât de lui cette vertu en s’ajustant avec son original. Et seule elle sut aimer plus et mieux que toutes ensemble, aimant Dieu purement, parfaitement, intimement et souverainement pour Dieu et les créatures pour Dieu et comme il les aime. Seule elle suivit adéquatement l’impulsion de la charité et son inclination généreuse, aimant le souverain Bien, sans autre attention, aimant les créatures pour la participation qu’elles ont de Dieu, mais non point pour le retour et la rétribution. Et pour imiter en tout la charité incréée, Marie seule put et sut aimer pour améliorer celui qui est aimé : puisqu’avec son amour elle opéra de telle sorte qu’elle améliora le ciel et la terre en tout ce qui a l’être, hors Dieu même.
521. Et si l’on mettait la charité de cette grande Souveraine dans une balance et celle de tous les hommes et les anges dans l’autre, celle de la très pure Marie pèserait plus que celle de tout le reste des créatures ; puisque toutes ensemble elles n’arrivèrent pas à savoir autant qu’elle seule de la nature et de la condition de la charité de Dieu, et conséquemment Marie seule sut l’imiter avec une perfection adéquate au-dessus de toute la nature de pures créatures intellectuelles (b). Et dans cet excès d’amour et de charité elle satisfit et elle correspondit à la dette de l’amour infini du Seigneur envers les créatures, tout autant qu’il pouvait leur être demandé, n’ayant point à être d’une équivalence infinie ; parce que cela n’était pas possible. Et comme l’amour et la charité de l’âme très sainte de Jésus-Christ eut quelque proportion avec l’union hypostatique dans le degré possible, ainsi la charité de Marie eut une autre proportion avec le bienfait du Père Éternel de lui avoir donné son très saint Fils, afin qu’elle fût conjointement sa Mère et qu’elle le conçût et l’enfantât pour le remède du monde.
522. D’où nous comprendrons que le bien et la félicité des créatures vient à se résoudre d’une certaine manière dans la charité et l’amour que la très sainte Marie eut pour Dieu. Elle fit que cette vertu, cette participation de l’amour divin fût parmi les créatures dans sa dernière et souveraine perfection. Elle paya entièrement cette dette pour tous lorsque tous n’arrivent point à faire la due compensation et ils n’arrivent pas à la connaître. Avec cette charité très parfaite, elle sollicita le Père Éternel, de la manière possible, de lui donner son très saint Fils pour elle et pour tout le genre humain ; parce que si la très pure Marie eût moins aimé, et si sa charité eût eu quelque défaut, il n’y aurait pas eu de disposition dans la nature pour que le Verbe s’incarnât ; mais se trouvant parmi les créatures quelqu’une qui fut arrivée à imiter la charité divine dans un degré si suprême, il était comme conséquent que le même Dieu descendît en elle, comme il le fit.
523. L’Esprit-Saint renferma tout cela en l’appelant Mère du bel amour et de la belle dilection 44, lui attribuant ces paroles comme je l’ai dit de la sainte espérance dans sa manière. Marie est la Mère de celui qui est notre très doux amour Jésus-Christ, notre Seigneur et Rédempteur, très beau au-dessus de tous les enfants des hommes, par sa Divinité d’une beauté infinie et incréée, et par son humanité qui n’eut ni péché ni artifice 45, et il ne lui manqua aucune des grâces que la Divinité put lui communiquer. Elle est aussi la Mère du bel amour ; parce que seule elle engendra dans son esprit l’amour et la charité parfaite et la très belle dilection que toutes les créatures ne surent point engendrer avec toute sa beauté et sans aucune faute, et qui put s’appeler absolument beau. Elle est la Mère de notre amour ; parce qu’elle nous l’attira au monde, elle nous le gagna et elle nous enseigna à le connaître et à l’opérer ; car sans la très pure Marie il n’y avait point d’autre pure créature ni dans le ciel ni sur la terre de qui les hommes et les anges pouvaient être disciples du bel amour. Et ainsi tous les saints sont comme des rayons de ce soleil et comme des ruisseaux qui sortent de cette mer, et ils savent d’autant plus aimer qu’ils participent davantage à l’amour et à la charité de la très sainte Marie, et qu’ils l’imitent et la copient en s’ajustant à elle.
524. Les causes de cette charité et cet amour de notre Princesse Marie furent la profondeur de sa très sublime connaissance et de sa sagesse, tant par la foi infuse et l’espérance que par les dons de l’Esprit-Saint, de science, d’entendement et de sagesse, et surtout par les visions intuitives et les visions abstractives qu’elle eut de la divinité. Par tous ces moyens elle arriva à la connaissance très sublime de la Charité incréée et elle la but dans sa propre source ; et comme elle connut que Dieu devait être aimé pour lui-même et la créature pour Dieu, ainsi elle l’exécuta et l’opéra avec un amour très intense et très fervent. Et comme la puissance divine ne trouvait point d’empêchement ni d’obstacle de faute ou d’inadvertance, d’ignorance ou d’imperfection ou de retard dans la volonté de cette Reine, elle put opérer tout ce qu’elle voulut et ce qu’elle ne fit point avec les autres créatures, parce qu’aucune autre n’eut la disposition de la très sainte Marie.
525. Tel fut le prodige de la puissance divine, le plus grand essai et le plus grand témoignage de sa charité incréée en une pure créature et le dégagement de ce grand précepte naturel et divin : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toutes tes forces 46, car Marie seule dégagea toutes les créatures de cette obligation et cette dette qu’elles ne savent ni ne peuvent payer entièrement en cette vie et avant de voir Dieu. Cette Souveraine l’accomplit plus parfaitement (c), étant voyageuse, que les séraphins mêmes étant compréhenseurs. Elle dégagea aussi Dieu même à sa manière dans ce précepte, afin qu’il ne demeurât point vide et comme frustré de la part des voyageurs : puisque la très pure Marie seule le sanctifia et l’accomplit pour tous, suppléant abondamment à tout ce qui leur manqua. Et si Dieu n’avait pas eu Marie notre Reine présente pour intimer aux mortels ce commandement de tant d’amour et de charité, il eût pu ne pas le poser dans cette forme ; mais pour cette Dame seulement il se complut à le poser et nous lui devons tant le commandement de la parfaite charité que son accomplissement adéquat.
526. Ô Mère très douce et très belle de la belle dilection et de la sainte charité ! que toutes les nations te connaissent, que toutes les générations te bénissent, que toutes les créatures te louent et t’exaltent ! Tu es seule la Parfaite, la Bien-Aimée et l’Élue pour ta mère 47, la charité incréée ; elle te forma unique et choisie comme le soleil pour resplendir en ton très parfait et très bel amour. Approchons tous, misérables enfants d’Ève, de ce soleil, afin qu’il nous éclaire et nous réchauffe. Approchons de cette Mère, afin qu’elle nous régénère dans l’amour. Approchons de cette Maîtresse, afin qu’elle nous enseigne à avoir l’amour, la belle dilection et la charité sans défaut. Le mot amour veut dire une affection qui se complaît et se repose dans le Bien-Aimé. La dilection veut dire une œuvre de quelque élection et une séparation de l’objet que l’on aime d’avec tout le reste : et la charité veut dire, outre tout cela, une estime et une appréciation intime du Bien-Aimé. La Mère de ce bel amour nous enseignera tout cela, car avec toutes ces conditions l’amour vient à être beau : nous apprendrons d’elle à aimer Dieu pour Dieu, à poser en lui tout notre cœur et toutes nos affections, à le séparer de tout le reste qui n’est pas le souverain Bien, puisque celui qui aime avec Dieu quelque autre chose l’aime moins ; nous apprendrons à l’apprécier et à l’estimer au-dessus de l’or et de tout ce qui est précieux ; puisque tout ce qui est précieux est vil en sa comparaison ; toute beauté est laideur, et tout ce qui est grand et estimable aux yeux charnels devient contemptible et sans aucune valeur. Je parlerai dans le cours de cette Histoire des effets de la charité de la très sainte Marie, et le ciel et la terre en sont remplis : c’est pourquoi je ne m’arrêterai pas à raconter en particulier ce qu’aucune langue ni aucune parole humaine ou angélique ne peuvent exprimer.
Doctrine de la Reine du Ciel.
527. Ma fille, si je désire avec une affection de mère que tu m’imites et me suives dans toutes les autres vertus, dans celle-ci de la charité qui est la fin et la couronne de toutes les autres, je t’intime et te déclare ma volonté, et je veux que tu étendes extraordinairement toutes tes forces pour copier en ton âme avec une plus grande perfection tout ce qu’il t’a été donné de connaître dans la mienne. Allume la lumière de la foi et de la raison pour trouver cette drachme 48 d’une valeur infinie ; considère, examine et pèse dans ton esprit les raisons et les causes infinies qu’il y a en Dieu pour être aimé par-dessus toutes choses ; et afin que tu comprennes comment tu dois l’aimer avec la perfection que tu désires, voici les signes et comme les effets de l’amour pour connaître s’il est en toi parfait et véritable : – si tu penses à Dieu continuellement ; si tu accomplis ses commandements et ses conseils sans ennui ni dégoût ; si tu crains de l’offenser ; si, l’ayant offensé, tu tâches aussitôt de l’apaiser ; si tu souffres lorsqu’il est offensé et si tu te réjouis de ce que toutes les créatures le servent ; si tu désires et si tu goûtes de parler continuellement de son amour ; si tu te réjouis de son souvenir et de sa présence ; si tu te contristes de son oubli et de son absence ; si tu aimes ce qu’il aime et si tu abhorres ce qu’il abhorre ; si tu tâches d’attirer tout le monde à son amitié et à sa grâce ; si tu le pries avec confiance ; si tu reçois ses bienfaits avec reconnaissance ; si tu ne les perds point et si tu les tournes à son honneur et à sa gloire ; si tu travailles à éteindre en toi-même les mouvements des passions qui te retardent ou qui empêchent tes affections d’amour et tes œuvres de vertu.
528. Ces effets et d’autres sont comme des indices de la charité qui est dans l’âme avec plus ou moins de perfection. Et surtout, quand elle est robuste et enflammée, elle ne souffre point d’oisiveté dans les puissances ni elle ne consent à aucune tache dans la volonté, parce qu’aussitôt elle les purifie et les consume toutes ; et elle n’a point de repos jusqu’à ce qu’elle goûte la douceur du souverain Bien qu’elle aime ; car sans lui, elle est défaillante, elle est blessée et malade, altérée de ce vin qui enivre 49 le cœur, et qui cause l’oubli de tout ce qui est terrestre, contemptible et momentané. Et comme la charité est la mère et la racine de toutes les autres vertus, on sent aussitôt sa fécondité dans l’âme où elle vit et demeure ; car elle l’orne et la remplit des habitudes des autres vertus qu’elle engendre par des actes répétés, comme le signifie l’Apôtre 50. Et l’âme qui est dans la charité a non-seulement les effets de cette vertu avec laquelle elle aime le Seigneur, mais, étant dans la charité, elle est aimée de Dieu même : elle reçoit de l’amour divin cet effet réciproque que Dieu est dans celui qui aime, et le Père, le Fils et l’Esprit-Saint viennent y vivre comme dans leur temple ; bienfait si souverain qu’on ne peut le reconnaître par aucun terme ni aucun exemple dans la vie mortelle.
529. L’ordre de cette vertu est d’abord d’aimer Dieu qui est au-dessus de la créature et ensuite de s’aimer soi-même, puis d’aimer ce qui est le plus près de soi, qui est son prochain. On doit aimer Dieu de tout son entendement sans erreur, de toute sa volonté sans artifice ni division, de tout son esprit sans oubli, de toutes ses forces sans retard, sans tiédeur et sans négligence. Le motif que la charité a d’aimer Dieu et tout le reste à quoi elle s’étend est Dieu même ; car il doit être aimé pour lui-même qui est le bien infiniment saint et parfait. Et aimant Dieu pour ce motif, il est conséquent que la créature s’aime elle-même et le prochain comme elle-même ; car ni elle ni son prochain ne s’appartiennent pas autant à eux-mêmes qu’ils appartiennent au Seigneur, de la participation duquel ils reçoivent l’être, la vie et le mouvement : et celui qui aime véritablement Dieu pour ce qu’il est aime aussi tout ce qui est de Dieu et ce qui a quelque participation de sa bonté. Pour cela, la charité regarde le prochain comme œuvre et participation de Dieu, et elle ne fait point de distinction entre ami et ennemi, parce qu’elle regarde seulement ce qu’ils ont de Dieu et qu’ils sont sa chose, et cette vertu ne fait pas attention à ce que la créature a d’ami ou d’ennemi, de bienfaiteur ou de malfaiteur : elle distingue seulement entre celui qui a plus ou moins de participation de la bonté infinie du Très-Haut et, avec l’ordre dû, elle les aime tous en Dieu et pour Dieu.
530. Tout le reste que la créature aime pour d’autres fins et d’autres motifs, en espérant quelque intérêt ou quelque avantage ou retour, ou bien ce qu’elles aiment avec un amour de concupiscence désordonnée ou avec un amour humain et naturel, et lors même que ce serait avec un amour vertueux et bien ordonné, tout cela n’appartient pas à la charité infuse. Et comme il est ordinaire dans les hommes de se mouvoir pour ces biens particuliers et ces fins intéressées et terrestres, pour cela il en est très peu qui considèrent, qui embrassent et qui connaissent la noblesse de cette généreuse vertu, et qui l’exercent avec sa due perfection ; puisqu’ils cherchent et invoquent Dieu même pour des biens temporels, ou pour le bénéfice ou le goût spirituel. Je veux, ma fille, que tu détournes ton cœur de tout cet amour désordonné et que la seule charité bien ordonnée à laquelle le Seigneur a incliné tes désirs vive en toi. Et si je t’ai répété tant de fois que cette vertu est la plus belle et la plus agréable, celle qui est digne d’être chérie et estimée de toutes les créatures, étudie beaucoup pour la connaître, et l’ayant connue, achète cette précieuse marguerite en oubliant et en éteignant dans ton cœur tout amour qui n’est pas de la charité très parfaite. Tu ne dois aimer aucune créature que pour Dieu seul et pour ce que tu reconnais en elle qui te le représente et comme sa chose, de la manière que l’épouse aime tous les serviteurs et les domestiques de la maison de son époux, parce qu’ils lui appartiennent ; et si par oubli tu aimes quelque créature sans considérer Dieu en elle, et si tu ne l’aimes pas pour ce Seigneur, sache que tu ne l’aimes pas avec charité, ni comme je le veux de toi et comme le Très-Haut te l’a commandé. Tu connaîtras aussi si tu les aimes avec charité dans la distinction que tu feras entre ami et ennemi, agréable ou désagréable, courtois et poli plus ou moins, et entre celui qui a ou qui n’a pas les grâces naturelles. La vraie charité ne fait pas toutes ces distinctions, mais bien l’inclination naturelle et les passions des appétits que tu dois gouverner avec cette vertu, les éteignant et les exterminant.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Saint François de Sales écrit de Marie encore voyageuse : « Sa charité surpassait celle des séraphins.... et elle est facile à remarquer et à distinguer entre tous les saints comme le soleil entre les astres. » Théotime, liv. 3, c. 8.
b. Pour comprendre cela, il suffira de considérer l’amour dans ses rapports : 1. de personne, 2. d’intensité. Quant à la personne aimante, il n’y en eut certainement aucune parmi toutes les pures créatures qui ait eu des relations plus étroites et plus intimes avec Dieu que la très sainte Marie. Et cela à cause de sa maternité qui l’a placée, encore voyageuse, au-dessus de tous les hommes et de tous les anges. Seulement de dire qu’elle est Mère de Dieu surpasse toute élévation qui se puisse imaginer après Dieu. Ainsi s’exprime saint Anselme, c’est pourquoi sa personnalité, étant au-dessus de toutes les créatures humaines et célestes et immédiate à Dieu, Marie doit avoir aimé Dieu plus que tous les hommes et les anges. Ceci est confirmé par Suarez dans un raisonnement très solide. In. 3 p. q. 37, a. 4, dis. 18, sect. 4. Quant à l’intensité de l’amour de Marie voyageuse, il n’y a point de doute non plus qu’elle ait pu surpasser l’intensité de l’amour des séraphins mêmes. Il est reçu en théologie que la charité de quelques personnes peut surpasser même en cette vie celle de certains bienheureux jouissant déjà du Paradis. Saint François de Sales le prouve ex-professo dans son Théotime 1. III, c. 7. « Les actes d’amour de la très sainte Vierge étaient proportionnés à sa charité habituelle ; or, nul doute que la charité de Marie encore voyageuse était plus parfaite et plus intense que dans les plus hauts séraphins, puisque les habitudes des vertus sont plus grandes à raison de la plus grande dignité de la personne. » Pour cela, saint Ildefonse écrit : « Le Saint-Esprit pénétra Marie tout entière, il l’embrasa et la consuma comme le feu pénètre et embrase le fer. Orat. I. de Assumpt. Ainsi, confrontant un fer pénétré de feu avec une lampe allumée, nous disons que le fer a plus de feu et plus de chaleur bien que la lampe ait plus de flamme et plus de lumière ; de même comparant Marie avec le plus haut séraphin dans le ciel, nous dirons que celui-ci eut plus de clarté et plus de flamme, mais que Marie voyageuse eut sur la terre plus de charité et plus de chaleur de dilection. »
c. Les actes d’amour appréciatif de Marie envers Dieu étaient tellement parfaits qu’il n’en fut ni n’en sera jamais formé de plus parfaits par les séraphins mêmes. Novat., t. 2, c. 4, 9, 23.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE IX
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De la vertu de la prudence de la très sainte Reine du ciel.
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SOMMAIRE. – 531. La prudence est la première des vertus intellectuelles. – 532. Comment Marie eut cette vertu. – 533. Des trois espèces de prudence. – 534. Leurs définitions. – 535. Mémoire. – 536. Elle est limitée miraculeusement en Marie quant à certaines matières. – 537. Intelligence. – 538. Prévoyance. – 539. Cinq autres parties de la prudence. – 540. Humilité et science de Marie. – 541. Raisonnement prudentiel de Marie. – 542. Son adresse et sa circonspection. – 543. Autres espèces de prudence. – 544. Infuses en Marie. – 545. La prudence monarchique. – 546. Politique et militaire. – 547. Parties potentielles de la prudence. – 548. Exhortation. – 549. Éviter les dangers de l’imprudence.
531. Comme l’intellect précède dans ses opérations la volonté et la dirige dans les siennes, ainsi les vertus qui regardent l’entendement sont avant celles de la volonté. Et quoique l’office de l’entendement soit de connaître la vérité et de la comprendre, et pour cela on pourrait douter si ces habitudes sont des vertus, dont la nature est d’incliner à opérer le bien, il est certain néanmoins qu’il y a des vertus intellectuelles, dont les opérations sont louables et bonnes, étant réglées par la raison et la vérité que l’entendement connaît être son propre bien (a). Et lorsqu’il l’enseigne et le propose à la volonté pour qu’elle le désire, et lorsqu’il lui donne des règles pour le faire, alors l’acte de l’entendement est bon et vertueux dans l’ordre de l’objet théologique, comme la foi, ou moral, comme la prudence qui en entendant dirige et gouverne les opérations des appétits. Pour cette raison, la vertu de la prudence est la première et elle appartient à l’entendement (b), et elle est comme la reine des trois autres vertus morales et cardinales, car avec la prudence leurs opérations sont louables et, sans elle, elles sont vicieuses et blâmables (c).
532. L’auguste Reine Marie eut cette vertu de la prudence dans le suprême degré proportionné à celui des autres vertus que j’ai dit jusqu’à présent et que je dirai plus loin en parlant de chacune ; et à cause de la supériorité de cette vertu, l’Église l’appelle Vierge très prudente, et comme cette première vertu est celle qui gouverne, dirige et commande toutes les œuvres des autres et que, dans tout le discours de cette vie, on traite de celles que la très Sainte Marie pratiquait, ainsi tout le discours sera rempli du peu que je pourrai dire et écrire de cet océan de prudence, puisqu’en toutes ses œuvres, la lumière de cette vertu resplendit avec laquelle elle les gouvernait. Pour cela, je parlerai maintenant plus en général de la prudence de l’auguste Reine, déclarant ses parties et ses conditions, selon la doctrine commune des docteurs et des saints, afin qu’avec cela on la puisse mieux comprendre.
533. Des trois espèces de prudence que l’on appelle, l’une, prudence politique, l’autre prudence purgative, et la troisième prudence de l’esprit purgé ou purifié et parfait, aucune ne manqua à notre Reine dans le suprême degré ; car bien que ses puissances fussent très purifiées, ou, pour mieux dire, elles n’avaient ni péché ni contradiction dans la vertu à purifier, néanmoins elles avaient quelque chose à purifier quant à la nescience naturelle à ôter et aussi pour aller du bon et du saint au très parfait et au très saint. Et cela se doit entendre à l’égard de ses propres œuvres et en les comparant entre elles-mêmes, et non avec celles des autres créatures ; parce qu’en comparaison des autres saints, il n’y eut pas d’œuvres moins parfaites dans cette Cité de Dieu, dont les fondements étaient sur les saintes montagnes 51, mais en elle-même, comme elle allait en croissant dès l’instant de sa Conception dans la charité et la grâce, certaines œuvres qui furent en soi très parfaites et supérieures à toutes celles des saints furent moins parfaites à l’égard d’autres plus hautes auxquelles elle s’élevait.
534. La prudence politique en général est celle qui pense à tout ce qui doit être fait et qui le pèse, le réduisant à la raison et qui ne fait rien qui ne soit très droit et très bon. La prudence purgative est celle qui rejette tout le visible et qui en détache le cœur, afin de le diriger vers la contemplation divine et tout ce qui est céleste. La prudence de l’esprit purgé est celle qui regarde le souverain Bien et qui dirige vers lui toute l’affection pour s’y unir et s’y reposer, comme s’il n’y avait aucune autre chose en dehors de lui. Toutes ces espèces de prudence étaient dans l’entendement de la très sainte Marie pour connaître et discerner sans erreur, et pour diriger et mouvoir sans omission ni retard vers le plus sublime et le plus parfait de ces opérations. Le jugement de cette auguste Dame ne put jamais dicter ni présumer aucune chose en toutes les matières qui ne fut le meilleur et le plus droit. Personne n’arriva comme elle ni ne réussit en effet à éloigner et à détourner de soi tout le mondain et le visible, pour diriger son affection vers la contemplation des choses divines. Et les ayant connues comme elle les connut avec tant de sortes de connaissances, elle était unie de telle sorte au souverain Bien incréé que rien ne l’occupa ni ne l’empêcha de se reposer dans ce centre de son amour.
535. Les parties qui composent la prudence étaient sans doute avec une perfection souveraine en notre Reine. La première est la mémoire, pour avoir présentes les choses passées et expérimentées (d), d’où l`on déduit beaucoup de règles d’agir et d’opérer dans le présent et le futur ; parce que cette vertu traite des opérations en particulier : et comme il ne peut y avoir une règle générale pour toutes, il est nécessaire d’en déduire plusieurs de beaucoup d’exemples et d’expériences ; et pour cela la mémoire est requise. Notre Reine eut cette partie si constante qu’elle ne souffrit jamais le défaut naturel de l’oubli : parce que ce qu’elle avait une fois entendu et compris lui demeurait toujours immobile et présent dans la mémoire. La très pure Marie surpassa dans ce bienfait tout l’ordre de la nature humaine et même celui de la nature angélique ; car Dieu fit en elle un épilogue du plus parfait des deux. Elle eut de la nature humaine tout l’essentiel, et de l’accidentel elle eut le plus parfait et le plus éloigné du péché, et ce qui était nécessaire pour mériter ; et des dons naturels et surnaturels de la nature angélique, elle en eut plusieurs par une grâce spéciale, dans une plus grande hauteur que les anges mêmes. Et l’un de ces dons fut la mémoire fixe et constante, sans pouvoir oublier ce qu’elle apprenait ; et autant elle surpassa les anges dans la prudence, autant elle les surpassa dans cette partie de la mémoire.
536. L’humble pureté de la très sainte Marie limita mystérieusement ce bienfait en un seul point ; car les espèces de toutes les choses ayant à demeurer fixées dans sa mémoire, et parmi elles il était inévitable qu’elle connût plusieurs laideurs et plusieurs péchés des créatures, la très humble et très pure Princesse demanda au Seigneur que le bienfait de sa mémoire ne s’étendît pas à conserver ces espèces plus que ce qui était nécessaire pour l’exercice de la charité fraternelle et des autres vertus envers le prochain. Le Très-Haut lui accorda cette demande, plus en témoignage de sa très candide humilité que pour le danger qu’elle en avait : puisque le soleil n’est pas offensé des immondices que ses rayons touchent, ni non plus les anges ne se troublent point de nos viletés, car tout est pur pour ceux qui sont purs 52. Mais en cette faveur le Seigneur des anges voulut privilégier sa Mère plus qu’eux et conserver seulement dans sa mémoire les espèces de tout ce qui est saint, honnête, pur, et de tout ce qui est le plus aimable à sa pureté et le plus agréable au même Seigneur ; avec tout cela cette âme très sainte était même, de ce côté, plus belle et plus ornée dans sa mémoire des espèces de tout ce qui était le plus pur et le plus désirable.
537. La seconde partie de la prudence s’appelle intelligence (e) et elle regarde principalement ce qui doit se faire dans le présent ; et elle consiste à comprendre profondément et véritablement les raisons et les principes certains des œuvres vertueuses pour les exécuter, c’est-à-dire déduisant de cette intelligence le devoir de pratiquer telles œuvres, tant en ce que l’entendement connaît de l’honnêteté de la vertu en général que de ce que doit faire en particulier celui qui veut agir avec certitude et perfection ; comme lorsque j’ai une profonde intelligence de cette vérité : Tu ne dois faire à personne le tort que tu ne voudrais pas recevoir d’un autre, ensuite tu ne dois point faire à ton frère ce dommage particulier, car il te semblerait mal que lui-même ou quelque autre te le fît à toi-même. La très sainte Marie eut cette intelligence dans un degré d’autant plus élevé que toutes les créatures, qu’elle connut mieux les vérités morales et qu’elle pénétra plus parfaitement leur rectitude infaillible et leur participation de la rectitude divine. Dans son esprit très clair illustré des plus grandes splendeurs de la lumière divine, il n’y avait point d’erreur, d’ignorance, de doute, ni d’opinions (f) comme dans les autres créatures ; parce qu’elle pénétra et comprit en général et en particulier toutes les vérités comme elles sont en elles-mêmes ; spécialement dans les matières pratiques des vertus, et c’est dans ce degré incomparable qu’elle eut cette partie de la prudence.
538. La troisième s’appelle prévoyance et c’est la principale partie de la prudence (g), car le plus important dans la direction des actions humaines est d’ordonner le présent au futur, afin que tout soit gouverné avec rectitude et c’est ce que fait la prévoyance. Notre Reine et Maîtresse eut cette partie de la prudence dans un degré plus excellent, s’il pouvait l’être, que toutes les autres ; car outre la mémoire du passé et la profonde intelligence du présent, elle avait une science et une connaissance infaillibles de plusieurs choses futures auxquelles s’étendait la bonne prévoyance. Et avec cette connaissance et cette lumière infuse, elle prévoyait les choses futures et elle disposait les évènements, de telle sorte qu’aucun ne put être fortuit ni inopiné pour elle. Elle avait prévu, considéré et pesé toutes les choses au poids du sanctuaire de son esprit illustré de la lumière infuse ; et ainsi elle attendait, non avec doute et incertitude comme les autres hommes, les évènements avant qu’ils arrivassent, mais avec une certitude très claire, de sorte que tout trouvait son temps, son lieu et sa conjoncture opportune, afin que tout fût bien gouverné.
539. Ces trois parties de la prudence comprennent les opérations que l’entendement a dans cette vertu, les distribuant selon l’ordre des trois parties du temps, le passé, le présent et le futur. Mais considérant toutes les opérations de cette vertu en tant qu’elle connaît les milieux des autres vertus et qu’elle dirige les opérations de la volonté, selon cette considération, les docteurs et les philosophes ajoutent cinq autres parties et opérations à la prudence, qui sont : la docilité, le raisonnement, la sagacité, la circonspection et la précaution. La docilité est le bon jugement et la bonne disposition de la créature pour être enseignée des plus sages et ne point se croire sage elle-même, ni se fier à son propre jugement et à sa propre sagesse (h). Le raisonnement consiste à discourir avec justesse, déduisant de ce que l’on comprend en général les raisons particulières ou les conseils pour les opérations vertueuses (i). La sagacité est la diligente attention et l’application soigneuse à tout ce qui arrive, comme la docilité à ceux qui nous enseignent, pour faire un jugement droit et tirer des règles de bonne conduite dans nos actions (j). La circonspection est le jugement et la considération des circonstances que l’œuvre vertueuse doit avoir ; parce que la fin bonne ne suffit pas pour qu’elle soit louable, s’il lui manquait les circonstances et l’opportunité requises (k). La précaution veut dire l’attention discrète avec laquelle on doit prévenir et éviter les dangers ou les empêchements qui peuvent arriver avec couleur de vertu ou inopinément, afin qu’ils ne nous trouvent point sans précaution et sans attention (l).
540. Toutes ces parties de la prudence furent dans la Reine du ciel sans aucun défaut et dans leur dernière perfection. La docilité fut dans son Altesse comme la fille légitime de son humilité incomparable ; puis ayant reçu tant de plénitude de science dès l’instant de son Immaculée Conception et étant la Maîtresse et la Mère de la véritable sagesse, elle se laissa toujours enseigner par les plus grands, les égaux et les inférieurs, se jugeant la moindre de tous et voulant être disciple de ceux qui en sa comparaison étaient très ignorants. Elle montra cette docilité toute sa vie comme une très candide colombe, dissimulant sa sagesse avec une plus grande prudence que le serpent 53. Étant enfant elle se laissa enseigner par ses parents, plus tard par sa Maîtresse dans le temple ; ensuite par son saint époux Joseph ainsi que par les apôtres : elle voulut apprendre de toutes les créatures pour être un exemple admirable de cette vertu et de l’humilité, comme je l’ai dit ailleurs (m).
541. La raison prudentielle ou le raisonnement de la très sainte Marie s’infère beaucoup de ce que l’évangéliste saint Luc dit d’elle 54, qu’elle gardait dans son cœur et qu’elle méditait ce qui se succédait dans les œuvres et les mystères de son très saint Fils. Cette méditation et cette conférence qu’elle faisait dans son cœur semble être l’œuvre de la raison par laquelle elle envisageait les premières choses avec les autres qui arrivaient et elle les confrontait entre elles, pour former dans son cœur de très prudents conseils et les appliquer en ce qui était convenable, pour opérer avec la sécurité et la précision qui lui étaient ordinaires. Et quoiqu’elle connût plusieurs choses sans discours et avec une vue ou intelligence très simple qui surpassait tout discours humain, néanmoins, par rapport aux œuvres qu’elle devait accomplir dans les vertus, elle pouvait raisonner et appliquer par le discours les raisons générales des vertus à ses propres opérations.
542. Dans la sagacité ou la diligente considération de la prudence, l’auguste Dame fut aussi très privilégiée ; parce qu’elle n’avait pas le lourd poids des passions et de la corruption ; et ainsi elle ne sentait point de lenteur ni de retard dans ses puissances, au contraire elle était très facile, très prompte et très expéditive pour prendre garde à tout ce qui pouvait servir pour faire un jugement droit et un sain conseil dans la pratique des vertus en tous les cas, considérant avec promptitude et vélocité le milieu de la vertu et son opération. Dans la circonspection, la très sainte Marie fut également admirable ; parce que toutes ses œuvres furent si complètes qu’aucune ne manqua d’aucune bonne circonstance et elles furent toutes des meilleures qui pouvaient élever ses œuvres au plus haut degré. Et comme la plus grande partie de ses œuvres étaient ordonnées à la charité envers le prochain, elles furent toutes si opportunes pour enseigner, consoler, avertir, prier ou corriger, qu’on jouissait toujours de la douceur efficace de ses paroles et de l’agrément de ses œuvres.
543. La dernière partie, c’est-à-dire la précaution pour obvier aux empêchements qui peuvent troubler ou détruire la vertu, il fallait que la Reine des Anges l’eût avec plus de perfection que les anges mêmes ; car sa sublime sagesse et l’amour qui y correspondait la rendaient si prudente et si considérée qu’aucun évènement ni empêchement ne put la rencontrer à l’improviste, sans qu’elle l’eût détourné pour opérer avec une perfection souveraine dans toutes les vertus. Et comme selon ce que je dirai plus loin l’ennemi s’évertuait tant à lui poser des empêchements (n) étudiés et étranges pour le bien, parce qu’il ne pouvait pas les exciter dans ses passions, pour cela, la très prudente Vierge exerçait souvent cette partie de la prudence à l’admiration de tous les anges. Et le démon conçut de cette discrétion précautionnée de la très sainte Marie une rage et une envie craintives, désirant connaître la puissance avec laquelle elle détruisait toutes ses machinations et ses astuces qu’il fabriquait pour l’empêcher ou la détourner, et il demeurait toujours frustré, car en toutes les vertus, celle qui en était la Reine opérait toujours le plus parfait, en quelque matière ou quelque évènement que ce fût. Ayant connu les parties dont la prudence se compose, on la divise en espèces selon les objets et les fins pour lesquels elle sert. Et comme le gouvernement de la prudence peut être envers soi-même ou envers les autres, pour cela on la divise selon qu’elle enseigne à se gouverner soi-même et à gouverner les autres. Celle qui sert à chacun pour le gouvernement de ses actions propres et spéciales s’appelle, je crois, enarchique, et de cela je n’ai rien à dire de plus que ce que j’ai déjà déclaré du gouvernement que la Reine du ciel avait avec elle-même. Celle qui enseigne le gouvernement de plusieurs s’appelle polyarchique ; et elle se divise en quatre espèces, selon les différentes manières de gouverner diverses parties de la multitude. La première s’appelle prudence régnative, qui enseigne à gouverner les royaumes avec des lois justes et nécessaires ; et c’est le propre des rois, des princes, des monarques et de ceux qui ont en main la puissance suprême. La seconde s’appelle politique, déterminant ce nom à celle qui enseigne le gouvernement des cités ou des républiques. La troisième s’appelle économique, qui enseigne et dispose ce qui appartient au gouvernement domestique des familles et des maisons particulières. La quatrième est la prudence militaire, qui enseigne à gouverner la guerre et les armées.
544. Aucune de ces espèces de prudence ne manqua à notre grande Reine, parce qu’elles lui furent toutes données en habitudes dès l’instant qu’elle fut conçue et conjointement sanctifiée, afin qu’il ne lui manquât aucune grâce, aucune vertu, ni aucune perfection qui l’élevât et l’embellît au-dessus de toutes les créatures. Le Très-Haut la forma comme archives et dépôt de tous ses dons, comme exemplaire de tout le reste des créatures et comme dégagement de sa propre grandeur et de sa propre puissance, et afin que l’on connût entièrement dans la Jérusalem céleste tout ce qu’il put et voulut opérer en une pure créature. Et les habitudes de ces vertus ne furent pas oisives dans la très sainte Marie ; car elle les exerça toutes dans le cours de sa vie en plusieurs occasions qui se présentèrent. Et quant à ce qui touche à la prudence économique, c’est une chose sue, combien elle fut incomparable dans le gouvernement de sa maison avec son époux Joseph et avec son très saint Fils, dans l’éducation et le service duquel elle procéda avec une prudence telle que le demandait le sacrement le plus sublime et le plus caché que Dieu ait confié aux créatures, de quoi je dirai ce que je comprendrai et ce que je pourrai en son lieu (o).
545. Comme Impératrice unique de l’Église, elle eut l’exercice de la prudence régnative ou monarchique, enseignant, avertissant et gouvernant les saints apôtres dans la primitive Église pour la fonder et y établir les lois, les rits et les cérémonies les plus nécessaires. Et quoiqu’elle leur obéît dans les choses particulières et qu’elle les consultât, spécialement saint Pierre comme chef et vicaire de Jésus-Christ et saint Jean comme son chapelain, néanmoins ils la consultaient et ils lui obéissaient eux et les autres dans les choses générales et en d’autres qui regardaient le gouvernement de l’Église. Elle enseigna aussi aux rois et aux princes chrétiens qui lui demandèrent conseil ; car plusieurs cherchèrent à la connaître après l’Ascension de son très saint Fils aux cieux ; et les trois rois Mages spécialement la consultèrent quand ils vinrent adorer l’Enfant, et elle leur répondit et leur enseigna tout ce qu’ils devaient faire dans leur gouvernement et celui de leurs états, avec tant de lumière et de justesse, qu’elle fut leur étoile et leur guide pour leur enseigner le chemin de l’éternité. Ils revinrent dans leur patrie éclairés, consolés et ravis d’admiration de la sagesse, de la prudence et de la très douce efficacité des paroles qu’ils avaient entendues d’une tendre et jeune vierge. Et comme témoignage de tout ce que l’on peut estimer en cela, il suffit d’entendre la même Reine qui dit : Par moi les rois règnent, les princes commandent et les législateurs déterminent ce qui est juste 55.
546. L’usage de la prudence politique ne lui manqua pas non plus, enseignant aux républiques, aux peuples et aux premiers fidèles en particulier comment ils devaient procéder dans les actions publiques et dans leur gouvernement, et comment ils doivent obéir aux rois et aux princes temporels, et en particulier aux vicaires de Jésus-Christ à leurs prélats et aux évêques, et comment on devait disposer les conciles, les définitions et les décrets qui s’y font. La prudence militaire eut aussi sa place dans l’auguste Reine, car elle fut consultée sur cela aussi par certains fidèles, à qui elle conseilla et enseigna ce qu’ils devaient faire dans les guerres justes envers leurs ennemis, pour les faire avec une plus grande justice et une plus grande complaisance du Seigneur. Et ici pourraient entrer le valeureux courage et la prudence avec lesquels cette puissante Souveraine vainquit le prince des ténèbres, et elle enseigna à combattre contre lui avec une sagesse et une prudence suprêmes, mieux que David avec le géant, Judith avec Holopherne, et Esther avec Aman 56. Et lors même que pour toutes ces actions rapportées, les espèces et les habitudes de la prudence ne lui auraient pas servi, il convenait que cette Mère de la sagesse les eût toutes, tant pour servir d’ornements à son âme très sainte que pour être Médiatrice et Avocate unique des mortels, car ayant à demander tous les bienfaits que Dieu devait concéder aux hommes sans qu’il ne leur en vînt aucun que par ses mains et son intercession, il convenait qu’elle eût une notion et une connaissance parfaites des vertus qu’elle leur impétrait, et qu’elles dérivassent de cette Reine comme de l’original et de la source après le même Dieu et Seigneur où elles étaient comme dans leur principe incréé.
547. On attribue encore à la prudence d’autres aides qui sont comme ses instruments, et on les appelle parties potentielles avec lesquelles elle opère. Telles sont la force ou la vertu pour faire un sain jugement, et on l’appelle synesis ; celle qui dirige pour former un bon conseil, qui s’appelle ébulia ; celle qui en certains cas particulier enseigne à sortir des règles communes, qui s’appelle gnome, et celle-ci est nécessaire pour l’épiqueya ou épiquia, qui juge certains cas particuliers par des règles supérieures aux lois ordinaires. La prudence fut avec toutes ces perfections et cette force dans la très sainte Marie, car personne ne sut comme elle former de sains conseils dans tous les cas contingents, ni personne non plus, pas même l’ange le plus sublime, ne sut faire un si droit jugement dans toutes les matières. Et notre prudente Reine découvrait surtout les raisons supérieures et les règles de conduite avec toute justesse dans les cas où les règles ordinaires et communes ne pouvaient être appliquées, dont il faudrait un trop long discours si l’on voulait les rapporter ici : mais on en comprendra beaucoup dans le progrès de sa très sainte vie. Et pour conclure tout ce discours de sa prudence, nous dirons que la règle par où on doit la mesurer est la prudence de l’âme très sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec qui elle s’assimila et elle s’ajusta en tout respectivement, comme formée pour sa Coadjutrice, semblable à lui-même, dans les œuvres de la plus grande prudence et de la plus grande sagesse qu’opéra le Seigneur de toutes les créatures et le Rédempteur du monde.
Doctrine de la Reine du ciel.
548. Ma fille, je veux que tout ce que tu as écrit et tout ce que tu as compris dans ce chapitre soit une doctrine et un avertissement que je te donne pour le gouvernement de toutes tes actions. Écris dans ton esprit et conserve fixée dans ta mémoire la connaissance qui t’a été donnée de ma prudence en tout ce que je pensais, voulais et exécutais ; et cette lumière t’acheminera au milieu des ténèbres de l’ignorance humaine, afin que la fascination des passions ne te confonde et ne te trouble, et beaucoup plus celle que tes ennemis travaillent à introduire dans ton esprit avec une malice souveraine et avec toutes sortes de sollicitudes. La créature n’est point coupable de ne point arriver à connaître toutes les règles de la prudence, mais bien d’être négligente à les acquérir, pour être soigneuse en tout comme elle le doit ; cette faute est grave et elle est la cause de beaucoup de tromperies et d’erreurs dans leurs œuvres. Et de cette négligence naît que les passions s’émancipent et qu’elles détruisent et empêchent la prudence : particulièrement la tristesse désordonnée et le plaisir, qui pervertissent le droit jugement et la prudente considération du bien et du mal. Et de là naissent des vices dangereux qui sont la précipitation dans les œuvres sans le concours des moyens convenables ou l’inconstance dans les bons propos et les œuvres commencées. La colère démesurée et la ferveur indiscrète, toutes les deux précipitent et transportent en beaucoup d’actions extérieures qui se font sans mesure et sans conseil. La facilité dans le jugement et le manque de fermeté dans le bien sont cause que l’âme se détourne imprudemment du bien commencé ; parce qu’elle reçoit ce qui lui arrive de contraire et elle se complaît légèrement tantôt dans le bien véritable et tantôt dans l’apparent et le trompeur que les passions demandent et que le démon représente.
549. Je veux que tu sois avertie et prudente au milieu de tous ces dangers, et tu le seras si tu considères l’exemple de mes œuvres, et si tu conserves les avis et les conseils de l’obéissance de tes pères spirituels, sans laquelle tu ne dois rien faire, pour agir avec conseil et docilité. Et sache que par cette docilité, le Très-Haut te communiquera une abondante sagesse, car le cœur souple, soumis et docile l’oblige extrêmement. Souviens-toi toujours de l’infortune de ces vierges imprudentes et folles 57 qui, par leur négligence inconsidérée, méprisèrent la sollicitude et le sain conseil, lorsqu’elles devaient l’avoir ; et ensuite, lorsqu’elles le cherchèrent, elles trouvèrent la porte du remède fermée. Ma fille, tâche de joindre la prudence du serpent avec la sincérité de la colombe 58, et tes œuvres seront parfaites.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Voir Saint Thomas, 1-2, q. 58, a. 1 et 2, 2 q. 47, a. 1.
b. Idem, 1-2, q. 58, a. 3, ad 1 e 2, 2 q. 47, a 1.
c. Idem, 1-2, q. 57, a. 5.
d. Idem, 2-2, q. 49, a. 1.
e. Idem, 2-2, q. 49, a. 2.
f. Suarez, in 3p. q. 37, disp. 19, sect. 6.
g. Saint Thomas, 2-2, q. 49, a. 6.
h. Idem, 2-2, q. 49, a. 3.
i. Idem, a. 5.
j. Idem, a. 4.
k. Idem, a. 7.
l. Idem, a. 8.
m. Numéros 404 et 470.
n. Numéro 353.
o. II. Chapitres V, XXV et XXX.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE X
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De la vertu de la justice qu’eut la très sainte Marie.
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SOMMAIRE. – 550. De la justice. – 551. Comment Marie la pratiqua. – 552. La justice distributive. – 553. La justice commutative. – 554. Marie n’exerça point le jugement public. – 555. Marie ne soupçonnait mal de personne. – 556. Autres vertus qui appartiennent à la justice. – 557. Le respect aux supérieurs. – 558. Piété, culte, obéissance. – 559. Vertu de religion. – 560. Piété filiale de Marie. – 561. Autres vertus qui se rapportent à la justice. – 562. Comment Marie exerça la gratitude. – 563. La véracité et la vengeance. – 564. La libéralité et l’affabilité. – 565. L’épiscopia. – 566. Manquement aux devoirs de la religion. – 567. Exhortation.
550. La grande vertu de la justice est celle qui sert davantage à la charité envers Dieu et envers le prochain, et ainsi elle est la plus nécessaire pour la conversation et la communication humaine ; car c’est une habitude qui incline la volonté à donner à chacun ce qui lui appartient et elle a pour matière et objet l’égalité, la parité ou le droit que l’on doit garder avec le prochain et avec Dieu même. Et comme il y a tant de choses où l’homme peut garder cette égalité ou la violer envers le prochain, et aussi par tant de différents moyens, pour cela la matière de la justice est très étendue et très diffuse, et il y a beaucoup d’espèces de cette vertu de justice : en tant qu’elle est ordonnée au bien public et commun, elle s’appelle justice légale ; et parce que toutes les autres vertus peuvent être dirigées à cette fin, on l’appelle vertu générale, quoiqu’elle ne participe point de la nature des autres : néanmoins lorsque la matière de la justice est une chose déterminée et qu’elle regarde seulement des personnes particulières entre lesquelles on garde à chacune son droit, alors on l’appelle justice particulière et spéciale.
551. L’Impératrice du monde garda cette vertu avec ses parties et ses genres ou espèces qu’elle contient envers toutes les créatures sans comparaison d’aucune autre ; car seule elle connut avec une grande sublimité et elle comprit parfaitement ce qui est dû à chacune. Et quoique cette vertu de justice ne regarde pas immédiatement les passions naturelles, comme la force et la tempérance dont je parlerai plus loin, néanmoins il arrive souvent et d’ordinaire que parce que ces passions ne sont point modérées et corrigées, on perd la justice envers le prochain, comme nous le voyons en ceux qui pour une cupidité désordonnée ou un plaisir sensuel usurpent le bien d’autrui. Puis, comme dans la très sainte Marie il n’y avait point de passions désordonnées ni d’ignorance pour ne point connaître le milieu des choses dans lequel consiste la justice, pour cela elle l’accomplissait envers tous, opérant ce qui était très juste envers chacun, enseignant à tous de faire ainsi lorsqu’ils méritaient d’entendre ses paroles et sa doctrine de vie. Et quant à la justice légale, elle ne la garda pas seulement en accomplissant les lois communes, comme elle le fit dans la purification et en d’autres commandements de la loi, quoiqu’elle en fût exempte comme Reine et sans péché : mais personne, hors son très saint Fils, ne s’appliqua au bien public et commun des mortels comme cette Mère de la miséricorde, dirigeant à cette fin toutes les vertus et les opérations avec lesquelles elle put leur mériter la miséricorde divine et profiter au prochain par d’autres manières de bienfaisance.
552. Les deux espèces de justice distributive et commutative furent aussi dans la très sainte Marie dans un degré héroïque. La justice distributive gouverne les opérations avec lesquelles on distribue les choses communes aux personnes particulières ; et son Altesse garda cette équité en plusieurs choses qui se firent par sa volonté et sa disposition parmi les fidèles de la primitive Église : comme dans la distribution des biens mis en commun pour les besoins de la vie et d’autres nécessités des personnes particulières. Et bien qu’elle ne distribuât jamais l’argent de ses mains, car elle ne le touchait jamais, néanmoins il était réparti par son ordre et d’autres fois par ses conseils ; mais dans ces choses et d’autres semblables, elle garda une équité et une justice souveraines, selon la nécessité et la condition de chacun. Elle faisait la même chose dans la distribution des offices et des dignités ou des ministères qui étaient répartis entre les disciples et les premiers enfants de l’Évangile, dans les congrégations et les réunions qui se faisaient pour ce sujet. Cette très sage Maîtresse ordonnait et disposait tout cela avec une équité parfaite, car elle le faisait avec une oraison spéciale et une illustration divine, outre la science et la connaissance ordinaire qu’elle avait de tous les sujets. Aussi les apôtres accouraient à elle pour ces actions, et d’autres personnes chargées du gouvernement lui demandaient conseil : de cette manière tout était gouverné par elle, et tout se faisait et se disposait avec une entière justice et sans acception de personnes.
553. La justice commutative enseigne à garder l’égalité réciproquement en ce que l’on donne et ce que l’on reçoit entre personnes particulières ; comme de donner deux pour deux, etc., ou la valeur d’une chose, gardant en cela l’égalité. La Reine du ciel eut moins l’exercice de cette espèce de justice que des autres vertus, parce qu’elle n’achetait ni ne vendait aucune chose par elle-même ; et s’il était nécessaire d’en acheter ou d’en changer quelqu’une, le patriarche saint Joseph le faisait de son vivant ; et ensuite c’était saint Jean ou quelque autre apôtre. Mais le Maître de la sainteté qui venait pour détruire et arracher l’avarice 59, racine de tous les maux, voulut éloigner de lui-même et de sa très sainte Mère les actions et les opérations dans lesquelles ce feu de la cupidité humaine a coutume de s’allumer et de se conserver. Et pour cela sa divine Providence ordonna que ni par ses mains ni par celles de sa très pure Mère ne seraient exercées les actions du commerce humain d’acheter et de vendre, quoique les choses fussent nécessaires pour conserver la vie naturelle. Mais cependant la grande Reine ne laissa pas d’enseigner tout ce qui appartenait à cette vertu de justice commutative, afin qu’elle fût pratiquée avec perfection par ceux qui devaient en user parmi les Apôtres et dans l’Église primitive.
554. Cette vertu a d’autres actions qui s’exercent entre les proches et c’est de juger les uns les autres par un jugement public et civil ou par un jugement particulier ; le Seigneur parla du vice contraire par saint Mathieu lorsqu’il dit : Ne jugez point et vous ne serez point jugés 60. Dans ces actions de jugement, on donne à chacun ce qui lui est dû, selon l’estimation de celui qui juge : et pour cela ce sont des actions justes si elles sont conformes à la raison et injustes si elles s’en éloignent. Notre auguste Reine n’exerça point le jugement public et civil quoiqu’elle eût la puissance pour être juge de tout l’univers ; mais par ses conseils très droits dans le temps de sa vie, et ensuite par son intercession et ses mérites, elle accomplit ce qui est écrit d’elle dans les Proverbes : Je marche dans les voies de la justice, et par moi les puissants déterminent ce qui est juste 61.
555. Dans les jugements particuliers, il ne put jamais y avoir d’injustice dans le cœur très pur de la très sainte Marie ; car elle ne put jamais être légère dans les soupçons, ni téméraire dans les jugements ; elle n’avait point non plus de doutes, et si elle en avait eu, elle ne les eût pas interprétés en mauvaise part, avec impiété. Ces vices très injustes sont propres et comme naturels parmi les enfants d’Adam, en qui dominent les passions désordonnées de haine, d’envie et d’émulation dans la malice et d’autres vices qui les dominent comme de vils esclaves. De ces racines si infectes naissent les injustices de soupçonner le mal avec de légers indices, de juger témérairement et d’attribuer ce qui est douteux en mauvaise part ; car chacun présume facilement de son frère la même faute qu’il admet en lui-même. Et si par haine ou par envie le bien de son prochain lui pèse et s’il se réjouit de son mal, il y donne légèrement le crédit qu’il ne doit pas, parce que s’il le désire le jugement suit l’affection. Notre Reine fut libre de toutes ces suites du péché, comme n’y ayant aucune part : ce qui entrait dans son cœur et ce qui en sortait étaient tout charité, pureté, sainteté et amour parfait ; en elle était la grâce de toute la vérité 62 et le chemin de la vie. Et avec la plénitude de sa science et de sa sainteté, elle ne doutait de rien et elle ne soupçonnait rien ; car elle connaissait tous les cœurs et elle les regardait avec une lumière véritable et avec miséricorde, sans soupçonner mal de personne, sans attribuer de faute à celui qui n’en avait point ; au contraire remédiant en plusieurs à celles qu’ils avaient et donnant à tous et à chacun avec équité et justice ce qui lui appartenait et étant toujours disposée avec un cœur bénin à remplir tous les hommes des grâces et de la douceur de la vertu.
556. Dans les deux genres de justice, commutative et distributive, sont renfermées plusieurs espèces et différences de vertus, que je ne m’arrête point à rapporter ; puisque toutes celles qui convenaient à la très sainte Marie, elle les eut en habitudes et en actes suprêmes et très excellents. Mais il y a d’autres vertus qui se rapportent à la justice, parce qu’elles s’exercent envers les autres et qu’elles participent en quelque chose aux qualités de la justice, quoique non en tout ; parce que nous ne parvenons pas à payer adéquatement tout ce que nous devons, ou parce que si nous pouvons le payer, la dette et l’obligation ne sont pas si étroites que le veut la rigueur de la parfaite justice commutative ou distributive. Comme ces vertus sont nombreuses, je n’en dirai pas tout ce qu’elles contiennent : mais pour ne point tout laisser, je dirai quelque chose en un très court abrégé afin que l’on entende comment les eut notre auguste et très excellente Souveraine.
557. C’est une dette de justice de rendre hommage et respect à ceux qui sont nos supérieurs, et notre obligation sera plus ou moins grande, ainsi que le retour que nous leur devons, selon la grandeur de leur excellence et de leur dignité et les biens que nous avons reçus d’eux, quoiqu’aucun retour puisse égaler le bienfait reçu ou leur dignité. Trois vertus servent pour cela, selon trois degrés de supériorité que nous reconnaissons en ceux à qui nous devons le respect. La première est la vertu de religion (a), par laquelle nous rendons à Dieu le culte et le respect que nous lui devons quoique sa grandeur excède infiniment et que ses dons ne peuvent avoir d’égal retour de reconnaissance ni de louange. Parmi les vertus morales, celle-ci est très noble à cause de son objet qui est le culte de Dieu et sa matière est aussi étendue que le sont les modes et les matières dans lesquelles Dieu peut immédiatement être loué et révéré. On comprend dans cette vertu de religion les œuvres intérieures de l’oraison, de la contemplation et de la dévotion avec toutes ses parties et ses qualités, ses causes, ses effets, ses objets et sa fin. Parmi les œuvres extérieures, on comprend ici l’adoration de latrie, qui est la plus haute et qui n’est due qu’à Dieu seul, avec ses espèces ou ses parties, qui la suivent, comme sont le sacrifice, les oblations, les dîmes et les vœux, les jurements et les louanges extérieures et vocales : car par tous ces actes, si on les fait dûment, Dieu est honoré et révéré des créatures et, au contraire, il est très offensé par les vices opposés.
558. En second lieu est la piété (b), qui est une vertu par laquelle nous révérons nos père et mère à qui nous devons après Dieu l’être et l’éducation, et aussi à ceux qui participent de cette cause, comme sont nos autres parents et la patrie qui nous conserve et nous gouverne. Cette vertu de la piété est si grande que lorsqu’elle oblige, on doit la faire passer avant les actes de surérogation de la vertu de religion, comme Notre Seigneur Jésus-Christ nous l’enseigne par saint Mathieu 63 lorsqu’il reprit les pharisiens de ce que, sous le prétexte du culte de Dieu, ils enseignaient à refuser la piété envers les parents naturels. Le troisième lien appartient à l’observance, qui est une vertu par laquelle nous rendons honneur et révérence à ceux qui ont quelque excellence ou quelque dignité supérieure de condition différente de celle de nos parents ou de notre patrie naturelle. Dans cette vertu, les docteurs placent la dulie et l’obéissance comme ses espèces. La dulie est celle qui révère ceux qui ont quelque participation de l’excellence ou du domaine du suprême Seigneur qui est Dieu, à qui appartient le culte de l’adoration de latrie (c). Par celle-là nous honorons les saints avec l’honneur ou la révérence de dulie, et aussi les dignités des supérieurs dont nous nous manifestons les inférieurs. C’est par l’obéissance que nous soumettons notre volonté à celle de nos supérieurs, voulant accomplir la leur et non la nôtre. Et parce que la liberté propre est si estimable, c’est pour cela que cette vertu est si admirable et si excellente entre toutes les vertus morales ; parce qu’en elle la créature quitte plus pour Dieu qu’en aucune autre.
559. Ces vertus de religion, de piété et d’observance furent en la très sainte Marie avec tant de plénitude et de perfection que rien ne leur manqua de tout ce qui est possible à une pure créature. Quel esprit pourra comprendre l’honneur, la vénération et le culte avec lesquels cette Dame servait son Bien-Aimé Fils, le connaissant et l’adorant comme vrai Dieu et vrai Homme, Créateur, Réparateur, Glorificateur, souverain, infini, immense dans son être, sa bonté et tous ses attributs ? Elle connut à cet égard plus que toutes les pures créatures et plus que toutes ensemble, et de ce pas elle donnait à Dieu la due révérence et elle l’enseignait aux séraphins mêmes. Elle fut tellement maîtresse dans cette vertu que seulement de la voir on était excité, porté et provoqué avec une force cachée à révérer tous le suprême Seigneur et Auteur du ciel et de la terre ; et sans autre diligence elle en excitait plusieurs à louer Dieu. Son oraison, sa contemplation et sa dévotion, l’efficace qu’elles eurent et celle qu’ont toujours ses prières, tous les anges et les bienheureux les connaissent avec une admiration éternelle, et tous ensemble ils ne pourraient pas les expliquer. Toutes les créatures intellectuelles lui doivent d’avoir suppléé et compensé, non seulement en ce qu’ils avaient offensé, mais en ce qu’ils n’ont pu atteindre le remède du monde, et si elle ne s’y fût pas trouvée, le Verbe ne serait pas sorti du sein de son Père éternel. Elle surpassa les Séraphins dès le premier instant dans la contemplation, l’oraison, la prière, et dans le prompt et dévot service divin. Elle offrit le sacrifice d’oblations et de dîmes qui convenait ; et tout fut si acceptable à Dieu que du côté de celle qui offrait, personne ne fut mieux reçu après son très saint Fils. Elle surpassa tous les patriarches et les prophètes dans les hymnes, les cantiques, les prières vocales et les louanges divines qu’elle fit ; et si l’Église militante les avait, comme on les connaîtra dans l’Église triomphante, ce serait une nouvelle admiration pour le monde.
560. Son Altesse eut les vertus de piété et d’observance comme celle qui connaissait davantage l’obligation envers les père et mère et l’héroïque sainteté des siens. Elle fit la même chose avec ses consanguins, les remplissant de grâces spéciales, comme saint Jean Baptiste, la mère sainte Élisabeth et tous les apôtres. Elle eût rendu sa patrie très heureuse si la dureté et l’ingratitude des Juifs ne l’eussent démérité ; mais en autant que l’équité divine le permit, elle lui fit de très grands bienfaits et des faveurs spirituelles et visibles. Elle fut admirable dans le respect envers les prêtres, comme celle qui seule put et sut estimer à sa valeur la dignité des oints du Seigneur. C’est ce qu’elle enseigna à tous, ainsi qu’à révérer les Patriarches, les Prophètes et les saints ; et ensuite les seigneurs temporels et les premiers dans la puissance. Et elle n’omit aucun acte de ces vertus, car en différents temps et en différentes occasions elle les exerça et elle les enseigna à d’autres, spécialement aux premiers fidèles dans l’origine et le principe de l’Église de l’Évangile : dans ce temps, comme elle n’obéissait plus à son très saint Fils ni à son époux présents, mais aux ministres de l’Église, elle fut un exemple d’obéissance nouvelle pour le monde ; puisqu’alors, pour des raisons spéciales, toutes les créatures lui devaient cette obéissance à elle-même, qui demeurait sur la terre comme Souveraine et Reine pour les gouverner.
561. Il reste d’autres vertus qui se rapportent aussi à la justice, parce qu’avec elles nous rendons à d’autres ce que nous leur devons par quelque dette morale, qui est un titre honnête et convenable. Telles sont la gratitude que l’on appelle grâce, la vérité ou véracité, la vengeance, la libéralité, l’amitié ou affabilité. Par la gratitude nous faisons quelque égalité avec ceux de qui nous avons reçu quelque bienfait, leur en rendant grâce selon la qualité du bienfait et l’affection avec laquelle il fut fait (ce qui est le principal du bienfait) et aussi selon l’état ou la condition du bienfaiteur, car on doit proportionner la reconnaissance à tout cela et on peut le faire par diverses actions. La véracité incline à dire la vérité avec tous, comme il est juste que l’on traite dans la vie humaine et la conversation nécessaire avec les hommes, excluant tout mensonge qui n’est permis en aucun cas, toute dissimulation trompeuse, toute hypocrisie, toute jactance et toute ironie. Tous ces vices sont opposés à la vérité ; et s’il est bien possible et même convenable d’incliner vers le moindre, lorsque nous parlons de notre propre excellence ou de notre propre vertu, afin de n’être point désagréable par un excès de jactance, cependant, il n’est pas juste de feindre le moins avec mensonge en s’imputant quelque vice que nous n’avons pas. La vengeance est une vertu qui nous enseigne à compenser et à détruire par quelque peine son propre dommage ou celui du prochain qu’il reçut d’un autre. Cette vertu est difficile parmi les mortels qui se meuvent d’ordinaire avec une colère immodérée et une haine fraternelle par lesquelles on manque à la charité et à la justice. Mais lorsqu’on ne prétend point le dommage d’autrui, mais le bien particulier et public, cette vertu n’est pas petite ; puisque Notre Seigneur Jésus-Christ en usa lorsqu’il chassa du temple ceux qui le violaient 64 avec irrévérence : et Élie et Élisée demandèrent le feu du ciel 65 pour châtier certains péchés ; et dans les Proverbes on dit : Celui qui épargne la verge du châtiment hait son fils 66. La libéralité sert à distribuer conformément à la raison l’argent ou autres choses semblables sans pencher vers les vices d’avarice ou de prodigalité. L’amitié ou affabilité consiste dans la manière décente et convenable de converser et de traiter avec tous sans litiges ni flatteries, qui sont les vices contraires de cette vertu.
562. Aucune de ces vertus ni des autres, s’il y en a encore d’autres qui soient attribuées à la justice, ne manqua à la Reine du ciel : elle les eut toutes en habitudes et elle les exerça par des actes très parfaits selon les circonstances occurrentes ; elle les enseigna à plusieurs âmes et elle leur donna la lumière pour les opérer et les exercer avec perfection comme Maîtresse et Souveraine de toute sainteté. Elle exerça la vertu de gratitude envers Dieu par les actes de religion et de culte que nous avons dits. La très humble Impératrice remerciait les autres pour toutes sortes de bienfaits, comme si rien ne lui eût été dû, et tout lui étant dû en justice, elle en remerciait avec des actions de grâces et une ferveur souveraines. Mais elle seule sut dignement s’élever à rendre grâces pour les torts et les offenses, comme pour de grands bienfaits ; car son incomparable humilité ne reconnaissait jamais les injures et elle se montrait obligée pour toutes ; et comme elle n’oubliait point les bienfaits, elle ne cessait point dans la reconnaissance.
563. De la vérité avec laquelle Marie notre Souveraine traitait, tout ce que l’on peut dire est peu de chose ; puisqu’elle fut si supérieure au démon, père du mensonge et de la tromperie, elle ne put connaître en elle-même un vice si méprisable. La règle par laquelle on doit mesurer en notre Reine cette vertu de véracité est sa charité et sa sincérité de colombe qui excluent toute duplicité et toute fausseté dans le commerce avec les créatures. Et comment aurait-il pu se trouver quelque péché ou quelque artifice dans la bouche de cette auguste Vierge qui, par une parole de véritable humilité, attira dans son sein Celui-là même qui est la vérité et la sainteté par essence ? Dans la vertu que l’on appelle vengeance, il ne manqua pas non plus en la très sainte Marie plusieurs actes très parfaits, non seulement en l’enseignant, comme Maîtresse dans les occasions qu’il fut nécessaire au commencement de l’Église du Très-Haut, et tâchant de réduire plusieurs pécheurs par le moyen de la correction, comme elle le fit envers Judas plusieurs fois, ou en commandant aux créatures, car toutes lui étaient obéissantes, de châtier certains péchés pour le bien de ceux qui méritaient par là un châtiment éternel. Et quoiqu’elle fût très douce et très suave dans ses œuvres, elle n’épargnait cependant pas le châtiment quand c’était un moyen efficace envers quelqu’un pour le purifier du péché. Mais ce fut envers le démon qu’elle exerça davantage la vengeance, afin de délivrer le genre humain de sa servitude.
564. L’auguste Reine eut également des actes très excellents des vertus de libéralité et d’affabilité ; parce que sa largesse à donner et à distribuer était celle qui convenait à la suprême Impératrice de l’univers et à celle qui savait faire la digne estime de toutes les choses visibles et invisibles. Cette Souveraine ne jugea jamais qu’aucune des choses que la libéralité peut distribuer lui appartînt plus en propre qu’à son prochain ; elle ne les refusa jamais à personne et elle n’attendait point qu’elles leur coûtassent la peine de les demander, lorsqu’elle pouvait les devancer en les donnant. Les nécessités et les misères auxquelles elle remédia dans les pauvres, les bienfaits qu’elle leur fit, les miséricordes qu’elle répandit même dans les choses temporelles, ne pourraient être racontées dans un immense volume. Son affabilité amicale envers toutes les créatures fut si singulière et si admirable que si elle ne l’eût disposé avec une rare prudence, elle eût eu tout le monde après elle, attiré par ses manières très douces ; car sa mansuétude et sa douceur, tempérées par sa sévérité et sa sagesse divines, découvraient en elle un je ne sais quoi de plus que d’une créature humaine. Le Très-Haut disposa cette grâce dans son Épouse avec une telle providence qu’il donnait parfois des indices à ceux qui l’entretenaient du sacrement du Roi qui était renfermé en elle ; ensuite il tirait le voile et il le cachait, afin qu’il y eût lieu pour les afflictions, empêchant l’applaudissement des hommes, et parce que tout cela était moins que ce qui lui était dû, ce à quoi les mortels n’atteignaient point, et ils n’auraient point réussi à révérer comme créature celle qui était Mère du Créateur sans tomber dans quelque excès ou quelque défaut, alors que ce n’était pas encore le temps où les enfants de l’Église devaient être éclairés par la foi chrétienne et catholique.
565. Pour l’usage plus parfait et plus adéquat de cette grande vertu de la justice, les docteurs lui signalent une autre partie ou un autre instrument qu’ils appellent épiscopia, avec laquelle on gouverne certaines œuvres qui sortent des règles et des lois communes ; car celles-ci ne peuvent prévenir tous les cas ni leurs circonstances occurrentes ; et ainsi il est nécessaire d’opérer en certaines circonstances avec une raison supérieure et extraordinaire. L’Auguste Reine eut besoin de cette vertu et elle usa en plusieurs évènements de sa très sainte vie, avant et après l’ascension de son Fils unique aux cieux ; et spécialement après pour établir les choses de l’Église primitive, comme je le dirai en son lieu, s’il plaît au Très-Haut (d).
Doctrine de la Reine du ciel.
566. Ma fille, quoique tu aies connu beaucoup de l’appréciation que mérite cette grande vertu de la justice, tu en ignores davantage à cause de ton état dans la chair mortelle ; et à cause de cela aussi tes paroles n’arrivent point à l’intelligence que tu en as ; néanmoins tu auras en elle une règle abondante de l’entretien que tu dois aux créatures et aussi touchant le culte du Très-Haut. Et dans cette correspondance, sache, ma très chère, que la suprême majesté du Tout-Puissant reçoit avec une juste indignation l’offense que lui font les mortels en oubliant la révérence, l’adoration et la vénération qu’ils lui doivent ; et lorsqu’ils lui en rendent quelque peu, c’est d’une manière si distraite, si grossière et si malhonnête qu’ils ne méritent pas de récompense, mais des châtiments. Ils révèrent et honorent profondément les princes et les grands du monde, leur demandent des faveurs et des bienfaits, les sollicitent par des moyens et des diligences exquises ; leur rendent beaucoup d’actions de grâces lorsqu’ils reçoivent ce qu’ils désirent, et promettent de leur être reconnaissants toute leur vie. Mais le suprême Seigneur qui leur donne l’être, la vie et le mouvement, qui les conserve et les nourrit, qui les a rachetés et les a élevés à la dignité d’enfants, qui veut leur donner sa propre gloire et qui est le Bien souverain et infini, ils oublient cette Majesté parce qu’ils ne la voient pas des yeux du corps, et comme si tous les biens ne venaient point de sa main, ils se contentent d’un tiède souvenir et d’un remerciement empressé, quand encore ils en font autant. Et je ne te dis pas maintenant combien ceux qui rompent et qui renversent iniquement tout l’ordre de la justice envers leur prochain offensent le très juste Gouverneur de l’univers, en pervertissant tout l’ordre de la raison naturelle, voulant pour leurs frères ce qu’ils ne voudraient pas pour eux-mêmes.
567. Abhorre, ma fille, des vices si exécrables, et compense par tes œuvres autant que tes forces le peuvent ce en quoi le Très-Haut manque d’être servi par cette mauvaise correspondance ; et puisque tu es dédiée au culte divin par ta profession, que ce soit ta principale occupation et affection, t’assimilant aux esprits angéliques qui ne cessent point dans sa crainte et son culte. Aie du respect pour les choses divines et sacrées, jusque pour les ornements et les vases qui servent à ce ministère. Pendant l’office divin, l’oraison et le saint sacrifice de la messe, tâche d’être toujours à genoux : prie avec foi, et reçois avec une humble reconnaissance, et cette reconnaissance tu dois l’avoir envers toutes les créatures, même lorsqu’elles t’offenseront. Envers tous montre-toi pieuse, affable, douce, sincère et véritable, sans feinte ni duplicité, sans détraction ni murmure, sans juger légèrement ton prochain. Et afin que tu t’acquittes de cette obligation de justice, aie toujours dans ta mémoire et dans ton désir de faire à l’égard de ton prochain ce que tu voudrais que l’on fît à ton égard ; et surtout souviens-toi de ce que fit mon très saint Fils, et moi à son imitation, pour tous les hommes.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Voir saint Thomas, 22, q. 81.
b. Id. 2-2., q. 101.
c. Id. 2-2., q. 103, a. 1.
d. Partie III.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XI
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De la vertu de la force qu’eut la très sainte Marie.
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SOMMAIRE. – 568. Définition de cette vertu. – 569. Ses parties ou espèces. – 570. Comment Marie exerça la bellicosité. – 571. La patience. – 572. À la mort de son très saint Fils. – 573. Elle n’eut point de colère. – 574. La magnanimité. – 575. La magnificence. – 576. Magnanimité de Marie. – 577. Sa magnificence. – 578. Nécessité de la force. – 579. Moyens d’user de l’irascible sans désordre.
568. La vertu de la force que l’on pose en troisième lieu des quatre vertus cardinales sert à modérer les opérations que chacun exerce principalement envers soi-même avec la passion de l’irascible. Et bien qu’il soit vrai que la concupiscible, à laquelle appartient la tempérance, est avant l’irascible, parce que de l’appétence de la concupiscible naît la répulsion de l’irascible et de sa vertu qui est la force ; parce que dans l’exécution, on obtient d’ordinaire ce qui est désiré, lorsque intervient l’irascible qui vainc l’empêchement. Et pour cette raison la force est une vertu plus excellente que la tempérance, dont je parlerai dans le chapitre suivant.
569. Le gouvernement de la passion de l’irascible par la vertu de la force se réduit à deux parties ou espèces d’opérations, qui sont d’user de la colère conformément à la raison et avec de dues circonstances qui la rendent louable et honnête, et de ne point se fâcher en réprimant la passion, lorsqu’il est plus convenable de la réprimer que de l’exécuter, puis l’un et l’autre peuvent être louables et blâmables selon la fin et les autres circonstances avec lesquelles on le fait. La première de ces opérations ou espèces demeure sous le nom de force, que certains docteurs appellent bellicosité. La seconde s’appelle patience, qui est sa force supérieure et la plus noble, et celle qu’ont eue et qu’ont principalement les saints ; quoique les mondains, faussant le jugement et les noms, aient coutume d’appeler la patience pusillanimité, et la présomption impatiente et téméraire, ils l’appellent force, parce qu’ils ne comprennent même pas les actes véritables de cette vertu.
570. La très sainte Marie n’eut pas de mouvements désordonnés à réprimer dans l’irascible par la vertu de la force ; car dans la très innocente Reine, toutes les passions étaient ordonnées et subordonnées à la raison, et celle-ci à Dieu qui la gouvernait dans toutes ses actions et ses mouvements ; mais elle eut besoin de cette vertu pour s’opposer aux empêchements que le démon lui opposait par divers moyens, afin qu’elle n’obtînt point tout ce qu’elle désirait très ordonnément et très prudemment pour elle-même et pour son très saint Fils. Et dans cette vaillante résistance et ce conflit, nulle ne fut plus forte entre toutes les créatures ; car toutes ensemble elles ne pouvaient arriver à la force de Marie notre Reine, puis elles n’eurent pas tant de combats et de contradictions de l’ennemi commun. Mais quand il était nécessaire d’user de cette force ou bellicosité avec les créatures humaines, elle était si forte qu’elle était très douce dans ses actions, car seule cette Souveraine entre toutes put copier en ses œuvres cet attribut du Très-Haut qui joint dans les siennes la douceur avec la force 67. Notre Reine eut cette manière d’agir avec la force, sans que son cœur généreux connût de crainte désordonnée, parce qu’elle était supérieure à toutes les créatures. Elle ne fut pas non plus téméraire et audacieuse sans modération ; elle ne pouvait tomber dans ces extrémités vicieuses ; car sa sagesse souveraine connaissait les craintes qu’il fallait vaincre et l’audace qui doit être évitée ; et ainsi comme unique Femme Forte, elle était vêtue de force et de beauté 68.
571. Dans la partie de la force qui regarde la patience, la très sainte Marie fut plus admirable, participant elle seule à la patience de Jésus-Christ son très saint Fils, qui fut de pâtir et de souffrir sans péché, et de souffrir plus que tous ceux qui en commirent. Toute la vie de cette auguste Reine fut un support continuel d’afflictions, spécialement à la vie et à la mort de notre Rédempteur Jésus-Christ, où sa patience excéda toutes les pensées des créatures ; et seul le même Seigneur qui la lui donna peut la faire connaître dignement. Cette très candide Colombe ne s’indigna jamais avec impatience contre aucune créature ; aucune affliction ni aucun travail non plus ne lui parurent grands, même au milieu des peines immenses qu’elle endura ; elle ne s’en attristait point et elle ne laissait point de les recevoir tous avec allégresse et actions de grâces. Et si la patience selon l’ordre de l’Apôtre est le premier enfantement de la charité et son aînée 69, si notre Reine fut mère de l’amour 70, elle le fut aussi de la patience, et l’on doit mesurer la patience à l’amour, car autant nous aimons et apprécions le bien éternel par-dessus toutes les choses visibles, autant nous nous déterminons à souffrir tout ce que la patience souffre de pénible pour l’obtenir et ne le point perdre. Pour cela, la très sainte Marie fut très patiente au-dessus de toutes les créatures et elle fut mère de cette vertu pour nous ; car en recourant à elle nous trouverons cette Tour de David 71 avec mille boucliers de patience suspendus, dont s’arment les forts de la milice de Notre Seigneur Jésus-Christ.
572. Notre très patiente Reine n’eut jamais de gestes efféminés de faiblesse, ni non plus de colère extérieure ; parce qu’elle avait tout prévenu par la sagesse et la lumière divines, quoique celles-ci n’empêchassent point la douleur, au contraire elles l’augmentaient ; car personne ne put connaître le poids des péchés et des offenses infinies contre Dieu, comme cette Dame les connut. Mais son cœur invincible ne put s’altérer pour cela, ni pour les méchancetés de Judas, ni pour les contumélies et les ignominies des pharisiens ; elle ne changea jamais dans son visage, encore moins dans son intérieur. Et quoique à la mort de son très saint Fils, toutes les créatures et tous les éléments insensibles semblassent vouloir perdre patience contre les mortels, ne pouvant souffrir l’injure et l’offense de leur Créateur, seule la très sainte Marie fut immobile et prête à recevoir Judas, les pharisiens et les prêtres, si après avoir crucifié Notre Seigneur Jésus-Christ ils s’étaient tournés vers la Mère de pitié et de miséricorde.
573. La très douce Impératrice du ciel eut bien pu s’indigner et se mettre en colère contre ceux qui donnèrent une mort si ignominieuse à son très saint Fils, et ne point passer dans cette colère les limites de la raison et de la vertu ; puisque le Seigneur même a châtié justement ce péché. Et comme j’étais dans cette pensée, il me fut répondu que le Très-Haut disposa comment cette grande Dame n’aurait pas ces mouvements et ses opérations, quoiqu’elle eût pu dûment les avoir, car il ne voulait pas qu’elle fût son instrument contre les pécheurs et leur accusatrice, parce qu’il l’avait choisie pour être leur Médiatrice, leur Avocate et la Mère de miséricorde, afin que toutes les miséricordes que le Seigneur voulait témoigner envers les enfants d’Adam arrivassent par elle aux hommes et qu’il y eût quelqu’un qui modérât dignement la colère du juste Juge en intercédant pour les coupables. Cette Souveraine exerça la colère seulement contre le démon et en ce qui fut nécessaire pour la patience et le support, et pour vaincre les empêchements que cet ennemi, l’antique serpent, put lui opposer pour les bonnes œuvres.
574. La magnanimité et la magnificence se rapportent aussi à la vertu de la force ; car elles participent de ses conditions en quelque chose donnant de la fermeté à la volonté dans la matière qui les touche. La magnanimité consiste à faire de grandes choses qui sont suivies du grand honneur de la vertu ; et pour cela on dit qu’elle a pour matière propre les grands honneurs, et de là vient à cette vertu plusieurs propriétés qu’ont les magnanimes, comme d’abhorrer les adulations et les hypocrisies feintes, car les aimer est le fait des âmes basses et viles ; de n’être point cupides ni intéressés, ni amis du plus utile, mais de ce qui est le plus honnête et le plus grand ; de ne point parler de soi-même avec jactance ; d’être retenu à faire de petites choses, se réservant pour les plus grandes ; d’être plus enclins à donner qu’à recevoir ; car toutes ces choses sont dignes d’un plus grand honneur. Mais cette vertu n’est point pour cela contre l’humilité, car l’une ne peut être contraire à l’autre ; parce que la magnanimité fait que l’homme, par les dons et les vertus, se rend digne de grands honneurs sans les désirer désordonnément et ambitieusement. Et l’humilité enseigne à les rapporter à Dieu et à se mépriser soi-même pour ses propres défauts et sa propre nature. Et à cause de la difficulté des œuvres grandes et honorables de la vertu, elles demandent une force spéciale qui s’appelle magnanimité, dont le milieu consiste à proportionner ses forces aux grandes actions, afin de ne point les laisser par pusillanimité, ni les entreprendre par présomption, ni par une ambition désordonnée, ni par le désir de la vaine gloire, car le magnanime méprise tous ces vices.
575. La magnificence signifie aussi opérer de grandes choses et, dans cette signification si étendue, elle peut être une vertu commune, car on opère de grandes choses dans toutes les œuvres vertueuses. Mais comme il y a une raison spéciale ou une difficulté à faire et à opérer de grandes dépenses, quoique conformément à la raison, pour cela on appelle magnificence spéciale la vertu qui incline et détermine à de grandes dépenses, les réglant par la prudence, afin que le cœur ne soit pas avare quand la raison demande beaucoup, ni non plus prodigue quand il ne convient pas, consumant et détruisant ce que l’on ne doit pas. Et quoique cette vertu semble être la même que la libéralité, les philosophes les distinguent néanmoins, car le magnanime regarde les grandes choses sans considérer davantage, et le libéral regarde l’amour et l’usage modéré de l’argent ; et quelqu’un pourra être libéral sans arriver à être magnifique s’il est retenu dans la distribution de ce qui a plus de grandeur et de quantité.
576. Ces deux vertus de magnanimité et de magnificence furent dans la Reine du ciel avec quelque condition que les autres qui les eurent ne purent atteindre. Seule la très sainte Marie ne trouva point de difficulté ni de résistance à opérer toutes les grandes choses ; et seule elle les fit toutes grandes, même dans les matières petites, et seule elle entendit parfaitement la nature et la condition de ces vertus comme de toutes les autres. Et ainsi elle put leur donner la suprême perfection sans la limiter, ni par les inclinations contraires, ni par l’ignorance des moyens, ni pour s’appliquer à d’autres vertus, comme il a coutume d’arriver aux plus saints et aux plus prudents qui choisissent et opèrent ce qui leur paraît le meilleur lorsqu’ils ne peuvent arriver à tout. Cette Souveraine fut si magnanime dans toutes les œuvres vertueuses qu’elle fit toujours le plus grand et le plus digne d’honneur et de gloire, et méritant cette gloire de toutes les créatures, elle fut plus magnanime en la méprisant et en la rejetant, la rapportant à Dieu seul et opérant dans l’humilité même le plus grand et le plus magnanime de cette vertu ; les œuvres d’humilité héroïque étant comme dans une divine émulation et compétition avec le magnanime de toutes les autres vertus : elles vivaient toutes ensemble comme de riches joyaux qui ornaient à l’envi par leur belle variété la fille du roi dont toute la gloire était dans l’intérieur 72, comme le dit David son père.
577. Notre Reine fut grande aussi dans la magnificence, car bien qu’elle fût pauvre et surtout dans l’esprit, sans aucun amour pour les choses terrestres, néanmoins elle dispensa magnifiquement ce que le Seigneur lui donna, comme il arriva lorsque les Rois Mages lui offrirent les dons précieux à l’Enfant Jésus 73 ; et ensuite dans le temps qu’elle vécut dans l’Église, le Seigneur étant monté au ciel. Et sa plus grande magnificence fut qu’étant Maîtresse de toutes les créatures, elle destina le tout afin qu’il fût magnifiquement dépensé, autant qu’il était de son affection, pour le bénéfice des nécessiteux et le culte et l’honneur du Très-Haut. Et elle enseigna cette doctrine et cette vertu à plusieurs pour être la Maîtresse de toute perfection dans les œuvres, car pour les faire les mortels doivent lutter contre de basses inclinations et de viles coutumes, sans arriver à leur donner le point de prudence qu’ils doivent. Selon leur inclination, les mortels désirent communément l’honneur et la gloire de la vertu et d’être tenus pour singuliers et grands, et avec cette affection et cette inclination, ils sont désordonnés et ils ne dirigent pas non plus cette gloire de la vertu au Seigneur de toutes choses : ils se trompent sur les moyens, et si l’occasion arrive de faire quelque œuvre de magnanimité ou de magnificence, ils défaillissent et ne la font point, parce que ce sont des âmes basses et viles. Et comme, d’un autre côté, ils veulent conjointement paraître grands, excellents et dignes de vénération, ils prennent pour cela d’autres moyens trompeusement proportionnés et véritablement vicieux, comme de se montrer colères, gonflés, impatients, dédaigneux, hautains et orgueilleux ; et, comme tous ces vices ne sont point de la magnanimité, au contraire, ils signifient petitesse et bassesse de cœur, pour cela ils n’obtiennent point l’honneur ni la gloire parmi les sages, mais le blâme et le mépris. Car l’honneur se trouve plus en le fuyant qu’en le cherchant, et plus par les œuvres que par les désirs.
Doctrine de la Reine du ciel.
578. Ma fille, si tu es attentive et si tu tâches, comme je te le commande, de comprendre la nature et la nécessité de cette vertu de la force, tu auras en main avec elle les rênes de l’irascible, qui est une des passions qui se meut le plus promptement et qui trouble le plus la raison. Et tu auras aussi un instrument avec quoi opérer la plus grande et la plus parfaite des vertus comme tu le désires, et résister aux empêchements que tes ennemis t’opposent pour t’intimider dans le plus difficile de la perfection. Mais sache, ma très chère, que comme l’irascible sert à la concupiscible pour résister à ce qui l’empêche dans ce que sa concupiscence appète, de là vient que si la concupiscible se dérègle et si elle aime ce qui est vicieux et le bien seulement apparent, aussitôt l’irascible se dérègle après elle, et au lieu de la force vertueuse elle tombe en plusieurs vices exécrables et horribles. Et de là tu comprendras comment, de l’appétit déréglé de la propre excellence et de la vaine gloire que cause l’orgueil et la vanité, naissent tant de vices dans l’irascible, qui sont les discordes, les contentions, les querelles, la jactance, les clameurs, les impatiences, l’opiniâtreté et d’autres vices de la concupiscible, comme sont l’hypocrisie, le mensonge, le désir des vanités, la curiosité et le désir de paraître en tout plus que ne sont les créatures et ce qui leur appartient véritablement à cause de leurs péché et de leur bassesse.
579. Tu serais délivrée de tous ces vices si laids si tu te mortifiais fortement et si tu réprimais les mouvements désordonnés de la concupiscence par la tempérance dont je te parlerai ci-après. Mais lorsque tu désires et que tu aimes ce qui est juste et convenable, quoique tu doives t’aider, pour l’obtenir, de la force et de l’irascible bien ordonnées, que ce soit de manière à ne tomber dans aucun excès ; car il y a toujours du danger à se fâcher pour le zèle de la vertu, tant qu’on est sujet à son amour propre et déréglé. Et parfois on se dissimule et on se cache ce vice sous le manteau d’un saint zèle, et la créature se laisse tromper en se fâchant pour ce qu’elle désire pour elle-même, voulant que l’on comprenne que c’est par le zèle de Dieu et du bien de son prochain. C’est pour cela que la patience qui naît de la charité est si nécessaire et si glorieuse, et qu’elle est accompagnée de largesse et de magnanimité, puisque celui qui aime véritablement le Bien souverain et véritable souffre facilement la perte de l’honneur et de la gloire apparente, et il la méprise avec magnanimité comme vile et contemptible, et quoique les créatures les lui donnent, il ne les estime pas, et dans les autres afflictions il se montre invincible et constant ; par là il gagne autant qu’il le peut le bien de la persévérance et du support.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XII
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De la vertu de la tempérance qu’eut la très sainte Marie.
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SOMMAIRE. – 580. La tempérance. – 581. Sa valeur. – 582. Ses espèces. – 583. Excellence des vertus de Marie. – 584. Sa tempérance. – 585. Son abstinence et sa sobriété. – 586. Sa pureté virginale. – 587. Sa clémence et sa mansuétude. – 588. Son humilité. – 589. Motifs de s’humilier pour les Anges et les saints. – 590. Marie s’humilia plus qu’eux tous ensemble. – 591. Vices contraires à la modestie. – 592. Studiosité, etc. – 593. Nécessité de la tempérance. – 594. Exhortation à la pratiquer. – 595. Laideur des vices contraires.
580. Des deux mouvements qu’a la créature de désirer le bien et de s’éloigner du mal, ce dernier se modère par la force qui sert, comme je l’ai dit, afin que la volonté ne se laisse point vaincre par l’irascible ; mais qu’elle vainque au contraire avec courage, souffrant tout mal sensible pour obtenir le bien honnête. La tempérance sert à gouverner les autres mouvements de la concupiscible, et elle est la dernière et la moindre des vertus cardinales ; parce que le bien qu’elle obtient n’est pas si général que celui qui est l’objet des autres vertus, au contraire la tempérance regarde immédiatement le bien de celui qui la possède. Les docteurs et les théologiens considèrent la tempérance en tant qu’elle est une modération générale de tous les appétits naturels ; et dans ce sens elle est une vertu générale et commune qui comprend toutes les vertus qui meuvent l’appétit conformément à la raison. Nous ne parlons pas maintenant de la tempérance dans cette généralité ; mais en tant qu’elle sert pour gouverner la concupiscible dans la matière du toucher, où le plaisir meut avec une plus grande force, et conséquemment dans les autres matières délectables qui imitent la délectation du toucher, quoique non avec autant de force.
581. Dans cette considération, la tempérance tient la dernière place parmi les vertus, car son objet n’est pas si noble que dans les autres ; cependant on lui attribue quelques excellences plus grandes en tant qu’elle détourne d’objets plus laids et plus horribles qui sont l’intempérance dans les plaisirs sensitifs communs aux hommes et aux brutes irraisonnables. Et pour cela David dit que l’homme devient semblable à la bête de somme 74 lorsqu’il se laisse emporter par la passion du plaisir. Et pour la même raison le vice de l’intempérance s’appelle puéril ; parce qu’un enfant ne se meut pas par la raison, mais par l’inclination de l’appétit, et il n’est modéré que par le châtiment, comme aussi le demande la concupiscible pour se refréner dans ses plaisirs. La vertu de la tempérance rachète l’homme de cette laideur et de ce déshonneur, lui enseignant à se gouverner non par le plaisir, mais par la raison ; et pour cela cette vertu mérite qu’on lui attribue une certaine honnêteté et une beauté, et un décorum qui naît dans l’homme lorsqu’il se conserve dans l’état de la raison, contre une passion si indomptée qu’elle l’écoute et lui obéit rarement ; et il s’ensuit un grand déshonneur pour l’homme qui s’assujettit au plaisir animal, à cause de la similitude bestiale et puérile qu’il acquiert ainsi.
582. La tempérance contient en soi les vertus d’abstinence et de sobriété contre les vices de la gourmandise dans les repas et de l’ivrognerie dans le boire ; et dans l’abstinence est contenu le jeûne, et ce sont les premières ; parce qu’à l’appétit est d’abord offert le manger, objet du goût, pour la conservation de la nature. Après ces vertus suivent celles qui modèrent l’usage de la propagation naturelle, qui sont la chasteté et la pudicité, avec leurs parties, la virginité et la continence contre les vices de luxure et d’incontinence et leurs espèces. Ces vertus qui sont les principales dans la tempérance sont suivies d’autres qui modèrent l’appétit en d’autres plaisirs moindres ; et celles qui modèrent le sens de l’odorat, de l’ouïe et de la vue se rapportent à celles du toucher. Mais il y en a d’autres semblables à elles en différentes matières : ce sont la clémence et la mansuétude, qui gouvernent la colère et le désordre dans le châtiment, contre le vice de la cruauté humaine ou bestiale, où ils peuvent tomber. Une autre est la modestie, qui contient en soi quatre vertus. La première est l’humilité, qui est contre l’orgueil et qui détourne l’homme de désirer désordonnément sa propre excellence. La seconde est la studiosité, afin qu’il ne désire point savoir plus qu’il convient mais savoir comme il convient, contre le vice de la curiosité. La troisième est la modération ou austérité, pour qu’il ne désire point le faste superflu et l’ostentation dans le vêtement et l’apparat extérieur. La quatrième est celle qui modère l’appétit démesuré, dans les actions de récréation, comme sont les jeux, les mouvements du corps, les rires, les danses, etc. Et quoique cette vertu n’ait point de nom particulier, elle est très nécessaire et elle s’appelle généralement modestie ou tempérance.
583. Pour manifester l’excellence que ces vertus eurent dans la Reine du ciel, et j’ai dit la même chose des autres, il me semble toujours que les paroles ordinaires et les termes avec lesquels nous parlons des vertus des autres créatures soient insuffisants. Les grâces et les dons de la très sainte Marie eurent une plus grande proportion avec les grâces de son Fils bien-aimé et celles-ci avec les perfections divines que toutes les vertus et la sainteté des saints avec celles de cette auguste Reine des vertus (a) ; et ainsi tout ce que nous pouvons dire d’elle avec les paroles par lesquelles nous signifions les grâces et les vertus des autres saints est très insuffisant ; car ces vertus, quelque consommées qu’elles fussent, se trouvaient dans des sujets imparfaits et enclins au péché et désordonnés par le péché. Et si l’Ecclésiastique dit qu’il n’y a pas de prix pour l’excellence de l’homme continent 75, que dirons-nous de la tempérance de la Maîtresse des grâces et des vertus ; de la beauté de son âme très sainte ornée du comble de toutes ces vertus ? Tous les domestiques de cette Femme Forte étaient fournis d’un double vêtement 76, parce que ses puissances étaient ornées de deux habitudes ou perfections d’une beauté et d’une force incomparables. L’un était celui de la justice originelle, qui subordonnait les appétits à la raison et à la grâce, l’autre celui des habitudes infuses, qui lui ajoutaient une nouvelle beauté et une nouvelle force pour opérer avec une perfection souveraine.
584. Tous les autres saints qui se sont signalés dans la beauté de la tempérance arrivaient jusqu’à assujettir la concupiscible indomptée, la réduisant au joug de la raison, afin qu’elle ne désirât rien avec excès, car ensuite elle devait par la douleur se rétracter de l’avoir désiré, et celui qui outrepassait cela s’avançait jusqu’à refuser à l’appétit tout ce qui pouvait être soustrait à la nature sans la détruire ; mais en tous ces actes de tempérance, ils sentaient toujours quelque difficulté qui retardait l’affection de leur volonté, ou du moins qui lui faisait tant de résistance qu’ils ne pouvaient obtenir leur désir en toute plénitude, et ils se plaignaient avec l’Apôtre de la malheureuse charge de ce corps pesant 77. Dans la très sainte Marie, il n’y avait point ce désaccord ; parce que ses appétits, sans murmurer et sans précéder la raison, la laissaient opérer toutes les vertus avec tant d’harmonie et de concert, qu’en la fortifiant comme une armée d’escadrons bien ordonnés 78 ils formaient un chœur d’une consonance céleste. Et comme il n’y avait point de désordre à réprimer dans ses appétits, elle exerçait les opérations de la tempérance d’une manière telle qu’il ne put y avoir dans son esprit ni espèce, ni souvenir de mouvement désordonné ; bien au contraire, ses opérations imitant les perfections divines étaient comme originées et déduites de ce suprême exemplaire, et elles y retournaient comme à l’unique règle de leur perfection et à la fin dernière où elles se terminaient.
585. L’abstinence et la sobriété de la très sainte Marie furent l’admiration des anges ; car étant Reine de toutes les créatures et souffrant les passions naturelles de la faim et de la soif, elle ne désira jamais les aliments qui eussent correspondu à sa puissance et à sa grandeur, et elle n’usait point de la nourriture pour le goût, mais pour la seule nécessité ; et elle satisfaisait celle-ci avec tant de tempérance qu’elle n’excédait point ni elle ne pouvait excéder sur ce qui était précisément nécessaire pour l’humide radical et l’aliment de la vie : elle ne prenait ceci qu’après avoir donné lieu à souffrir la douleur de la faim et de la soif, et en laissant quelque place à la grâce, jointe à l’effet naturel du peu d’aliment qu’elle prenait. Elle ne souffrit jamais d’altération de corruption à cause de la superfluité du manger et du boire, ni pour cette raison elle sentit plus de nécessité, ni elle n’en eut plus un jour qu’un autre ; elle ne sentait point non plus ces altérations par défaut d’aliment ; parce que si elle modérait quelque chose de ce que la chaleur naturelle demandait, la grâce divine y suppléait ; et la créature vit de cette grâce et non pas de pain seulement 79. Le Très-Haut eût bien pu la sustenter sans manger ni boire ; mais il ne le fit point ; parce qu’il n’était point convenable, ni pour elle de cesser de mériter dans cet usage de la nourriture et d’être un exemple de tempérance, ni pour nous qui eussions été privés d’un si grand bien et de tant de mérites qu’elle y acquit. De la matière de la nourriture dont elle usait et des temps où elle la prenait, on le dit en différents endroits de cette Histoire (b). Elle ne mangea jamais de viande de sa volonté, ni plus d’une seule fois par jour, sauf lorsque son époux Joseph vivait, ou qu’elle accompagnait son Très Saint Fils dans ses pérégrinations, car dans ces circonstances, à cause de la nécessité de se conformer aux autres, elle suivait l’ordre que le Seigneur lui donnait ; mais toujours elle était miraculeuse dans la tempérance.
586. Les suprêmes séraphins ne peuvent parler de la pudeur et de la pureté virginales de la Vierge des vierges ; puisqu’en cette vertu qui est naturelle en eux, ils furent inférieurs à leur Reine et leur Maîtresse ; puis avec le privilège de la grâce et la puissance du Très-Haut, la très sainte Marie fut plus libre par l’immunité du vice contraire que les anges mêmes qui ne peuvent en être atteints à cause de leur nature. Nous, les mortels, nous ne parvenons point en cette vie à nous former une idée juste de cette vertu dans la Reine du ciel : car nous sommes beaucoup embarrassés de la fange pesante qui obscurcit notre âme et l’empêche de voir la candeur et la lumière cristalline de la chasteté. Notre grande Reine l’eut dans un degré tel qu’elle put dignement la préférer à la dignité de Mère de Dieu (c), si cette vertu n’eût pas été celle qui la proportionnait davantage avec cette grandeur ineffable. Mais mesurant la pureté virginale de Marie avec l’estime qu’elle en fit et la dignité à laquelle elle l’éleva, on connaîtra en partie quelle fut cette vertu dans son corps virginal et dans son âme. Elle se la proposa dès son Immaculée Conception, elle la voua dès sa Nativité et elle l’observa de telle sorte qu’elle n’eut jamais d’action, ni de mouvement, ni de geste dans lesquels elle la violât ni la touchât dans sa pudeur. Pour cela, elle ne parla jamais à aucun homme sans la volonté de Dieu, et elle ne les regardait jamais au visage, ni même les femmes, non pour le danger qu’elle avait, mais pour son mérite, pour notre exemple et à cause de la surabondance de sa prudence, de sa sagesse et de sa charité divines.
587. De sa clémence et de sa mansuétude, Salomon dit que la loi de clémence était sur sa langue 80, car elle ne la mouvait jamais que ce ne fût pour distribuer la grâce qui était répandue sur ses lèvres 81. La mansuétude gouverne la colère et la clémence modère le châtiment. Notre Reine très mansuète n’eut point de colère à modérer et elle n’usait point de cette puissance, outre dans les actes de force contre le péché et le démon, etc., comme je l’ai dit dans le chapitre précédent (d) ; mais contre les créatures raisonnables elle n’eut point de colère qui fût ordonnée à les châtier ; elle n’était point mue à la colère par aucun évènement, et elle ne perdit jamais sa mansuétude très parfaite et son égalité intérieure et extérieure immuable et inimitable ; jamais on ne lui connut de changement dans l’air, dans la voix ou dans les mouvements qui témoignât quelque mouvement de colère. Le Seigneur eut cette mansuétude et cette clémence pour instrument de la sienne, et il lui livra tous les effets et les bienfaits des éternelles et antiques miséricordes ; et il fallait pour cette fin que la clémence de Marie, notre Souveraine, fût un instrument proportionné de celle que le même Seigneur a envers les créatures. Considérant attentivement et profondément les œuvres de la clémence divine envers les pécheurs, et que la très sainte Marie était l’instrument propre de toutes ces œuvres, par lequel elles étaient disposées et exécutées, on connaîtra en partie la clémence de cette Souveraine. Toutes ses réprimandes furent plus en priant, en enseignant et en avertissant qu’en châtiant ; elle le demanda au Seigneur et sa providence le disposa ainsi, afin qu’en cette surexcellente Reine fût comme en original et en dépôt la loi de la clémence, dont sa Majesté se servit, et que les mortels apprissent cette vertu avec les autres.
588. Dans les autres vertus que contient la modestie, spécialement dans l’humilité, l’austérité ou pauvreté de la très sainte Marie, il faudrait faire plusieurs livres et avoir les langues des anges pour en dire quelque chose dignement. Toute cette Histoire est remplie de ce que je peux arriver à en dire, car dans toutes les actions de la Reine du ciel son humilité incomparable resplendit au-dessus de toutes les vertus. Je crains beaucoup de blesser la grandeur de cette vertu singulière en voulant ceindre par mes courtes expressions l’océan qui put recevoir et embrasser l’Incompréhensible et sans terme. Tout ce que les saints et les anges mêmes sont arrivés à connaître et à opérer de cette vertu de l’humilité ne peut atteindre au moindre de celle qu’eut notre Reine. Qui est-ce d’entre les saints et les anges que Dieu même a pu appeler sa Mère ? Et qui est-ce hors Marie et le Père éternel qui put appeler le Verbe fait chair son Fils ? Puis si celle qui arriva dans cette dignité à être semblable au Père, et qui eut les grâces et les dons convenables pour cela, se mit dans son estime à la dernière place des créatures et qui les réputait toutes ses supérieures, quelle odeur, quel parfum ne donnait-il pas pour le goût de Dieu même cet humble nard 82 qui renfermait dans son sein le suprême Roi des rois.
589. Que les colonnes du ciel soient dans la confusion 83 et qu’elles tremblent en présence de la lumière inaccessible de la Majesté infinie, ce n’est point merveille, puisqu’ils virent la ruine de leurs semblables et ils furent préservés par des bienfaits et des raisons qui s’étendaient à tous. Que les saints les plus forts et les plus invincibles s’humilient, embrassant le mépris et l’abaissement, se reconnaissant indignes du plus petit bienfait de la grâce et même du moindre service et du moindre secours des choses naturelles, tout cela est très juste et très conséquent ; parce que nous avons tous péché et nous avons tous besoin de la gloire de Dieu 84, et nul ne fut si saint ni si grand qu’il ne pût l’être davantage, ni si parfait qu’il ne lui manquât quelque vertu, ni si irréprochable que les yeux de Dieu ne trouvassent rien à reprendre en lui. Et quand même quelqu’un eût été parfaitement consommé en toute chose, tout cela fût resté dans la sphère commune de la grâce et des bienfaits, sans que personne ne pût être supérieur à tous en toutes les vertus.
590. Mais, en cela, l’humilité de la très pure Marie fut sans exemple et sans pareille, car étant la Mère de la grâce, le principe de tout le bien des créatures, la plus élevée entre toutes, le prodige des perfections divines, le centre de son amour, la sphère de sa toute-puissance, celle qui appela Dieu son Fils et qui s’entendit appeler Mère par le même Dieu, elle s’humilia à la dernière place de toutes les créatures. Et celle qui jouissait de la plus grande excellence de toutes les œuvres de Dieu dans une pure créature, n’y ayant pas d’autres plus hautes excellences auxquelles elle put être élevée, s’humilia se jugeant indigne de la moindre estime, de la moindre excellence et du moindre honneur qui pouvait être rendu à la moindre de toutes les créatures raisonnables. Non seulement elle se réputait indigne de la dignité de Mère de Dieu et des grâces qui y sont renfermées, mais de l’air qu’elle respirait, de la terre qui la souffrait, de l’aliment qu’elle prenait, en un mot, de tout service et de tout bienfait des créatures : elle se réputait indigne de tout et elle remerciait comme si elle l’eût été. Et pour dire beaucoup en peu de paroles, quoique le fait de la créature raisonnable de ne point désirer l’excellence qui ne lui appartient pas absolument ou qu’elle ne mérite pas par quelque titre n’est pas une humilité si généreuse, cependant la clémence infinie du Très-Haut l’accepte et se montre satisfaite de celui qui s’humilie de la sorte. Mais ce qui est admirable est que celle à qui toute majesté et toute excellence étaient dues s’humiliât plus que toutes les créatures ensemble et qu’elle ne désirât ni ne cherchât cette excellence ; mais étant dans la forme de digne Mère de Dieu, elle s’anéantit dans son estime, méritant par cette humilité d’être élevée comme de justice au domaine et à la principauté de toutes les créatures.
591. À cette humilité incomparable correspondait dans la très sainte Marie les autres vertus qui sont renfermées dans la modestie ; car le désir de savoir plus qu’il convient (e) naît d’ordinaire du peu d’humilité ou de charité ; puis étant un vice sans profit, il vient à causer beaucoup de dommage, comme il arriva à Dina 85 qui, sortant par une curiosité inutile pour voir ce qui ne lui était point de profit, fut vue avec tant de perte de son honneur. De la même racine d’orgueil présomptueux ont coutume de s’originer l’ostentation superflue et le faste dans le vêtement extérieur et dans les actions, les gestes, les mouvements corporels désordonnés qui servent à la vanité et à la sensualité, et qui témoignent de la légèreté du cœur, selon ce que dit l’Ecclésiastique : Le vêtement du corps, le rire de la bouche et les mouvements de l’homme nous font connaître son intérieur 86. Toutes les vertus contraires à ces vices étaient intactes dans la très sainte Marie, et sans reconnaître aucune contradiction ni aucun mouvement qui pût les retarder ou les ternir ; au contraire, comme filles et compagnes de sa très profonde humilité, de sa charité et de sa pureté, elles montraient dans cette auguste Souveraine certains rayons qui tenaient plus du divin que d’une créature humaine.
592. Elle était très studieuse sans curiosité ; car étant remplie de sagesse au-dessus des séraphins mêmes, elle apprenait et elle se laissait enseigner de tous comme si elle eût été ignorante. Et lorsqu’elle usait de la science de Dieu ou qu’elle s’enquérait de sa volonté, elle était si prudente et elle agissait avec des fins si sublimes et de si dues circonstances, que toujours ses désirs blessaient le cœur de Dieu et l’attiraient à sa volonté bien ordonnée. Dans la pauvreté et l’austérité elle fut admirable : puisque étant Maîtresse de toutes les créatures et les ayant à sa disposition, elle les quitta pour imiter son très saint Fils en autant que le Seigneur les lui remit entre les mains ; car de même que le Père mit toutes les choses entre les mains 87 du Verbe Incarné, ainsi ce Seigneur les mit entre les mains de sa Mère, et celle-ci, pour faire la même chose, les laissa toutes par l’affection et en effet pour la gloire de son Fils et son Seigneur. De la modestie de ses actions, de la douceur de ses paroles et de tout son extérieur, il suffira de dire qu’à cause de l’ineffable grandeur que l’on y découvrait, on l’eût tenue pour plus qu’humaine si la foi n’eût enseigné qu’elle était une pure créature, comme le confesse saint Denis, le sage d’Athènes.
Doctrine de la Reine du ciel.
593. Ma fille, tu as dit quelque chose de ce que tu as compris de cette vertu de tempérance, de son excellence et de la manière dont je l’exerçais, quoique tu en laisses beaucoup à dire pour que l’on comprenne bien la grande nécessité que les mortels ont d’user de la tempérance dans leurs actions. La peine du premier péché fut pour l’homme de perdre le parfait usage de la raison et que, les passions lui étant désobéissantes, elles se révoltassent contre celui qui s’était révolté contre son Dieu, en méprisant son très juste précepte. Pour réparer cette perte, la vertu de tempérance fut nécessaire pour dominer les passions, refréner ses mouvements délectables, les régler et restituer à l’homme la connaissance du milieu parfait dans la concupiscible, l’incliner de nouveau à suivre la raison et le lui enseigner comme capable de la Divinité et à ne point suivre son plaisir comme les brutes irraisonnables. Il n’est pas possible sans cette vertu que la créature se dépouille du vieil homme ni qu’elle se dispose pour les dons de la grâce et de la sagesse divine, car celles-ci n’entrent point dans l’âme du corps sujet à pécher 88. Celui qui sait modérer ses passions par la tempérance, leur refusant le plaisir immodéré et bestial qu’elles désirent, celui-là pourra dire et expérimenter que le roi l’a introduit dans les celliers de son vin exquis 89 et dans les trésors de la sagesse et des dons spirituels, car cette vertu est une officine générale remplie des vertus les plus belles et les plus parfumées au goût du Très-Haut.
594. Et si je veux que tu travailles beaucoup pour les obtenir toutes, néanmoins considère singulièrement la beauté et la bonne odeur de la chasteté, la force de l’abstinence et de la sobriété dans le boire et le manger ; la suavité et les effets de la modestie dans les paroles et les œuvres et la noblesse de la très sublime pauvreté dans l’usage des choses. Avec ces vertus tu obtiendras la lumière divine, la paix et la tranquillité de ton âme, la sérénité de tes puissances, le gouvernement de tes inclinations, et tu arriveras à être tout illuminée par les splendeurs des dons et de la grâce divine ; puis de la vie sensible et animale tu seras élevée à la conversation et à la vie angélique, qui est celle que je veux de toi et celle que tu désires toi-même par la vertu divine. Prends garde, ma très chère, et efforce-toi d’opérer toujours avec la lumière de la grâce, et que tes puissances ne se meuvent jamais pour leur seul plaisir et leur goût, mais agis toujours par raison et pour la gloire du Très-Haut dans toutes les choses nécessaires à la vie, dans le manger, dans le boire, dans le vêtement, les paroles, les désirs, les corrections, les commandements, les prières : que tout soit gouverné en toi par la lumière et le goût de ton Seigneur et ton Dieu et non par ton propre goût.
595. Et afin que tu t’affectionnes davantage à la beauté et à la grâce de cette vertu, considère la laideur des vices contraires et pèse avec la lumière que tu reçois combien le monde est laid, abominable, horrible et monstrueux aux yeux de Dieu et des saints à cause de l’énormité de tant d’abominations que les hommes commettent contre cette aimable vertu. Regarde combien il y en a qui suivent comme des brutes l’horreur de la sensualité, d’autres la gourmandise et l’ivrognerie ; d’autres le jeu et les vanités, d’autres l’orgueil et la présomption, d’autres l’avarice et le plaisir d’acquérir des richesses, et tous généralement l’impétuosité de leurs passions, cherchant pour maintenant seulement leur plaisir, dans lequel ils thésaurisent pour plus tard des tourments éternels et la privation de la vision béatifique de leur Dieu et leur Seigneur.
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NOTES EXPLICATIVES.
a. Dans les perfections divines, l’inclination au bien honnête se trouve sans difficultés à vaincre, pendant qu’au contraire dans la volonté créée, et plus dans la volonté humaine après le péché originel, cette inclination au bien rencontre plus ou moins de difficultés selon sa limitation plus ou moins grande et les effets du péché. L’union hypostatique ôta à l’humanité de Jésus-Christ cette difficulté ou répugnance pour le bien par le moyen des dons dus à cette union ; et pour cela la volonté humaine de Jésus, étant inclinée au bien sans difficulté, imita les perfections divines et leur ressembla. Ces privilèges de l’humanité de Jésus-Christ furent accordés à sa Mère tant par la justice originelle que par les habitudes infuses. Ainsi, Marie, à l’imitation de son Fils, avait la volonté inclinée au bien sans difficulté ni répugnance intérieure ; pendant que tous les autres saints de la nature humaine souffrirent cette lutte de la chair contre l’esprit qui rend la pratique du bien si difficile. De là on voit que les grâces et les dons de Marie eurent une plus grande proportion avec ceux de son Fils et ceux du Fils avec les perfections divines, que n’eurent les vertus des autres saints avec celles de Marie. Richard de Saint-Victor dit, in cant. c. 2, que la très sainte Vierge obtint sur la terre la similitude de Dieu dans les vertus, la sainteté et la perfection.
b. II, 196, 424, 898.
c. La vertu de la chasteté est certainement supérieure à la maternité même divine si cette maternité est considérée simplement dans son entité physique, c’est-à-dire comme séparée de cette grâce et de cette vertu qui sont convenables et dues à une telle dignité. Et dans cette hypothèse plusieurs saints Pères disent que Marie eût préféré la virginité ou chasteté à la maternité divine. Voir saint Grégoire de Nysse, Orat. de humana, Christi generat ; saint Anselme, De excellent, B. V. M. c. 4. Mais la chasteté est grandement inférieure à la maternité divine si l’on considère cette dernière non précisément, mais unie à toutes les grâces, les vertus et les perfections que Dieu détermina de communiquer à celle qui devait être sa Mère, comme congrues et dues à une telle dignité.
d. Supra, 570 et suiv.
e. Contraire de la studiosité.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XIII
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Des sept dons de l’Esprit-Saint qu’eut la très sainte Marie
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SOMMAIRE : – 596. Comment les dons de l’Esprit-Saint diffèrent de la vertu. – 597. Ce qu’ils ajoutent aux vertus. – 598. On déclare mieux en quoi ils en diffèrent. – 599. Leurs effets. – 600. Avec combien de perfection Marie les eut. – 601. Leur ordre dans le Christ. – 602. Ce que Marie connut avec la sagesse et l’intelligence. – 603. Qualité du don de sagesse en Marie. – 604. Le don de Conseil et ses effets. – 605. Le don de force et ses effets ; la science et ses effets. – 606. La piété et ses effets. – 607. La crainte de Dieu et ses degrés. – 608. Comment ces dons furent en Marie. – 609. Combien les dons embellissent l’âme. – 610. Exhortation. – 611. Exercice de ces dons.
596. Les sept dons de l’Esprit-Saint, selon la lumière que j’en ai à présent, semblent ajouter quelque chose aux vertus auxquelles ils se rapportent, et par ce qu’ils ajoutent ils s’en distinguent, bien qu’ils aient le même objet. Tout bien du Seigneur peut être appelé don ou présent de sa main, même s’il est naturel ; mais nous ne parlons pas maintenant des dons dans cette généralité, même s’ils sont des vertus et des dons infus ; car tous ceux qui ont quelque vertu ou même plusieurs vertus n’ont pas la grâce des dons dans cette matière ; ou au moins ils n’arrivent pas à avoir les vertus avec ce degré qu’on les appelle dons parfaits, comme les docteurs les entendent dans les paroles d’Isaïe où il dit que l’Esprit du Seigneur se reposerait en notre Sauveur Jésus-Christ, énumérant sept grâces qui s’appellent communément dons du Saint-Esprit, qui sont : l’esprit de sagesse et d’entendement ; l’esprit de conseil et de force ; l’esprit de science et de piété, et celui de la crainte de Dieu 90. Ces dons furent dans l’âme très sainte de Jésus-Christ, rejaillissant de la Divinité à laquelle elle était hypostatiquement unie comme l’eau est dans la fontaine dont elle émane pour se communiquer aux autres, parce que nous participons tous des eaux du Sauveur 91, grâce pour grâce 92 et don pour don, et en lui sont cachés les trésors de la sagesse et de la science de Dieu 93.
597. Les dons de l’Esprit-Saint correspondent aux vertus auxquelles ils se rapportent. Et quoique dans cette correspondance les docteurs discourent avec quelque différence, cette différence ne peut être toutefois dans la fin des dons, qui est de donner quelque perfection spéciale aux puissances pour qu’elles fassent quelques actions et quelques œuvres très parfaites, et plus héroïques que dans les matières des vertus ; parce que sans cette condition on ne pourrait les appeler dons particuliers plus parfaits et plus excellents que dans la manière ordinaire d’exercer les vertus. Cette perfection des dons doit renfermer ou doit principalement consister en quelque inspiration forte ou spéciale ou mouvement du Saint-Esprit qui vainc avec une plus grande efficacité les empêchements, qui meut le libre arbitre et lui donne une plus grande force, afin qu’il n’opère point lâchement, au contraire avec une grande plénitude de perfection et de force, dans cette espèce de vertu à laquelle le don appartient. Tout cela, le libre arbitre ne peut l’obtenir s’il n’est illustré et mû par une efficacité spéciale, par une vertu et une force de l’Esprit-Saint, qui l’oblige fortement, suavement et doucement, afin qu’elle suive cette illustration, qu’elle opère avec liberté et qu’elle veuille cette action qui paraît être faite dans la volonté par l’efficace de l’Esprit divin, comme le dit l’Apôtre 94. Et l’on appelle pour cela cette motion l’instinct du Saint-Esprit ; car bien que la volonté opère librement et sans violence, elle tient pourtant beaucoup dans ces œuvres de l’instrument volontaire et elle lui ressemble, parce qu’elle opère avec moins de consultation de la prudence ordinaire comme le font les vertus, quoique avec non moins d’intelligence et de liberté.
598. Je me ferai comprendre en quelque chose par un exemple, avertissant que deux choses concourent dans les puissances pour mouvoir la volonté aux œuvres de vertu : l’une est le poids ou l’inclination qu’elle a en soi qui la porte et la meut à la manière de la gravité dans la pierre ou de la légèreté dans le feu, pour se mouvoir chacun à son centre. Les habitudes vertueuses accroissent plus ou moins cette inclination dans la volonté, et les vices font la même chose à leur manière ; parce qu’elles pèsent en l’inclinant à l’amour, et l’amour est son poids qui la porte librement. Une autre chose concourt à cette motion de la part de l’entendement qui est une illustration dans les vertus par laquelle la volonté se meut et se détermine, et cette illustration est proportionnée avec les habitudes et avec les actes que fait la volonté : pour les ordinaires servent la prudence et sa délibération ordinaire ; et pour d’autres actes plus élevés servent ou sont nécessaires une illustration plus haute et supérieure, et une motion de l’Esprit-Saint, et cela appartient aux dons. Et comme la charité ainsi que la grâce est une habitude surnaturelle qui dépend de la volonté divine de la manière que le rayon naît du soleil, pour cela la charité a une influence particulière de la Divinité et par celle-ci elle est mue et elle meut les autres vertus et habitudes de la volonté et plus lorsqu’elle opère par les dons de l’Esprit-Saint.
599. Conformément à cela, dans les dons de l’Esprit-Saint il me semble connaître de la part de l’entendement une illustration spéciale dans laquelle il se porte très passivement pour mouvoir la volonté en laquelle ses habitudes correspondent avec un certain degré de perfection, qui l’incline au-dessus de la force ordinaire des vertus à des œuvres très héroïques. Et comme si on ajoutait à la pierre une autre impulsion outre sa gravité, elle se porterait avec un mouvement plus léger ; ainsi dans la volonté, en lui ajoutant la perfection ou l’impulsion des dons, les mouvements des vertus sont plus excellents et plus parfaits. Le don de sagesse communique à l’âme un certain goût avec lequel, goûtant, elle connaît le divin et l’humain sans erreur, donnant sa valeur et son poids à chacun, contre le goût qui naît de l’ignorance et de la cupidité humaine ; et ce don appartient à la charité. Le don de l’intelligence éclaire pour pénétrer et connaître les choses divines, contre la rudesse et la lenteur de notre intelligence. Celui de science pénètre le plus obscur, et rend les docteurs parfaits contre l’ignorance, et ces deux appartiennent à la foi. Le don de conseil dirige, redresse et retient la précipitation humaine, contre l’imprudence ; et elle appartient à sa vertu propre. Celui de force chasse la crainte désordonnée et conforte la faiblesse, et il appartient à sa propre vertu. Celui de piété rend le cœur bénin, lui ôte la dureté et l’amollit contre l’impiété et la dureté, et il appartient à la religion. Le don de crainte de Dieu humilie amoureusement, contre l’orgueil, et il se rapporte à l’humilité.
600. Tous les dons de l’Esprit-Saint furent en la très sainte Marie comme en celle qui avait un certain rapport et comme un droit à les avoir, parce qu’elle était Mère du Verbe divin, de qui procède le Saint-Esprit, auquel ces dons sont attribués. Et en réglant ces dons par la dignité spéciale de Mère, il était conséquent qu’ils fussent en elle avec la due proportion et avec tant de différences de toutes les autres âmes qu’il y en a de s’appeler, elle, la Mère de Dieu, et toutes les autres âmes, seulement ses créatures ; et parce que la grande Reine était si proche de l’Esprit-Saint par cette dignité, et conjointement par l’impeccabilité, et toutes les autres créatures en sont si éloignées, tant par le péché que par la distance de l’être commun, sans autre rapport ni affinité avec le divin Esprit. Et s’ils étaient en notre Rédempteur et Maître Jésus-Christ, comme dans leur source et leur origine, ils étaient aussi en Marie sa divine Mère comme dans un étang ou une mer d’où ils se distribuaient à toutes les créatures ; parce que de sa plénitude surabondante ils rejaillissent à toute l’Église. C’est ce que Salomon exprime dans une autre métaphore des Proverbes, lorsqu’il dit de la Sagesse qu’elle s’est bâti pour elle-même une maison sur sept colonnes 95, et qu’elle y a préparé la table, y a mêlé le vin et y a convié les petits enfants et les insensés pour les tirer de l’enfance et leur enseigner la prudence. Je ne m’arrête point à cette déclaration, puisqu’aucun catholique n’ignore que la très sainte Marie est cette magnifique habitation du Très-Haut, édifiée et fondée sur ces sept dons pour sa beauté et sa fermeté, et pour préparer dans cette maison mystique le festin général de toute l’Église ; parce qu’en Marie la table est préparée, afin que nous tous, les petits et ignorants enfants d’Adam, nous nous approchions pour être rassasiés de l’influence et des dons de l’Esprit-Saint.
601. Lorsque ces dons s’acquièrent moyennant la discipline et l’exercice des vertus, vainquant les vices contraires, la crainte tient le premier lieu ; mais en Notre Seigneur Jésus-Christ, Isaïe commença à les rapporter par le don de sagesse qui est le plus haut, parce qu’il les reçut comme Maître et comme Chef, et non comme disciple qui les apprenait. Selon ce même ordre, nous devons les considérer dans sa très sainte Mère ; car elle s’assimila plus dans les dons à son très saint Fils que les autres créatures à elle. Le don de sagesse contient une illumination savoureuse par laquelle l’entendement connaît la vérité des choses par leurs causes intimes et suprêmes, et la volonté, avec le goût de la vérité du Bien véritable, le discerne et le sépare du bien faux et apparent : car celui-là est véritablement sage qui connaît sans erreur le Bien véritable pour le goûter et qui le goûte en le connaissant. Ce goût de la sagesse consiste à jouir du Souverain Bien par une intime union d’amour qui est suivie de la saveur et du goût du bien honnête participé et exercé par les vertus inférieures à l’amour. Pour cela, on n’appelle pas sage celui qui connaît seulement la vérité spéculativement, quoiqu’il ait son plaisir dans cette connaissance : il n’est pas sage non plus, celui qui opère les actes de vertu par la connaissance seulement, et encore moins s’il le fait pour d’autres raisons ; mais si, pour le goût du Bien souverain et véritable qu’il connaît sans erreur, et en lui et pour lui toutes les vérités inférieures, il opère avec un intime amour unitif, celui-là sera véritablement sage. Cette connaissance est administrée à la sagesse par le don d’intelligence qui la précède et l’accompagne, et il consiste en une pénétration intime des vérités divines et de celles que l’on peut rapporter et diriger à cet ordre ; parce que l’Esprit scrute les choses profondes de Dieu, comme le dit l’Apôtre 96.
602. Ce même Esprit était nécessaire pour comprendre et dire quelque chose des dons de sagesse et d’intelligence que posséda Marie, l’Impératrice du ciel. L’impétuosité des fleuves qui était retenue par la divine sagesse depuis tant de siècles éternels réjouit cette Cité de Dieu 97, par le courant qu’il répandit dans son âme très sainte par le moyen du Fils unique du Père et le sien qui habita en elle comme si, selon notre manière de concevoir, l’océan infini de la Divinité se fût transvasé dans cette mer de sagesse au même moment qu’elle put appeler l’Esprit de sagesse, et il vint à elle pour qu’elle l’appelât, afin qu’elle l’apprît sans fiction 98 et qu’elle le communiquât sans envie, comme elle l’a fait ; puis par le moyen de sa sagesse, la lumière du Verbe Incarné se manifesta au monde. Cette Vierge très sage connut 99 la disposition du monde, les conditions des éléments, le principe, le milieu et la fin des temps et leurs changements, le cours des étoiles, la nature des animaux, la colère des bêtes féroces, la force des vents, la complexion et les pensées des hommes, les vertus des plantes, des herbes, des arbres, des fruits et des racines, le caché et l’occulte au-dessus de la pensée des hommes, les mystères et les voies retirées du Très-Haut : notre Reine Marie connut tout cela et elle le goûta avec le don de la sagesse qu’elle but à sa fontaine originale et elle demeura faite la parole de sa pensée.
603. Là elle reçut cette vapeur de la vertu de Dieu 100 et cette émanation de sa charité sincère qui la fit immaculée et la préserva de la tache qui souille l’âme ; et elle demeura le miroir sans tache de la majesté de Dieu. Là elle participa à l’esprit d’intelligence qui contient la sagesse et qui est saint 101, unique, multiple, subtil, aigu, discret, mobile, pur, assuré, suave, amateur du bien et que rien n’empêche, bienfaiteur, humain, bénin, stable, sûr, qui comprend toutes les vertus, qui arrive à tout, qui comprend tout avec une clarté et une subtilité très pures par lesquelles il atteint d’une extrémité à l’autre. Toutes ces conditions que dit le Sage de l’esprit de sagesse furent uniquement et parfaitement dans la très sainte Marie, après son Fils unique : et avec la sagesse lui vinrent tous les biens ensemble 102, et ces dons très sublimes de sagesse et d’intelligence la précédaient dans toutes ses opérations, afin que toutes les actions des autres vertus fussent gouvernées par eux, et elles furent toutes empreintes de l’incomparable sagesse avec laquelle elle opérait.
604. J’ai déjà dit quelque chose des autres dons dans les vertus auxquelles ils appartiennent ; mais comme tout ce que nous pouvons dire et comprendre est si peu de chose de ce qu’il y avait dans cette Cité Mystique Marie, nous trouvons toujours beaucoup à y ajouter. Le don de conseil suit dans l’ordre d’Isaïe celui d’intelligence et il consiste en une illumination surnaturelle par laquelle l’Esprit-Saint touche l’intérieur, l’illuminant au-dessus de toute intelligence humaine et ordinaire, afin qu’il choisisse tout le plus utile, le plus décent et le plus juste, et qu’il réprouve le contraire, réduisant la volonté, par les règles de l’immaculée et éternelle loi divine, à l’unité d’un seul amour et à la conformité de la parfaite volonté du Souverain Bien : et avec cette divine érudition la créature bannit de soi la multiplicité et la variété des affections diverses et d’autres amours et mouvements inférieurs et externes qui peuvent retarder et empêcher le cœur humain, afin qu’il n’entende point ni qu’il suive cette impulsion et ce conseil divin et qu’il n’arrive point à se conformer à l’exemplaire vivant, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui dit, avec ce très sublime conseil, au Père Éternel : Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la vôtre 103.
605. Le don de force est une participation ou une influence de la vertu divine que l’Esprit-Saint communique à la volonté créée, afin qu’heureusement courageuse, elle s’élève au-dessus de tout ce que la faiblesse humaine peut et a coutume de craindre des tentations, des douleurs, des tribulations et des adversités ; et surmontant et vainquant tout cela elle acquiert et conserve le plus ardu et le plus excellent des vertus, et s’élevant elle monte et dépasse toutes les vertus, les grâces, les consolations intérieures et spirituelles, les révélations, les amours sensibles, quelque nobles et quelque excellents qu’ils soient : elle laisse tout cela derrière elle, et elle s’étend avec un divin effort jusqu’à arriver à obtenir l’union intime et suprême avec le Bien souverain, vers lequel elle soupire par des désirs très ardents, où véritablement la douceur sort du fort 104, ayant tout vaincu en Celui qui la fortifie 105. Le don de science est une connaissance judicative avec une rectitude infaillible de tout ce que l’on doit croire et opérer avec les vertus : et elle se distingue du Conseil, parce que celui-ci choisit et celle-là juge, l’un fait le jugement droit et l’autre la prudente élection. Et l’on distingue le don d’intelligence, parce qu’il pénètre les vérités divines internes de la foi et des vertus comme dans une simple intelligence, et le don de science connaît avec magistère ce qui s’en déduit, appliquant les opérations extérieures des puissances à la perfection de la vertu, dans laquelle le don de science est comme la racine et la mère de la discrétion.
606. Le don de piété est une vertu ou influence divine par laquelle l’Esprit-Saint amollit, et comme pour ainsi dire fond et liquéfie la volonté humaine, la mouvant pour tout ce qui appartient au service du Très-Haut et au bénéfice du prochain. Et avec cette douceur et cette tendresse suave, notre volonté est prompte et notre mémoire attentive, afin qu’en tout temps, en tout lieu et en tout évènement, elle puisse louer, bénir, et rendre grâces et honneur au Souverain Bien, et avoir une tendre et amoureuse compassion envers les créatures sans leur manquer dans leurs afflictions et leurs nécessités. Ce don de piété n’est pas empêché par l’envie, il ne connaît point de haine ni d’avarice, ni de tiédeur, ni d’étroitesse de cœur ; parce qu’il y cause une forte et suave inclination par laquelle il sort doucement et amoureusement à toutes les œuvres de l’amour de Dieu et du prochain ; et celui qui le possède devient bienveillant, serviable, officieux et diligent. Et pour cela l’Apôtre dit que l’exercice de la piété est utile à toutes choses 106 et qu’il a les promesses de la vie éternelle ; parce que c’est un instrument très noble de la charité.
607. En dernier lieu vient le don de crainte de Dieu, loué, estimé et recommandé tant de fois dans la divine Écriture 107 et par les saints Docteurs, comme fondements de la perfection chrétienne et principe de la vraie sagesse ; parce que la crainte de Dieu est la première qui résiste à la folie arrogante des hommes et celle qui la détruit et la dissipe avec une plus grande force. Ce don si important consiste en une amoureuse fuite, une honte et une confusion très nobles avec lesquelles l’âme se retire en elle-même et dans sa propre condition et sa propre bassesse, la considérant en comparaison de la suprême grandeur et la suprême majesté de Dieu ; et ne voulant rien entendre ni rien savoir de haut d’elle-même 108, elle craint comme l’Apôtre l’enseigne. Cette sainte crainte a ses degrés, parce qu’au commencement elle s’appelle initiale, et ensuite elle s’appelle filiale : car elle commence d’abord à fuir le péché comme contraire au souverain Bien qu’elle aime avec respect, et ensuite elle poursuit dans son abaissement et son mépris, car elle compare son être propre avec la Majesté, son ignorance avec la Sagesse et sa pauvreté avec l’opulence infinies. Et se trouvant en tout cela soumise à la volonté divine avec plénitude, elle s’humilie et se soumet à toutes les créatures pour Dieu, se mouvant envers lui et envers elles avec un amour intime, arrivant à la perfection des enfants du même Dieu et à la suprême unité d’esprit avec le Père, le Fils et l’Esprit-Saint.
608. Si je m’étendais davantage dans l’explication de ces dons, je sortirais beaucoup de mon sujet et j’allongerais démesurément ce discours ; ce que j’ai dit me paraît suffisant pour comprendre leur nature et leurs qualités. Et les ayant comprises, on doit considérer que tous les dons de l’Esprit-Saint furent dans l’Auguste Reine du ciel non seulement dans le degré suffisant et commun qu’ils ont chacun dans leur genre, parce que ceci peut être commun aux autres saints, mais ils furent en cette Dame avec de tels privilèges et de telles excellences qu’ils n’auraient pu se trouver dans ce degré en aucun saint, et il n’aurait pas été convenable qu’un autre inférieur à cette Reine les eût eus dans cette force. Ayant donc entendu en quoi consiste la sainte crainte, la piété, la force, la science et le conseil, en tant qu’ils sont des dons spéciaux de l’Esprit-Saint, que le jugement humain et l’intelligence angélique s’étendent et qu’ils pensent le plus sublime, le plus noble, le plus excellent, le plus parfait et le plus divin : car les dons de Marie étaient au-dessus de tout ce que conçurent toutes les créatures ensemble, et l’inférieur des dons de notre Souveraine est le suprême de la pensée créée ; de même que le suprême des dons de cette Dame et Reine des vertus touche en quelque sorte à l’infime du Christ et de la Divinité.
Doctrine de la très sainte Marie
609. Ma fille, ces dons très nobles et très excellents de l’Esprit-Saint que tu as entendus sont l’émanation par où la Divinité se communique et se transfère dans les âmes saintes : et pour cela ils n’admettent point de limitation de leur côté, comme ils l’ont du sujet où ils sont reçus. Et si la créature se débarrassait le cœur des affections et de l’amour terrestres, quoique ce cœur soit limité, ils participeraient sans mesure au torrent de la Divinité infinie par le moyen des dons inestimables de l’Esprit-Saint. Les vertus purifient la créature de la laideur et de la tache des vices si elle les avait, et par ces vertus elle commence à rétablir l’ordre harmonique de ses puissances, perdu d’abord par le péché originel et ensuite par les péchés actuels propres ; et elles ajoutent une beauté, une force et un plaisir dans les bonnes œuvres. Mais les dons de l’Esprit-Saint élèvent les mêmes vertus à une perfection sublime, à un ornement et à une beauté admirables avec lesquels l’âme se dispose, s’embellit et se rend gracieuse pour entrer dans le tabernacle nuptial de l’Époux, où elle demeure unie à la Divinité d’une manière admirable dans un esprit et un lien de la paix éternelle. Et de cet état très heureux elle sort en toute fidélité et sécurité pour les opérations des vertus héroïques ; et avec ces vertus elle retourne se retirer au même principe d’où elle était sortie, qui est Dieu même ; à l’ombre duquel 109 elle repose calme et tranquille, sans être troublée par les impétuosités furieuses des passions et leurs appétits désordonnés ; mais il y en a peu qui obtiennent cette félicité et il n’y a que celui qui la reçoit qui la connaisse par expérience.
610. Examine donc, ma très chère, et considère avec une profonde attention comment tu monteras au plus haut 110 de ces dons, car la volonté du Seigneur et la mienne est que tu montes encore plus haut au festin que te prépare sa douceur par la bénédiction 111 des dons que tu as reçus de sa libéralité pour cette fin. Considère qu’il n’y a que deux chemins pour l’éternité : un qui mène à la mort éternelle par le mépris de la vertu et par l’ignorance de la Divinité ; l’autre qui mène à la vie éternelle par la connaissance fructueuse du Très-Haut, parce que c’est la vie éternelle 112 de le connaître lui et son Fils unique qu’il a envoyé au monde. Le chemin de la mort est suivi par une infinité d’insensés 113 qui ignorent leur propre ignorance, leur présomption et leur superbe avec une folie formidable. Ceux que sa miséricorde a appelés à son admirable lumière 114 et qu’il a régénérés en enfants de lumière, il leur a donné dans cette génération le nouvel être qu’ils ont par la foi, l’espérance et la charité qui les a faits siens et héritiers de la divine et éternelle fruition ; et réduits à l’être d’enfants, il leur a donné les vertus qui sont répandues dans la première justification 115, afin que comme enfants de la lumière ils opèrent avec proportion des œuvres de lumière ; et après celles-ci il tient prêts les dons de l’Esprit-Saint. Et comme le soleil matériel ne refuse à personne sa chaleur et sa lumière, s’il a la capacité et la disposition pour recevoir la force de ses rayons, la divine sagesse non plus, car elle fait entendre sa voix sur les hautes montagnes, sur les chemins royaux 116 et dans les sentiers les plus cachés, dans les portes et les places des cités ; elle nous convie et nous appelle tous, elle ne se refuserait ni ne se cacherait à aucun. Mais la folie des mortels les rend sourds, ou la malice impie les rend moqueurs, et l’incrédule perversité les sépare de Dieu, dont la sagesse ne trouve point place dans le cœur malveillant, ni dans le corps sujet à pécher 117.
611. Mais toi, ma fille, considère tes promesses, ta vocation et tes désirs ; parce que la langue qui ment à Dieu est une horrible homicide 118 de son âme ; ne cherche point la mort dans l’erreur de la vie, et n’acquiers pas la perdition par les œuvres de tes mains, comme il t’est manifesté dans la lumière divine que le font les enfants des ténèbres. Crains le Dieu et le Seigneur tout-puissant d’une crainte sainte, humble et bien ordonnée, et gouverne-toi en toutes tes œuvres d’après ce Maître ; offre ton cœur tendre, facile et docile à la discipline et aux œuvres de piété. Juge avec rectitude de la vertu et du vice. Anime-toi d’une force invincible pour opérer le plus difficile et le plus élevé, et souffrir le plus contraire et le plus ardu des travaux. Choisis avec discrétion les moyens pour l’exécution de ces œuvres. Considère la force de la lumière divine avec laquelle tu t’élèveras au-dessus de tout ce qui est sensible ; et tu monteras à la connaissance très sublime de l’occulte de la divine sagesse, et tu apprendras à séparer l’homme nouveau du vieil homme ; et tu deviendras capable de recevoir cette sagesse lorsque, entrant dans le cellier du vin de ton Époux, tu seras enivrée de son amour et que sa charité éternelle sera ordonnée en toi 119.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XIV
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Où l’on déclare les formes et les modes de visions qu’avait la Reine du ciel et les effets qu’elles causaient en elle.
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SOMMAIRE : – 612. Les dons gratuitement donnés peuvent être séparés de la sainteté. – 613. Dieu les joint plus souvent à la sainteté. – 614. Les visions faites à des personnes particulières ont pour fin leur plus grande sainteté. – 615. Plusieurs sont saints sans avoir ces dons. – 616. Raisons de Dieu pour les donner. – 617. D’où naît la tromperie. – 618. Manière de la prévenir. – 619. Éminence de ces faveurs en Marie. – 620. Marie vit Dieu intuitivement étant voyageuse. – 621. Dispositions pour cela. – 622. Fréquence de ces faveurs en Marie. – 623. Purifications nécessaires à la vision intuitive. – 624. Leurs effets en Marie. – 625. Autre qualité supérieure. – 626. Dernière disposition. – 627. Degré de ces dispositions en Marie. – 628. Visions abstractives de la Divinité. – 629. Dispositions qui y sont requises. – 630. Ses effets en Marie. – 631. Visions intellectuelles. – 632. Dispositions qui y sont requises. – 633. Leur éminence en Marie. – 634. Visions imaginaires. – 635. Leur sécurité en Marie. – 636. Visions corporelles. – 637. Communes aux saints et aux pécheurs. – 638. Manière de recevoir les visions. – 639. Marie les avait sans perdre l’usage de ses sens. – 640. Comment éviter les tromperies. – 641. Règles à suivre. – 642. Exhortation.
612. La grâce des visions divines, des révélations et des ravissements (je ne parle pas de la vision béatifique), quoiqu’ils soient des opérations de l’Esprit-Saint, se distinguent de la grâce sanctifiante et des vertus qui sanctifient et perfectionnent l’âme dans ses opérations ; et parce que tous les justes et les saints n’ont pas forcément des visions ni des révélations divines, on prouve que la sainteté et les vertus peuvent être sans ces dons. Et aussi qu’on ne doit pas régler les révélations et les visions par la sainteté et la perfection de ceux qui les ont ; mais par la volonté divine qui les concède à qui il veut et quand il convient, et dans le degré que sa sagesse et sa volonté dispensent, opérant toujours avec poids et mesure 120, pour les fins qu’il prétend dans son Église. Dieu peut bien communiquer les visions et les révélations les plus grandes et les plus sublimes au moins saint, et les moindres au plus grand. Et il peut concéder les dons de prophétie ainsi que d’autres dons gratuits à ceux qui ne sont point saints ; et certains ravissements peuvent résulter de causes qui ne sont point précisément vertu de la volonté ; et, pour cela, quand on fait comparaison de l’excellence des prophètes, on ne parle pas de la sainteté, que Dieu seul peut peser 121, mais de la lumière de la prophétie et de la manière de la recevoir, en quoi on peut juger quel est le plus ou moins élevé selon différentes raisons. Et celle en laquelle on fonde cette doctrine est parce que la charité et les vertus qui rendent saints et parfaits ceux qui les ont touchent à la volonté ; et les visions, les révélations et certains ravissements appartiennent à l’entendement ou partie intellective, dont la perfection ne sanctifie point l’âme.
613. Mais quoique la grâce des visions divines soit distincte de la sainteté et des vertus et qu’elles peuvent être séparées ; néanmoins la volonté et la providence divines les joint souvent selon la fin et les motifs qu’elle a en communiquant ces dons gratuits des révélations particulières ; car parfois elle les ordonne au bénéfice 122 public et commun de l’Église, comme le dit l’Apôtre et comme il arriva aux prophètes qui parlèrent et prophétisèrent 123 pour nous les mystères de la Rédemption et de la loi de l’Évangile 124, non par leur propre imagination, mais inspirés de Dieu, par révélations divines de l’Esprit-Saint. Et quand les révélations et les visions sont de cette condition, il n’est pas nécessaire qu’elles soient jointes avec la sainteté ; puisque Balaam fut prophète et il n’était pas saint. Mais il convint à la divine Providence avec une grande congruité que les prophètes fussent communément des saints et que l’esprit de prophétie et de révélations divines ne fût point facilement et fréquemment déposé en des vases impurs, quoiqu’il l’ait fait comme Puissant en certains cas particuliers, afin que la mauvaise vie de l’instrument ne dérogeât pas à la vérité divine et à son magistère ; et pour d’autres raisons.
614. D’autres fois les révélations et les visions divines ne sont pas des choses si générales et ne se dirigent pas immédiatement au bien commun, mais au bénéfice particulier de celui qui les reçoit : et ainsi comme les premières sont l’effet de l’amour que Dieu a eu et qu’il a pour son Église, ainsi ces révélations particulières ont pour cause l’amour spécial dont Dieu aime l’âme ; car il les lui communique pour l’enseigner et l’élever à un plus haut degré d’amour et de perfection. Et dans ce mode de révélation l’esprit de sagesse se transfère 125 en différentes générations dans les âmes saintes pour faire les prophètes et les amis de Dieu. Et comme la cause efficiente est l’amour divin particularisé avec certaines âmes, ainsi la cause finale et l’effet est la sainteté, la pureté et l’amour des mêmes âmes ; et le bénéfice des révélations et des visions est le moyen par lequel on obtient tout cela.
615. Je ne veux pas dire en cela que les révélations et les visions divines soient un moyen précis et nécessaire absolument pour rendre saints et parfaits ; car plusieurs le sont par d’autres moyens sans ces bienfaits, mais supposant cette vérité qu’il dépend seulement de la volonté divine d’accorder et de refuser aux justes ces dons particuliers, néanmoins, de notre part et de la part du Seigneur, il y a certaines raisons de congruité que nous découvrons pour que sa Majesté les communique si fréquemment à plusieurs de ses serviteurs. La première entre autres est parce que, de la part de la créature ignorante, la manière la plus proportionnée et la plus convenable pour qu’elle s’élève aux choses éternelles, qu’elle s’y introduise et qu’elle se spiritualise pour arriver à la parfaite union du Souverain Bien, est la lumière surnaturelle qui lui est communiquée des mystères et des secrets du Très-Haut par les révélations particulières, les visions et les intelligences qu’elle reçoit dans la solitude et dans l’excès de son esprit ; et pour cela le même Seigneur la convie avec des promesses et des caresses réitérées ; et l’Écriture sainte est remplie de ces mystères et en particulier les Cantiques de Salomon.
616. La seconde raison est de la part du Seigneur ; parce que l’amour est impatient de communiquer ses biens et ses secrets à l’ami et au bien-aimé. Désormais je ne veux plus vous appeler serviteurs ni vous traiter comme tels, mais comme des amis, dit le Maître de la vérité éternelle aux Apôtres, parce que je vous ai manifesté les secrets de mon Père 126. Et on dit de Moïse que Dieu parlait avec lui comme avec un ami 127. Et les saints Pères, les Patriarches et les Prophètes ne reçurent pas seulement de l’Esprit divin les révélations générales, mais plusieurs autres particulières et privées en témoignage de l’amour que Dieu avait pour eux, comme on le voit de la prière de Moïse que le Seigneur lui laissât voir sa face 128. Les titres que le Très-Haut donne aux âmes choisies prouvent la même chose, les appelant 129 épouses, amies, colombes, sœurs, parfaites, bien-aimées, belles, etc. Et bien que tous ces titres déclarent beaucoup de la force de l’amour divin et de ses effets, tous ensemble néanmoins ils signifient moins que ce que fait le suprême Roi envers celui qu’il veut ainsi honorer, car ce seul Seigneur est puissant pour faire ce qu’il veut, et il sait vouloir comme époux, comme ami, comme père, et comme infini et souverain Bien, sans borne ni mesure.
617. Et cette vérité ne perd point son crédit pour n’être point comprise de la sagesse charnelle, ni non plus parce que quelques âmes se sont illusionnées avec elle, se laissant tromper par l’ange de Satan transformé en lumière 130 par certaines visions et révélations fausses. Ce dommage a été plus fréquent dans les femmes à cause de leur ignorance et de leurs passions ; mais aussi il a touché plusieurs hommes qui paraissaient forts et savants. Cependant il est né en tous d’une mauvaise racine ; et je ne parle pas de ceux qui, avec une hypocrisie diabolique, ont feint de fausses et apparentes révélations divines et des extases sans les avoir ; mais de ceux qui trompés les ont souffertes et reçues du démon, quoique non sans péché grave et sans consentement. Des premiers on peut plutôt dire qu’ils se trompaient ; et des seconds qu’au commencement ils étaient trompés ; parce que l’ancien serpent qui les connaît immortifiés dans les passions, et les sens intérieurs peu exercés dans la science des choses divines, leur introduit, avec une subtilité très astucieuse, une présomption cachée qu’ils sont très favorisés de Dieu, et il leur ôte l’humble crainte, les élevant par de vains désirs de curiosité et de savoir des choses élevées et des révélations, désirant des visions extatiques, et d’être singuliers et signalés dans ces faveurs, avec quoi ils ouvrent la porte au démon pour qu’il les remplisse d’erreurs et de fausses illusions, et leur engourdissant les sens par de confuses ténèbres intérieures sans qu’ils comprennent ni ne connaissent aucune chose divine et véritable, si ce n’est que l’ennemi leur en représente quelqu’une pour accréditer ses tromperies et dissimuler son venin.
618. On se détourne de cette dangereuse erreur en craignant avec humilité et en ne désirant point savoir hautement 131 ; en ne jugeant point de son profit au tribunal de son propre jugement et de sa prudence personnelle, remettant la chose à Dieu, à ses ministres et à des confesseurs savants qui examinent bien l’intention ; puis il n’y a point de doute que l’on connaîtra si l’âme désire ces faveurs pour le moyen de la vertu et de la perfection ou pour la gloire extérieure des hommes. Et le plus sûr est de ne jamais les désirer et de craindre toujours le danger qui est grand en tout temps et qui est plus grand dans les commencements, parce que les dévotions et les douceurs sensibles, lors même qu’elles sont données par le Seigneur, (car parfois le démon les fournit) sa Majesté ne les envoie pas parce que l’âme est capable de la nourriture solide des plus grands secrets et des plus hautes faveurs, mais comme aliment des enfants, afin qu’ils se retirent plus efficacement des vices et qu’ils se refusent les consolations sensibles, et non pas pour qu’ils s’imaginent être élevés en vertu, puisque les ravissements même qui résultent d’admiration supposent plus d’ignorance que d’amour. Mais lorsque l’amour arrive à être extatique, fervent, ardent, mobile, liquide, inaccessible, impatient de toute autre chose hors celle qu’il aime, et avec cela qu’il a recouvré l’empire sur toute affection humaine, alors l’âme est disposée à recevoir la lumière des révélations occultes et des visions divines ; et elle s’y dispose davantage quand avec cette lumière divine elle sait les désirer moins, comme indigne de tels bienfaits. Et que les hommes savants ne soient pas émerveillés que les femmes aient été si favorisées de ces dons ; car outre qu’elles sont ferventes dans l’amour, Dieu choisit ce qui est le plus faible comme témoignage plus assuré de sa puissance ; et elles n’ont point non plus la science de la théologie acquise comme les hommes doctes, si le Très-Haut ne la leur donne infuse pour illuminer leur jugement faible et ignorant.
619. Cette doctrine étant entendue, lors même qu’il n’y aurait eu en la très sainte Marie aucune raison spéciale, nous connaîtrons que les révélations et les visions divines que le Très-Haut lui communiqua furent plus hautes, plus admirables, plus fréquentes et plus divines que tous les autres saints. Ces dons comme les autres doivent être mesurés avec sa dignité, sa sainteté, sa pureté et avec l’amour que son Fils et toute la bienheureuse Trinité avait pour celle qui était Mère du Fils, Fille du Père et Épouse de l’Esprit-Saint. C’est avec ces titres que lui furent communiquées les influences de la Divinité, Notre Seigneur Jésus-Christ et sa Mère étant plus aimés avec un excès infini que tout le reste des saints Anges et des hommes. Je réduirai à cinq degrés ou genres de visions divines celles qu’avait notre auguste Reine et je dirai de chacune ce que je pourrai comme il m’a été manifesté.
Claire vision de la divine Essence
accordée à la très sainte Marie
620. La première et la surexcellente fut la vision béatifique de l’Essence divine qu’elle vit plusieurs fois clairement et de passage étant voyageuse ; et je les raconterai toutes depuis le commencement de cette histoire, dans le temps et les circonstances que cette Souveraine reçut ce bienfait suprême pour la créature (a). Certains docteurs doutent des autres saints s’ils sont arrivés à voir clairement et intuitivement la Divinité dans la chair mortelle ; mais laissant les opinions à l’égard des autres, on ne peut en douter à l’égard de la Reine du ciel à qui on ferait injure de la mesurer avec la règle commune des saints ; puisqu’il s’exécuta dans la Mère de la grâce beaucoup plus de faveurs et de grâces que celles qui étaient possibles en eux, et la vision béatifique est possible, en passant, dans les voyageurs, quelle qu’en soit la manière. La première disposition dans l’âme qui doit voir la face de Dieu est la grâce sanctifiante dans un degré très parfait et non ordinaire ; celle qu’avait l’âme très sainte de Marie dès son premier instant fut surabondante et avec une telle plénitude qu’elle surpassait les plus hauts séraphins. Pour voir Dieu, la grâce sanctifiante doit être accompagnée d’une grande pureté dans les puissances, sans qu’il y ait aucun reste de péché, ni aucune affection au péché : et comme pour un vase qui aurait reçu quelque liqueur impure, il serait nécessaire de le laver, de le nettoyer et de le purifier jusqu’à ce qu’il n’en demeurât ni odeur, ni saveur, pour qu’ils ne se mélangent point avec une autre liqueur très pure que l’on aurait à mettre dans le même vase ; il en est de même du péché et de ses effets et surtout des péchés actuels dont l’âme demeure souillée et contaminée. Parce que tous ces effets la disproportionnent avec la bonté souveraine, il est nécessaire que, pour y être unie par la claire vision et l’amour béatifiques, elle soit lavée et purifiée, de sorte qu’il ne lui reste ni odeur, ni saveur de péchés, ni habitude vicieuse, ni inclinations pour ces habitudes. Et cela s’entend non seulement des effets et des taches que laissent les péchés mortels, mais aussi les véniels, qui causent dans l’âme juste leur laideur particulière ; c’est, selon notre manière de concevoir, comme si un cristal très pur était touché d’un souffle qui le ternirait et l’obscurcirait, et tout cela doit être purifié et réparé pour voir Dieu clairement.
621. Outre cette pureté qui est une négation de tache, si la nature de celui qui doit voir Dieu béatifiquement est corrompue par le premier péché, il est nécessaire d’en cautériser l’aiguillon de sorte qu’il demeure éteint ou lié pour ce suprême bienfait, comme si la créature ne l’avait point ; car alors elle ne doit pas avoir de principe ni de cause prochaine qui l’incline au péché ni à aucune imperfection ; car le libre arbitre doit demeurer comme incapable pour tout ce qui répugne à la bonté et à la sainteté souveraines. Et l’on comprendra, de ceci et de ce que je dirai plus loin, la difficulté de cette disposition, pendant que l’âme vit en chair mortelle. Et l’on doit concéder ce bienfait très sublime avec beaucoup de retenue et non sans de grandes causes et beaucoup de considération ; et la raison que j’en comprends est que dans la créature sujette au péché il y a deux disproportions et deux distances immenses, comparées avec la nature divine. L’une consiste en ce que Dieu est invisible, infini, un acte très pur et très simple ; et la créature est corporelle, terrestre, corruptible et grossière. L’autre est celle que cause le péché qui s’éloigne sans mesure de la bonté souveraine, et cette disproportion et cette distance est plus grande que la première ; mais toutes les deux doivent être ôtées, pour que ces deux extrêmes si distants s’unissent, la créature arrivant à se poser avec la Divinité de la manière la plus sublime et à s’assimiler à Dieu même, en le voyant et en jouissant de lui tel qu’il est 132.
622. La Reine du ciel avait toute cette disposition de pureté et de netteté de faute ou d’imperfection, dans un degré très sublime et plus que les anges mêmes, car elle ne fut point atteinte du péché originel ni du péché actuel, ni non plus des effets d’aucun d’eux : la grâce et la protection divines purent opérer davantage en elle pour cela que la nature dans les anges, par laquelle ils étaient délivrés de contracter ces défauts et, de ce côté, la Très Sainte Marie n’avait point de disproportion ni d’obstacle de péché qui la retardât pour voir la Divinité. D’un autre côté, outre qu’elle était immaculée, sa grâce dès le premier instant surpassa celle des anges et des saints, et ses mérites étaient proportionnés à la grâce, car elle mérita plus dans le premier acte que tous les autres dans les suprêmes et derniers actes qu’ils firent pour arriver à la vision béatifique dont ils jouissent. Conformément à cela, s’il est de justice dans les autres saints de différer la récompense de la gloire qu’ils méritent jusqu’à ce qu’arrive le terme de la vie mortelle avec celui des mérites, il ne paraît pas contre la justice qu’on n’entende pas cette loi si rigoureusement à l’égard de la très sainte Marie, puisque le très haut Gouverneur a eu une autre providence envers elle et il s’en est servi pendant qu’elle vivait en chair mortelle. L’amour de la bienheureuse Trinité pour cette divine Souveraine ne souffrait pas tant de délai sans se manifester à elle bien souvent ; puisqu’elle le méritait au-dessus de tous les anges, les séraphins et les saints qui, avec une grâce et des mérites moindres, devaient jouir du Souverain Bien. Outre cette raison, il y en avait une autre de congruité pour que la Divinité lui fût manifestée clairement ; élue pour être Mère de Dieu même, elle devait connaître par expérience et fruition le trésor de la Divinité infinie qu’elle devait vêtir de chair mortelle et attirer dans ses entrailles virginales, et ensuite traiter son très saint Fils comme vrai Dieu de la vue duquel elle avait joui.
623. Néanmoins l’âme avec toute la pureté et la netteté que j’ai dites, y ajoutant la grâce qui la sanctifie, n’est point proportionnée ni disposée pour la vision béatifique, parce qu’il lui manque d’autres dispositions et d’autres effets divins que la Reine du ciel recevait lorsqu’elle jouissait de ce bienfait ; et à plus forte raison toute autre âme en a besoin si cette faveur lui est faite en chair mortelle. L’âme étant donc nette et sanctifiée comme je l’ai dit, le Très-Haut lui donne une retouche comme avec un feu très spirituel qui la réchauffe et l’affine comme l’or au feu matériel, de la manière que les Séraphins purifièrent Isaïe 133. Ce bienfait produit deux effets dans l’âme : l’un qui la spiritualise et qui sépare en elle, à notre manière de concevoir, la scorie et la terrestréité de son être propre et de l’union terrestre du corps matériel. L’autre qui remplit toute l’âme d’une nouvelle lumière qui chasse je ne sais quelle obscurité, comme la lumière de l’aube chasse celle de la nuit ; et elle demeure en possession de cette lumière qui la laisse clarifiée et remplie de nouvelles splendeurs de ce feu, et cette lumière est suivie d’autres effets dans l’âme. Car si elle a ou si elle a eu des péchés, elle les pleure avec une douleur et une contrition incomparables, auxquelles ne peut arriver aucune autre douleur humaine ; car toutes les peines en comparaison de celle que l’on éprouve ici sont très peu pénibles. Ensuite on sent un autre effet de cette lumière qui purifie l’entendement de toutes les espèces qu’il a perçues par les sens des choses terrestres et visibles ou sensibles ; car toutes ces images ou espèces acquises par les sens disproportionnent l’entendement et lui servent d’obstacle pour voir clairement le souverain esprit de la Divinité ; et ainsi il est nécessaire de dépouiller la puissance et de la nettoyer de ces simulacres et de ces portraits qui l’occupent et l’empêchent de voir Dieu non seulement clairement et intuitivement, mais même abstractivement, car il est nécessaire de la purifier aussi pour cette vision.
624. Comme il n’y avait point de péchés à pleurer dans l’âme très pure de notre Reine, ces illuminations et ces purifications produisaient d’autres effets, commençant à élever la nature même et à la proportionner pour qu’elle ne fût pas si distante de la dernière fin, et qu’elle ne sentît point les effets du sensible et de la dépendance du corps. Et joint à cela, ils causaient dans cette âme très candide de nouveaux effets et de nouveaux mouvements d’humiliation et de propre connaissance du néant de la créature, comparée avec le Créateur et avec ses bienfaits ; avec quoi son cœur enflammé se mouvait à beaucoup d’autres actes héroïques de vertus, et ce bienfait produirait les mêmes effets respectivement si Dieu le communiquait à d’autres âmes, les disposant pour les visions de sa Divinité.
625. Notre rusticité pourra juger peut-être que ces dispositions rapportées suffisent pour arriver à la vision béatifique ; mais il n’en est pas ainsi, car au-dessus de toutes ces dispositions, il manque une autre qualité, une vapeur ou une lumière plus divine avant la lumière de gloire, lumen gloriae. Et quoique cette nouvelle purification soit semblable à celles que j’ai dites, elle est toutefois différente dans ses effets ; parce qu’elle élève l’âme à un autre état plus haut et plus serein, où elle sent avec une plus grande tranquillité une paix très douce qu’elle ne sentait point dans l’état des premières dispositions et des premières purifications ; parce qu’on y sent quelque peine et quelque amertume des péchés si l’on en a eu, et sinon, un ennui de la propre nature terrestre et vile ; et ces effets ne sont pas compatibles dans l’âme qui est si proche et si assimilée à la souveraine félicité. Il me semble que les premières purifications servent à mortifier la nature, et celle-ci que je dis maintenant sert à la guérir et à la vivifier ; et en toutes ces préparations, le Très-Haut procède comme le peintre qui esquisse d’abord l’image, et ensuite lui donne les premières couleurs en ébauche, et enfin lui donne les dernières pour qu’elle sorte au jour.
626. Au-dessus de toutes ces purifications et ces dispositions et les effets admirables qu’elles causent, Dieu communique la dernière qui est la lumière de gloire, avec laquelle l’âme s’élève, se conforte et achève de se perfectionner pour voir Dieu et jouir de lui béatifiquement. La Divinité lui est communiquée dans cette lumière, car sans ce moyen, elle ne pourrait être vue d’aucune créature, et comme il est impossible par soi seul d’obtenir cette lumière et ces dispositions ; pour cela il l’est aussi de voir Dieu naturellement, parce que tout surexcède les forces de la nature.
627. Avec toute cette beauté et cet ornement, l’Épouse de l’Esprit-Saint, la Fille du Père et la Mère du Fils était préparée pour entrer dans le tabernacle de la Divinité quand elle jouissait en passant de sa fruition et de sa vue intuitive. Et comme tous ces bienfaits correspondaient à sa dignité et à ses grâces, il ne peut tomber sous les raisons et les pensées créées, encore moins celles d’une femme ignorante, combien ces illuminations étaient hautes et divines en notre Souveraine ; et l’on peut encore moins peser et mesurer la jouissance de cette âme très sainte au-dessus des suprêmes séraphins et des plus élevés des saints. Et si c’est une vérité infaillible que les yeux n’ont point vue, les oreilles n’ont point entendu et il n’a pu venir en aucune pensée humaine ce que Dieu a préparé 134 pour tout juste, fût-ce même le moindre de ceux qui jouissent de Dieu, que sera-ce pour les plus grands saints ? Et si le même Apôtre qui dit cela 135 confessa qu’il ne pouvait dire ce qu’il avait entendu, que dira notre incapacité au sujet de la Sainte des saints, de la Mère de Celui-là même qui est la gloire des saints ? Après l’âme de son très saint Fils qui est vrai Dieu et vrai Homme, ce fut elle qui connut et vit le plus de mystères et de sacrements dans ces espaces infinis et ces secrets de la Divinité : et à elle plus qu’à tous les autres bienheureux furent ouverts les trésors infinis et les amplitudes de l’éternité de cet Objet inaccessible que ni principe ni fin ne peuvent limiter ; là cette Cité de Dieu demeura réjouie 136 et absorbée par le torrent de la Divinité qui l’inonda des flots de sa sagesse et de sa grâce, qui la spiritualisèrent et la divinisèrent.
Visions abstractives de la Divinité qu’avait la très sainte Marie
628. La seconde manière ou forme de vision de la Divinité qu’avait la très sainte Marie fut l’abstractive ; qui est très différente de l’intuitive et qui lui est très inférieure ; et pour cela elle lui était plus fréquente, bien que non quotidienne ni incessante. Le Très-Haut communique cette connaissance ou vision, non en se découvrant lui-même immédiatement à l’entendement créé, mais moyennant quelque voile ou espèces dans lesquelles il se manifeste, et parce qu’il y a un milieu entre l’objet et la puissance, cette vision est très inférieure comparée à la vision intuitive ; et elle n’enseigne point la présence réelle, quoiqu’elle la contienne intellectuellement avec des conditions inférieures. Et bien que la créature connaisse qu’elle est proche de la Divinité et qu’elle y découvre les attributs, les perfections et les secrets que Dieu veut bien lui montrer et lui manifester comme dans un miroir volontaire, néanmoins elle ne sent ni ne connaît sa présence et elle n’en goûte point à satisfaction ni à satiété.
629. Cependant ce bienfait est insigne, rare et le plus grand après la claire vision, bien qu’il ne requière point la lumière de gloire, outre la lumière qu’ont les espèces mêmes ; la dernière disposition et purification qui est suivie de la lumière de gloire n’est point non plus requise : néanmoins toutes les autres dispositions antécédentes qui précèdent la claire vision précédant celle-ci ; car par elle l’âme entre dans les parvis 137 de la maison du Seigneur Dieu éternel. Les effets de cette vision sont admirables, car outre l’état qu’elle suppose en l’âme, la trouvant ainsi au-dessus d’elle-même 138, elle l’enivre 139 d’une douceur et d’une suavité ineffable et inexplicable, avec laquelle elle l’enflamme dans l’amour divin, la transforme en lui et lui cause un oubli et une aliénation d’elle-même et de tout ce qui est terrestre, car désormais elle ne vit plus en elle-même 140 mais Jésus-Christ vit en elle. Outre cela il reste à l’âme une lumière de cette vision et si elle ne la perdait par sa négligence et sa tiédeur ou par quelque faute, elle l’acheminerait toujours au plus sublime de la perfection, lui enseignant les voies les plus assurées de l’éternité et elle serait comme le feu perpétuel 141 du sanctuaire, comme la lampe 142 de la Cité de Dieu.
630. Cette vision divine causait ces effets et d’autres en notre Auguste Reine dans un degré si éminent que je ne peux expliquer ma pensée avec les termes ordinaires. Mais on pourra en comprendre quelque chose en considérant l’état de cette âme très pure où il n’y avait pas d’empêchement de tiédeur, ni d’obstacle de péché, ni négligence, ni oubli, ni ignorance, ni la moindre inadvertance ; au contraire elle était pleine de grâce, ardente dans l’amour, diligente dans les œuvres, perpétuelle et incessante dans la louange du Créateur, soigneuse et officieuse pour lui rendre gloire, et toute disposée à ce que son bras tout-puissant opérât en elle sans aucune contradiction ni difficulté. Elle eut ce genre de vision et de bienfait dans le premier instant de sa Conception, comme je l’ai déjà dit en son lieu ; ce dont j’ai déjà parlé et je parlerai plus loin plusieurs fois dans le cours de sa très sainte Vie (b).
Visions et révélations intellectuelles de la très Sainte Marie
631. Le troisième genre de visions ou révélations divines qu’avait la très sainte Marie étaient intellectuelles. Et quoique la connaissance ou vision abstractive de la Divinité puisse être appelée intellectuelle, néanmoins je lui ai donné une autre place seule et plus haute pour deux raisons. L’une parce que l’objet de cette révélation est unique et suprême entre les choses intelligibles ; et ces révélations intellectuelles plus communes ont des objets variés, car elles s’étendent à des choses matérielles et spirituelles ainsi qu’aux vérités et aux mystères intelligibles. L’autre raison est parce que la vision abstractive de la divine essence est causée par des espèces très sublimes, infuses et surnaturelles de cet objet infini : mais la commune révélation et vision intellectuelle se fait quelquefois par des espèces infuses à l’entendement des objets révélés ; et d’autres fois les infuses ne sont pas nécessaires pour tout ce que l’on y comprend, parce que les mêmes espèces que l’imagination ou fantaisie possède peuvent servir à cette révélation et, avec elles, l’entendement illustré d’une lumière ou d’une vertu nouvelle peut comprendre les mystères que Dieu lui révèle, comme il arriva à Joseph en Égypte 143 et à Daniel à Babylone. Et David eut cette manière de révélations : et, hors de la connaissance de la Divinité, elle est la plus noble et la plus sûre ; parce que ni les démons ni les bons Anges même ne peuvent répandre cette lumière surnaturelle dans l’entendement, quoiqu’ils puissent mouvoir les espèces par l’imagination et la fantaisie.
632. Cette forme de révélation intellectuelle fut commune aux saints Prophètes de l’ancien et du nouveau testament, parce que la lumière de la prophétie parfaite comme ils l’eurent se termine dans l’intelligence de quelque mystère caché ; et sans cette intelligence ou lumière intellectuelle, ils n’auraient pas été parfaitement prophètes et ils n’auraient pas parlé prophétiquement. Et pour cela celui qui fait ou dit quelque chose prophétique, comme Caïphe 144 et les soldats qui ne voulurent point diviser la tunique 145 de Notre Seigneur Jésus-Christ, quoiqu’ils fussent mus par une impulsion divine, n’étaient point parfaitement prophètes ; parce qu’ils ne parlèrent point prophétiquement, c’est-à-dire avec une lumière ou une intelligence divine. Il est vrai que les saints prophètes aussi, ceux qui étaient parfaitement prophètes, que l’on appelle voyants à cause de la lumière intérieure avec laquelle ils regardaient les secrets occultes, pouvaient faire quelque action prophétique sans connaître tous les mystères quelle comprenait, ou sans en connaître aucun : toutefois dans cette action ils n’auraient pas été si parfaitement prophètes, comme en celles où ils prophétisaient avec une intelligence surnaturelle. Cette révélation intellectuelle a plusieurs degrés qu’il n’appartient pas ici de déclarer ; et quoique le Seigneur puisse la communiquer nûment sans charité ou sans grâce ni vertus, néanmoins elle en est accompagnée d’ordinaire, comme dans les prophètes, les Apôtres et les justes, quand il leur révèle ses secrets comme à des amis, comme aussi il arrive lorsque les révélations intellectuelles sont pour le plus grand bien de celui qui les reçoit, comme je l’ai déjà dit (c). Pour cette raison, ces révélations demandent une très bonne disposition dans l’âme qui doit être élevée à ces divines intelligences ; car Dieu ne les communique point d’ordinaire, à moins que l’âme soit tranquille, pacifique, abstraite des affections terrestres, et que ses puissances soient bien ordonnées pour les effets de cette lumière divine.
633. Dans la Reine du Ciel, ces intelligences ou révélations furent très différentes de celles des saints et des prophètes ; parce que son Altesse les avait continuelles, en acte et en habitude, lorsqu’elle ne jouissait point d’autres visions plus sublimes de la Divinité. Outre cela, la clarté et l’étendue de cette lumière intellectuelle et ses effets furent incomparables en la très sainte Marie, parce qu’elle connut plus que tous les saints patriarches, les saints prophètes, les apôtres et plus même que tous les anges ensemble, des mystères, des vérités et des sacrements occultes du Très Haut, et elle connaissait le tout avec plus de profondeur, de clarté, de fermeté et de sécurité. Avec cette intelligence elle pénétrait depuis l’Être même de Dieu et ses attributs jusqu’à la moindre de ses œuvres et de ses créatures, sans qu’il ne lui fût caché aucune chose où elle ne connût point la participation de la grandeur du Créateur, sa disposition et sa providence divines : et seule la très sainte Mère put dire avec plénitude que le Seigneur lui avait manifesté l’incertain et le caché de sa sagesse 146, comme l’affirme le Prophète. Il n’est pas possible de dire les effets que ces intelligences causaient dans l’auguste Souveraine ; mais toute cette Histoire sert à le déclarer. Dans les autres âmes, elles sont d’une utilité et d’un profit admirables, parce qu’elles illuminent hautement l’intelligence et elles enflamment la volonté d’une ardeur incroyable ; elles détrompent, détachent, élèvent et spiritualisent la créature ; et parfois il semble que le corps terrestre et pesant lui-même s’allège et se subtilise en sainte émulation avec l’âme. La Reine du ciel eut dans cette manière de vision un autre privilège que je dirai dans le chapitre suivant.
Visions imaginaires de la Reine du ciel la très sainte Marie
634. Viennent en quatrième lieu les visions imaginaires qui se font par espèces sensitives, comme une chose que l’on regarde avec les yeux, ou que l’on entend, ou que l’on touche ou que l’on goûte. Sous cette forme de vision, les prophètes de l’Ancien Testament manifestèrent de grands sacrements et de grands mystères que le Très-Haut leur révéla par ce moyen, en particulier Ézéchiel, Daniel et Jérémie, et saint Jean l’Évangéliste écrivit son Apocalypse sous de semblables visions. À cause de ce que ces visions ont de sensitif et de corporel, elles sont inférieures aux précédentes ; et pour cela le démon peut les contrefaire dans la représentation, en mouvant les espèces de la fantaisie ; néanmoins il ne les contrefait pas dans la vérité, lui qui est le père du mensonge. On doit beaucoup se défier de ces visions et les examiner avec la doctrine certaine des saints et des docteurs ; parce que si le démon reconnaît quelque désir dans les âmes qui traitent d’oraison et de dévotion, et si Dieu le permet, il les trompera facilement puisque les saints même en abhorrant le danger de ces visions en furent envahis par le démon transfiguré en lumière, comme il est écrit dans leurs vies pour notre instruction et notre précaution.
635. Où ces visions et ces révélations imaginaires furent-elles sans aucun péril et avec toute sécurité et dans toutes les conditions divines si ce n’est dans la très sainte Marie, dont la lumière intérieure ne pouvait être obscurcie ni envahie par toute l’astuce du serpent. Notre Reine eut plusieurs visions de ce genre, car en elles, plusieurs œuvres que son très saint Fils faisait lui étaient manifestées lorsqu’il était absent, comme nous le verrons dans le cours de sa vie (d). Elle connut aussi par vision imaginaire beaucoup d’autres créatures et beaucoup de mystères dans les circonstances où il le fallait selon la volonté divine et la dispensation du Très-Haut. Et comme ce bienfait et les autres que l’auguste Reine du ciel recevait étaient ordonnés à des fins très sublimes, tant en ce qui regardait sa sainteté, sa pureté et ses mérites qu’en ce qui concernait le bien de l’Église dont cette illustre Mère de la grâce était la Maîtresse, étant Coopératrice de la Rédemption, pour cela les effets de ces visions et de leur intelligence étaient admirables et toujours avec des fruits incomparables de gloire du Très-Haut et d’augmentations de nouveaux dons et de nouvelles grâces dans l’âme très sainte de Marie. Je dirai dans le chapitre suivant ce qui a coutume d’arriver dans les autres créatures avec ces visions, parce qu’on doit faire des visions imaginaires et des visions corporelles un même jugement.
Visions divines corporelles de la très sainte Marie
636. Le cinquième et dernier degré de visions et de révélations est celui qui se perçoit par les sens corporels extérieurs et pour cela elles s’appellent visions corporelles, quoiqu’elles puissent arriver de deux manières. L’une est proprement et véritablement corporelle, quand quelque chose de l’autre vie apparaît à la vue ou au toucher avec un corps réel ou quantitatif, comme Dieu, un ange, un saint, le démon ou une âme, etc., se formant pour cela par le ministère et la vertu des anges bons ou mauvais, quelque corps aérien et fantastique, lequel, bien qu’il ne soit pas le corps naturel et véritable de ce qu’il représente, est néanmoins véritablement un corps quantitatif de l’air condensé avec ses dimensions quantitatives. Il peut y avoir une autre manière de visions corporelles plus impropres, et comme illusoires du sens de la vue, quand ce n’est pas un corps quantitatif que l’on aperçoit, mais certaines espèces du corps et de la couleur, etc., qu’un ange peut causer dans les yeux en altérant l’air medium, et celui qui les regarde pense qu’il voit quelque corps réel présent ; et il n’y a pas un tel corps, mais seulement des espèces par lesquelles la vue s’altère avec une fascination imperceptible au sens. Cette manière de visions illusoires aux sens n’est pas le propre des bons anges ni des apparitions divines, quoiqu’elles soient possibles ; et telle peut être la voix que Samuel entendit 147 ; le démon les affectionne davantage pour ce qu’elles ont de trompeur, spécialement pour les yeux ; pour cette raison et parce que notre Reine n’eut pas ces sortes de visions, je parlerai seulement de celles qui sont véritables, qui furent celles qu’elle avait.
637. Dans l’Écriture, il y a beaucoup de visions corporelles qu’eurent les saints et les patriarches. Adam vit Dieu représenté par l’ange 148 ; Abraham, les trois anges ; Moïse, le buisson et plusieurs fois le Seigneur. D’autres qui étaient pécheurs ont eu aussi plusieurs visions corporelles et imaginaires, comme Caïn 149 ; Balthasar, qui vit la main sur la muraille ; et des imaginaires : Pharaon eut la vision des vaches, et Nabuchodonosor celles de l’arbre et de la statue. D’où l’on connaît que pour ces visions corporelles et imaginaires, la sainteté n’est point requise en celui qui les reçoit. Ainsi il est vrai que celui qui a quelque vision imaginaire ou corporelle sans en avoir la lumière ou aucune intelligence ne s’appelle point prophète, ni que c’est une révélation parfaite en celui qui voit ou reçoit les espèces sensitives, mais en celui qui a l’intelligence, car elle est nécessaire dans la vision, comme le dit Daniel 150 ; et aussi Joseph et le même Daniel furent prophètes, et non Pharaon, ni Balthasar ni Nabuchodonosor, et en tant que vision celle qui serait la plus haute et la plus excellente serait celle qui viendrait avec une plus haute intelligence, quoique selon les apparences les plus grandes soient celles qui représentent Dieu et sa très sainte Mère et ensuite les saints selon leurs degrés.
638. Pour recevoir des visions corporelles, il est certain qu’il faut que les sens y soient disposés. Souvent Dieu envoie les imaginaires en songes, comme à saint Joseph 151 l’époux de la très pure Marie, aux Rois Mages, et à Pharaon, etc. D’autres peuvent les recevoir dans les sens corporels, car en cela il n’y a pas de répugnance. Mais la manière la plus commune et connaturelle à ces visions et aux intellectuelles est que Dieu les communique en quelque extase ou quelque ravissement des sens extérieurs ; parce qu’alors les puissances intérieures sont toutes plus recueillies et mieux disposées pour l’intelligence des choses sublimes et divines, quoique en cela les sens intérieurs aient coutume de moins empêcher pour les visions intellectuelles que pour les imaginaires, parce que celles-ci sont plus voisines de l’extérieur que les intelligences de l’entendement. Et pour cette cause, quand les révélations intellectuelles sont des espèces infuses, ou quand l’affection ne ravit point les sens, on reçoit souvent sans les perdre des intelligences très sublimes de grands mystères surnaturels.
639. Dans la Reine du ciel, cela arrivait plusieurs fois et presque fréquemment, car bien qu’elle eût plusieurs ravissements pour la vision béatifique, ce qui est toujours inévitable dans les voyageurs et aussi dans certaines visions intellectuelles et imaginaires, néanmoins, quoiqu’elle fût dans ses sens, elle avait de plus hautes révélations et de plus hautes intelligences que tous les saints et les prophètes dans leurs plus grands ravissements où ils virent tant de mystères. Les sens extérieurs n’étaient pas ravis non plus à notre Reine pour les visions imaginaires ; parce que son cœur magnanime ne s’embarrassait pas par les effets d’admiration et d’amour qui ont coutume de ravir les sens dans les autres saints et les prophètes. On constate que son Altesse eut des visions corporelles des anges par l’annonciation de l’archange saint Gabriel 152. Et quoique les évangélistes ne le disent pas dans le cours de sa très sainte vie, le jugement prudent et catholique ne peut en douter ; puisque la Reine des cieux et des anges devait être servie par ses vassaux, comme je le dirai plus loin (e), déclarant le service continuel que ceux de sa garde lui faisaient et d’autres en forme corporelle et visible ; et en d’autres manières, comme on le verra dans le chapitre suivant.
640. Les autres âmes doivent être très circonspectes et très prudentes dans ce genre de visions corporelles, parce qu’elles sont sujettes à de dangereuses erreurs et à des illusions de l’ancien serpent. Celui qui ne les désirera jamais évitera une grande partie de ce danger. Et si l’âme se trouvant éloignée de cette affection et d’autres désordonnées, il lui arrivait quelque vision corporelle et imaginaire, qu’elle soit très retenue à croire et à exécuter ce que la vision demande ; parce que ce serait très mauvais signe et le propre du démon de vouloir aussitôt, sans considération et sans conseil, qu’on lui donne crédit et qu’on lui obéisse, ce que ne font pas les saints anges, comme maîtres de l’obéissance, de la vérité, de la prudence et de la sainteté. D’autres indices et d’autres signes se prennent de la cause et des effets de ces visions pour connaître leur sécurité et leur vérité ou leur tromperie ; néanmoins je ne m’arrête pas en cela pour ne pas m’éloigner davantage de mon sujet et parce que je m’en remets aux docteurs et aux théologiens.
Doctrine de la Reine du Ciel
641. Ma fille, de la lumière que tu as reçue dans ce chapitre, tu as la règle certaine pour te gouverner dans les visions et les révélations du Seigneur, qui consiste en deux parties. L’une est de les soumettre avec humilité et simplicité de cœur au jugement et à la censure de tes pères spirituels et de tes supérieurs, demandant avec une foi vive que le Très-Haut leur donne la lumière pour qu’ils comprennent sa volonté et la vérité divine et qu’ils te l’enseignent en tout. L’autre règle doit être dans ton propre intérieur ; et c’est de considérer les effets que produisent les visions et les révélations, pour les discerner avec prudence et sans tromperie ; parce que la vertu divine qui opère en elles t’induira, te portera et t’enflammera dans le chaste amour et la révérence du Très-Haut, à la connaissance de ta bassesse, à abhorrer la vanité terrestre, à désirer le mépris des créatures, à souffrir avec allégresse, à aimer la croix et à la porter avec un cœur courageux et magnanime, à désirer la dernière place, à aimer ceux qui te persécutent, à craindre le péché même le plus léger et à le détester, à aspirer au plus pur, au plus parfait, au plus raffiné de la vertu, à renoncer à tes inclinations, à t’unir au véritable et souverain Bien. Tels seront les signes infaillibles de la vérité avec laquelle le Très-Haut te visite par le moyen de ses révélations, en t’enseignant le plus parfait et le plus saint de la loi chrétienne et de son imitation et de la mienne.
642. Et afin que toi, ma très chère, tu mettes en œuvre cette doctrine que la bonté du Très-Haut t’enseigne, ne l’oublie jamais, ne perds pas de vue les bienfaits de te l’avoir enseignée avec tant d’amour et de tendresse ; renonce à toute attention et à toute consolation humaine, aux plaisirs et aux goûts que le monde t’offre ; et résiste avec une forte résolution à tout ce que te demandent les inclinations terrestres, bien que ce soit en des choses permises et petites ; et tournant le dos à tout ce qui est sensible, je veux que tu n’aimes que la souffrance. Les visites du Très-Haut t’ont enseigné, t’enseignent et t’enseigneront cette science et cette philosophie divine ; et avec elles tu sentiras la force du feu divin qui ne doit jamais s’éteindre dans ton cœur par ta faute, ni par ta tiédeur. Sois prudente, dilate ton cœur, et ceins-toi de force pour recevoir et opérer de grandes choses, et aie de la constance dans la foi de ces avertissements, en les croyant, les appréciant, et les écrivant dans ton cœur avec une humble affection et une humble estime de l’intime de ton âme, comme envoyés par la fidélité de ton Époux et administrés par moi qui suis ta Maîtresse et ta Souveraine.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Supra, Numéros 332, 429 ; II, Numéros 139, 413, 956, 1471, 1523 ; III, Numéros 62, 494, 603, 616, 654, 685.
b. Supra, Numéros 228, 236, 382, 388 ; Infra 731, 739 ; II, fréquemment et en particulier aux Numéros 6, 101 et III, Numéro 537.
c. Numéro 614.
d. II, Livre V, chapitres XXIII, XXIV, XXV ; Livre VI, chapitres X, XII.
e. Numéro 758.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XV
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Où l’on déclare un autre mode de vision et de communication que la très sainte Marie avait avec les saints anges qui l’assistaient
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SOMMAIRE : – 663. L’amour divin fait oublier ce qui est terrestre. – 644. La conversation de Marie avec les anges. – 645. Elle voyait les anges et elle leur parlait. – 646. L’illumination des anges. – 647. Comment ils illuminaient Marie. – 648. Cette faveur fut étendue à d’autres âmes. – 649. Dispositions qu’elle requiert. – 650. Effets de la vue intuitive des anges en Marie. – 651. Vision abstractive. – 652. Fidélité et sollicitude des anges. – 653. Profiter de leurs bienfaits. – 654. Pourquoi ils communiquaient avec Marie de tant de manières. – 655. Marie méritait ces faveurs. – 656. Ceux qui s’y disposeraient y auraient part.
643. La force et l’efficacité de la grâce divine et de l’amour qu’elle cause dans la créature est telle qu’elle peut effacer en elle l’image du péché et de l’homme terrestre 153, et former un autre nouvel être et une image céleste dont la conversation soit dans les cieux 154, entendant, aimant et opérant, non comme créature terrestre mais comme céleste et divine ; parce que la force de l’amour ravit le cœur et l’âme de là où elle anime et il la pose et la transforme en ce qu’elle aime. Cette vérité chrétienne crue de tous, entendue des docteurs, et expérimentée par les saints, doit être considérée comme exécutée en notre grande Reine et notre Souveraine avec des privilèges si singuliers qu’ils ne peuvent être compris ni expliqués par l’exemple des autres saints ni par l’entendement des anges. La très sainte Marie, étant Mère du Verbe, était Maîtresse de toutes les créatures ; mais étant la vive image de son Fils unique, elle usa si peu à son imitation des créatures visibles dont elle était la Maîtresse qu’aucun n’y eut moins de part qu’elle, hors de ce qui fut précisément nécessaire pour le service du Très-Haut et la vie naturelle de son très saint Fils et la sienne.
644. À cet oubli et à cet éloignement de tout ce qui était terrestre devait correspondre la conversation dans le céleste, et celle-ci devait être proportionnée avec la dignité de Mère de Dieu même et de Maîtresse des cieux, dans laquelle communication était dûment commuée la conversation terrestre. Pour cela il était comme nécessaire et conséquent que la Reine et Maîtresse des anges fût singulière et privilégiée dans le service des mêmes courtisans, ses vassaux, et qu’elle traitât et communiquât avec eux d’une manière différente de celles de toutes les autres créatures humaines, quelque saintes qu’elles fussent. Dans le Chapitre XXIII du premier livre, j’ai dit quelque chose des différentes apparitions ordinaires avec lesquelles les saints Anges et les séraphins destinés et marqués pour la garde de notre Reine et notre Souveraine se manifestaient à elle ; et dans le chapitre précédent j’ai déclaré d’une manière générale les modes et les formes de visions divines que son Altesse avait, avertissant que, dans cette sphère et cette espèce de vision, les siennes étaient toujours plus excellentes et plus divines dans la substance, le mode et les effets qu’elles causaient dans son âme très sainte.
645. J’ai remis pour ce chapitre une autre manière plus singulière et plus privilégiée que le Très-Haut concéda à sa très sainte Mère de voir les saints anges de sa garde et les autres qui la visitaient de la part du même Seigneur en différentes circonstances. Ce mode de visions et de communications était le même que les chœurs et les hiérarchies angéliques ont entre elles, où chacune de ces suprêmes intelligences connaît les autres par soi-même, sans autre espèce qui meuve son entendement que la propre substance et la propre nature de l’ange qui est connu. Et outre cela les anges supérieurs illuminent les inférieurs, les informant des mystères occultes que le Très-Haut révèle et manifeste immédiatement aux supérieurs, afin qu’ils aillent en dérivant et en se transmettant du premier au dernier ; car cet ordre convient à la grandeur et à la majesté infinie du suprême Roi et Gouverneur de toutes les créatures. D’où l’on comprendra comment cette illumination ou révélation si ordonnée est en dehors de la gloire essentielle des saints anges, car ils reçoivent tous celle-ci immédiatement de la Divinité dont la vision et la fruition se communiquent à chacun selon la mesure de ses mérites : et un ange ne peut rendre un autre ange essentiellement bienheureux en l’illuminant ou lui révélant quelque mystère, parce que l’illuminé ne verrait point Dieu face à face, et sans cela il ne peut être bienheureux ni obtenir sa dernière fin.
646. Mais comme l’objet est infini et le miroir volontaire, en dehors de la science béatifique des saints, il y a des secrets et des mystères infinis qu’il peut leur révéler et qu’il leur révèle spécialement pour le gouvernement de son Église et du monde ; et dans ces illuminations est gardé l’ordre que j’ai dit. Et comme ces révélations sont en dehors de la gloire essentielle, pour cela le manque de leur connaissance ne s’appelle point ignorance ni privation de science dans les anges ; mais elle s’appelle nescience ou négation de science ; et la révélation s’appelle illumination, purgation ou purification de cette nescience ; et il arrive, selon notre manière de concevoir, comme si les rayons du soleil pénétraient plusieurs cristaux posés en ordre et qu’ils participeraient tous d’une même lumière communiquée des premiers aux derniers, touchant d’abord les plus immédiats. Je ne trouve qu’une seule différence dans cet exemple ; que les vitres ou cristaux se comportent passivement à l’égard des rayons sans plus d’activité que celle du soleil qui les illumine tous d’une seule action ; mais les saints anges sont patients pour recevoir l’illumination des supérieurs, et agents pour la communiquer aux inférieurs ; et ils communiquent ces illuminations avec louange, admiration et amour, le tout se dérivant du suprême Soleil de justice, Dieu immuable et éternel.
647. Le Très-Haut introduisit sa très sainte Mère dans cet ordre de révélations divines pour la faire jouir des privilèges que les courtisans du ciel ont comme propres ; et il destina pour cela les séraphins que j’ai dits dans le chapitre XIV du premier livre, qui furent des plus suprêmes et des plus immédiats à la Divinité ; et d’autres anges de sa garde faisaient aussi cet office, selon que la volonté divine le disposait, dans le temps et la manière qu’il était nécessaire et convenable. Tous ces anges et d’autres étaient connus par leur Reine et la nôtre en eux-mêmes, sans dépendance des sens, ni de la fantaisie et sans empêchement du corps mortel et terrestre ; et moyennant cette vue et cette connaissance, les séraphins et les anges du Seigneur l’illuminaient et la purifiaient, révélant à leur Reine plusieurs mystères qu’ils recevaient du Très-Haut pour cela. Et quoique cette manière de vue intellectuelle et d’illuminations ne fussent pas continuelles en la très sainte Marie, elles furent néanmoins très fréquentes, spécialement lorsque le Seigneur se cachait et s’absentait pour lui occasionner de plus grands mérites et diverses affections d’amour, comme je le dirai plus loin (a). Alors les Anges usaient davantage de cet office, continuant l’ordre de s’illuminer eux-mêmes jusqu’à arriver à la Reine, où cet ordre se terminait.
648. Et ce mode d’illumination ne dérogeait point à la dignité de mère de Dieu et de Maîtresse des anges ; car dans ce bienfait et la manière d’y participer on ne considérait point la dignité et la sainteté de notre auguste Princesse en laquelle elle était supérieure à tous les chœurs angéliques ; mais l’état et la condition de sa nature en laquelle elle était inférieure ; car étant voyageuse et de la nature humaine, corporelle et mortelle et vivant en chair passible et avec la nécessité naturelle de l’usage des sens, ce fut un grand privilège quoique convenable à sa sainteté et à sa dignité de l’élever à l’état et aux opérations angéliques. Je crois que la main puissante du Très-Haut a étendu cette faveur à d’autres âmes en cette vie mortelle, quoiqu’elle ne fût pas si fréquente qu’en sa très sainte Mère, ni avec tant de plénitude de lumière et d’autres conditions moins excellentes que dans la Reine. Et si plusieurs docteurs concèdent, non sans grand fondement, la vision béatifique à saint Paul, à Moïse et à d’autres saints, il est beaucoup plus croyable que certains voyageurs aient eu cette connaissance des natures angéliques, puisque ce bienfait n’est pas autre chose que de voir intuitivement la substance de l’ange ; et ainsi cette vision dans cette clarté concorde avec la première que j’ai dite dans le chapitre précédent, et quand elle est intellectuelle, elle concorde avec la troisième déclarée plus haut, bien qu’elle ne se fasse pas par espèces.
649. Il est vrai que ce bienfait n’est ni commun ni ordinaire, mais très rare et extraordinaire ; et aussi il demande dans l’âme une grande disposition de pureté et de netteté de conscience. Il n’est pas compatible avec les affections terrestres, ni les imperfections volontaires, ni les affections au péché ; parce que pour entrer dans l’ordre des anges, l’âme a besoin d’une vie plus angélique qu’humaine ; puisque si cette similitude et cette sympathie lui manquaient, la disproportion des extrêmes de cette union paraîtrait une monstruosité. Mais avec la grâce divine la créature peut, quoique avec un corps terrestre et corruptible, refuser tout à ses passions et à ses inclinations dépravées, mourir aux choses visibles et en effacer leurs espèces et leur souvenir et vivre plus dans l’esprit que dans la chair. Et lorsqu’elle arrivera à goûter de la paix véritable, de la tranquillité et du repos d’esprit qui lui causent une sérénité douce, amoureuse et suave avec le souverain Bien, alors elle sera moins indisposée pour être élevée à la vision des esprits angéliques par la clarté intuitive et à recevoir d’eux les révélations divines qu’ils se communiquent entre eux et les effets admirables qui résultent de cette vision.
650. Ceux que notre Reine recevait, correspondant à sa pureté et à son amour, ne peuvent être compris par aucune intelligence humaine. La lumière divine qu’elle recevait de la vue des séraphins était incomparable ; parce que l’image de la Divinité se réverbérait en eux d’une certaine manière comme en des miroirs très purs et spirituels, où la très sainte Marie la connaissait avec ses attributs et ses perfections infinies. La gloire dont les séraphins jouissaient lui était aussi manifestée en certains effets d’une manière admirable, car on connaît beaucoup de cette gloire en voyant clairement la substance de l’ange, et par la vue de tels objets, elle était toute consumée et embrasée dans la flamme de l’amour divin, et souvent elle était ravie en des extases miraculeuses. Là, avec les mêmes séraphins et les anges, elle se répandait en cantiques de gloire et de louange incomparable de la Divinité, à l’admiration des mêmes esprits célestes ; car bien qu’elle fût illuminée par eux dans son entendement, dans la volonté ils lui étaient néanmoins très inférieurs ; et avec une plus grande efficacité de l’amour, elle montait avec vélocité et elle arrivait à s’unir au suprême et souverain Bien, d’où elle recevait immédiatement de nouvelles influences du torrent de la Divinité 155 dont elle était alimentée. Et si les séraphins mêmes n’avaient eu présent l’objet infini qui était le principe et le terme de leur amour béatifique, ils eussent pu être disciples de la très sainte Marie, leur Reine, dans l’amour divin, comme elle était la leur dans les illustrations de l’entendement qu’elle recevait.
651. Après cette forme de visions immédiates des natures spirituelles et angéliques est la vision intellectuelle par espèces infuses, plus inférieure et commune à d’autres âmes, de la manière de la vision abstractive de la Divinité que j’ai déjà dite. La Reine du ciel eut quelquefois ce mode de vision angélique, mais il n’était pas si ordinaire que le précédent ; car, bien que pour les autres âmes justes, ce bienfait de connaître les anges et les saints par espèces intellectuelles infuses soit très rare et très estimable, néanmoins dans la Reine des anges il n’était pas nécessaire, parce qu’elle communiquait avec eux et elle les connaissait plus hautement, sauf lorsque le Seigneur disposait qu’ils se cachassent et qu’elle manquât de cette vue immédiate pour un plus grand mérite et un plus grand exercice ; car alors elle les regardait avec des espèces intellectuelles ou imaginaires, comme je l’ai dit dans le chapitre précédent. Dans les autres âmes, ces visions angéliques par espèces font des effets divins ; car ces intelligences célestes se connaissent comme effets et ambassadeurs du suprême Roi et l’âme a avec eux de très doux colloques du même Seigneur et de tout le céleste et le terrestre : et en tout elle est illustrée, enseignée, corrigée, gouvernée, dirigée et contrainte à s’élever à l’union parfaite de l’amour divin et à opérer le plus pur, le plus parfait, le plus saint et le plus raffiné de la vie spirituelle.
Doctrine de la Reine du ciel, la très sainte Marie
652. Ma fille, l’amour, la fidélité et le soin des esprits angéliques sont admirables pour assister les mortels dans leurs nécessités, et leur oubli, leur ingratitude et leur grossièreté pour reconnaître cette dette est très horrible. Dans le secret du cœur du Très-Haut dont ils voient la face 156 par la clarté béatifique, ces esprits célestes connaissent l’amour infini et paternel du Père qui est dans les cieux pour les hommes terrestres, et là ils donnent la digne appréciation et la digne estime au Sang de l’Agneau par lequel ils furent achetés et rachetés, et ils savent ce que valent les âmes achetées avec le trésor de la Divinité. Et d’ici naissent dans les saints anges le dévouement et l’attention qu’ils mettent à garder et à favoriser les âmes que le Très-Haut a commises à leur sollicitude à cause de la grande estime qu’il en fait. Et je veux que tu saches que les mortels recevraient de grandes influences de lumière et des faveurs incomparables du Seigneur par ce très sublime ministère des anges s’ils ne les empêchaient pas par l’obstacle de leurs péchés et de leurs abominations, et par l’oubli d’un bienfait si inestimable ; mais parce qu’ils ferment le chemin que Dieu avait choisi avec une providence ineffable pour les diriger à la félicité éternelle, il y en a beaucoup plus qui se damnent et qui se fussent sauvés par la protection des saints anges s’ils ne s’étaient pas rendu inutiles ce remède et ce bienfait.
653. Ô ma très chère fille, puisqu’il y a tant d’hommes qui sont si endormis pour considérer les œuvres paternelles de mon Fils et mon Seigneur, je veux de toi en cela une reconnaissance singulière, puisqu’il t’a favorisée d’une main si libérale en te désignant les anges qui te gardent. Sois attentive à leur compagnie et écoute leurs enseignements avec respect ; laisse-toi diriger par leur lumière, respecte-les comme ambassadeurs du Très-Haut et sollicite leur faveur, afin que, purifiée de tes péchés, libre d’imperfections et enflammée dans le divin amour, tu puisses te réduire à un état si spiritualisé que tu sois propre à traiter avec eux et à être leur compagne, participant à leurs divines illustrations, car le Très-Haut ne les refusera pas si tu te disposes de ton côté comme je le veux.
654. Et parce que tu as désiré savoir avec l’approbation de l’obéissance la raison pourquoi les saints anges communiquaient avec moi par tant de modes de visions ; je réponds à ton désir, te déclarant plus que ce que tu as entendu et écrit avec la divine lumière. La cause de cela fut, du côté du Très-Haut, son amour libéral envers moi pour me favoriser et, de mon côté, l’état de voyageuse que j’avais dans le monde ; parce que cet état ne pouvait être uniforme et il ne convenait pas non plus qu’il le fût dans les actions des vertus ; et ayant à procéder dans l’état de voyageuse, humaine et sensible dans la variété des évènements et des œuvres vertueuses, parfois j’opérais comme spiritualisée et sans embarras des sens, et les anges me traitaient comme ils se traitent entre eux, et, comme ils opèrent eux-mêmes, ainsi ils opéraient avec moi ; d’autres fois il me fallait souffrir et être affligée dans la partie inférieure de l’âme ; d’autre fois dans le sensible et dans le corps ; d’autres fois je souffrais des nécessités, des solitudes et des abandons intérieurs, et selon la vicissitude de ces effets et de ces états, je recevais les faveurs et les visites des saints anges, car parfois je leur parlais par intelligence ; d’autres fois par visions imaginaires, d’autres fois par vision corporelle et sensible, selon que l’état et la nécessité le demandaient, et comme le Très-Haut le disposait.
655. Par tous ces moyens, mes puissances et mes sens furent illustrés et sanctifiés par ces œuvres des influences et des faveurs divines, afin que je connusse toutes les œuvres de ce genre par expérience et que je reçusse par elles les influences de la grâce surnaturelle. Mais je veux, ma fille, que tu demeures avertie que bien que le Très-Haut fût si magnifique et si miséricordieux envers moi dans ces faveurs, son équité eut cependant un ordre tel qu’il me favorisa beaucoup par elles non seulement à cause de ma dignité de Mère, mais il considéra aussi mes œuvres et ma disposition avec lesquelles je concourus de mon côté, sa grâce divine m’assistant. Et parce que j’éloignai mes puissances et mes sens de tout le commerce des créatures, que je refusai tout le sensible et le créé, que je me tournai vers le Bien souverain, et parce que je me livrai tout entière avec mes forces et ma volonté à son seul et saint amour, à cause de cette disposition que je mis dans mon âme, il sanctifia toutes mes puissances par la rétribution de tant de bienfaits, de visions, d’illustrations de ces mêmes puissances qui s’étaient privées pour son amour de tout le délectable, l’humain et le terrestre. Et ce que je reçus en récompense de mes œuvres pendant que je vivais en chair mortelle fut si grand que tu ne peux le comprendre ni l’écrire pendant que tu y vis toi-même : telle est la libéralité et la bonté du Très-Haut qui donne ce paiement comptant dès ici-bas comme gage de celui qu’il tient en réserve pour la vie éternelle.
656. Et sans doute que par ces moyens le bras puissant de Dieu me disposa afin que l’Incarnation du Verbe dans mes entrailles fût dignement préparée dès ma conception et afin que mes puissances et mes sens demeurassent sanctifiés et proportionnés pour l’entretien qu’ils devaient avoir avec le Verbe Incarné ; mais si les autres âmes se disposaient à mon imitation et si elles vivaient non selon la chair, mais d’une vie spirituelle, pure et éloignée de la contagion du terrestre, le Très-Haut est si fidèle envers celui qui l’oblige ainsi, qu’il ne lui refuserait pas ses bienfaits et ses faveurs par l’équité de sa divine Providence.
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NOTE EXPLICATIVE
a. Infra, Numéros 725, 726 ; II, 719, 720.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XVI
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On continue l’enfance de la très sainte Marie dans le temple ; le Seigneur lui annonce des afflictions, et la mort de son père saint Joachim.
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SOMMAIRE : – 657. Comment l’enfant croissait en âge et en grâce. – 658. Elle lisait les saintes Écritures. – 659. Affections de Marie à la pensée que le Verbe voudrait avoir une Mère. – 660. Psaumes et cantiques de Marie. – 661. Elle cachait ses excellences. – 662. Dieu la prévient de se disposer à souffrir. – 663. Réponse de Marie. – 664. Dieu lui révèle la mort prochaine de son père. – 665. Marie lui envoie les anges de sa garde. – 666. Les anges manifestent au saint vieillard que sa fille est la future Mère du Messie. – 667. Effets que produisent une telle révélation en saint Joachim ; son heureuse mort. – 668. Comput de son âge. – 669. Les anges annoncent sa mort à Marie. – 670. Estime que l’on doit faire des souffrances. – 671. Erreur de penser pouvoir se sauver sans croix. – 672. Les tribulations sont des gages de l’amour divin. – 673. Jésus-Christ et Marie désirent avoir des disciples dans l’école de la croix.
657. Nous avons laissé notre céleste princesse Marie au milieu des années de son enfance dans le temple en changeant de discours pour donner quelque connaissance des vertus, des dons et des révélations divines qu’elle recevait de la main du Seigneur et qu’elle exerçait par ses puissances, étant enfant dans le temple, mais adulte dans la souveraine sagesse. La très sainte Enfant croissait en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes ; mais avec une telle correspondance que la dévotion était toujours au-dessus de la nature ; et la grâce ne se mesura jamais avec l’âge, mais avec la volonté divine et avec les hautes fins auxquelles la destinait le courant impétueux de la Divinité qui allait se décharger et se reposer dans cette Cité de Dieu. Le Très-Haut continuait ses dons et ses faveurs, renouvelant à chaque heure les merveilles de son bras puissant comme s’il se fût réservé pour la seule très sainte Marie. Et son Altesse correspondait en cet âge si tendre de manière à remplir le cœur du même Seigneur d’un agrément parfait et adéquat et les saints anges du ciel d’une grande admiration. Il y avait comme une émulation et une compétition admirable entre le Très-Haut et la Princesse enfant qui était manifeste aux esprits célestes ; car pour l’enrichir, la puissance divine tirait chaque jour de ses trésors des bienfaits anciens et nouveaux 157 réservés pour la seule très pure Marie ; et comme elle était une terre bénie 158, non seulement la semence de la parole éternelle ne se perdait point en elle, et ses dons et ses faveurs ne rapportaient point seulement cent pour un comme dans les plus grands saints ; mais à l’admiration du ciel une tendre Enfant surpassait en amour, en remerciements, en louanges et en toutes les vertus possibles les plus hauts et les plus ardents séraphins, sans perdre ni temps, ni lieu, ni occasion, ni occupation où elle n’opérât le souverain degré de perfection qui lui était possible alors.
658. Dans les tendres années de son enfance elle lisait d’ordinaire beaucoup les saintes Écritures, car déjà sa capacité pour cela était manifeste ; et comme elle était remplie de sagesse, elle comparait dans son cœur ce qu’elle savait par les révélations divines avec ce qui était révélé pour tous dans les Écritures ; et dans cette lecture et ces conférences occultes, elle faisait des prières et des oraisons continuelles et très ferventes pour la Rédemption du genre humain et l’Incarnation du Verbe de Dieu. Elle lisait le plus ordinairement les prophéties d’Isaïe et de Jérémie et les Psaumes, parce que les mystères du Messie et de la loi de grâce se trouvaient plus souvent exprimés et répétés dans ces Prophètes ; et elle interrogeait les saints anges sur ce qu’elle en entendait et en comprenait, et elle leur proposait des questions sublimes et admirables ; elle parlait souvent avec une tendresse incomparable du mystère de l’Humanité très sainte du Verbe et de ce qu’il devait être enfant, naître d’une vierge, être élevé comme les autres hommes, grandir, souffrir et mourir pour tous les enfants d’Adam.
659. Les séraphins ses anges répondaient à ses conférences et à ses interrogations ; ils l’éclairaient de nouveau, la confirmant et embrasant son cœur ardent et virginal dans de nouvelles flammes de l’amour divin ; mais en lui cachant toujours sa très sublime dignité, néanmoins elle s’offrait souvent avec une humilité très profonde pour être l’esclave du Seigneur ainsi que de l’heureuse Mère qu’il devait choisir pour naître dans le monde. D’autres fois, interrogeant les saints anges, elle disait avec admiration : « Mes princes et mes seigneurs, est-il possible que le Créateur même doive naître d’une créature et l’avoir pour Mère ? que le Tout-Puissant et l’Infini, celui qui fabriqua les cieux et qui ne peut y être contenu doive se renfermer dans le sein d’une femme et se : vêtir d’une nature terrestre si limitée ? Que celui qui revêt les éléments et les anges mêmes de beauté doive se faire passible ? Et qu’il doive y avoir une femme de notre propre nature humaine qui sera si heureuse que d’appeler son Fils Celui-là même qui la fit de rien, et qu’elle doive s’entendre appeler Mère par Celui qui est incréé et Créateur de tout l’univers ? Ô miracle inouï ! Si l’Auteur même ne l’avait pas manifesté, comment la capacité terrestre eût-elle pu former un concept si magnifique ? Ô merveille de ses merveilles ! Ô fortunés et bienheureux les yeux qui le verront et les siècles qui le mériteront. » À ces affections et ces exclamations amoureuses les saints anges répondaient en lui déclarant les sacrements divins outre ce qui la regardait et ce qui lui appartenait.
660. Chacune de ces affections humbles, sublimes et enflammées de Marie enfant était ce cheveu de l’Époux 159 qui blessait le cœur de Dieu d’une si douce flèche d’amour que s’il n’eût pas été convenable d’attendre l’âge compétent et opportun pour concevoir et enfanter le Verbe Incarné, l’agrément du Très-Haut n’eût pas pu se contenir selon notre manière de concevoir sans prendre aussitôt notre humanité dans ses entrailles ; mais il ne le fit point ; afin que le sacrement de l’Incarnation fût mieux dissimulé et caché et que l’honneur de sa très sainte Mère fût aussi plus occulte et plus sûr, son enfantement virginal correspondant à l’âge naturel des autres femmes, quoique dès son enfance elle en fût déjà capable par la grâce et les mérites : et le Seigneur s’entretenait pendant ce délai avec les affections et les cantiques de sa Fille et son Épouse, qui devait être bientôt la digne Mère du Verbe Éternel, cantiques qu’il écoutait attentif selon notre manière de dire. Et ces cantiques et ces psaumes que fit notre Auguste Reine et Souveraine furent si nombreux et si sublimes, que, selon la lumière qui m’en a été donnée, s’ils eussent été écrits, la Sainte Église en aurait beaucoup plus que de tous les prophètes et les saints, car la très pure Marie dit et comprit tout ce qu’ils écrivirent, et outre cela elle comprit et dit beaucoup plus qu’ils n’arrivèrent à connaître. Mais le Très-Haut ordonna que son Église militante eût dans les Écritures des Apôtres et des Prophètes tout le nécessaire avec surabondance ; et ce qu’il révéla à sa très sainte Mère, il le réserva écrit dans son entendement divin, afin que dans l’Église triomphante il en soit manifesté ce qui sera convenable à la gloire accidentelle des bienheureux.
661. Outre cela la divine bonté condescendit à la volonté très sainte de Marie notre Souveraine, car pour agrandir sa très prudente humilité et laisser aux mortels ce rare exemple en de si excellentes vertus, elle voulut toujours cacher le sacrement du Roi 160 ; et lorsqu’il fut nécessaire de le révéler en quelque chose pour le service de sa Majesté et le bien de l’Église, la très sainte Marie procéda avec une prudence si divine qu’étant Maîtresse elle ne laissa point d’être toujours très humble disciple. Elle consultait les saints anges dans son enfance et elle suivait leurs conseils ; après que le Verbe fait homme fut né, elle eut son Fils unique pour Maître et Exemplaire en toutes ses actions ; et à la fin de ses mystères et de son Ascension aux cieux, la grande Reine de l’univers obéissait aux Apôtres, comme nous le dirons dans le cours de cette Histoire. Et ce fut une des raisons pourquoi l’Évangéliste couvrit les mystères qu’il écrivit de cette Dame par tant d’énigmes de l’Apocalypse qu’on peut les entendre de l’Église militante ou de l’Église triomphante.
662. Le Très-Haut détermina que la plénitude de grâces et de vertus de la Princesse Marie anticipât le comble des mérites en s’élevant aux œuvres ardues et magnanimes dans la manière possible à ses tendres années. Et dans l’une des visions où sa Majesté se manifesta à elle, il lui dit : « Mon Épouse et ma Colombe, je t’aime d’un amour infini et je veux de toi le plus agréable à mes yeux et la satisfaction entière de mon désir. N’ignore point, ma fille, le trésor caché que renferme les travaux et les peines que l’ignorance aveugle des mortels abhorre, et sache que lorsque mon Fils prendra la nature humaine, il enseignera le chemin de la croix par l’exemple et la doctrine, la laissant pour héritage à mes élus, comme lui-même la choisira pour soi et établira la loi de grâce, fondant sa fermeté et son excellence dans l’humilité et la patience au milieu des croix et des peines ; parce qu’ainsi le demande la nature même des hommes et beaucoup plus depuis qu’elle est demeurée dépravée et inclinée au mal par le péché. Il est conforme aussi à mon équité et à ma providence que les mortels gagnent et obtiennent la couronne de la gloire par le moyen des travaux et des croix par lesquels mon Fils unique incarné doit la mériter. Pour cette raison tu comprendras, mon Épouse, que t’ayant élue par ma droite pour mes délices et t’ayant enrichie de mes dons, il ne sera plus juste que ma grâce soit oisive dans ton cœur, ni que ton amour manque de son fruit, ni que l’héritage de mes élus te fasse défaut ; et ainsi je veux que tu te disposes à souffrir des tribulations et des peines pour mon amour. »
663. L’invincible Princesse répondit à cette proposition du Très-Haut avec un cœur plus constant que tous les saints et les martyrs ont eu dans le monde, et elle dit à sa Majesté : « Seigneur mon Dieu, Roi très haut, j’ai dédié à votre divin agrément toutes mes opérations et mes puissances et l’être même que j’ai reçu de votre bonté infinie, et je désire qu’en tout s’accomplisse l’élection de votre sagesse et de votre bonté infinies. Et si vous me donnez permission d’avoir un choix de quelque chose, je veux le faire de la patience pour votre amour jusqu’à la mort ; et je vous supplie, mon Bien-Aimé, de faire de cette esclave qui est vôtre un sacrifice et un holocauste de patience acceptable à vos yeux. Je confesse ma dette, Seigneur et Dieu tout-puissant et très libéral, et je reconnais qu’aucune créature ne vous doit une aussi grande rétribution, et toutes les créatures ensemble ne sont pas si engagées que moi seule, la plus insuffisante pour le retour que je dois donner à votre magnificence ; mais si vous acceptez la souffrance pour vous comme une certaine rétribution, que toutes les tribulations et les douleurs de la mort viennent sur moi ; je demande seulement votre protection divine, et prosternée devant le trône royal de votre Majesté infinie, je vous supplie de ne point m’abandonner. Souvenez-vous, Seigneur mon Dieu, des promesses fidèles que vous avez faites par nos anciens Pères et les Prophètes à vos fidèles, de favoriser le juste 161, d’être avec celui qui est dans la tribulation, de consoler l’affligé, de le couvrir de votre ombre et de le défendre dans le conflit de la tribulation ; vos paroles sont véritables et infaillibles, et vos promesses sont certaines ; le ciel et la terre passeraient avant qu’elles ne manquassent ; la malice de la créature ne pourra éteindre votre charité envers celui qui espère dans votre miséricorde : que votre sainte et parfaite volonté se fasse en moi. »
664. Le Très-Haut reçut ce sacrifice matutinal de sa tendre Épouse et Enfant, la très sainte Marie, et avec un air agréable il lui dit : « Tu es belle dans tes pensées, Fille du Prince, ma Colombe et ma Bien-Aimée ; j’accepte tes désirs agréables à mes yeux et je veux que dans leur accomplissement tu entendes que le temps s’approche où, par ma disposition divine, ton père Joachim doit passer de la vie mortelle à l’immortelle et éternelle : sa mort sera très prompte, et aussitôt il reposera en paix et il sera placé avec les saints dans les limbes en attendant la rédemption de tout le genre humain. » Cet avis du Seigneur ne troubla ni n’altéra le cœur royal de Marie, la Princesse du ciel ; mais comme l’amour des enfants pour les parents est une juste dette de la nature même et que cet amour avait toute sa perfection dans la très sainte Enfant, la douleur naturelle d’être privée de son père très saint, Joachim, ne pouvait être évitée à celle qui l’aimait saintement comme fille. La tendre et douce enfant Marie sentit ce mouvement douloureux compatible avec la sérénité de son cœur magnanime, et opérant avec grandeur en tout, donnant ce qui était juste à la grâce et à la nature, elle fit une oraison fervente pour son père Joachim. Elle demanda au Seigneur de le regarder comme Dieu véritable et puissant dans le passage de son heureuse mort, de le défendre du démon singulièrement à cette heure, de le constituer et de le conserver au nombre des élus puisque dans sa vie il avait confessé et exalté son saint et admirable nom : et pour obliger davantage sa Majesté, la très fidèle fille s’offrit à souffrir pour son père saint Joachim tout ce que le Seigneur ordonnerait.
665. Sa Majesté accepta cette demande et il consola la divine Enfant, l’assurant qu’il assisterait son père comme miséricordieux et pieux Rémunérateur de ceux qui l’aiment et qui le servent, et qu’il le colloquerait parmi les patriarches Abraham, Isaac et Jacob ; et il la prévint de nouveau pour recevoir et souffrir d’autres afflictions. Huit jours avant la mort du saint patriarche Joachim, la très sainte Marie eut un nouvel avis du Seigneur lui déclarant le jour et l’heure où il devait mourir ; comme il arriva en effet six mois seulement s’étant passés après que notre Reine était entrée pour vivre dans le temple. – Son Altesse ayant eu ces avis du Seigneur, elle demanda aux douze anges que j’ai déjà dits (a) qui étaient ceux dont saint Jean parle dans l’Apocalypse, d’assister son père Joachim dans sa maladie, de le conforter et de le consoler, et c’est ce qu’ils firent. Et pour la dernière heure avant son trépas, elle envoya tous ceux de sa garde et elle demanda au Seigneur de les manifester à son père pour sa plus grande consolation. Le Très-Haut le lui accorda et il confirma en tout le désir de son Élue, son Unique et sa Parfaite ; et le grand Patriarche, l’heureux Joachim, vit les mille anges saints qui gardaient sa fille Marie aux pétitions et aux vœux de laquelle la grâce du Tout-Puissant surabonda, et par son commandement les anges dirent à Joachim ces raisons.
666. « Homme de Dieu, que le Très-Haut, le Tout-Puissant soit ton salut éternel et qu’il t’envoie de son lieu saint le secours nécessaire et opportun pour ton âme. Marie, ta fille, nous envoie pour t’assister en cette heure que tu dois payer la dette de la mort naturelle à ton Créateur. Elle est ta très fidèle et très puissante Avocate auprès du Très-Haut, au nom et dans la paix duquel pars de ce monde consolé et joyeux de ce qu’il t’a fait le père d’une fille si bénie. Et quoique sa Majesté incompréhensible par ses secrets jugements ne t’ait pas manifesté jusqu’à cette heure le sacrement et la dignité dans lesquels il doit constituer ta fille, il veut que tu le saches maintenant, afin que tu l’exaltes et le loues et que tu joignes la jubilation de ton esprit d’une telle nouvelle, à la douleur et à la tristesse naturelles de la mort. Marie, ta fille et notre Reine, est l’élue par le bras du Tout-Puissant pour vêtir de chair et de forme humaine dans ses entrailles le Verbe divin. Elle doit être l’heureuse Mère du Messie, la bénie entre toutes les femmes, celle qui sera supérieure à toutes les créatures et inférieure à Dieu seul. Ta Fille très heureuse doit être la Réparatrice de ce que le genre humain a perdu par le premier péché et la haute montagne où doit être formée et établie la nouvelle loi de grâce ; et si donc tu laisses dans le monde sa Restauratrice et une Fille par qui Dieu lui prépare le remède opportun, quitte-le avec jubilation de ton âme et que le Seigneur te bénisse depuis Sion 162 et qu’il t’établisse dans la part des saints, afin que tu arrives à la vision et à la joie de l’heureuse Jérusalem. »
667. Lorsque les saints anges dirent ces paroles à saint Joachim, son épouse sainte Anne était présente, assistant au chevet de son lit et elle les entendit et les comprit par la disposition divine ; et au même moment le patriarche Joachim perdit la parole et entrant dans le sentier commun de toute chair, il commença à agoniser avec une lutte merveilleuse entre la jubilation d’une si heureuse nouvelle et la douleur de la mort. Dans cette lutte, il fit avec ses puissances intérieures plusieurs actes d’amour divin, de foi, d’admiration, de louange, de remerciement et d’humilité, et il exerça héroïquement d’autres vertus ; et ainsi absorbé dans la nouvelle connaissance d’un si divin mystère, il arriva au terme de la vie naturelle par la mort précieuse des saints 163. Son âme très sainte fut portée par les anges aux Limbes des saints Pères et des justes, et comme consolation et lumière nouvelle de la nuit prolongée où ils vivaient, le Très-Haut ordonna que l’âme du saint patriarche Joachim fût le nouveau paranymphe et le légat de sa grande Majesté pour faire part à toute cette congrégation de justes que déjà le jour de la lumière éternelle se levait et que l’aube en était née, la très sainte Marie, fille de Joachim et d’Anne, de qui naîtrait le soleil de la Divinité Jésus-Christ, Réparateur de tout le genre humain. Les saints Pères et les justes des Limbes entendirent ces nouvelles qu’ils reçurent avec jubilation et ils firent de nouveaux cantiques de louanges au Très-Haut.
668. Cette très heureuse mort du patriarche saint Joachim arriva comme je l’ai dit, six mois après que sa très sainte fille fût entrée dans le temple, ce qui lui faisait trois ans et demi de son jeune âge lorsqu’elle demeura sans père naturel sur la terre ; et l’âge du patriarche était de soixante-neuf ans répartis et divisés de cette manière : il prit sainte Anne pour épouse à l’âge de quarante-six ans, et après vingt de leur mariage, ils eurent la très sainte Marie ; et trois ans et demi que son Altesse avait font les soixante-neuf ans et demi et plus ou moins de jours.
669. Le saint patriarche, père de notre Souveraine, étant mort, les saints anges de sa garde retournèrent aussitôt en sa présence et ils lui donnèrent connaissance de tout ce qui arriva à la mort de son père : et aussitôt la très prudente Enfant sollicita par des prières la consolation de sa mère sainte Anne, demandant au Seigneur de la gouverner et de l’assister comme Père dans la solitude que lui laissait l’absence de son époux Joachim. Sainte Anne lui envoya aussi l’avis de la mort et ils le donnèrent d’abord à la maîtresse de notre divine Princesse, afin qu’elle la consolât en lui en donnant connaissance. La maîtresse fit ainsi et la très sage Enfant l’écouta avec dissimulation et reconnaissance, toutefois avec une patience et une modestie de Reine, car elle n’ignorait pas l’évènement que sa Maîtresse lui rapportait de nouveau. Néanmoins, comme elle était très parfaite en tout, elle s’en alla aussitôt au temple répétant le sacrifice de louange, d’humilité, de patience et d’autres vertus et prières, procédant toujours avec des pas aussi beaux 164 qu’accélérés aux yeux du Très-Haut. Et pour le comble de ces actions comme des autres, elle demandait aux saints anges de concourir avec elle et de l’aider à le bénir.
Doctrine que me donna la Reine du ciel.
670. Ma fille, renouvelle souvent dans ton secret l’estime que tu dois faire du bienfait des afflictions que la Providence cachée dispense avec justification (b) aux mortels. Ce sont les jugements justifiés en eux-mêmes 165, plus estimables que l’or et les pierres précieuses et plus doux que le rayon de miel, pour qui a le goût ordonné de la raison. Je veux, ô âme, que tu saches que, pour la créature, souffrir et être affligée sans péché ou non est un bienfait dont elle ne peut être digne sans une grande miséricorde du Très-Haut ; et quoique ce soit une grande miséricorde de lui donner à souffrir pour ses péchés il y a aussi beaucoup de justice. Conformément à cela, considère maintenant la folie ordinaire des enfants d’Adam, car tous veulent et recherchent les consolations, les bienfaits et les faveurs sensibles de leur goût ; ils se hâtent et ils travaillent pour éloigner d’eux tout ce qui est pénible et pour prévenir les choses afin que la douleur des afflictions ne puisse les toucher, tandis que leur plus grande fortune serait de les chercher avec diligence sans les avoir méritées, ils mettent toute cette diligence à détourner d’eux ce qu’ils méritent et ce sans quoi ils ne peuvent être fortunés et bienheureux.
671. Si l’or fuyait la fournaise, le fer, la lime ; le grain, le moulin et le fléau ; le raisin, le pressoir, toutes ces choses seraient inutiles et l’on n’obtiendrait point la fin pour laquelle elles ont été créées. Mais, comment les mortels se laissent-ils tromper en supposant qu’ils pourront, sans la fournaise et sans la lime des afflictions, sortir purs et dignes de jouir de Dieu éternellement, étant remplis comme ils sont de vices horribles et de fautes abominables. Lorsqu’ils étaient innocents, s’ils n’étaient pas capables ni dignes d’obtenir le bien éternel et infini pour récompense et pour couronne, comment le seront-ils étant dans les ténèbres et la disgrâce de Dieu ? Et outre cela, les enfants de perdition emploient tous leurs efforts à se conserver indignes et ennemis de Dieu en rejetant loin d’eux la croix des afflictions qui sont le chemin pour revenir au même Dieu, la lumière de l’entendement, la désillusion des choses apparentes, l’aliment des justes, l’unique moyen de la grâce, le prix de la gloire et surtout l’héritage légitime que mon Fils et mon Seigneur choisit pour lui et pour ses élus, naissant et vivant toujours dans les travaux et mourant en croix.
672. Par ceci, ma fille, tu dois mesurer le prix de la souffrance que les mondains ne découvrent pas ; car ils sont indignes de la science divine et comme ils l’ignorent, ils la méprisent. Réjouis-toi et console-toi dans les tribulations et lorsque le Très-Haut daignera t’en envoyer quelqu’une, tâche d’aller à sa rencontre, afin de la recevoir comme sa bénédiction et le gage de son amour et de sa gloire. Agrandis ton cœur par la magnanimité et la constance ; afin que dans les occasions de souffrir tu sois égale et la même que tu es dans la prospérité et dans tes résolutions, et n’accomplis point avec tristesse ce que tu promets avec joie 166 ; parce que le Seigneur aime celui qui est le même à donner comme à offrir. Sacrifie donc ton cœur et tes puissances en holocauste de patience, et tu chanteras les justifications du Très-Haut avec des cantiques nouveaux d’allégresse et de louange, lorsque dans le lieu de ton pèlerinage il te marquera et te traitera comme sienne avec le signe de son amitié, qui sont les travaux et les croix des tribulations.
673. Sache, ma très chère, que mon très saint Fils et moi désirons avoir parmi les créatures quelque âme, de celles qui sont arrivées au chemin de la croix, à qui nous puissions enseigner avec ordre cette science divine et la détourner de la sagesse mondaine et diabolique, dans laquelle les enfants d’Adam veulent s’avancer avec une aveugle émulation et éloigner d’eux la discipline salutaire des tribulations. Si tu veux être notre disciple, entre à cette école où l’on n’enseigne que la doctrine de la croix et à chercher en elle le repos et les délices véritables. L’amour des plaisirs sensibles et des richesses n’est pas compatible avec cette sagesse, ni la vaine ostentation et la pompe qui fascine les faibles yeux des mondains, désireux de l’honneur vain, de cette fausse distinction et grandeur qui s’attire l’admiration des ignorants. Toi, ma fille, aime et choisis pour toi la meilleure part et estime-toi heureuse d’être du nombre de ceux qui sont cachés et oubliés du monde. J’étais Mère du Dieu Incarné et de ce côté Maîtresse de toutes les créatures avec mon très saint Fils ; mais je fus très peu connue et sa Majesté très méprisée des hommes ; et si cette doctrine n’avait pas été la plus estimable et la plus assurée nous ne l’eussions pas enseignée par l’exemple et par les paroles : telle est la lumière qui luit dans les ténèbres 167, aimée des élus et abhorrée des réprouvés.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Numéros 201, 272, 370.
b. Avec justification, c’est-à-dire pour justifier les mortels pour les rendre justes et saints ; les souffrances étant ce qui dispose le mieux l’âme à la grâce et à la gloire, l’humiliant et la purifiant en même temps par le mérite de la patience.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XVII
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La Princesse du ciel, la très sainte Marie, commence à souffrir dans son enfance ; Dieu s’absente d’elle ; ses douces et amoureuses plaintes.
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SOMMAIRE. – 674. Il convenait que Marie souffrit. – 675. L’absence de Dieu et de ses anges. – 676. Effets de ce pénible état. – 677. Oraison de Marie. – 678. Ses plaintes amoureuses. – 679. Elle cherche son Bien-Aimé. – 680. Combien ses affections étaient agréables à Dieu. – 681. Variété de ces affections. – 682. Marie souffrit ainsi plus que tous les saints. – 683. Son grand amour augmentait sa peine. – 684. Douleur de perdre Dieu par le péché. – 685. Exhortation.
674. Le Très-Haut, qui dispose le gouvernement des siens 168 avec une sagesse infinie et avec poids et mesure, détermina d’exercer notre divine Princesse par certaines afflictions proportionnées à son âge et à l’état de l’enfance, quoiqu’elle fût toujours grande dans la grâce, qu’il voulait par là augmenter en elle avec une plus grande gloire. Notre Enfant Marie était remplie de sagesse et de grâce, néanmoins il convenait qu’elle fût étudiante de l’expérience, qu’elle s’y avançât et qu’elle apprît la science de souffrir les afflictions, laquelle arrive par l’usage à sa plus haute valeur et à sa dernière perfection. Dans ce bref terme de ces trois ans elle avait joui des délices du Très-Haut, de ses caresses et de celles des saints anges et aussi de ses parents ; et dans le temple de celles de ses maîtresses et des prêtres, car aux yeux de tous elle était gracieuse et aimable ; il convenait donc qu’elle commençât à avoir une autre science, une connaissance nouvelle qui s’acquiert par l’absence et la privation de ce bien et un nouvel usage des vertus occasionnées par une telle privation, confrontant l’état des faveurs et des caresses avec celui de la solitude, de l’aridité et des tribulations.
675. La première affliction que souffrit notre Princesse fut que le Seigneur lui suspendit les visions continuelles qu’il lui communiquait ; et cette douleur fut d’autant plus grande qu’elle était nouvelle et inaccoutumée et que le trésor qu’elle perdait de vue était plus sublime et plus précieux. Les saints anges lui furent aussi cachés, et par la soustraction de tant d’objets si divins et si excellents qui furent cachés à sa vue en même temps, quoiqu’ils ne s’éloignassent pas de sa compagnie et de sa protection, cette âme très pure demeura, selon ce qu’il lui semblait, comme déserte et seule dans la nuit obscure de l’absence de son Bien-Aimé qui la vêtait de lumière.
676. Cet évènement fut une nouveauté pour notre Enfant Reine, car, quoique le Très-Haut l’eût préparée pour recevoir de plus grandes afflictions, il ne lui avait point déterminé ce qu’elles seraient. Et le cœur très candide de la simple Colombe ne pouvait rien penser qui ne fût un fruit de son humilité et de son amour incomparable, et elle se résolvait tout entière en ces deux vertus ; par l’humilité elle attribuait à son ingratitude de n’avoir point mérité la présence et la possession du bien perdu ; et par son amour enflammé elle le sollicitait et le cherchait avec une telle douleur et des affections si amoureuses qu’il n’y a point de paroles pour les expliquer. Elle se tourna vers le Seigneur dans ce nouvel état qu’elle éprouvait et elle lui, dit :
677. « Dieu très-haut et Seigneur de toutes les créatures, infini en bonté et riche en miséricordes, je confesse, mon Seigneur, qu’une si vile créature ne peut mériter vos faveurs et mon âme se doute de son ingratitude et de votre déplaisir ; ce qui lui est un sujet de douleur. Si mon ingratitude s’est interposée pour m’éclipser le soleil qui m’animait, me vivifiait et m’éclairait, et si j’ai été lente dans le retour de tant de bienfaits, je connais, mon Pasteur et mon Seigneur, la faute de ma grossière négligence. Si je n’ai pas su, comme ignorante et simple brebis, vous être agréable ni opérer le plus acceptable à vos yeux, je suis prosternée en terre, collée à la poussière, afin que vous, ô mon Dieu, qui habitez dans les hauteurs 169, m’éleviez comme pauvre et destituée. Vos puissantes mains m’ont formée 170 et vous ne pouvez ignorer de quoi nous avons été faits 171 et en quels vases vous avez déposé vos trésors. Mon âme défaille dans son amertume et 172 en votre absence, vous qui êtes ma douce vie, personne ne peut donner de soulagement à ma langueur. Et où irai-je loin de vous ? Où tournerai-je les yeux sans la lumière qui les éclairait ? Qui me consolera si tout me fait peine ? Qui me préservera de la mort sans la vie ? »
678. Elle se tournait aussi vers les saints anges, et continuant sans cesse ses plaintes amoureuses, elle leur parlait et leur disait : « Princes célestes, ambassadeurs du grand et suprême Roi des hauteurs, amis très fidèles de mon âme, pourquoi m’avez-vous aussi quittée ? Pourquoi me privez-vous de votre douce vue et me refusez-vous votre présence ? Mais, je ne m’étonne pas de votre courroux, si par ma disgrâce j’ai mérité de tomber en celle de votre Créateur et le mien. Flambeaux des cieux, éclairez en cela mon ignorance et mon entendement, et si j’ai commis quelque péché, corrigez-moi et obtenez-moi de mon Seigneur qu’il me pardonne. Très nobles courtisans de la Jérusalem céleste, je souffre de mon affliction et de mon abandon : dites-moi où est allé mon Bien-Aimé 173. Dites-moi où il s’est caché. Dites-moi où je le trouverai sans aller çà et là incertaine et courant après les troupeaux de toutes les créatures 174. Mais, hélas ! vous non plus ne me répondez pas, vous qui êtes si obligeants et qui connaissez si expressément les signes de mon Époux, car vous ne levez pas la vue de son visage et de sa beauté ! »
679. Elle se tournait ensuite vers les autres créatures et avec des anxiétés réitérées de son amour, elle leur parlait et leur disait : « Sans doute, vous qui êtes armées contre les ingrats, vous êtes indignées, comme reconnaissantes contre celle qui ne l’a pas été 175 ; mais si par la bonté de mon Seigneur et le vôtre, vous consentez à m’avoir parmi vous, quoique je sois la plus vile, vous ne pouvez satisfaire mon désir. Ô Cieux, vous êtes très beaux et spacieux ; vous, Planètes et Étoiles, vous êtes belles et resplendissantes ; Éléments vous êtes grands et invincibles ; et toi, ô Terre, tu es aussi ornée et vêtue d’herbes et de plantes odorantes ; Poissons des eaux, vous êtes innombrables ; Soulèvements de la mer, vous êtes admirables 176 ; légers Oiseaux, vous êtes rapides ; Minéraux, vous êtes cachés ; Animaux, vous êtes forts, et tous ensemble vous formez une échelle continue et une douce harmonie pour arriver à la connaissance de mon Bien-Aimé ; mais ce sont de longs détours pour celui qui aime et lorsque je vous parcours tous avec promptitude, à la fin je m’arrête et je me trouve absente de mon Bien-Aimé ; et avec la relation certaine que vous me donnez, vous les créatures, de sa beauté sans mesure, mon vol ne se calme point, ma douleur ne se tempère point, ma peine ne se modère pas, mon angoisse croît, mon désir augmente, mon cœur s’enflamme, en lui l’amour n’est pas rassasié et la vie terrestre défaille. Oh ! que la mort me serait douce privée de ma vie ! Oh ! que la vie m’est pénible sans mon âme et sans mon Bien-Aimé ! Que ferai-je ? De quel côté me tournerai-je ? Comment puis-je vivre ? Comment est-ce que je ne meurs pas puisque la vie me manque ? Quelle est la vertu qui sans elle me soutient ? Ô vous, toutes les Créatures qui par votre constante conversation et vos perfections me donnez tant de signes de mon Bien-Aimé, considérez s’il y a une douleur semblable à la mienne 177. »
680. Notre divine Souveraine formait dans son cœur et répétait en sa langue d’autres raisons qui ne peuvent venir en aucune autre pensée créée ; parce que sa prudence et son amour seuls connurent le poids et le sentiment de l’absence de Dieu dans une âme qui l’avait connu et goûté comme son Altesse. Mais si les anges mêmes avec une amoureuse et sainte envie s’étonnaient de voir dans une tendre enfant et une pure créature tant de variété d’actions très prudentes d’humilité, de foi, d’amour, d’affections et de vols de cœur, qui pourra expliquer l’agrément et les complaisances du Seigneur dans l’âme de son élue, puisque chacun de ses mouvements blessait le cœur de sa Majesté et procédait d’une plus grande grâce et d’un plus grand amour que tout ce qu’il avait déposé dans les séraphins mêmes ? Et si tous ces Séraphins à la vue même de la Divinité ne savaient point exercer ni imiter les actes de la très sainte Marie, ni garder les lois de l’amour avec autant de perfection qu’elle lorsque Dieu lui était absent et caché, quelle n’était pas la complaisance que toute la bienheureuse Trinité recevait d’un tel objet ? C’est un mystère caché pour notre bassesse ; mais nous devons le révérer avec admiration et l’admirer en toute révérence.
681. Notre Colombe très candide ne trouvait point où rasséréner son cœur, ni où poser le pied 178 de ses affections lorsqu’avec des gémissements et des vols répétés elle parcourait toutes les créatures. Plusieurs fois elle allait au Seigneur avec des larmes et des soupirs amoureux, elle revenait et sollicitait les anges de sa garde, elle réveillait toutes les créatures comme si elles eussent toutes été capables de raison ; elle montait à cette habitation très sublime, avec son entendement illustré et son affection très ardente, où le Souverain Bien se faisait rencontrer, et ils jouissaient réciproquement de leurs délices ineffables. Cependant le Suprême Seigneur, Époux enamouré, se laissait posséder par sa Bien-Aimée, mais il ne lui permettait pas de jouir de lui, et il embrasait ainsi de plus en plus ce cœur très pur par sa possession, accroissant ses mérites et le possédant de nouveau, par des dons nouveaux et occultes, afin qu’en étant plus possédé, elle l’aimât davantage, et que plus aimé et plus possédé, elle le cherchât par de nouvelles inventions et des anxiétés d’amour enflammé. « Je l’ai cherché 179, disait la divine Princesse, et je ne l’ai point trouvé ; je me lèverai de nouveau et, repassant par les rues et les places de la Cité de Dieu, je renouvellerai mes soins. Mais, hélas, mes mains ont distillé la myrrhe 180, mes diligences ne suffisent pas et mes œuvres ne peuvent qu’augmenter ma douleur ! J’ai cherché Celui que mon cœur aime, je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé. Déjà mon Bien-Aimé s’est absenté, je l’ai appelé et il ne m’a point répondu, j’ai jeté les yeux à l’entour pour le chercher, mais les gardes de la cité, les sentinelles et toutes les créatures m’ont été fâcheuses et elles m’ont offensée par leur vue. Filles de Jérusalem 181, âmes justes et saintes, je vous supplie, je vous conjure, si vous rencontrez mon Bien-Aimé, dites-lui que je défaille et que je meurs de son amour. »
682. Notre Reine s’occupa continuellement pendant quelques jours à ces douces et amoureuses lamentations, cet humble nard 182 répandant ainsi des odeurs de suavité très parfumées, craignant d’être dépréciée du Seigneur qui reposait dans le plus secret de son cœur très fidèle. Et la divine Providence prolongea ce terme, de sorte qu’il se continua quelque temps, pour la plus grande gloire du Seigneur et les mérites surabondants de son Épouse ; toutefois ce temps ne fut pas très long ; néanmoins la divine Dame y souffrit plus de tourments spirituels et d’afflictions que tous les saints ensemble ; parce qu’arrivant à soupçonner et à douter si elle avait perdu Dieu et si elle était tombée dans sa disgrâce par sa faute, personne ne peut connaître ni exprimer, hors le Seigneur même, quelle fut la douleur de ce cœur ardent qui sut tant aimer ; pour la peser elle avait Dieu même, et pour la sentir sa Majesté la laissait dans les doutes et les craintes de l’avoir perdu.
Doctrine que me donna ma Reine et ma Souveraine.
683. Ma fille, tous les biens s’estiment selon l’appréciation que les créatures en font et elles les apprécient en autant qu’elles connaissent être des biens ; mais comme le Bien véritable est seul et unique et les autres sont feints et apparents, seul ce souverain Bien doit être apprécié et connu ; et alors tu arriveras à lui donner l’estime et l’amour quand tu le goûteras, le connaîtras et l’apprécieras au-dessus de toutes les créatures. La douleur de le perdre se règle par cet amour et cette appréciation, et ainsi tu comprendras quelque chose des effets que je sentais lorsque le Bien éternel s’absentait de moi, me laissant craintive si par hasard je l’avais perdu par mes fautes. Et sans doute la douleur de ces craintes et la force de l’amour m’auraient souvent ôté la vie si le Seigneur ne me l’avait conservée.
684. Pèse donc maintenant quelle est la douleur de perdre Dieu véritablement par le péché, si l’absence du souverain Bien peut causer tant de douleur dans une âme qui ne sent point les mauvais effets du péché ; étant ainsi, elle ne le perd point, au contraire elle le possède, quoique dissimulé et caché à son propre jugement. Cette sagesse n’entre point dans l’esprit des hommes charnels ; au contraire ils apprécient le bien apparent et fabuleux avec un très fol aveuglement, et ils se tourmentent et se désolent de ce qui leur manque. Mais ils ne se font aucune idée ni aucune estime du suprême et véritable Bien, car ils ne l’ont jamais connu ni goûté. Et quoique cette ignorance formidable contractée par le premier péché ait été détruite par mon très saint Fils, en leur méritant la foi et la charité, afin qu’ils puissent connaître et goûter en quelque sorte le bien qu’ils n’ont jamais expérimenté, néanmoins quelle douleur que la charité se perde et qu’on la rejette pour quelque plaisir, et que la foi demeurant oisive et morte, elle ne profite point ; et ainsi vivent les enfants des ténèbres, comme s’ils n’avaient qu’une feinte ou douteuse relation de l’éternité.
685. Crains ce danger qui n’est jamais suffisamment pesé, ô âme ; sois vigilante et vis toujours attentive et prévenue contre les ennemis qui ne dorment jamais. Ta méditation le jour et la nuit doit être comment tu travailleras pour ne point perdre le Bien souverain que tu aimes. Il ne te convient point de sommeiller ni de t’endormir parmi des ennemis invisibles, et si parfois ton Bien-Aimé se cache, attends avec patience et cherche-le avec sollicitude sans te reposer, car tu ne sais pas ses secrets jugements ; et porte pour le temps de l’absence et de la tentation l’huile de la charité et de l’intention droite, afin qu’elle ne te manque point, de peur d’être réprouvée avec les vierges folles et oublieuses 183.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XVIII
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Où l’on continue d’autres afflictions de notre Reine, et quelques-unes que le Seigneur permit par le moyen des créatures et de l’antique serpent.
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SOMMAIRE : 686. Indignation de Lucifer en voyant la perfection de Marie. – 687. Conciliabule de l’enfer. – 688. Lucifer prend conseil de ses démons. – 689. Ils décident de la persécuter. – 690. Et de se servir pour cela des autres créatures. – 691. Satan se met à la tête de l’entreprise. – 692. Leurs suggestions. – 693. Fermeté de Marie. – 694. Ils cherchent à lui ôter la vie. – 695. Assistance divine. – 696. Oraison de Marie. – 697. Autre assaut par les jeunes filles du temple. – 698. Leurs paroles injurieuses. – 699. Humilité de Marie. – 700. Obstination des jeunes filles à la persécuter. – 701. Leurs calomnies : – 702. Les prêtres et la maîtresse réprimandent Marie. – 703. Marie leur demande pardon. – 704. Son oraison au Seigneur. – 705. Combien cet exemple de Marie est efficace. – 706. Générosité du pardon des injures. – 707. Encore plus sous la loi de grâce. – 708. Exhortation.
686. Le Très-Haut était toujours voilé et caché à la Princesse du ciel ; et à cette affliction qui était la plus grande, le Très-Haut en ajouta d’autres avec lesquelles s’accrurent son mérite, sa grâce et sa couronne, le très chaste amour de la divine Souveraine s’enflammant davantage. Le grand dragon, l’ancien serpent Lucifer, était attentif aux œuvres héroïques de la très sainte Marie ; et bien qu’il ne pût être témoin oculaire des intérieures, parce qu’elles lui étaient cachées, néanmoins il était aux aguets des extérieures, qui étaient si hautes et si parfaites qu’elles suffisaient pour tourmenter l’orgueil et l’indignation de cet ennemi envieux : car la sainteté et la pureté de l’Enfant Marie l’offensaient au-dessus de toute pondération.
687. Mû par cette fureur, il réunit un conciliabule dans l’enfer (a) pour consulter les princes supérieurs des ténèbres sur cette affaire ; et lorsqu’ils furent assemblés il leur proposa ce raisonnement : « Je doute et je crains que le grand triomphe que nous avons aujourd’hui dans le monde par la possession de tant d’âmes que nous avons soumises à notre volonté, ne soit détruit et humilié par le moyen d’une femme, et nous ne pouvons ignorer ce péril, puisque nous l’avons connu dans notre création et après qu’on nous a notifié la sentence que la femme nous écraserait la tête 184 : pour cela il nous convient de veiller sans y apporter de négligence. Vous avez déjà connaissance d’une fille qui est née d’Anne, qui va croissant en âge et en se signalant en même temps dans les vertus : j’ai fait attention à toutes ses actions, à tous ses mouvements et à toutes ses œuvres, et lorsqu’elle est arrivée à parler et à sentir ses passions naturelles, je n’ai rien reconnu qui put découvrir les effets de notre semence et de notre malice comme ils se manifestent dans les autres enfants d’Adam. Je l’ai toujours vue recueillie et très parfaite, et je ne puis l’incliner et la réduire aux enfantillages peccamineux et humains ou naturels des autres enfants, et par ces indices je doute si elle est l’élue pour être la Mère de Celui qui doit se faire homme. »
« Mais je ne peux me persuader cela, parce qu’elle est née comme les autres, assujettie aux lois ordinaires de la nature, et ses parents ont fait des offrandes et des prières pour eux et pour elle, afin que le péché leur fût pardonné ; et elle a été portée au temple comme les autres femmes. Pourtant, quoiqu’elle ne soit point l’élue contre nous, elle a de grands principes dans son enfance et ils promettent pour plus tard une vertu et une sainteté signalées, et je ne puis tolérer sa manière de procéder avec tant de prudence et de discrétion. Sa sagesse me brûle, sa modestie m’irrite, sa patience m’indigne et son humilité me détruit et m’opprime, et tout entière elle me provoque à une fureur insupportable, et je l’abhorre plus que tous les enfants d’Adam. Elle a je ne sais quelle vertu spéciale, car souvent je veux m’approcher d’elle et je ne le peux ; si je lui envoie des suggestions, elle ne les reçoit point et toutes mes diligences avec elles se sont dissipées sans avoir d’effet. Il nous importe à tous d’apporter ici le remède et de mettre tous nos soins afin que notre principauté ne soit point ruinée. Je désire plus la destruction de cette âme que de tout le monde. Dites-moi donc maintenant quels moyens prendrons-nous, et quel est votre conseil pour la vaincre et en finir avec elle ; car j’offre les récompenses de ma libéralité à celui qui le fera. »
689. Le cas fut débattu dans cette confuse synagogue, d’accord seulement pour notre perte, et entre autres avis, l’un de ces horribles conseillers dit : « Ô notre prince et seigneur, ne te tourmente point pour un si petit sujet, car une femmelette faible ne sera pas si invincible et si puissante que nous le sommes, nous tous qui te suivons. Tu as trompé Ève 185 et tu l’as renversée de l’heureux état qu’elle avait, et par elle tu as vaincu son chef Adam ; or comment ne vaincrais-tu pas cette femme sa descendante qui est née après la première chute ? Promets-toi donc dès maintenant cette victoire ; et pour l’obtenir, déterminons de persévérer à la tenter lors même qu’elle résisterait plusieurs fois, et s’il était nécessaire que nous dérogions en quelque chose à notre grandeur et à notre présomption, ne nous épargnons point en cela, afin de la tromper : et s’il n’était point suffisant ainsi, tâchons de détruire son honneur et de lui ôter la vie. »
690. D’autres démons ajoutèrent à cela et dirent à Lucifer : « Nous avons l’expérience, ô puissant prince, que pour renverser plusieurs âmes, un mode puissant, c’est de nous servir des autres créatures, comme moyen efficace pour opérer ce que nous ne pouvons obtenir par nous-mêmes, et par cette voie, nous tramerons et fabriquerons la ruine de cette femme, observant pour cela les temps et les conjonctures les plus opportunes qu’elle nous offrira dans son procédé. Il importe surtout que nous appliquions notre sagacité et notre astuce pour qu’elle perde une fois la grâce par quelque péché et, cet appui et cette protection des justes venant à lui manquer, nous la poursuivrons et la perdrons, comme étant seule et sans personne qui puisse la délivrer de nos mains ; et nous travaillerons jusqu’à ce que nous l’ayons réduite au désespoir de son salut. »
691. Lucifer agréa ces avis et ce confort que lui donnèrent ses alliés et ses coopérateurs de méchanceté, et à son tour il exhorta les plus astucieux dans la malice et il leur commanda de l’accompagner ; se constituant de nouveau chef d’une entreprise si difficile, parce qu’il ne voulut point la confier à d’autres, mais il voulait l’exécuter de ses propres mains. Et bien que d’autres démons l’assistassent, néanmoins Lucifer en personne se trouva toujours le premier à tenter Marie et son très saint Fils dans le désert et dans le cours de leur vie, comme nous le verrons plus loin dans cette Histoire.
692. Pendant tout ce temps, notre divine Princesse continuait dans les angoisses et la douleur de l’absence de son Bien-Aimé, quand cet escadron infernal l’investit en troupe pour la tenter. Mais la vertu divine qui la protégeait empêcha les efforts de Lucifer, afin qu’il ne pût s’approcher trop près d’elle, ni exécuter tout ce qu’il intentait, mais avec la permission du Très Haut, ils lui introduisaient dans les puissances beaucoup de suggestions et de pensées variées d’une iniquité et d’une malice souveraines ; parce que le Seigneur n’empêcha pas que la Mère de la grâce fût aussi tentée en tout, mais sans péché, comme son très saint Fils le fut ensuite 186.
693. Dans ce nouveau conflit, on ne peut facilement concevoir combien souffrit le cœur très candide et très pur de Marie, de se voir entourée de suggestions si étranges et si éloignées de sa pureté ineffable et de la hauteur de ses divines pensées. Et comme l’ancien serpent reconnut que la grande Souveraine était affligée et en larmes, il prétendit en recouvrer un plus grand courage, aveuglé par son propre orgueil, parce qu’il ignorait le secret du ciel. Et animant ses ministres infernaux, il leur dit : « Persécutons-la maintenant, persécutons-la, car il semble que nous atteignons déjà notre but, et elle ressent de la tristesse, chemin du désespoir. » Et avec cette erreur, ils lui envoyèrent de nouvelles pensées d’abattement et de désespoir, et ils la combattirent par de terribles imaginations, quoique en vain ; car la pierre de la vertu généreuse, étant frappée, émet avec une plus grande force des étincelles et du feu d’amour divin. Notre invincible Reine fut si supérieure et si invincible à la batterie de l’enfer qu’elle ne s’altéra point dans son intérieur, et elle ne donna point à comprendre qu’elle entendait tant de suggestions, si ce n’était que pour se reconcentrer dans ses vertus incomparables ; et elle éleva davantage la flamme du divin incendie d’amour qui brûlait dans son cœur.
694. Le dragon ignorant la sagesse et la prudence cachées de notre auguste Princesse, bien qu’il la reconnût forte, sans trouble dans ses puissances, et qu’il sentît la résistance de la vertu divine, persévérait néanmoins dans son antique orgueil à assiéger la Cité Mystique de Dieu de différentes manières et de diverses batteries. Mais quoique l’astucieux ennemi avec un même dessein changeât ses plans, ses machines étaient toujours comme celles d’une faible fourmi contre un mur de diamant. Notre Princesse était la Femme forte 187 en qui le cœur de son mari pouvait se confier sans crainte de trouver ses désirs frustrés. La force était son ornement 188 qui la remplissait de beauté ; et son vêtement qui lui servait de parure était la pureté et la charité. Le serpent immonde et altier ne pouvait souffrir cet objet dont la vue l’aveuglait et le troublait avec une confusion nouvelle ; et ainsi il traita de lui ôter la vie, excitant beaucoup à cela tout cet escadron de malins esprits ; et dans ces tentatives ils passèrent quelque temps sans plus d’effet que dans les autres.
694. La connaissance de ces sacrements si cachés m’a causé un grand étonnement, considérant ce à quoi s’étendit la fureur de Lucifer contre la très sainte Marie dans ses premières années, et d’un autre côté la protection secrète et vigilante du Très-Haut pour la défendre. Je vois combien le Seigneur était attentif à son Épouse unique et élue entre les créatures ; et je vois en même temps tout l’enfer converti en fureur contre elle et employant la plus grande indignation qu’il avait encore exécutée contre aucune autre créature, et la facilité avec laquelle la puissance divine dissipait tout le pouvoir et l’astuce de l’enfer. Ô misérable et plus qu’infortuné Lucifer ! combien ton orgueil et ton arrogance surpassent ta force 189. Tu es très faible et inhabile pour une si folle présomption : défie-toi désormais de toi-même et ne te promets pas tant de triomphes, puisqu’une tendre Enfant t’écrasa la tête et en tout et pour tout elle te laissa vaincu. Je confesse que tu sais et que tu vaux peu, puisque tu ignores le plus grand sacrement du Roi ; et que sa puissance t’humilie par l’instrument que tu méprises : une faible femme, et enfant dans la condition de sa nature. Oh ! que ton ignorance serait grande si les mortels se prévalaient de la protection du Très-Haut, ainsi que de l’exemplaire, de l’imitation et de l’intercession de cette Maîtresse des anges et des hommes, victorieuse et triomphatrice.
696. Parmi ces tentations et ces combats alternés, l’oraison fervente de la très sainte Marie était incessante, et elle disait au Seigneur : « Maintenant, ô mon Dieu très haut, que je suis dans la tribulation, vous serez avec moi 190 ; maintenant que je vous invoque de tout mon cœur et que je cherche vos justifications 191, mes demandes arriveront à vos oreilles ; maintenant que je souffre une si grande violence, vous répondrez pour moi ; vous, mon Seigneur et mon Père, vous êtes ma force et mon refuge 192, et par votre saint nom vous me tirerez du danger ; vous me conduirez par le chemin assuré et vous m’alimenterez comme votre fille. » – Elle répétait aussi plusieurs mystères de la sainte Écriture et en particulier des Psaumes qui parlent contre les ennemis invisibles ; et avec ces armes invisibles, sans perdre un atome de paix, d’égalité et de conformité intérieure ; au contraire, son très pur esprit élevé dans les hauteurs s’y confirmant davantage, elle combattait et vainquait Lucifer, lui résistant avec une complaisance incomparable du Seigneur et un accroissement incompréhensible de mérites.
697. Ces tentations et ces luttes secrètes étant vaincues, le serpent commença un nouveau duel par le moyen et l’intervention des créatures, et pour cela il suggéra secrètement quelques étincelles d’envie et de jalousie contre la très sainte Marie au cœur de ses compagnes, les jeunes filles qui vivaient dans le temple. Cette contagion avait le remède d’autant plus difficile qu’elle était occasionnée par la ponctualité avec laquelle notre divine Princesse s’appliquait à l’exercice de toutes les vertus, croissant en sagesse et en grâce avec Dieu et avec les hommes ; car là où pique l’ambition des hommes, les splendeurs mêmes de la vertu trompent et obscurcissent le jugement, et elles allument même la flamme de l’envie. Le dragon administrait aux simples jeunes filles beaucoup de suggestions intérieures, leur persuadant qu’à la vue du soleil de la très sainte Marie, elles étaient éclipsées et peu estimées, que leurs propres négligences étaient plus connues de la maîtresse et des prêtres et que Marie seule serait la préférée dans l’état ou les demandes de mariage et l’estime de tous.
698. Les compagnes de notre Reine reçurent cette mauvaise semence dans leur cœur, et comme peu prudentes et peu exercées dans les combats spirituels elles la laissèrent croître tellement qu’elle se changea peu à peu en une haine intérieure contre la très pure Marie. Cette haine passa à l’indignation avec laquelle elles la regardaient et la traitaient, ne pouvant souffrir la modestie de la candide Colombe ; car le dragon excitait ces imprudentes jeunes filles, les revêtant de la même fureur qu’il avait conçue contre la Mère des vertus. La tentation persévérant davantage, elle alla aussi en se manifestant dans les effets, et les demoiselles arrivèrent à en parler entre elles, ignorant de quel esprit elles étaient animées ; et elles se concertèrent pour molester et persécuter la Princesse du monde qu’elles ne connaissaient pas jusqu’à la faire chasser du temple ; et, l’appelant à part elles, lui dirent des paroles offensantes, la traitant, avec des manières très impérieuses de fourbes, d’hypocrite et qu’elle ne cherchait qu’à gagner par artifice les bonnes grâces de la maîtresse et des prêtres et à discréditer les autres compagnes, en murmurant d’elles et en exagérant leurs fautes, tandis qu’elle était elle-même la plus inutile de toutes et que pour cela elles la détestaient comme le démon.
699. La très prudente Vierge écouta ces contumélies et beaucoup d’autres sans recevoir aucun trouble, et avec une égale humilité elle répondit : « Mes amies et mes maîtresses, vous avez raison certainement, car je suis la moindre et la plus imparfaite de toutes, mais vous, mes sœurs, qui êtes plus instruites, vous avez à pardonner mes fautes et à enseigner mon ignorance en me dirigeant, afin que je réussisse à faire mieux et à vous donner satisfaction. Je vous supplie, mes amies, que, bien que je sois si inutile, vous ne me refusiez point vos bonnes grâces, ni que vous croyiez de moi que je désire en être privée, car je vous aime et vous respecte comme servante et je le serai en tout ce qui vous plaira de faire expérience de ma bonne volonté ; commandez-moi donc et dites-moi ce que vous voulez de moi. »
700. Ces humbles et douces raisons de la très modeste Marie n’amollirent point le cœur endurci de ces compagnes et ses amies, possédées de la furieuse rage que le dragon avait contre elle ; au contraire, comme il s’irritait davantage, il les excitait et les irritait aussi, afin qu’avec le doux remède s’enflammât encore plus la morsure et le venin du serpent répandu contre la femme 193 qui avait été un grand signe dans le ciel. Cette persécution se continua plusieurs jours, sans que l’humilité, la patience, la modestie et le support de la divine Dame pussent tempérer la haine de ses compagnes ; au contraire le démon s’avança jusqu’à leur proposer plusieurs suggestions pleines de témérité, afin qu’elles levassent les mains contre la très humble brebis, qu’elles la maltraitassent et même qu’elles lui ôtassent la vie. Mais le Seigneur ne permit pas que des pensées si sacrilèges fussent exécutées et le plus qu’elles firent fut de l’injurier de paroles et de lui donner quelques poussées. Ce combat se passait en secret, sans être arrivé à la connaissance de la maîtresse ni des prêtres ; et pendant ce temps-là la très sainte Marie gagnait des mérites et des dons incomparables du Très-Haut avec la matière qui se présentait d’exercer toutes les vertus envers sa Majesté et envers les créatures qui l’abhorraient et la persécutaient. Elle fit envers elles des actes héroïques de charité et d’humilité, rendant le bien pour le mal 194, les bénédictions pour les malédictions, les obsécrations pour les blasphèmes et accomplissant en tout le plus parfait et le plus sublime de la loi divine. Elle exerça envers le Très-Haut les plus excellentes vertus, priant pour les créatures qui la persécutaient, s’humiliant avec l’admiration des Anges, comme si elle eût été la plus vile des mortels et qu’elle eut mérité ce qu’on lui faisait ; et toutes ces œuvres excédaient le jugement des hommes et le plus haut mérite des séraphins.
701. Il arriva un jour que ces femmes investies de la tentation diabolique amenèrent la princesse Marie dans un appartement retiré où il leur semblait être plus à couvert ; et la chargèrent d’injures et de contumélies démesurées pour irriter sa douceur et ébranler son immobile modestie par quelque geste de colère. Mais comme la Reine des vertus ne pouvait être esclave d’aucun vice, pas même pour un seul instant, sa patience se montra plus invincible quand il fut plus nécessaire, et elle leur répondit avec encore plus de grâce et de douceur. Alors, offensées de ne point obtenir leur intention désordonnée, elles élevèrent la voix démesurément de manière qu’étant entendues dans le temple, hors de ce qui était accoutumé, elles causèrent une grande nouveauté et une grande confusion. Les prêtres et la maîtresse accoururent au bruit, et le Seigneur donnant lieu à cette nouvelle affliction de son Épouse, ils demandèrent avec sévérité la cause de cette inquiétude. Et la très douce Colombe se taisait, les autres jeunes filles répondirent avec beaucoup d’indignation et dirent : « Marie de Nazareth nous tient toutes troublées et inquiètes par son horrible caractère, et hors de votre présence elle nous afflige et nous provoque de manière que si elle ne sort du temple, il ne sera pas possible que nous ayons de paix avec elle. Si nous la souffrons, elle est hautaine, et si nous la reprenons, elle se moque de nous, se prosternant à nos pieds avec une humilité feinte, et ensuite, par ses murmures, elle sème la confusion et la discorde parmi nous. »
702. Les prêtres et la maîtresse conduisirent dans une autre pièce la Maîtresse du monde, et là ils la reprirent avec la sévérité conséquente au crédit qu’ils donnèrent pour lors à ses compagnes ; et l’ayant exhortée à s’amender et à se comporter comme le doit celui qui vit dans une maison de Dieu, ils la menacèrent que si elle ne le faisait point, ils la renverraient et la chasseraient du temple. Et cette menace fut le plus grand châtiment qu’ils purent lui donner, quoiqu’elle n’eût aucune faute, étant innocente de toutes celles qu’on lui imputait. Celui qui aura du Seigneur l’intelligence et la lumière pour connaître en partie la très profonde humilité de la très sainte Marie comprendra quelque chose des effets que ces mystères opéraient dans son cœur très candide ; car elle se jugeait la plus vile de toutes les créatures et indigne de vivre parmi elles, et même que la terre la supportât. La très prudente Vierge s’attendrit un peu à cette menace et elle répondit avec larmes aux prêtres et leur dit : « Mes seigneurs, j’estime la faveur que vous me faites de me reprendre et de m’enseigner, moi qui suis une femme vile et imparfaite ; mais je vous supplie de me pardonner, puisque vous êtes ministres du Très-Haut, et, dissimulant mes défauts, que vous me gouverniez en tout afin que je réussisse mieux que je ne l’ai fait jusqu’à présent à contenter sa Majesté, ainsi que mes sœurs et mes compagnes ; car avec la grâce du Seigneur je le propose de nouveau et je commencerai dès aujourd’hui. »
703. Notre Reine ajouta d’autres raisons pleines d’une candeur et d’une modestie très douces ; avec quoi la maîtresse et les prêtres la laissèrent, l’avertissant de nouveau de la même doctrine dont elle était la très sage Maîtresse. Elle alla aussitôt vers ses compagnes et, se prosternant à leurs pieds, elle leur demanda pardon, comme si les défauts qu’elles lui imputaient eussent pu se trouver en celle qui était Mère de l’innocence. Elles la reçurent mieux alors, jugeant que ces larmes étaient l’effet du châtiment et de la réprimande des prêtres et de la maîtresse, qu’elles avaient réduits à leur intention mal gouvernée. Le dragon qui ourdissait secrètement cette trame éleva à une plus grande hardiesse les cœurs imprudents de ces femmes et, comme elles avaient une entrée dans celui des prêtres, elles poursuivirent avec une plus grande audace à discréditer et à noircir auprès d’eux la très pure Vierge. Pour cela, elles forgèrent de nouvelles fables et de nouveaux mensonges à l’instigation du démon même ; mais le Très-Haut ne donna jamais lieu à ce qu’elles dissent et à ce qu’elles présumassent aucune chose très grave ni indécente de celle qu’il avait choisie pour être la Mère très sainte de son Fils unique. Et il permit seulement que l’indignation et l’erreur des jeunes filles du temple arrivassent à exagérer beaucoup quelques petites fautes, quoique feintes, qu’elles lui imputaient ; et qu’au plus elles fissent quelques gestes féminins autant qu’il suffisait pour témoigner leur inquiétude, et avec elle ainsi qu’avec les réprimandes de la maîtresse et des prêtres, notre très humble souveraine Marie eut occasion d’exercer les vertus et d’accroître les dons du Très-Haut et le comble des mérites.
704. Notre Reine faisait tout cela avec plénitude de complaisance pour les yeux du Seigneur, qui se récréait par l’odeur très suave de cet humble nard 195 maltraité et méprisé des créatures qui ne le connaissaient pas. Elle répétait ses clameurs et ses gémissements pour l’absence continuée de son Bien-Aimé, et dans une de ces circonstances elle lui dit : « Ô Souverain Bien et mon Seigneur de miséricorde infinie, si vous qui êtes mon Maître et mon Auteur m’avez abandonnée, ce n’est pas beaucoup que toutes les créatures m’abhorrent et se tournent contre moi. Mon ingratitude pour vos bienfaits méritent tout cela, mais je vous reconnais toujours et je vous confesse pour mon refuge et mon trésor. Vous seul êtes mon Bien, mon Ami et mon repos ; si vous l’êtes et si je vous ai absent, comment mon cœur affligé se consolera-t-il ? Les créatures font avec moi ce qu’elles doivent ; mais elles n’arrivent pas même à me traiter comme je le mérite, parce que vous, mon Seigneur et mon Père, vous êtes lent à affliger et très libéral à récompenser. Que la douleur de vous avoir obligé à vous cacher à mon cœur serve, ô Seigneur, à vous faire effacer mes négligences ; et payer à large main le bien que vos créatures me font gagner en m’obligeant à connaître davantage votre bonté et ma vie. Relevez de la poussière de la terre, ô Seigneur, celle qui est indigente 196, et renouvelez celle qui est pauvre et très vile parmi les créatures ; que je voie votre divin visage 197 et je serai sauvée. »
705. Il n’est pas possible ni nécessaire de rapporter tout ce qui arriva à notre grande Princesse dans cette épreuve de ses vertus. Il suffit de dire maintenant qu’elle peut nous servir de vivant exemplaire pour porter avec générosité de cœur les tribulations de toutes sortes, les peines et les durs coups dont nous avons besoin pour satisfaire pour nos péchés et soumettre notre cou au joug de la mortification. Notre très innocente Colombe ne commit point de péché et il ne se trouva point en elle de ruse ni d’artifice, et elle souffrit avec un humble silence et avec support d’être gratuitement détestée et persécutée ; puis confondons-nous en sa présence, nous qui regardons une légère injure (car elles sont toutes très légères pour celui qui a Dieu pour ennemi) comme une offense incomparable jusqu’à vouloir la venger. Le Très-Haut était tout puissant pour détourner de son Élue et sa Mère toutes sortes de persécutions et de contrariétés ; mais s’il eut usé de son pouvoir en cela, il ne l’eût pas manifesté en la conservant lorsqu’elle était persécutée, il ne lui eût pas donné des gages aussi assurés de son amour et elle n’eût pas obtenu non plus le doux fruit d’aimer les ennemis et les persécuteurs. Nous nous rendons indignes de tant de biens lorsque, ayant à souffrir quelque préjudice, nous élevons les cris contre les créatures et le cœur superbe contre Dieu même qui les gouverne en tout, ne voulant point nous soumettre à notre Auteur et Justificateur qui sait ce dont nous avons besoin pour notre salut.
Doctrine de la Reine du ciel la très sainte Marie
706. Réfléchis, ma fille, à l’exemplaire de ces évènements, je veux qu’il te serve de doctrine et d’instruction, afin que tu la renfermes avec estime dans ton cœur, le dilatant pour recevoir avec allégresse les persécutions et les calomnies des créatures si tu as la bonne fortune de participer à ce bienfait. Les enfants de perdition qui servent la vanité ignorent le trésor du support et du pardon des injures, ils se font honneur de la vengeance qui est le vice le plus bas et le plus laid, même dans les termes de la loi naturelle ; parce qu’il s’oppose davantage à la raison naturelle, et il naît d’un cœur non humain, mais féroce et brutal : au contraire celui qui pardonne les injures et qui les oublie, quoiqu’il n’ait pas la foi divine ni la lumière de l’Évangile, se rend supérieur par cette magnanimité comme roi de la nature même, parce qu’il en a le plus noble et le plus excellent, et il ne paye point le très vil tribut de se rendre féroce et irraisonnable par la vengeance.
707. Et si le vice de la vengeance est si opposé à la nature même, considère, ma chérie, quelle opposition il aura avec la grâce, et combien le vindicatif est odieux et horrible aux yeux de mon très saint Fils qui s’est fait homme, qui a souffert et est mort seulement pour pardonner, afin que le genre humain obtînt le pardon des injures commises contre le même Seigneur. La vengeance s’oppose à son intention et à ses œuvres, à sa nature même et à sa bonté infinie, et en autant qu’il est en elle, elle détruit tout-à-fait Dieu et ses œuvres, et ainsi le vindicatif mérite singulièrement par ce péché que Dieu le détruise de tout son pouvoir. Entre celui qui pardonne et qui souffre les injures et le vindicatif, il y a la même différence qu’entre le fils unique et héritier et l’ennemi mortel : celui-ci provoque toute la force de l’indignation de Dieu et l’autre mérite tous les biens et il les acquiert ; parce que dans cette grâce il est l’image très parfaite du Père céleste.
708. Je veux, ô âme, que tu comprennes qu’il sera plus agréable à ses yeux de souffrir les injures avec égalité de cœur et de les pardonner entièrement pour le Seigneur que si, par ta volonté, tu faisais des pénitences rigoureuses et si tu répandais ton propre sang. Humilie-toi devant ceux qui te persécutent, aime-les et prie pour eux avec un cœur véritable ; et par là tu soumettras à ton amour le cœur même de Dieu, tu monteras au parfait de la sainteté et tu vaincras tout l’enfer. Je confondais ce grand dragon, qui persécute toutes les créatures, par l’humilité et la mansuétude, et sa fureur ne pouvait tolérer ces vertus, et à cause d’elles il fuyait de ma présence plus prompt que l’éclair ; et ainsi j’obtins par elles de grandes victoires pour mon âme et de glorieux triomphes pour l’exaltation de la Divinité. Lorsque quelque créature s’excitait contre moi, je ne concevais point d’indignation contre elle ; car je connaissais en vérité qu’elle était un instrument du Très-Haut, gouverné par sa Providence, pour mon propre bien ; et avec cette connaissance, et considérant qu’elle était l’ouvrage de mon Seigneur et capable de sa gloire, j’étais attirée à l’aimer en vérité et avec force, et je ne me donnais point de repos jusqu’à ce que je lui eusse rendu ce bienfait en lui obtenant autant qu’il m’était possible le salut éternel.
709. Fais donc des efforts et travaille pour imiter ce que tu as compris et ce que tu as écrit ; et montre-toi très douce très pacifique et très agréable envers ceux qui te seront fâcheux ; estime-les véritablement dans ton cœur et ne prends point vengeance du Seigneur, même en prenant vengeance de ses instruments ; ne méprise point l’estimable marguerite des injures et, en autant qu’il tient de toi, rends-leur le bien pour le mal, les bienfaits pour les dommages, l’amour pour la haine, la louange pour les blâmes, la bénédiction pour les malédictions ; et tu seras la fille parfaite de ton Père 198, l’épouse aimée de ton Seigneur, mon amie et ma très chère.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. Il assembla un conciliabule dans l’enfer... Rien d’étonnant que le démon ait fait des conciliabules, si souvent renouvelés, comme on le verra ailleurs. Le diable est l’ennemi du genre humain comme l’indique son nom même, Satan, adversaire. Il est certain par la sainte Écriture qu’il rôde toujours comme un lion rugissant cherchant qui il pourra dévorer, et qu’il a un très grand nombre de compagnons, les autres démons. De là on conclut aisément que ces ennemis s’occupent principalement de faire la guerre aux hommes, et ils confèrent souvent entre eux dans ce but sur la manière de réussir dans leur dessein. En effet, plus le zèle pour le mal est grand dans les pervers, plus ils étudient tous les moyens de réussir et plus ils confèrent souvent entre eux à cette fin ; plus les sectaires sont méchants et ardents, plus souvent ils ont des réunions et des meetings pour s’entendre et s’animer. La même chose arrive aussi parmi les bons pour opérer le bien ; car en proportion de leur zèle, ils multiplient leurs conférences entre eux pour convenir sur les moyens à prendre et pour s’encourager mutuellement ; et c’est pour cela que dans les premiers siècles du christianisme, quand le zèle était plus grand, nous trouvons que les évêques réunissaient des conciles beaucoup plus souvent, comme le meilleur moyen de combattre avec succès.
Que cela serve pour tout le cours de cette histoire où l’on trouve souvent racontés les meetings infernaux dans le but d’empêcher l’œuvre de l’Incarnation, ce qui était la principale intention du diable.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XIX
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Le Très-Haut fit connaître aux prêtres l’innocence irréprochable de la Très Sainte Marie et il fit connaître à la Princesse que l’heureux trépas de sa Mère était proche : elle s’y trouva présente.
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SOMMAIRE : – 710. Dieu manifeste aux prêtres et à la maîtresse l’innocence de Marie. Ils lui demandent pardon. – 711. Ses désirs de la souffrance. – 712. Oraison qu’elle fit à Dieu. – 713. L’état d’obscurité de son esprit lui dura dix ans. – 714. Les anges lui révèlent la fin prochaine de sa mère. – 715. Sa prière pour elle. – 716. Elle assiste à sa mort. – 717. Paroles qu’elle lui adresse. – 718. Dernière exhortation de sainte Anne à sa fille. – 719. Elle meurt dans les bras de Marie. – 720. Qualités et âge de sainte Anne. – 721. Si elle a été mariée plus d’une fois. – 722. Variété avec laquelle Dieu tisse la vie des justes. – 723. Abandon à Dieu. – 724. Exhortation.
710. Le Très-Haut ne dormait point ni ne sommeillait 199 au milieu des clameurs de Marie son Épouse bien-aimée, bien qu’il dissimulât de les entendre, se récréant en elles et dans l’exercice prolongé des peines de l’auguste Vierge, qui lui occasionnaient à elle de si glorieux triomphes et aux esprits tant d’admiration et de louange. Le feu lent de cette persécution que j’ai racontée persévérait toujours, afin que le divin Phénix, Marie, se renouvelât plusieurs fois dans les cendres de son humilité et afin que son cœur et son esprit très purs renaquissent dans un être et un nouvel état divins de grâce. Mais lorsqu’il était déjà temps opportun de mettre un terme à l’envie et à la jalousie aveugles de ces filles illusionnées, afin que leurs puérilités ne passassent pas au discrédit de celle qui devait être l’honneur de toute la nature et de la grâce, le Seigneur parla en songe aux prêtres et il leur dit : « Ma servante Marie est agréable à mes yeux, elle est parfaite et choisie, et elle est sans péché en ce qu’on lui attribue. » Anne, la maîtresse des jeunes filles, eut aussi la même intelligence et la même révélation. Et au matin, le prêtre et elle conférèrent de la lumière divine et de l’avis qu’ils avaient reçu tous les deux, et avec cette connaissance, ils se repentirent de l’erreur où ils avaient été, et ayant appelé la Princesse Marie, ils lui demandèrent pardon d’avoir donné crédit à la fausse relation des jeunes filles, et ils lui proposèrent tout ce qui leur parut convenable pour la retirer et la défendre de la persécution qu’elles lui faisaient et des peines qu’elles lui occasionnaient.
711. Celle qui était la Mère et l’origine de l’humilité répondit au prêtre et à la maîtresse : « Mes seigneurs, c’est à moi que les réprimandes sont dues et je vous supplie de faire comme si je ne déméritais pas de les entendre, puisque je les demande et les estime comme nécessiteuse. La compagnie de mes sœurs les jeunes filles est très aimable pour moi et je ne veux point la perdre par mes démérites, puisque je leur suis si redevables de m’avoir soufferte ; et en retour de ce bienfait, je désire les servir davantage ; mais si vous me commandez autre chose, je suis pour obéir à votre volonté. » Cette réponse de la très sainte Marie conforta et consola davantage le prêtre et la maîtresse, et ils approuvèrent son humble demande ; mais depuis lors ils firent plus attention à elle, la regardant avec une nouvelle révérence et une nouvelle affection. La très humble Vierge demanda au prêtre sa bénédiction et sa main à baiser et aussi à la maîtresse, comme elle avait coutume, et sur cela ils la laissèrent. De même que les sens et l’appétit de celui qui est altéré courent après l’eau cristalline qui s’éloigne, ainsi le cœur de Marie Notre-Dame demeura entre le désir et la douleur de cet exercice de la souffrance, car altérée et embrasée qu’elle était dans l’amour divin, elle jugeait qu’avec la diligence que le prêtre et la maîtresse voulaient faire, le trésor des afflictions lui manquerait pour l’avenir.
712. Notre-Dame se retira aussitôt et, seule avec le Très-Haut, elle lui dit : « Pourquoi, mon Seigneur et mon Maître bien-aimé, tant de rigueur envers moi ? Pourquoi une si longue absence et tant d’oubli de celle qui ne peut vivre sans vous ? Et si dans ma solitude prolongée sans votre douce et amoureuse vue, j’étais consolée par les gages certains de votre amour, qui sont les petites afflictions que je souffrais pour lui, comment vivrai-je maintenant dans ma défaillance sans ce soulagement ? Pourquoi, Seigneur, me retirez-vous sitôt cette faveur ? Qui hors de vous aurait pu changer le cœur de mes seigneurs les prêtres et la maîtresse ? Mais je ne méritais point le bienfait de leurs charitables réprimandes, et je ne suis pas digne de souffrir des afflictions, parce que je ne le suis pas non plus de votre vue désirée et de votre présence délicieuse. Si je n’ai point su vous obliger, ô mon Père et mon Seigneur, j’amenderai mes négligences ; si vous me donnez quelque allégement dans ma faiblesse, rien autre chose ne pourra l’être, aussi longtemps que manquera à mon âme l’allégresse de votre face ; mais j’attends en tout, ô mon Époux, avec un cœur soumis que votre divin bon plaisir s’accomplisse. »
713. Avec cette lumière qui tira de l’erreur les prêtres et la maîtresse du temple cessa la guerre que les jeunes filles faisaient à notre auguste Princesse, et le Seigneur aussi les modéra, empêchant conjointement le démon qui les irritait. Mais l’absence par laquelle il demeurait caché de sa divine Épouse dura, chose étonnante, l’espace de dix ans ; et bien que le Très-Haut l’interrompît quelquefois, tirant le voile qui lui cachait sa face, afin que sa bien-aimée eût quelque soulagement, néanmoins les visions qu’il lui dispensa dans ce temps furent peu nombreuses, et elles furent avec moins de consolations et de caresses que dans les premières années de son enfance. Cette absence du Seigneur fut convenable, afin que par l’exercice de toutes les vertus, notre Reine se disposât, par la perfection mise à exécution, pour la dignité que le Très-Haut lui préparait ; et si elle eût toujours joui de la vue de sa Majesté selon les modes qu’elle avait successivement dans les autres temps dont nous avons déjà parlé dans le chapitre XIV de ce livre, elle n’eût pu souffrir selon l’ordre commun d’une pure créature.
714. Mais dans ce genre de retraites et d’absence du Seigneur, quoique les visions intuitives et les visions abstractives de la divine essence et des anges, comme je l’ai déjà dit, manquassent à la très sainte Marie, son âme très sainte et ses puissances avaient plus de dons, de grâces et de lumières surnaturelles que n’en obtinrent et n’en reçurent tous les saints ; parce qu’en cela la main du Très-Haut ne fut jamais rétrécie avec elle ; mais en comparaison des visions fréquentes de ses premières années, j’appelle absence et retraite du Seigneur tout le temps dont elle en a été privée. Cette absence commença pour elle huit jours avant la mort de saint Joachim et ensuite arrivèrent les tentations de l’enfer même et après celles des créatures, avec quoi notre Princesse arriva à l’âge de douze ans. Et comme elle les avait déjà commencés, un jour les saints anges, sans se manifester à elle, lui parlèrent et lui dirent : « Marie, le terme disposé par le Très-Haut de la vie de ta sainte mère Anne s’accomplit maintenant, et sa Majesté a déterminé que ses travaux aient une heureuse fin et qu’elle soit délivrée des liens du corps mortel. »
715. Avec ce douloureux et nouvel avis, le cœur de la pieuse fille s’attendrit ; et, se prosternant en la présence du Très-Haut, elle fit une fervente oraison pour demander une bonne mort pour sa mère sainte Anne et elle lui dit : « Roi des siècles invisible et éternel, Seigneur immortel et puissant, Auteur de tout l’univers, quoique je ne sois que poussière et cendre 200, et je confesse que j’aurai déplu à votre grandeur, je ne laisserai pas néanmoins de parler à mon Seigneur et je répandrai mon cœur en sa présence 201, espérant, mon Dieu, que vous ne mépriserez pas celle qui a toujours confessé votre saint nom. Envoyez en paix votre servante, ô mon Dieu, car elle a désiré accomplir votre divine volonté avec une foi invincible et une espérance certaine. Tirez-la victorieuse et triomphante de ses ennemis au port assuré des saints vos élus ; que votre bras tout-puissant la confirme, assistez-la dans le terme de la carrière de notre mortalité, par votre droite même qui rendit ses pas parfaits, et faites reposer, ô mon Père, dans la paix de votre grâce et de votre amitié, celle qui la procura toujours avec un cœur véritable. »
716. Le Seigneur ne répondit point en paroles à cette demande de sa Bien-Aimée ; mais la réponse fut une faveur admirable qu’il lui fit à elle et à sa sainte mère Anne. Sa Majesté commanda cette nuit-là que les saints anges de la très sainte Marie la portassent royalement et personnellement en la présence de sa mère malade et que l’un d’eux demeura substitué en sa place, prenant un corps aérien de sa même forme (a) 202. Les anges obéirent au commandement divin, et ils portèrent leur Reine et la nôtre à la maison et à l’appartement de sa mère sainte Anne. Et, se trouvant avec elle, l’auguste Souveraine lui dit en lui baisant la main : « Ma mère et madame, que le Très-Haut soit votre lumière et votre force, et qu’il soit béni, puisque sa bonté n’a pas voulu que moi, pauvre indigente, je demeurasse privée du bienfait de votre dernière bénédiction ; que je la reçoive, ô ma mère, de votre main. » Sainte-Anne lui donna sa bénédiction et elle rendit au Seigneur des actions de grâces pour ce bienfait avec une affection intime comme celle qui connaissait le sacrement de sa fille et de sa Reine qu’elle remercia aussi pour l’amour qu’elle lui avait manifesté en cette circonstance.
717. Ensuite notre Princesse se tourne vers sa sainte mère et elle la conforta et l’anima pour le passage de la mort ; et entre plusieurs autres raisons d’une consolation incomparable, elle lui dit celle-ci : « Ô mère chérie de mon âme, il faut que nous passions par la porte de la mort à la vie éternelle que nous espérons ; le trépas est amer et pénible mais fructueux, lorsqu’on le reçoit pour nous soumettre à l’ordre divin, et c’est le principe de la sécurité et du repos, et il satisfait en même temps pour les négligences et les défauts de n’avoir pas employé la vie si justement que le doit la créature. Ma mère, recevez la mort et payez avec elle la dette commune avec allégresse d’esprit, et partez assurée pour la compagnie de nos pères les saints patriarches, les saints prophètes, les justes et les amis de Dieu, où vous attendrez avec eux la rédemption que le Très-Haut nous enverra par le moyen de son salut, notre Sauveur : la sécurité de cette espérance sera votre soulagement en attendant qu’arrive la possession du bien que nous attendons tous. »
718. Sainte Anne répondit à sa très sainte fille avec l’amour et la consolation réciproques dignes d’une telle mère et d’une telle fille en cette circonstance, et elle lui dit avec une tendresse maternelle : « Marie, ma fille chérie, accomplissez maintenant cette obligation filiale de ne point m’oublier en présence du Seigneur notre Dieu et notre Créateur : représentez-lui le besoin que j’ai en cette heure de sa protection divine ; considérez ce que vous devez à celle qui vous a conçue et vous a portée neuf mois dans son sein et ensuite qui vous a nourrie de son lait et qui vous a toujours dans le cœur. Ma fille, demandez au Seigneur qu’il étende la main de ses miséricordes infinies sur cette créature inutile à qui il a donné l’être et que sa bénédiction descende sur moi en cette heure de ma mort ; puisque j’ai toujours mis ma confiance et son saint nom seul, et ne me quittez point, ma chère, que vous m’ayez fermé les yeux. Je vous laisse orpheline et sans protection des hommes ; mais vous vivez dans la protection du Très-Haut et vous espérerez dans ses anciennes miséricordes. Ô fille chérie de mon cœur, marchez par la voie des justifications du Très-Haut et demandez à sa Majesté qu’il gouverne vos affections et vos puissances, et qu’il soit le maître qui vous enseigne sa sainte loi. Ne sortez point du temple avant d’avoir pris un parti, et que cela soit avec le saint conseil des prêtres du Seigneur, et après avoir demandé au Seigneur qu’il le dispose de sa main, et s’il était de sa volonté qu’il vous donne un époux, que ce soit de Juda et de la race de David. Vous partagerez l’héritage de votre père Joachim et le mien avec les pauvres envers qui vous serez libérale et charitable. Vous garderez votre secret dans l’intime de votre cœur et vous demanderez continuellement au Très-Haut que sa miséricorde veuille envoyer au monde son salut et la rédemption par le Messie promis. J’implore et je supplie sa bonté infinie d’être votre protection et que sa bénédiction avec la mienne vienne sur vous. »
719. Au milieu de ces colloques sublimes et divins, l’heureuse mère sainte Anne sentit les dernières angoisses de la mort, ou de la vie, et inclinée sur le trône de la grâce qui était les bras de sa fille, la très sainte Marie, elle rendit son âme très pure à son Créateur. Et sa fille lui ayant fermé les yeux comme elle le lui avait demandé, laissant le saint corps bien disposé, les saints Anges ramenèrent leur Reine Marie et la restituèrent à sa place dans le temple. Le Très-Haut n’empêcha point la force de l’amour naturel, afin que la divine Dame ne sentît point avec une grande tendresse et une grande douleur la mort de son heureuse mère, et avec elle sa propre solitude sans une telle protection. Mais ces mouvements douloureux furent très saints et très parfaits en notre auguste Reine, gouvernés et réglés par la grâce de sa pureté innocente et de son innocence très prudente, avec laquelle elle loua le Très-Haut pour les miséricordes infinies qu’il avait montrées pour sa sainte mère pendant sa vie et à sa mort. Et toujours se continuaient les douces et amoureuses plaintes de ce que le Seigneur se tenait caché.
720. Mais la très sainte Fille ne put savoir toute la consolation de son heureuse mère de l’avoir présente à sa mort ; parce que la Fille ignorait sa propre dignité et le sacrement que connaissait sa mère qui l’avait toujours gardé secret, comme le Très-Haut le lui avait commandé. Mais ayant à son chevet celle qui était la lumière de ses yeux et qui devait l’être de tout l’univers, et expirant entre ses mains, elle ne pouvait désirer davantage en sa vie mortelle pour lui donner une fin plus heureuse que celle de tous les autres mortels jusqu’alors. Elle mourut plus comblée de mérites que d’années, et son âme très sainte fut placée par les anges dans le sein d’Abraham, où elle fut reconnue et vénérée par tous les patriarches, les prophètes et les justes qui y étaient. Cette très sainte matrone était, de son naturel, d’un cœur grand et magnanime, d’un esprit clair et élevé, fervente et en même temps très calme et très pacifique ; sa personne était d’une stature moyenne, quelque peu moindre que sa très sainte fille Marie, le visage un peu arrondi, l’air toujours égal et très modeste, le teint blanc et coloré, et enfin elle fut la mère de celle qui le fut de Dieu même ; et cette dignité renferme beaucoup de perfections réunies. Sainte Anne vécut cinquante-six ans, répartis de cette manière : à vingt-quatre ans elle se maria avec saint Joachim, elle fut vingt ans mariée sans enfants ; à l’âge de quarante-quatre ans, elle enfanta la très sainte Marie, et les douze ans de l’âge de notre Reine qu’elle survécut, dont elle passa trois ans en sa compagnie et neuf que sa fille demeura au temple, font cinquante-six.
721. J’ai entendu que certains auteurs graves affirment que cette grande et admirable Dame se maria trois fois et qu’en chacun de ces mariages elle fut mère de l’une des trois Marie et que d’autres docteurs croient le contraire. Le Seigneur m’a donné par sa seule bonté immense une grande lumière sur la vie de cette sainte fortunée, et il ne m’a jamais été montré qu’elle se soit mariée plus qu’avec saint Joachim, ni qu’elle ait eu d’autre fille que Marie (b), Mère de Jésus-Christ ; il se peut que cela n’appartenant pas et n’étant pas nécessaire à l’histoire divine que j’écris, il ne m’a point déclaré si sainte Anne fut mariée trois fois ou non, ou que les autres Marie qui sont appelées ses sœurs fussent ses cousines germaines, filles d’une sœur de sainte Anne. Lorsque son époux Joachim mourut elle avait quarante-huit ans d’âge, et le Très-Haut la choisit et la tira de la lignée des femmes, afin qu’elle fût mère de celle qui fut supérieure à toutes les créatures et inférieure à Dieu seul et sa Mère ; et la très fortunée sainte Anne peut être appelée bienheureuse par toutes les nations pour avoir eu cette Fille et pour avoir été l’aïeule du Verbe Incarné.
Doctrine de la Reine la très sainte Marie
722. Ma fille, la plus grande science de la créature est de se quitter et de s’abandonner tout entière entre les mains de son Créateur, qui sait pourquoi il la forma et comment il doit la gouverner. À elle, il n’appartient que de vivre attentive à l’obéissance et à l’amour de son Seigneur ; celui-ci est très fidèle dans le soin de qui l’oblige ainsi et il prend pour son compte toutes ses affaires et ses évènements, afin d’en tirer victorieux et prospère celui qui se fie à sa vérité. Il corrige et afflige les justes par des adversités, il les console et les vivifie 203 par des faveurs, il les anime par des promesses et les intimide par des menaces ; il s’absente pour solliciter davantage les affections de leur amour, il se manifeste pour les récompenser et les conserver, et avec cette variété il rend la vie des élus plus belle et plus agréable. Tout cela est ce qui m’arrivait à moi en ce que tu as écrit ; sa miséricorde me visitant et me préparant par divers modes de faveurs, d’afflictions du démon, de persécutions des créatures, d’abandon de mes parents et de tous.
723. Au milieu de cette variété d’exercices, le Seigneur n’oubliait pas ma faiblesse et, avec la douleur de la mort de ma mère sainte Anne, il joignit la consolation et le soulagement de m’y trouver présente. Ô âme ! que de biens les créatures perdent pour ne point vouloir arriver à cette sagesse ! Ils s’y refusent, ignorant la divine Providence qui est forte, suave et efficace, qui mesure les globes et les éléments 204, compte les pas 205, numère les pensées et dispose tout pour le bienfait de la créature ; et elle se livre tout entière à sa propre sollicitude qui est dure, inefficace et faible, aveugle, incertaine et précipitée. De ce mauvais principe il s’origine et s’ensuit pour la créature des pertes irréparables ; car elle se prive elle-même de la protection divine et elle se dégrade de la dignité d’avoir son Créateur pour tuteur et pour refuge. Et outre cela, si par la sagesse charnelle et diabolique à laquelle elle s’est commise il lui arrive quelquefois d’obtenir ce qu’elle cherche avec cette sagesse, elle s’estime fortunée dans son malheur et elle boit le venin de la mort éternelle avec un goût sensible, au milieu de la trompeuse délectation qu’elle obtient, ainsi abandonnée et abhorrée de Dieu.
724. Reconnais donc ce danger, ma fille, et que toute ta sollicitude soit de te jeter en sécurité dans le sein de la Providence de ton Dieu et ton Seigneur qui, étant infini en sagesse et en puissance, t’aime beaucoup plus que tu ne t’aimes toi-même, et il sait et veut pour toi de plus grands biens que tu ne sais désirer ni demander. Fie-toi à cette bonté et à ces promesses qui ne peuvent tromper : écoute ce qu’il dit par son prophète au juste que Tout est bien pour lui 206, sa Majesté acceptant ses désirs et ses sollicitudes et s’en chargeant pour les rémunérer avec largesse. Avec cette confiance très assurée, tu arriveras dans la vie mortelle à une participation de la béatitude dans la tranquillité et la paix de ta conscience ; et quoique tu te trouves entourée des eaux impétueuses des tentations et des adversités, assaillie par les douleurs de la mort 207 et environnée des peines de l’enfer, espère et souffre avec patience, afin de ne point perdre le port de la grâce et de l’agrément du Seigneur.
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NOTES EXPLICATIVES
a. Cela arriva aussi à d’autres saints, comme l’évangéliste saint Luc l’écrit de saint Philippe, et de très graves auteurs l’écrivirent de saint Antoine de Padoue, de Saint Alphonse de Liguori ; pourquoi s’étonnerait-on que cela soit arrivé aussi à la très sainte Marie, Mère de Dieu et Reine de tous les saints ?
b. Ce n’est que vers l’an 840 qu’il se trouva des auteurs qui opinèrent que sainte Anne s’était mariée trois fois. Tous les Pères, tant les anciens que les plus récents, au dire de Baronius, ont toujours professé que sainte Anne eut un seul mari et une seule fille, Marie. Tom. 1, Annal. in Appar. Isidore, archevêque de Thessalonique, raisonne là-dessus ex-professo. Serm. I, in Nat. M. V.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XX
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Le Très-Haut se manifeste à sa Bien-Aimée Marie, notre Princesse, par une faveur singulière.
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SOMMAIRE : – 725. Désirs de Marie de voir son Bien-Aimé. – 726. Ses plaintes amoureuses. – 727. Elle s’informe auprès de ses anges. – 728. Les séraphins la préparent. – 729. Mérite de sa privation. – 730. Ses purifications et ses élévations. – 731. Vision abstractive de Dieu. – 732. Joie de cette vision. – 733. Oraison de Marie. – 734. Le Seigneur lui déclare le mérite de ses douleurs. – 735. Effets de cette vision. – 736. Désirs de souffrir pour Dieu. – 737. Faire passer la souffrance avant les goûts spirituels. – 738. Exhortation.
725. Notre divine Princesse sentait déjà que le clair jour de la vue désirée du Souverain Bien s’approchait, et elle reconnaissait dans ses puissances comme par des crépuscules et des annonces la force des rayons de cette lumière divine qui s’approchait déjà. Elle s’embrasait tout entière par le voisinage de la lumière invisible qui éclaire sans consumer ; et son esprit étant retouché par les indices de cette nouvelle clarté, elle interrogeait ses anges et elle leur disait : « Mes amis et mes seigneurs, sentinelles vigilantes et très fidèles, dites-moi quelle est l’heure de ma nuit ? et quand arrivera l’aube du clair jour dans lequel mes yeux verront le soleil de justice qui les éclaire et qui donne la vie à mes affections et à mon esprit ? » Les saints princes lui répondirent et lui dirent : « Épouse du Très-Haut, votre vérité et votre lumière désirée est proche ; et elle ne tardera pas beaucoup, car déjà elle vient. » Avec cette réponse fut tiré un peu le voile qui cachait la vue des substances spirituelles, et les saints anges se manifestèrent à elle et elle les vit comme elle avait coutume, dans leur être propre, sans trouble ni dépendance du corps et des sens.
726. Par ces espérances et par la vue des esprits divins, les anxiétés de la Très Sainte Marie pour la vue de son Bien-Aimé se calmèrent quelque peu. Mais ce genre d’amour qui cherche l’objet très noble de la volonté ne se satisfait qu’avec lui, et le cœur blessé des flèches du Tout-Puissant ne se repose pas sans lui, quoiqu’il soit avec les anges mêmes ou les saints. Néanmoins notre divine Princesse, réjouie de ce rafraîchissement, parla avec ses anges et leur dit : « Souverains princes et flambeaux de la lumière inaccessible qu’habite mon Bien-Aimé, pourquoi ai-je démérité de jouir de votre vue pendant si longtemps ? En quoi vous ai-je déplu, manquant à ce qui vous était agréable ? Dites-moi, mes seigneurs et mes maîtres, en quoi ai-je été négligente pour que vous m’ayez abandonnée par ma faute ? » – « Madame et Épouse du Tout-Puissant, répondirent-ils, nous obéissons à la voix de notre Créateur, et nous gouvernons tout par sa sainte volonté, et comme nous sommes ses esprits, il nous envoie et il nous ordonne ce qui est de son service : il nous commanda de nous cacher de votre vue quand il vous couvrit la sienne, mais que dissimulés nous assistâmes vigilants à votre défense et à votre protection ; et ainsi nous l’avons accompli étant en votre compagnie, quoique cachés à vos yeux. »
727. « Dites-moi donc, maintenant, répliqua la très sainte Marie, où est mon Maître, mon Bien, mon Auteur ? Dites-moi si mes yeux le verront bientôt, ou si par hasard je l’ai dégoûté, afin que cette très vile créature pleure amèrement la cause de sa peine. Ministres et ambassadeurs du suprême Roi, je souffre de mon amoureuse affliction ; donnez-moi des signes de mon Bien-Aimé. » – « Bientôt, Madame, lui répondirent-ils, vous le verrez, celui que votre âme désire, entretenez la confiance dans votre douce peine ; notre Dieu ne se refuse pas à qui le cherche si sincèrement ; il est grand, Madame, l’amour de sa bonté envers celui qui le reçoit, et il ne sera pas parcimonieux à répondre à vos clameurs. » Les saints anges l’appelaient leur Dame et sans crainte, tant parce qu’ils étaient assurés de sa très profonde humilité que parce qu’ils dissimulaient par ce titre honorifique celui d’Épouse du Très-Haut, ayant été témoins des épousailles que sa Majesté avaient célébrées avec leur Reine. Et comme sa sagesse avait disposé que les anges lui cacheraient seulement le titre et la dignité de Mère du Verbe jusqu’à son temps, et qu’ils lui donneraient quant au reste une grande révérence, ainsi ils traitaient avec elle avec beaucoup de démonstration de ce respect, quoiqu’en secret ils la vénérassent beaucoup plus qu’ils ne le lui manifestaient.
728. Dans ces conférences et ces colloques amoureux, la divine Princesse attendait l’arrivée de son Époux et son souverain Bien, quand les séraphins qui l’assistaient commencèrent à la préparer par une nouvelle illumination de ses puissances, gage certain et exorde du bien qu’elle espérait. Mais comme ces bienfaits embrasaient davantage la flamme ardente de son amour et que sa fin désirée ne s’obtenait pas encore, le mouvement de ses angoisses amoureuses croissait toujours, dans lesquelles, parlant avec les séraphins, elle leur dit : « Suprêmes esprits qui êtes plus immédiats à mon Bien, miroirs très clairs où, réverbérant son portrait, j’avais coutume de le regarder avec allégresse de mon âme, dites-moi où est la lumière qui vous illumine et vous remplit de beauté ? Dites, pourquoi mon Bien-Aimé tarde-t-il tant ? Dites-moi, qu’est-ce qui empêche que mes yeux ne le voient ? Si c’est par une faute, j’amenderai mes égarements ; si c’est que je ne mérite pas l’exécution de mon désir, je me conforme à son agrément ; et s’il trouve ses complaisances dans ma douleur, je la souffrirai d’un cœur joyeux : mais dites-moi comment vivrai-je sans ma propre vie ? comment me gouvernerai-je sans ma lumière ? »
729. Les saints séraphins répondirent à ses douces plaintes : « Madame, votre Bien-Aimé ne tarde pas, quand pour votre amour et votre bien il s’absente et se retient ; puisque pour consoler, il afflige celui qu’il aime le plus ; pour donner plus d’allégresse, il attriste, et pour être trouvé, il se retire ; et il veut que vous semiez 208 avec larmes, pour recueillir ensuite avec allégresse le doux fruit de la douleur ; et si le Bien-Aimé ne se cache, jamais il ne sera cherché avec les anxiétés qui résultent de son absence, ni l’âme ne renouvellera point ses affections, ni ne croîtra autant la due estime de son trésor. »
730. Ils lui donnèrent cette lumière que j’ai dite (a), pour purifier ses puissances, non qu’elle eût des fautes dont elle dût être purifiée, car elle ne pouvait en commettre, mais quoique tous ses mouvements et ses opérations dans cette absence du Seigneur eussent été méritoires et saints, ces nouveaux dons néanmoins étaient nécessaires pour reposer son esprit et ses puissances des mouvements causés par les tribulations et les angoisses affectueuses d’avoir le Seigneur caché ; et pour la changer de cet état en un autre de diverses faveurs nouvelles et proportionner ses puissances avec l’Objet et la manière de le voir, il était nécessaire de les renouveler et de les disposer. Et les saints Séraphins faisaient tout cela de la manière que j’ai déjà dite, Livre II, chapitre XIV, et ensuite le Seigneur lui donna le dernier ornement et la qualité nécessaire pour être dans la dernière disposition, immédiate à la vision qu’il voulait lui manifester.
731. Cet ordre d’élévation causait dans les puissances de la divine Reine les effets et les opérations d’amour et de vertu que le même Seigneur prétendait ; ce qui est tout ce que je peux dire pour les expliquer ; et au milieu d’elles Sa Majesté tira le voile, et après avoir été tant de temps caché, il se manifesta à son Épouse unique et bien-aimée, la très sainte Marie, par une vision abstractive de la Divinité. Et quoique cette vision fût par des espèces et non immédiate, elle fut néanmoins très claire et très sublime dans son genre ; et par elle le Seigneur essuya les larmes prolongées de notre Reine, il récompensa ses affections et ses anxiétés amoureuses, il satisfit à son désir et il la reposa tout entière avec une affluence de délices, inclinée entre les bras de son Bien-Aimé 209. Là se renouvela la jeunesse de cette aigle ardente et généreuse pour élever davantage son vol vers la région impénétrable de la Divinité 210, et, avec les espèces qui lui restèrent d’une manière admirable après cette vision, elle monta jusqu’où ne peut arriver ni comprendre aucune créature après Dieu même.
732. La joie que cette divine Dame reçut doit être mesurée par l’extrémité de la douleur 211 où elle avait passé et par les mérites qu’elle avait acquis. Ce que je puis dire, c’est que là où la douleur avait abondé, abonda aussi la consolation ; et que la patience, l’humilité, la force, la constance, les affections, et les anxiétés amoureuses furent en Marie tout le temps de cette absence les plus insignes et les plus excellentes qu’il y eût eu jusqu’alors et qui ne pût jamais se trouver ensuite en aucune créature. Seule cette unique souveraine connut la finesse de cette sagesse, et elle sut donner le poids à la privation de la vue du Seigneur et au sentiment de son absence ; et en éprouvant et en sentant le poids de cette absence, elle sut chercher Dieu avec patience, souffrir avec humilité, supporter avec force, sanctifier le tout par son amour ineffable et ensuite estimer le bienfait et en jouir.
733. Élevée à cette vision, la très sainte Marie se prosterna par l’affection en la divine présence et elle dit à sa Majesté : « Seigneur Dieu très-haut, incompréhensible et souverain Bien de mon âme, puisque vous élevez de la poussière ce pauvre et vil ver de terre, recevez, Seigneur, votre propre bonté et votre propre gloire avec celle que vous rendent vos courtisans en humbles remerciements de mon âme ; et si mes œuvres vous ont déplu, étant d’une créature basse et terrestre, réformez maintenant, ô mon Maître, ce qui vous mécontente en moi. Ô bonté, ô Sagesse unique et infinie ! purifiez ce cœur et renouvelez-le, afin qu’il vous soit reconnaissant, humble et contrit, puisque vous ne le méprisez pas. Si je n’ai pas reçu les petites afflictions et la mort de mes parents comme je le devais, et si je me suis détournée en quelque chose de votre agrément, ordonnez, ô Très-Haut, mes puissances et mes œuvres comme Seigneur puissant, comme Père et comme unique Époux de mon âme. »
734. Le Très-Haut répondit à cette humble oraison : « Mon Épouse et ma Colombe, la douleur de la mort de tes parents et le sentiment des autres afflictions est l’effet naturel de la condition humaine et n’est pas une faute ; et pour l’amour avec lequel tu t’es conformée en tout avec la disposition de ma divine volonté, tu as mérité de nouveau ma grâce et mon agrément. Je dispense la véritable lumière et ses effets par ma sagesse comme Seigneur de toutes choses ; je forme successivement le jour et la nuit ; je fais la sérénité et je donne aussi son temps à la tempête, afin que ma puissance et ma gloire soient exaltées ; qu’avec elles l’âme chemine plus sûrement, ayant le lest de sa connaissance ; qu’avec les vagues violentes de la tribulation, le voyage soit hâté davantage ; qu’elle arrive au port assuré de mon amitié et de ma grâce, et que, plus chargée de mérites, elle m’oblige à la recevoir avec de plus grandes complaisances. Tel est, ma Bien-Aimée, l’ordre admirable de ma sagesse ; c’est pour cela que je me suis caché tout ce temps de ta vue, car je veux de toi le plus saint et le plus parfait ; sers-moi donc, ma Belle, car je suis ton Époux et ton Dieu de miséricordes infinies ; et mon nom est admirable dans la diversité et la variété de mes œuvres magnifiques. »
735. Notre Princesse Marie sortit de cette vision toute renouvelée et déifiée, remplie d’une nouvelle science de la Divinité et des sacrements cachés du Roi, le confessant, l’adorant et le louant, avec d’incessants cantiques et des vols de son esprit très pacifique et très tranquille ; et de la même manière augmentaient son humilité et toutes ses vertus. Sa prière continuelle était de s’enquérir toujours de la très parfaite et très agréable volonté du Très-Haut, afin de l’exécuter et de l’accomplir en tout et pour tout ; et il se passa ainsi quelques jours, jusqu’à ce qu’arriva ce que je dirai dans le chapitre suivant.
Doctrine de la Reine du ciel, Notre Souveraine
736. Ma fille, je te répéterai souvent la leçon de la plus grande sagesse des âmes qui consiste à obtenir la connaissance de la croix, par l’amour des afflictions et de mon imitation à les souffrir. Si la condition des mortels n’était pas si grossière, ils devraient les désirer seulement pour l’agrément de leur Dieu et leur Seigneur, car il leur a déclaré en cela sa volonté et son bon plaisir ; puis le serviteur fidèle et affectueux doit toujours poser d’abord l’agrément de son maître avant sa propre commodité. Mais la vilenie des mondains est telle qu’elle ne se tient point obligée à cette bonne correspondance envers leur Père et leur Seigneur, ni même parce qu’il leur a déclaré que tout leur remède consiste à suivre Jésus-Christ par la croix ; et que les enfants pécheurs doivent souffrir avec leur Père innocent, afin que le fruit de la Rédemption leur soit appliquée, les membres se conformant à leur chef.
737. Reçois donc, ma très chère fille, cette discipline et écris-la au milieu de ton cœur ; et sache que, comme fille du Très-Haut, comme Épouse de mon très saint Fils et ma disciple, quand même tu n’aurais point d’autre intérêt, tu dois acheter pour ton ornement la précieuse perle de la souffrance pour être agréable à ton Seigneur et ton Époux. Et je t’avertis, ma fille, qu’entre les caresses et les faveurs de sa main et les afflictions de sa croix, tu dois toujours préférer et choisir la souffrance ; et l’embrasser plutôt que d’être consolée par ses caresses ; car en choisissant les faveurs et les délices, l’amour que tu as pour toi-même peut avoir une part ; mais en admettant les tribulations et les peines, le seul amour de Jésus-Christ peut opérer. Et si, entre les caresses du Seigneur et les afflictions, pourvu qu’elles soient sans faute, on doit préférer les peines aux consolations même spirituelles, quelle n’est pas la folie des hommes d’aimer si aveuglément les délices sensibles et viles et d’abhorrer tant tout ce qui est souffrir pour Jésus-Christ et pour le salut de leur âme.
738. Ma fille, que ta prière incessante soit de répéter toujours : « Me voici, Seigneur, que voulez-vous faire de moi 212 ? Mon cœur est prêt 213, il est prêt et il n’est pas troublé, que voulez-vous, Seigneur, que je fasse pour vous ? » Que le sentiment de ces paroles soit en toi véritable et de tout cœur, les prononçant avec la ferveur intime de ton affection plus qu’avec les lèvres. Que tes pensées soient sublimes, que ton intention soit très droite, très pure et très noble, désirant seulement de faire en toutes choses ce qui est le plus agréable au Seigneur, qui dispense avec poids et mesure ses grâces, ses faveurs et les afflictions. Examine toujours et regarde par quelles pensées, quelles actions et en quelles occasions tu peux offenser ton Bien-Aimé ou lui être agréable, afin que tu connaisses ce que tu dois réformer ou rechercher en toi. Retranche et rejette aussitôt tout désordre, pour petit qu’il soit, ou ce qui serait moins pur et moins parfait, bien que la chose paraisse permise et de quelque profit, car tout ce qui n’est pas le plus agréable au Seigneur, tu dois le juger mauvais et inutile pour toi, et qu’aucune imperfection ne te semble petite si elle déplaît à Dieu. Avec cette crainte soigneuse et cette sainte sollicitude, tu marcheras assurée ; et sois certaine, ma très chère fille, que toute l’appréciation humaine n’arrive pas à connaître la récompense très abondante que le Très-Haut Seigneur réserve pour les âmes qui vivent dans ce soin et cette attention.
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NOTE EXPLICATIVE
a. Numéro 623.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XXI
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Le Très-Haut commande à la Très sainte Marie de prendre l’état du mariage et la réponse à ce commandement.
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SOMMAIRE : – 739. Dieu ordonne à Marie de prendre l’état du mariage. – 740. Épreuve pour elle. – 741. Elle espère garder sa virginité. – 742. Dieu parle à saint Siméon. – 743. Conférence entre les prêtres. – 744. Leur résolution. – 745. Marie déclare son désir de vivre dans la chasteté. – 746. Ses prières au Seigneur –747. Son oraison pour conserver sa virginité. – 748. Les anges la confortent. – 749. Il était convenable qu’elle se mariât. – 750 et 751. Soumission de Marie.
739. Notre belle Princesse la très pure Marie avait treize ans et demi, étant déjà très grande et très développée à cet âge ; elle eut alors une autre vision abstractive de la Divinité selon l’ordre et la forme des autres de ce genre rapportées jusqu’à présent ; dans cette vision nous pouvons dire qu’il arriva la même chose que l’Écriture dit d’Abraham, quand Dieu lui commanda de sacrifier son fils chéri Isaac, unique gage de ses espérances. Dieu tenta Abraham 214, dit Moïse, éprouvant et examinant sa prompte obéissance pour la connaître. Nous pouvons dire aussi de notre grande Dame que Dieu la tenta dans cette vision, lui commandant de prendre l’état du mariage. Par là nous comprendrons aussi la vérité qui dit : Combien les jugements du Seigneur sont cachés et combien ses voies et ses pensées s’élèvent au-dessus des nôtres 215. Autant le ciel et la terre sont distants 216, autant les desseins de la très sainte Marie l’étaient de ceux que le Très-Haut lui manifesta, lui ordonnant de prendre un époux pour sa garde et sa compagnie, parce que toute sa vie elle avait désiré et s’était proposé de ne point se marier, autant qu’il serait de sa propre volonté, répétant et renouvelant le vœu de chasteté qu’elle avait fait (a) de si bonne heure.
740. Le Très-Haut avait célébré avec la divine Princesse Marie ces épousailles solennelles que j’ai déjà dites (b), lorsqu’elle fut portée au temple, les confirmant avec l’approbation du vœu de chasteté qu’elle fit, et avec la gloire et la présence de tous les esprits angéliques. La très candide Colombe s’était dégagée de tout commerce humain, sans attention, sans pensée, sans espérance et sans amour pour aucune créature, convertie tout entière et transformée dans le chaste et pur amour de ce souverain Bien qui ne défaut jamais, sachant qu’elle serait plus chaste en l’aimant, plus pure en le touchant et plus vierge en le recevant. Quelle nouveauté et quel étonnement le commandement du Seigneur de recevoir un époux terrestre, sans lui manifester alors autre chose, ne causa-t-il pas dans le cœur très innocent de cette divine fille qui, se trouvant dans cette confiance, vivait assurée de n’avoir pour époux que le seul et même Dieu qui le lui commandait ? Cette épreuve fut plus grande que celle d’Abraham, car il n’aimait pas autant Isaac que la très sainte Marie aimait l’inviolable chasteté.
741. Mais la très prudente Vierge suspendit son jugement à un commandement si inopiné, et elle ne l’employa qu’à espérer et à croire, mieux qu’Abraham, dans l’espérance contre l’espérance 217, et elle répondit au Seigneur et dit : « Dieu éternel de majesté incompréhensible, Créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment ; vous, Seigneur, qui pesez les vents 218 et qui par votre empire posez des bornes à la mer 219, et tout ce qui est créé est assujetti à votre volonté 220, vous pouvez faire de ce vil ver de terre selon votre agrément, sans que je manque à ce que je vous ai promis, et si je ne me détourne point de votre goût, ô mon Bien-Aimé et mon Seigneur, je confirme et je ratifie de nouveau que je veux être chaste en ce que j’aurai de vie et que je vous veux pour Maître et pour Époux ; et puisque la seule chose qui m’appartient et qui me regarde est de vous obéir comme votre créature ; observez, mon Époux, qu’il est de votre affaire de tirer ma faiblesse humaine de cet engagement où votre saint amour m’a posée. » La très chaste Vierge Marie se troubla quelque peu, selon la partie inférieure comme il arriva ensuite à l’ambassade de l’archange saint Gabriel, mais quoiqu’elle sentît quelque tristesse, celle-ci n’empêcha pas la plus héroïque obéissance qu’il y ait jamais eu jusqu’alors, par laquelle elle se résigna tout entière entre les mains du Seigneur. Sa Majesté lui répondit : « Marie, que ton cœur ne se trouble point, car ta soumission m’est agréable, et mon bras puissant n’est pas assujetti aux lois, et c’est ce qui me regarde de veiller à ce qui te convient davantage 221. »
742. Avec cette seule promesse du Très-Haut, la très sainte Marie revint de la vision à son état ordinaire et elle demeura toujours inquiète entre la suspension et l’espérance que lui donnèrent le commandement et la promesse du Seigneur, ce divin Époux l’obligeant par ce moyen à multiplier avec larmes de nouvelles affections d’amour, de confiance, d’humilité, de foi, d’obéissance, de chasteté très pure et d’autres vertus qu’il serait impossible de rapporter. Dans le temps que notre grande Princesse s’occupait avec sollicitude dans cette oraison, ces anxiétés et ces angoisses soumises et prudentes, Dieu parla en songe au grand prêtre qui était saint Siméon et il lui commanda de faire en sorte de donner l’état du mariage à Marie, fille de Joachim et d’Anne de Nazareth, parce que sa Majesté la regardait avec une sollicitude et un amour spécial. Le saint prêtre répondit à Dieu en interrogeant sa volonté au sujet de l’homme avec qui Marie devait prendre cet état en la lui donnant pour épouse. Le Seigneur lui ordonna de réunir les autres prêtres et les lettrés et de leur exposer comment cette fille était seule et orpheline et n’avait point de volonté de se marier ; mais comme c’était la coutume que les aînées ne sortaient point du temple sans avoir pris un parti, il était convenable de lui faire contracter mariage avec celui qui leur paraîtrait le plus à propos.
743. Le grand prêtre obéit à l’ordre divin et, ayant réuni les autres, il leur donna connaissance de la volonté du Très-Haut et il leur fit connaître la complaisance que sa Majesté avait en cette fille Marie de Nazareth, selon ce qui lui avait été révélé, et que, se trouvant dans le temple et privée de ses parents, il était de leur obligation à tous de prendre soin d’elle et de lui chercher un époux digne d’une femme si honnête, si vertueuse et de mœurs si irréprochables, comme tous avaient connu d’elle dans le temple ; et outre cela sa personne, sa fortune, sa noblesse et ses autres qualités étaient très distinguées, afin qu’ils prissent bien garde à qui tout cela devait être confié. Il ajouta aussi que Marie de Nazareth ne désirait point prendre l’état du mariage ; mais qu’il n’était pas juste qu’elle sortît du temple sans cela, parce qu’elle était orpheline et aînée.
744. Cette affaire fut discutée dans l’assemblée des prêtres et des lettrés et tous, mus d’une inspiration et d’une lumière céleste, déterminèrent que dans une chose où l’on désirait tant de sécurité et où le Seigneur avait déclaré sa volonté, il convenait de s’enquérir de sa sainte volonté pour le reste et de lui demander de marquer de quelque manière qui était le plus à propos pour être l’époux de Marie, et qu’il fût de la maison et de la lignée de David, afin de se conformer à la loi (c). Ils déterminèrent pour cela un jour où tous les hommes libres et célibataires de cette race qui étaient à Jérusalem se réuniraient dans le temple ; et il se trouva que ce jour fut le même où notre Princesse du ciel accomplissait les quatorze ans de son âge. Et comme il était nécessaire de lui donner connaissance de ce qui avait été concerté et de lui demander son consentement, le prêtre Siméon l’appela et lui proposa l’intention qu’ils avaient, lui et les autres prêtres, de lui donner un époux avant qu’elle sortît du temple.
745. La très prudente Vierge répondit au prêtre avec une grande modestie et une grande humilité, le visage couvert d’une pudeur virginale, et elle lui dit : « Moi, mon seigneur, en autant qu’il est de ma volonté, j’ai désiré garder toute ma vie la chasteté perpétuelle, me dédiant à mon Dieu dans le service de ce saint temple, en retour des grands biens que j’y ai reçus, et je n’ai jamais eu d’intention ni d’inclination pour le mariage, me jugeant inhabile pour les sollicitudes qu’il entraîne après soi. Telle est mon inclination, mais vous, seigneur, qui tenez la place de Dieu, vous m’enseignerez ce qui sera de sa sainte volonté. » – « Ma fille, répliqua le prêtre, le Seigneur recevra vos saints désirs ; mais considérez qu’aucune des filles d’Israël ne s’abstient maintenant du mariage, pendant que nous attendons, conformément aux prophéties divines, la venue du Messie, et pour cela on juge heureuse et bénie celle qui a une succession d’enfants dans notre peuple. Dans l’état du mariage vous pourrez servir Dieu avec beaucoup de sainteté et de perfection, et afin que vous ayez quelqu’un qui vous y accompagne ou qui se conforme à vos intentions, nous ferons oraison, demandant au Seigneur, comme je vous l’ai dit, qu’il veuille indiquer lui-même l’époux qui sera le plus conforme à sa divine volonté, parmi ceux de la race de David ; et vous, demandez la même chose par une oraison continuelle, afin que le Très-Haut vous regarde et nous dirige tous. »
746. Ceci arriva neuf jours avant celui qui était marqué pour la dernière résolution et l’exécution de ce qui était concerté. Et pendant ce temps, la très sainte Vierge multiplia ses prières au Seigneur avec des larmes et des soupirs incessants, demandant l’accomplissement de sa divine volonté en ce qui lui importait si fort, selon ses craintes. L’un de ces neuf jours, le Seigneur lui apparut et lui dit : « Mon Épouse et ma Colombe, dilate ton cœur affligé et qu’il ne se trouble ni ne se contriste point ; je suis attentif à tes désirs et à tes prières, je gouverne tout, et le prêtre est conduit par ma lumière ; je te donnerai de ma propre main un époux qui n’empêchera point tes désirs ; mais qui t’aidera avec ma grâce à les accomplir ; je te chercherai un homme parfait, conforme à mon cœur, et je le choisirai parmi mes serviteurs : ma puissance est infinie et ma protection et ma garde ne te manqueront point. »
747. La très sainte Marie répondit au Seigneur : « Ô Amour de mon âme et mon Bien souverain, vous savez le secret de mon cœur et les désirs que vous y avez déposés dès l’instant que je reçus de vous tout l’être que j’ai ; ô mon Époux, conservez-moi chaste et pure, comme je l’ai désiré par vous et pour vous. Ne méprisez point mes soupirs et ne m’éloignez point de votre divin visage. Considérez, mon Seigneur et mon Maître, que je suis un vil ver de terre, faible et méprisable par ma bassesse ; et si je manque dans l’état du mariage, je manquerai à vous et à mes désirs ; déterminez ma sécurité assurée et ne vous désobligez point de ce que je ne l’ai point méritée ; quoique je sois pauvre et inutile, je crierai aux pieds de votre grandeur, espérant, Seigneur, vos miséricordes infinies. »
748. La très chaste Vierge recourait aussi à ses saints anges qu’elle surpassait dans la sainteté et la pureté et elle conférait souvent avec eux de l’inquiétude de son cœur sur le nouvel état qu’elle attendait. Un jour les saints esprits lui dirent : « Épouse du Très-Haut, puisque vous ne pouvez ni oublier ce titre, ni encore moins l’amour qu’il a pour vous, et qu’il est toujours puissant et véritable, tranquillisez votre cœur, Madame, puisque les cieux et la terre manqueraient 222 avant que manquent la vérité et l’accomplissement de ses promesses. Les évènements qui vous regardent sont au compte de votre Époux et son bras puissant qui commande aux éléments et aux créatures peut suspendre la force des ondes impétueuses et empêcher la véhémence de leurs opérations, pour que le feu ne brûle point et que la terre ne gravite point. Ses hauts jugements sont saints et cachés, ses décrets sont très droits et admirables, et les créatures ne peuvent les comprendre ; mais elles doivent les révérer. Si sa grandeur veut que vous le serviez dans le mariage, il sera mieux pour vous que vous l’obligiez dans cet état que de lui déplaire dans un autre. Sa Majesté fera sans doute avec vous le meilleur, le plus parfait et le plus saint ; soyez assurée de ses promesses. » Par cette exhortation angélique, notre Princesse calma quelque peu ses inquiétudes et elle demanda de nouveau à ses anges de l’assister, de la garder et de représenter au Seigneur sa soumission en attendant ce que sa divine volonté ordonnerait à son sujet.
Doctrine que me donna la Princesse du ciel
749. Ma très chère fille, les jugements du Seigneur sont vénérables et très hauts, et les créatures ne doivent point les scruter, puisqu’elles ne peuvent point les pénétrer. Sa Majesté me commanda de prendre l’état du mariage et m’en cacha alors le sacrement ; mais il convenait ainsi que je le prisse, afin que mon enfantement parût honnête devant le monde qui réputait le Verbe fait chair dans mes entrailles pour le fils de mon époux ; mais j’ignorais alors le mystère. Ce fut aussi un moyen opportun pour le cacher à Lucifer et à ses démons, qui étaient très féroces contre moi, tâchant d’exécuter leur fureur indignée à mon égard. Et lorsqu’il me vit prendre l’état commun des femmes mariées, il s’illusionna, croyant qu’il n’était pas compatible d’avoir un époux et d’être Mère de Dieu même ; et avec cela il se calma un peu et il donna trêve à sa malice. Le Très-Haut eut aussi d’autres fins dans mon mariage qui ont été manifestées, quoiqu’elles me fussent cachées alors, parce qu’il convenait ainsi.
750 Et je veux que tu saches, ma fille, que la plus grande douleur et la plus grande affliction que j’eusse soufferte jusqu’à ce jour fut de savoir que je devais avoir un homme pour époux, le Seigneur ne m’en déclarant pas alors le mystère ; et si sa vertu divine ne m’eût confortée dans cette peine et ne m’eût laissé quelque confiance bien que obscure et sans détermination, j’eusse perdu la vie par cette douleur. Mais tu demeureras enseignée par cet évènement pour savoir quelle doit être la soumission de la créature à la volonté du Très-Haut et combien elle doit captiver son entendement, sans scruter les secrets si élevés et si cachés de la Majesté de Dieu. Et lorsque quelque difficulté ou quelque danger se présente à la créature en ce que le Seigneur dispose ou commande, qu’elle sache se confier en lui, et qu’elle croie qu’il ne l’y met pas pour l’abandonner mais pour la tirer victorieuse et triomphante si elle coopère de son côté avec le secours du même Seigneur ; et lorsque l’âme veut scruter les jugements de sa sagesse et se satisfaire avant que d’obéir et de croire, qu’elle sache qu’elle frustre la gloire et la grandeur de son Créateur et qu’elle perd conjointement son propre mérite.
751. Je reconnais que le Très-Haut est supérieur à toutes les créatures et qu’il n’a pas besoin de notre discours, et qu’il veut seulement la soumission de la volonté, puisque la créature ne peut lui donner de conseil, mais seulement obéissance et louange. Et quoique je m’affligeasse beaucoup pour l’amour de la chasteté, parce que je ne savais point ce qu’il me commanderait et m’ordonnerait dans l’état du mariage, néanmoins cette douleur et cette peine ne me rendirent point curieuses pour scruter les commandements du Seigneur ; au contraire, elles servirent à rendre mon obéissance plus excellente et plus agréable à ses yeux. Par cet exemple, tu dois régler la soumission que tu dois avoir pour tout ce que tu comprendras être du goût de ton Époux et ton Seigneur, t’abandonnant à sa perfection et à la fermeté de ses promesses infaillibles ; et pour ce en quoi tu auras l’approbation de ses prêtres et de ses prélats, laisse-toi gouverner, sans résistance ni à ses commandements, ni à ses divines inspirations.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. Supra, numéros 433 et 586.
b. Supra, numéro 435.
c. La loi voulait que la fille unique et héritière se mariât avec un homme non-seulement de sa tribu, mais aussi de sa famille, selon l’ordre exprès de Dieu dans le chapitre XXXVI des Nombres, où le texte hébreu dit précisément que toute fille héritière devra se donner comme femme à un homme de la famille et de la branche paternelle, afin que les enfants d’Israël conservassent chacun l’héritage paternel. Les Hébreux étaient si tenaces pour cette loi qu’ils auraient été jusqu’à donner leur vie plutôt que de la violer, comme fit Naboth pour sa vigne. Le docte rabbin Drach apporte aussi une autre raison : « Si un homme de la maison de David avait voulu se marier hors de sa famille, la nation jalouse de conserver dans sa pureté le sang royal de David, de cette dynastie qui faisait sa gloire, et de laquelle les Juifs demandent encore aujourd’hui le prompt rétablissement plusieurs fois par jour dans leurs prières, cette nation, dis-je, y aurait fait certainement opposition. » Voir la Bible de Vence, c. I, Mathieu, édition de Milan, 1838.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XXII
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On célèbre les épousailles de la très sainte Marie avec le très saint et très chaste Joseph.
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SOMMAIRE : – 752. Les descendants de David se réunissent. – 753. Signe pour connaître l’époux de Marie. – 754. La verge de saint Joseph fleurit. Ses épousailles. – 755. – Départ de Marie pour Nazareth. – 756. Usages des Hébreux. – 757. Paroles de saint Joseph à Marie. – 758. Marie demande à saint Joseph de lui dire ses intentions. – 759. Elle lui manifeste son vœu de chasteté. – 760. Saint Joseph le ratifie. – 761. Distribution de leurs biens. – 762. Métier de saint Joseph. – 763. Respect de saint Joseph pour Marie. – 764. Dieu commande à la divine Reine d’obéir à saint Joseph. – 765. Temps qui s’écoula jusqu’à l’incarnation du Verbe. – 766. Félicitation à saint Joseph. – 767. Le mariage ne dispense pas de la perfection. – 768. Ceux qui sont en religion y sont encore plus obligés.
752. Arriva le jour où nous avons dit dans le chapitre précédent que notre Princesse Marie accomplissait la quatorzième année de son âge (a) ; et en ce jour s’assemblèrent les hommes descendants de la tribu de Juda et de la race de David dont descendait l’Auguste Dame ; ces hommes étaient de ceux qui se trouvaient en ce temps dans la cité de Jérusalem. Parmi les autres fut appelé Joseph, natif de Nazareth et habitant de la sainte cité ; parce qu’il était de la race royale de David. Il avait alors trente-trois ans, bien fait de sa personne et d’un visage agréable, mais d’une modestie et d’une gravité incomparable ; et surtout il était très chaste de pensées et d’actions, avec des inclinations très saintes, et il avait fait vœu de chasteté dès l’âge de douze ans (b). Il était parent de la Vierge Marie au troisième degré et d’une vie très pure, très sainte et irréprochable aux yeux de Dieu et des hommes.
753. Tous ces hommes libres, étant réunis dans le temple (c), firent une oraison au Seigneur conjointement avec les prêtres, afin qu’ils fussent tous gouvernés par son divin Esprit en ce qu’ils devaient faire. Le Très-Haut dit au cœur du grand prêtre de mettre une verge sèche dans les mains de chacun des jeunes gens rassemblés là ; et ils demandèrent tous à sa Majesté avec une foi vive de déclarer par ce moyen quel était celui qu’il avait élu pour époux de Marie. Et comme la bonne odeur de sa vertu et de son honnêteté, la renommée de sa beauté, de sa fortune et de sa qualité d’être aînée et seule dans sa maison étaient manifestées à tous, chacun désirait l’heureux sort de la mériter pour épouse. Seul l’humble et très juste Joseph, entre ceux qui étaient réunis, s’estimait indigne de tant de bien ; et se souvenant du vœu de chasteté qu’il avait fait, et se proposant de nouveau de l’observer perpétuellement, il se résigna à la volonté de Dieu, s’abandonnant à ce qu’il voudrait disposer de lui ; mais il avait de la très honnête fille Marie une plus grande vénération et une plus grande appréciation qu’aucun autre.
754. Pendant qu’ils étaient tous ensemble en oraison, on vit fleurir la verge seule que tenait Joseph et l’on vit descendre en même temps une colombe très blanche, remplie d’une splendeur admirable qui se posa sur la tête du même saint : en ce moment Dieu lui parla intérieurement et lui dit : « Joseph, mon serviteur, Marie sera ton épouse ; reçois-la avec attention et avec révérence, car elle est agréable à mes yeux, juste et très pure dans son âme et dans son corps, et tu feras tout ce qu’elle te dira. » Avec la déclaration et le signe du ciel, les prêtres donnèrent saint Joseph pour époux choisi de Dieu même à la Vierge Marie. Et l’ayant appelée pour les épousailles, celle qui était élue comme le soleil, plus belle que la lune 223, sortit et parut en présence de tous avec un air plus qu’angélique de beauté, d’honnêteté et de grâce incomparables ; et les prêtres la marièrent avec Joseph, le plus chaste et le plus saint des hommes (d).
755. La divine Princesse plus pure que les étoiles du firmament, avec l’air pleurant et grave, et comme Reine de majesté très humble, joignant toutes ces perfections, prit congé des prêtres, leur demanda la bénédiction ainsi qu’à sa maîtresse, et pardon aux jeunes filles, rendant grâces à tous pour les bienfaits reçus de leurs mains dans le temple. Elle fit tout cela en partie avec son air très humble et en partie avec de très brèves et très prudentes raisons ; car en toute occasion elle parlait très peu et avec un grand poids. Elle prit congé du temple, non sans une grande douleur de le quitter contre son inclination et son désir ; et quelques ministres, de ceux qui servaient au temple dans les choses temporelles et qui étaient laïques, choisis parmi les principaux, l’accompagnèrent avec son propre époux Joseph ; ils cheminèrent vers Nazareth, patrie natale des deux fortunés époux. Et quoique saint Joseph fût né dans ce lieu, il était allé vivre quelque temps à Jérusalem, le Très-Haut le disposant ainsi par certains évènements de fortune, afin que là elle s’améliorât aussi heureusement, arrivant à être époux de celle que Dieu même avait choisie pour être sa Mère.
756. Arrivant à leur lieu de Nazareth où la Princesse du ciel avait sa fortune et les maisons de ses heureux parents, ils furent reçus et visités par tous les parents avec la réjouissance et les applaudissements accoutumés en de telles circonstances. Et ayant seulement accompli les devoirs de l’obligation naturelle et de l’urbanité, satisfaisant à ces dettes temporelles de la conservation et du commerce des hommes, les deux saints époux, Joseph et Marie, demeurèrent libres et débarrassés dans leur maison (e). La coutume avait introduit parmi les Hébreux que dans quelques-uns des premiers jours du mariage, les époux fissent un examen et une expérience des coutumes et des qualités de chacun, afin de mieux se conformer réciproquement l’un à l’autre.
757. Dans ces jours, saint Joseph parla à Marie son Épouse et il lui dit : « Mon épouse et ma dame, je dois rendre grâces au Dieu très haut de la miséricorde de m’avoir destiné sans mérite de ma part pour être votre époux, lorsque je me jugeais indigne de votre compagnie ; mais sa Majesté, qui peut élever le pauvre quand elle veut, m’a fait cette miséricorde et je désire que vous m’aidiez, comme je l’espère de votre discrétion et de votre vertu, à lui donner le retour que je lui dois, le servant avec droiture de cœur. Pour cela vous m’aurez pour votre serviteur, et je vous prie, avec la véritable affection avec laquelle je vous estime, de vouloir suppléer à tout ce qui me manque de fortune et d’autres avantages qui me conviendraient pour être votre époux : dites-moi, madame, quelle est votre volonté afin que je l’accomplisse. »
758. La divine Épouse écouta ces raisons avec un cœur humble et une affable sévérité dans l’air de son visage, et elle répondit au saint : « Mon seigneur, je suis heureuse de ce que, pour me placer dans cet état, le Très-Haut a daigné vous signaler pour mon époux et mon maître, et qu’il a voulu que je vous servisse avec le témoignage de sa divine volonté ; mais si vous m’en donnez la permission, je vous dirai les intentions et les pensées que je désire pour cela vous manifester. » Le Très-Haut prévenait de sa grâce le cœur simple et droit de saint Joseph et, par le moyen des paroles de la très sainte Marie, il l’enflamma de nouveau dans l’amour divin, et il lui répondit en disant : « Parlez, madame, car votre serviteur écoute. » Les mille anges de la garde de la Maîtresse du monde l’assistaient en forme visible, comme elle le leur avait demandé. La cause de cette demande fut parce que le Très-Haut lui donna lieu de sentir le respect et le souci avec lesquels elle devait parler à son époux, et il la laissa dans la timidité et la crainte naturelles qu’elle avait toujours eues de parler seule avec des hommes, car elle ne l’avait jamais fait jusqu’à ce jour, si ce n’était par cas extraordinaires que cela arrivait avec le grand prêtre ; il en fut ainsi, afin que la très pure Vierge opérât en tout avec une plus grande grâce et un plus grand mérite.
759. Les saints anges obéirent à leur Reine et ils l’assistèrent manifestes à sa seule vue ; et avec cette compagnie, elle parla à son époux Joseph et elle lui dit : « Mon Seigneur et mon époux, il est juste que nous rendions louange et gloire avec toute révérence à notre Dieu et Créateur qui est infini en bonté, incompréhensible en ses jugements, et il a manifesté envers nous, pauvres, sa grandeur et sa miséricorde, nous choisissant pour son service. Je me reconnais plus obligée et plus endettée envers sa Majesté qu’aucune autre créature et plus que toutes ensemble, car, méritant moins, j’ai reçu plus qu’elles de sa main libérale. Dans mon jeune âge, obligée par la force de cette vérité que la lumière divine me communiqua avec le désenchantement de toutes les choses visibles, je me consacrai à Dieu par vœu perpétuel d’être chaste d’âme et de corps ; je suis sienne et je le reconnais pour mon Époux et pour mon Maître, avec la volonté immuable de lui garder la foi de la chasteté. Pour l’accomplir, je veux, mon seigneur, que vous m’aidiez, car dans le reste je serai votre fidèle servante pour prendre soin de votre vie autant que durera la mienne. Recevez, mon époux, cette sainte détermination et confirmez-la par la vôtre, afin que nous offrant en sacrifice acceptable à notre Dieu éternel, il nous reçoive en odeur de suavité et que nous obtenions les biens éternels que nous espérons. »
760. Le très chaste Joseph, rempli d’une jubilation intérieure par les raisons de sa divine Épouse, lui répondit : « Madame, en me déclarant vos chastes pensées et vos propos, vous avez pénétré et ouvert mon cœur, que je ne vous ai pas manifesté avant de connaître le vôtre. Je me reconnais aussi le plus obligé parmi les hommes au Seigneur de toutes les créatures, parce qu’il m’a appelé de très bonne heure, par sa lumière véritable, pour l’aimer avec droiture de cœur ; et je veux, madame, que vous sachiez que dès l’âge de douze ans j’ai fait aussi la promesse de servir le Très-Haut dans la chasteté perpétuelle, et maintenant je reviens ratifier le même vœu pour ne point empêcher le vôtre ; au contraire, je vous promets, en présence de sa Majesté, de vous aider autant qu’il sera en moi pour que vous le serviez et l’aimiez en toute pureté selon votre désir. Avec la grâce divine, je serai votre serviteur et votre compagnon très fidèle, et je vous supplie de recevoir ma chaste affection et de me tenir pour votre frère, sans admettre jamais un autre amour étranger hors de celui que vous devez à Dieu et ensuite à moi. » Pendant cet entretien, le Très-Haut confirma de nouveau la vertu de chasteté dans le cœur de saint Joseph et le saint et pur amour qu’il devait avoir pour Marie sa très sainte épouse, et ainsi le saint l’eût dans un degré très éminent et la même Dame le lui augmentait doucement par sa très prudente conversation en lui élevant le cœur.
761. Par la vertu divine, les deux époux très saints et très chastes sentirent une jubilation et une consolation incomparables que le bras tout-puissant opérait en eux ; et la divine Princesse offrit à saint Joseph de correspondre à son désir, comme celle qui était la Maîtresse des vertus et qui opérait en tout sans contradiction le plus sublime et le plus excellent de ces vertus. Le Très-Haut donna aussi à saint Joseph une pureté nouvelle et un domaine sur la nature et ses passions, afin que sans révolte ni fomes, mais avec une grâce nouvelle et admirable, il servît Marie son épouse et en elle la volonté du Seigneur même. Ensuite ils distribuèrent la fortune héritée de saint Joachim et de sainte Anne, parents de la très sainte Dame, et ils en offrirent une partie au temple où elle avait été élevée, une autre fut appliquée aux pauvres et la troisième demeura au compte du saint époux Joseph, afin qu’il l’administrât. Notre Reine ne se réserva pour elle que le soin de le servir et de travailler dans la maison, car la très prudente Vierge s’exempta toujours du commerce du dehors et de l’emploi de la fortune, n’achetant point (f) ni ne vendant, comme je l’ai dit ailleurs.
762. Saint Joseph avait appris dans ses premières années le métier de charpentier, comme étant plus honnête et plus accommodé pour acquérir le nécessaire à la vie ; parce qu’il était pauvre, comme je l’ai déjà dit ; et il interrogea sa très sainte épouse s’il lui serait agréable qu’il exerçât ce métier pour la servir et pour gagner quelque chose pour les pauvres ; puisqu’il était nécessaire de travailler et de ne point vivre oisif. La très prudente Vierge l’approuva, avertissant saint Joseph que le Seigneur ne les voulait pas riches, mais pauvres et amateurs des pauvres, et qu’ils fussent leur refuge autant que leur avoir s’étendait. Les deux saints époux eurent ensuite une sainte contestation sur lequel des deux devait rendre l’obéissance à l’autre comme supérieur. Mais celle qui était très humble entre les humbles, la très sainte Marie vainquit en humilité et elle ne consentit point que l’homme étant le chef, l’ordre de la nature même fût perverti ; et elle voulut obéir en tout à son époux Joseph, lui demandant seulement son consentement pour donner l’aumône aux pauvres du Seigneur, et le saint lui donna permission de le faire.
763. Saint Joseph, reconnaissant en ces jours avec une nouvelle lumière du ciel les qualités de Marie son épouse, son humilité, sa pureté, sa rare prudence et toutes ses vertus au-dessus de ses pensées et de sa pondération, demeura de nouveau ravi d’admiration et, avec une grande jubilation de son esprit, il ne cessait de louer le Seigneur avec d’ardentes affections et de lui rendre de nouvelles actions de grâces de lui avoir donné une telle compagne et épouse au-dessus de ses mérites. Et afin que cette œuvre fût en tout très parfaite, car elle était le principe de l’œuvre la plus grande que Dieu devait opérer avec sa toute-puissance, le Très-Haut fit que la Princesse du ciel répandît par sa présence et sa vue dans le cœur de son propre époux une crainte et une révérence si grandes qu’on ne peut l’exprimer par aucune sorte de paroles. Et cela résultait à saint Joseph d’un rayonnement de lumière divine que notre Reine projetait de son front, jointe à une majesté ineffable qui l’accompagnait toujours, avec d’autant plus de cause que Moïse lorsqu’il descendit de la montagne, que son entretien et sa conversation avec Dieu avait été plus longue et plus intime (g).
764. La très sainte Marie eut ensuite une vision divine du Seigneur, dans laquelle sa Majesté lui parla et lui dit : « Mon Épouse bien-aimée et choisie, considère combien je suis fidèle dans mes paroles avec ceux qui m’aiment et qui me craignent ; corresponds donc maintenant à ma fidélité, gardant les lois de mon Épouse en toute sainteté, pureté et perfection ; la compagnie que je t’ai donnée de mon serviteur Joseph t’aidera pour cela ; obéis-lui comme tu dois, et sois attentive à sa consolation, car telle est ma volonté. » La très sainte Marie répondit : « Seigneur très haut, je vous loue et vous exalte pour votre conseil et votre providence admirables envers moi, indigne et pauvre créature ; mon désir est de vous obéir et de vous donner du contentement comme votre servante plus obligée qu’aucune autre créature. Donnez-moi, mon Seigneur, votre faveur divine afin qu’elle m’assiste et me gouverne en tout avec votre plus grand agrément, et afin que je sois aussi attentive aux obligations de l’état où vous m’avez placée pour que votre esclave ne sorte pas de vos ordres et de votre bon plaisir. Donnez-moi votre permission et votre bénédiction, car avec elle je réussirai à obéir à votre serviteur Joseph, et à le servir comme vous, mon Seigneur et mon Auteur, me le commandez. »
765. La maison et le mariage de la très sainte Marie et de Joseph se fondèrent avec ces divins appuis, et depuis le 8 septembre que se firent les épousailles (h) jusqu’au 25 mars suivant, qu’arriva l’Incarnation du Verbe divin, comme je le dirai dans la seconde partie (i), vécurent les deux époux, le Très-Haut les disposant respectivement pour l’œuvre à laquelle il les avait destinés, et la divine Dame ordonna les choses de sa personne et celles de sa maison, comme je le dirai dans les chapitres suivants.
766. Mais je ne peux plus contenir mon affection à féliciter le plus heureux des mortels saint Joseph pour sa bonne fortune. D’où vous vint, ô homme de Dieu, tant de bonheur et de félicité, car, de vous seul parmi les enfants d’Adam, il fut dit que Dieu même était vôtre et si bien seul vôtre qu’on le prit et le réputa pour votre fils unique ? Le Très-Haut vous donna sa Fille, le Fils vous donna sa réelle et véritable Mère, l’Esprit-Saint vous consigna et vous confia son Épouse en vous mettant à sa place, et toute la très sainte Trinité vous concéda son Élue, son Unique et choisie comme le soleil, et elle vous la livra pour votre femme légitime. Connaissez-vous, mon saint, votre dignité ? Connaissez-vous que votre épouse est Reine et Maîtresse du ciel et de la terre ? Et vous-même, vous êtes le dépositaire des trésors inestimables de Dieu même ! Considérez, homme divin, votre office et sachez que si vous ne rendez pas les anges et les séraphins envieux, votre sort et le sacrement que contient votre mariage les tiendront en suspens et ravis d’admiration ! Recevez les congratulations de tant de félicité au nom de tout le genre humain. Vous êtes le dépositaire du Registre des divines miséricordes, le maître et l’époux de celle qui n’a que Dieu seul plus grand qu’elle, et vous vous trouverez riche et prospère parmi les hommes et parmi les anges mêmes. Souvenez-vous de notre pauvreté et de notre misère, et de moi le plus vil ver de terre qui désire être votre fidèle dévote, bénéficiée et favorisée de votre puissante intercession.
Doctrine de la Reine du ciel
767. Ma fille, par l’exemple de ma vie dans l’état du mariage où le Très-Haut me plaça, tu trouveras reprise l’excuse qu’allèguent pour n’être point parfaites les âmes qui ont cet état dans le monde. Pour Dieu, rien n’est impossible, ni non plus pour celui qui espère en lui avec une foi vive et qui se remet en tout à sa disposition divine. Je vivais dans la maison de mon époux avec la même perfection que dans le temple ; parce qu’en changeant mon état, je ne changeai point mon affection ni mon désir et ma sollicitude d’aimer et de servir Dieu ; au contraire, je l’augmentai, afin qu’aucune de mes obligations d’épouse n’y apportât d’empêchement, et pour cela la faveur divine m’assista davantage et sa main puissante me disposait et m’accommodait toutes les choses conformément à mon désir. Le Seigneur ferait cela même avec toutes les créatures si elles correspondaient de leur côté ; mais elles inculpent l’état du mariage, se trompant elles-mêmes ; parce que l’état n’est point l’empêchement pour n’être point saintes et parfaites, mais bien les soins inutiles et les sollicitudes vaines et superflues auxquels elles se livrent, oubliant le goût et l’agrément du Seigneur, et cherchant et préférant le leur propre.
768. Et s’il n’y a point d’excuse dans le monde pour ne pas suivre la perfection de la vertu, on en admettra moins dans la religion, à cause des offices et des occupations qu’elle a. Ne t’imagine jamais empêchée pour ton office de supérieure, puisque, Dieu t’y ayant placée par la main de l’obéissance, tu ne dois point te défier de son assistance et de sa protection, car ce jour-là même il prit pour son compte de te donner les forces et les secours pour accomplir ton obligation de supérieure, et aussi ton obligation particulière de la perfection avec laquelle tu dois aimer ton Dieu et ton Seigneur. Oblige-les par le sacrifice de ta volonté, t’humiliant avec patience à tout ce que sa divine providence ordonne, car je t’assure de sa protection si tu ne l’empêches point, et tu connaîtras toujours par expérience le pouvoir de son bras pour te gouverner et acheminer tes actions parfaitement.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. L’antique tradition écrite et orale tient que Marie fut gardée dans le temple jusqu’à quatorze ans. Voir Fulbert de Chartres, Ser. de Nat. B. M. V.
b. Il y a des pères et des docteurs très anciens qui tinrent que les prophètes Élie, Élisée et Jérémie avaient fait ce vœu de virginité. Le vœu d’Élie, selon la tradition très antique de tout l’ordre des Carmes, fut fait justement en vue de la future virginité de Marie, révélée par Dieu au prophète, et de même du vœu d’Élisée son disciple. Le vœu de saint Joseph fut aussi sans nul doute inspiré au saint par Dieu même, afin qu’il servît à la virginité de Marie, aidant à la défendre, à la garder et à la conserver intacte, puisque tous les dons accordés à saint Joseph, comme l’affirme la Vénérable, II, No 412, même avant d’être époux de Marie, lui furent accordés par Dieu en vue de cette dignité. Et saint Jérôme écrit que saint Joseph fut vierge pour Marie. Lib. in Helvid., prope fin.
c. Tout le fait prodigieux de ces épousailles, les jeunes gens rassemblés, la verge qui fleurit, la colombe qui apparaît, etc., tout cela est raconté à peu près de la même manière par Eustase d’Antioche, in Hexamer., par saint Grégoire de Nysse, Orat. in Nativ. Christ. ; par saint Épiphane, hœr. 78, n. 8, et par d’autres. Une antique tradition, rapportée par le même saint Jérôme et conservée dans les Annales du mont Carmel, rapporte le même fait avec les mêmes circonstances.
La Vénérable passe sous silence le fait d’un jeune homme concurrent qui était puissant et riche. Lorsqu’il eut vu le prodige de la verge fleurie de saint Joseph, il mit la sienne en pièces à cause de son grand regret et il alla se renfermer dans une grotte du Carmel avec les disciples d’Élie. Ce jeune homme, qui s’appelait Agabus, devint ensuite célèbre par sa sainteté parmi les premiers chrétiens. (Actes XI, 28).
d. Que ce fût ou non les prêtres qui bénissaient les mariages ordinairement, cela n’importe pas ; ils tenaient ici lieu de père, Marie était orpheline. Nous voyons dans Tobie que le père bénissait l’union de sa fille avec l’époux.
e. Les épousailles de saint Joseph avec Marie furent un vrai mariage confirmé, mais non consommé. Et, à la vérité, si après les noces les mariés n’usaient jamais du mariage, est-ce qu’ils n’en seraient point également mariés ? – « Ô heureux mariage, écrit Nicolas dans sa Vierge Marie selon l’Évangile, dont le lien fut la pudeur ; en qui la grâce de l’Esprit-Saint fut le voile qui couvrit et ombragea les deux époux ; dont la fin fut l’honneur de Marie et la tutelle du Christ ; en qui les vertus sont la force ; les grâces spirituelles le mobile, et dont le nœud est le chaste amour dont brûlent les anges dans les cieux et dont sont enflammées les trois divines Personnes. » Saint Thomas dit suavement : « Ces incomparables Époux se conjoignent non par la chair mais par le cœur, de la manière que s’accomplit la conjonction des astres et des planètes, non par le moyen des corps, mais de la lumière ; et de la manière que se marient les palmes, non avec les racines, mais avec la sommité des rameaux. »
f. Supra, Numéros 552, 553.
g. Saint Jean Chrysostome écrit, ap. Hug. Card. in Matt. XVII : « Dans l’évangile des Nazaréens, on lit que saint Joseph ne pouvait voir Marie face à face à cause de la splendeur de son visage, parce que l’Esprit-Saint l’avait remplie entièrement. » Ce que ces saints racontent de Marie après la conception de Jésus-Christ, la Vénérable le dit aussi avant à cause de sa communication très intime et très spéciale avec Dieu.
h. Si la très sainte Marie accomplissait ses quatorze ans en ce jour, il en dérive qu’elle enfanta le Verbe divin à 15 ans, 3 mois et 16 jours, puisque son Annonciation eut lieu le 25 mars de l’année suivante et la naissance de Jésus-Christ arriva entre le 24 et le 25 décembre. C’est pourquoi A. Lapide dit qu’elle eut Jésus-Christ à l’âge de quinze ans.
i. Numéro 138.
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XXIII
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Où l’on explique une partie du chapitre XXXI des Paraboles de Salomon, auxquelles le Seigneur me remit pour manifester l’ordre de vie que la très sainte Marie disposa dans le mariage.
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SOMMAIRE : – 769. Dieu renvoie la Vénérable au chapitre XXXI des Proverbes. – 770. Marie est la Femme forte. – 771. Son prix est le Verbe Incarné. – 772. La grâce et les mérites de Marie commencèrent là où terminent ceux des autres saints. – 773. Son époux se confia en elle. – 774. Aussi le Christ. – 775. Rétribution des biens et des trésors de grâces que le Christ donna à Marie. – 776. La Femme forte est officieuse et laborieuse. – 777. Espèce de contrat entre Dieu et les hommes. – 778. Marie nous apporta le pain vivant. – 779. Vigilance de Marie dans le gouvernement économique. – 780. Et dans le gouvernement de ses puissances intérieures. – 781. Ainsi que de ses sens extérieurs. – 782. Elle distribue aux hommes l’aliment de la grâce et de la vie éternelle.
769. La Princesse du ciel Marie, se trouvant dans l’état nouveau et inopiné de son mariage, éleva aussitôt son très pur esprit vers le Père des lumières pour comprendre comment elle se gouvernerait avec son plus grand agrément, parmi les nouvelles obligations de son état. Pour donner quelque connaissance de ce que son Altesse pensa si saintement, le Seigneur même me remit aux qualités de la Femme forte que Salomon laissa écrites pour cette Reine dans le dernier chapitre de ses Paraboles, et, discourant par ce même chapitre, je dirai ce que je pourrai de ce qu’il m’a été donné de comprendre. Le chapitre commence donc et dit :
770. Qui trouvera une femme forte ? Son prix vient de loin et des dernières fins (a). Cette interrogation est admirative en l’entendant de notre grande et forte Femme, et de tout autre en sa comparaison elle sera négative ; puisqu’en tout le reste de la nature humaine et de la loi commune, on ne peut trouver une autre Femme forte comme la Princesse du ciel. Toutes les autres furent faibles et débiles et elles le seront sans en excepter aucune, qui ne soit tributaire du démon dans le péché. Qui trouvera donc une autre femme forte ? Ni les rois et les monarques, ni les princes et les puissants de la terre, ni les anges du ciel, ni même la puissance de Dieu n’en trouvera pas une autre, parce qu’il ne la créera pas comme la très sainte Marie ; elle est unique et seule, sans exemple et sans pareille, celle qui seule mesura dans la dignité le bras du Tout-Puissant, et il ne put lui donner rien de plus que son propre Fils éternel et de sa propre substance, égal, immense, incréé et infini.
771. Il était conséquent que le prix de cette Femme forte vînt de loin puisqu’il ne se trouvait point sur la terre et parmi les créatures. On appelle prix la valeur pour laquelle une chose est achetée ou estimée ; et alors on sait combien elle vaut, combien elle est appréciée et évaluée. Le prix de cette Femme forte Marie fut évalué dans le conseil de la bienheureuse Trinité, lorsque Dieu même la choisit et l’acheta pour lui-même, avant toutes les autres pures créatures, comme la recevant de la nature humaine pour quelque retour, ce qui s’appelle acheter rigoureusement parlant. Le retour et le prix qu’il donna pour Marie fut le Verbe éternel fait chair ; et le Père Éternel se montra satisfait avec Marie, selon notre manière de concevoir ; car, trouvant cette Femme forte dans son entendement divin, il l’estima et l’apprécia tellement qu’il détermina de donner son propre Fils, afin qu’il fût conjointement et dignement Fils de la très sainte Marie, et, pour elle seule, il aurait pris chair humaine et il l’aurait choisie pour Mère. Avec ce prix le Très-Haut donna tous ses attributs, sagesse, bonté, toute-puissance, justice, et le reste, et tous les mérites de son Fils fait homme pour acquérir Marie et se l’approprier à lui-même, l’acquittant d’avance à la nature humaine, afin que si elle se perdait tout entière, comme elle se perdit en Adam, Marie seule avec son Fils demeurât réservée, comme étant appréciée de si loin que toute la nature créée n’arriva point au décret de son estimation et de son appréciation, et ainsi il vint de loin (b).
772. Ce loin est aussi les fins de la terre ; parce que Dieu est la dernière fin et le principe de tout ce qui est créé, d’où tout sort et à qui tout revient, comme les fleuves à la mer 224. De même le ciel empyrée est la fin corporelle et matérielle de toutes les choses corporelles, et il s’appelle singulièrement le siège de la Divinité 225. Mais dans une autre considération, on appelle fins de la terre les termes naturels de la vie, et la fin des vertus ce en quoi est posée la dernière limite où sont ordonnés la vie et l’être des hommes, car tous sont créés pour la connaissance et l’amour du Créateur, comme fin immédiate de la vie et des œuvres. Tout cela est compris quand on dit que le prix de la très sainte Marie vient des dernières fins ; car sa grâce, ses dons et ses mérites vinrent et commencèrent des dernières fins auxquelles arrivèrent les autres saints : Vierges, Confesseurs, Martyrs, Apôtres, et Patriarches ; tous ensemble ils n’arrivèrent point aux fins de leur vie et de leur sainteté où Marie commença la sienne. Et si Jésus-Christ son Fils Notre Seigneur s’appelle aussi fin des œuvres du Très-Haut, on dit avec une égale vérité que le prix de la très sainte Marie fut des dernières fins, puisque toute sa pureté, son innocence et sa sainteté vinrent de son Très Saint Fils, comme cause exemplaire, type original et principal Auteur d’elle seule.
773. Le cœur de son mari se confia en elle et il ne se trouva point pauvre de dépouilles. Il est certain que le divin Joseph fut appelé le mari de cette Femme forte, puisqu’il l’eut pour légitime épouse, et il est certain aussi que son cœur se confia en elle, espérant que tous les biens véritables lui viendraient par sa vertu incomparable. Mais il se confia singulièrement en elle, la trouvant enceinte, lorsqu’il ignorait le mystère, car alors il crut et se confia dans l’espérance contre l’espérance 226, des indices qu’il connaissait, sans avoir d’autre satisfaction de cette vérité notoire que la sainteté même d’une telle femme et épouse. Et bien qu’il déterminât de la laisser 227, parce qu’il voyait l’effet de ses yeux et qu’il ne savait point la cause, néanmoins il ne se hasarda jamais de se méfier de son honnêteté et de sa réserve, ni de se départir de l’amour saint et pur que le cœur très droit d’une telle épouse lui avait ravi. Et il ne se trouva pas frustré en aucune chose, ni pauvre de dépouilles, parce que si le surplus du nécessaire sont des dépouilles, tout fut surabondant pour cet homme lorsqu’il connut quelle était son épouse et ce qu’elle avait (c).
774. Cette divine Souveraine eut un autre homme qui se confia en elle ; Salomon parla principalement de lui, et cet homme fut son propre Fils, Dieu et homme véritable qui confia à cette Femme forte jusqu’à son être propre et son honneur à l’égard de toutes les créatures. Dans cette confiance qu’il eut en Marie est renfermée toute la grandeur des deux ; parce que Dieu ne put lui confier davantage et elle ne put mieux lui correspondre, afin qu’il ne se trouvât pas frustré ni pauvre de dépouilles. Ô merveille étonnante de la puissance et de la sagesse infinie ! que Dieu se soit fié à une pure créature et à une femme pour prendre chair humaine dans son sein et de sa propre substance ! l’appeler Mère avec une vérité immuable ! et elle l’appeler son Fils ! le nourrir à son sein et l’élever sous son obéissance ! devenir Coadjutrice de la Rédemption et de la Réparation du monde, Dépositaire de la Divinité, Dispensatrice de ses trésors infinis et des mérites de son très saint Fils, de sa vie, de ses miracles, de ses prédications, de sa mort et de tous les autres sacrements ! Il se confia pour tout à la très sainte Marie. Mais que l’admiration s’étende davantage sachant que dans cette confiance il ne se trouva point frustré ; car une femme pure créature sut et put satisfaire adéquatement à tout ce qui lui avait été confié, sans y manquer ou sans qu’elle pût opérer en tout avec plus de foi, d’espérance, d’amour, de prudence, d’humilité et de plénitude de toute sainteté. Son homme ne se trouva point pauvre de dépouilles, mais riche, prospère, et abondant de louange et de gloire, et ainsi le texte ajoute :
775. Elle lui donnera le retour du bien et non du mal, tous les jours de sa vie. Dans ce retour, il entendit celui que donna à la très sainte Marie son propre Mari, Jésus-Christ son Fils véritable, car le retour du côté de cette Dame a déjà été déclaré. Et si le Très-Haut rémunère toutes les moindres œuvres faites pour son amour avec une rétribution surabondante et excessive, non seulement de gloire, mais aussi de grâce en cette vie, quel dut être le retour de biens et de trésors que la Divinité lui donna, avec lesquels il rémunéra les biens de sa propre Mère ? Celui-là seul qui le fit peut le connaître. Mais dans le commerce et la correspondance que garde l’équité du Seigneur, rémunérant avec un bienfait et un secours plus grand celui qui profite bien du moindre, on entendra quelque chose de ce qui arriva dans toute la vie de notre Reine entre elle et la puissance divine. Dès le premier instant, elle commença à recevoir plus de grâce avec la préservation du péché originel que les anges les plus élevés ; correspondant adéquatement à ce bienfait, elle crût dans la grâce et elle opéra avec cette grâce en proportion ; et ainsi furent les pas de toute sa vie, sans tiédeur, sans négligence, ni retard. Donc, qu’y a-t-il d’étonnant que seul son très saint Fils fut plus qu’elle et que toutes les autres créatures demeurassent inférieures presque infiniment ?
776. Elle chercha la laine et le lin et elle travailla avec le conseil de ses mains. Louange légitime et digne de la Femme forte ; qu’elle soit officieuse et laborieuse au dedans de sa maison, filant la laine et le lin pour le vêtement et le secours de sa famille en ce qu’elle a besoin de ces choses et des autres qu’on peut acquérir par ce moyen. Tel est le saint conseil qui s’exécute par les mains travailleuses et non oisives (d), car l’oisiveté de la femme qui vit les bras croisés est un argument de sa noire folie que l’on ne peut raconter sans honte. Dans cette vertu extérieure qui de la part d’une femme mariée est le fondement du gouvernement domestique, la très sainte Marie fut une Femme forte et un digne exemplaire de toutes les femmes, car elle ne fut jamais oisive, et de fait elle travaillait la laine et le lin pour son époux, pour son Fils et pour les pauvres qu’elle secourait par son travail. Néanmoins, comme elle joignait dans un souverain degré de perfection les actions de Marthe avec celles de Marie, elle était plus laborieuse avec le conseil des œuvres extérieures (e), et conservant les espèces des visions divines et de la lecture des saintes Écritures, elle ne fut jamais oisive dans son intérieur sans travailler et accroître les dons et les vertus de l’âme. Pour cela le texte dit :
777. Elle fut comme le navire du marchand qui porte son pain de loin. Comme ce monde visible s’appelle mer inquiète et orageuse, il est conséquent que ceux qui y vivent et qui traversent ses ondes inconstantes s’appellent navires. Ils travaillent tous dans cette navigation pour porter leur pain qui est le soutien et l’aliment de la vie sous le nom de pain ; et celui-là le porte de plus loin qui était plus loin d’avoir ce qu’il acquiert par son travail ; et celui qui travaille davantage gagne beaucoup plus et le tire de plus loin au prix de plus de sueurs. Il y a une espèce de contrat entre Dieu et l’homme que celui qui est serviteur travaille et sue en négociant la terre et en la cultivant ; et que le Seigneur de toute chose l’assiste par le moyen des causes secondes, concourant avec elles, afin qu’elles lui donnent le pain, qu’elles le nourrissent et qu’elles lui payent la sueur de son visage, et la même chose qui arrive dans ce contrat quant au temporel se passe aussi quant au spirituel, que celui-là ne mange point qui ne travaille point 228.
778. La très sainte Marie fut, entre tous les enfants d’Adam, le navire riche et prospère du marchand, qui porta son pain et notre pain de très loin. Nulle ne fut aussi discrètement diligente et laborieuse dans le gouvernement de sa famille ; nulle ne fut aussi attentive en ce que par sa divine prudence elle connaissait être nécessaire pour sa pauvre famille et pour le secours des pauvres ; et elle mérita et gagna tout cela par sa foi et sa sollicitude très prudente, avec quoi elle le porta de loin ; parce qu’elle était très loin de notre nature humaine vicieuse, comme aussi des richesses de cette nature. Il est impossible de calculer tout ce qu’en cela elle fit, acquit, mérita et distribua aux pauvres. Mais elle fut plus forte et plus admirable à nous porter le pain spirituel et vivant qui descendit du ciel ; puis elle le tira non seulement du sein du Père d’où il ne serait point sorti sans cette Femme forte, mais il ne serait pas venu au monde, dont les mérites étaient si loin, si ce n’eût été dans le navire de Marie. Et bien qu’elle ne pût, étant créature, mériter que Dieu vînt au monde, elle mérita néanmoins qu’il accélérât le pas et qu’il vînt dans le riche navire de son sein ; ce que n’aurait pu faire une autre qui aurait été moindre en mérites ; elle seule fit que ce pain divin fût vu se communiquer et alimenter ceux qui en étaient si loin (f).
779. Elle se leva de nuit et elle pourvut au nécessaire de ses domestiques et à la nourriture de ses serviteurs. Elle n’est pas moins louable, cette qualité de la Femme forte, de se priver du repos et de la délicieuse tranquillité de la nuit pour gouverner sa famille, distribuant à ses domestiques, à ses enfants et à ses conjoints, et ensuite à ses serviteurs, les occupations légitimes à chacun, avec les choses nécessaires pour s’en acquitter. Cette force et cette prudence ne connaissent pas la nuit pour se livrer et s’absorber dans le sommeil et l’oubli de ses propres obligations ; parce que le soulagement du travail ne doit point se prendre pour satisfaire l’appétit mais à cause de la nécessité. Notre Reine fut admirable dans cette prudence économique, et quoiqu’elle n’eût pas de serviteurs ni de servantes dans sa famille, parce que l’émulation de l’obéissance et de l’humilité servile dans les offices domestiques ne lui permettaient point de confier ces vertus à d’autres ; mais dans le soin de son très saint Fils et de saint Joseph elle était une très vigilante servante, et il n’y eut jamais en elle ni négligence, ni oubli, ni retard, ni inadvertance en ce qu’elle devait prévenir ou pourvoir pour eux, comme je le dirai plus loin dans toute cette Histoire.
780. Mais quelle langue peut expliquer la vigilance de cette Femme forte ? Elle se leva et elle fut sur pied dans la nuit cachée de son cœur secret, et dans le mystère caché pour lors de son mariage, elle demeurait attentive, attendant ce qui lui serait commandé pour l’exécuter avec humilité et obéissance. Elle prépara à ses domestiques, et à ses serviteurs les puissances intérieures et les sens extérieurs, tout l’aliment nécessaire, et elle leur distribua à chacun son soutien légitime, afin que dans le travail du jour, s’appliquant au service du dehors, l’esprit ne se trouvât point nécessiteux et dépourvu. Elle commanda aux puissances de l’âme avec un précepte inviolable que leur aliment fût la lumière de la Divinité, leur occupation incessante, la méditation et la contemplation ardente de jour et de nuit dans la loi divine, sans jamais y mettre aucune interruption pour n’importe quelle œuvre ou quelle occupation extérieure de son état que ce fût. Tels étaient le gouvernement et l’aliment des domestiques de l’âme.
781. Elle distribua aussi aux serviteurs qui sont les sens extérieurs leurs occupations et leur nourriture légitimes ; et usant de la juridiction qu’elle avait sur ces puissances, elle leur commanda de servir l’esprit comme servantes, et quoique vivant dans le monde, d’ignorer sa vanité et de vivre mortes pour elle, sans vivre plus que pour le nécessaire à la nature et à la grâce, de ne point tant s’alimenter du plaisir du sensible que de celui qui leur serait communiqué de la partie supérieure de l’âme et dispensé par son influence surabondante. Elle mit un terme et des limites à toutes leurs opérations, afin qu’elles demeurassent toutes réduites à la sphère du divin amour sans aucun manquement, toutes le servant et lui obéissant sans retard, sans résistance et sans réplique.
782. Elle se leva de nuit et elle gouverna aussi ses domestiques. Il y eut une autre nuit dans laquelle se leva aussi cette Femme forte et d’autres domestiques auxquels elle pourvut. Elle se leva dans la nuit de l’ancienne loi, obscure par les ombres de la future lumière ; elle vint au monde au déclin de cette nuit, et par son ineffable prévoyance, elle donna à tous ses domestiques et à ses serviteurs, ceux de son peuple et du reste de la nature humaine, aux saints Pères et aux justes, aux pécheurs esclaves et captifs, à tous elle donna et distribua l’aliment de la grâce et de la vie éternelle. Et elle le leur donna avec tant de vérité et de propriété que cet aliment leur fut présenté, fait de sa propre substance et de son propre sang, que le Fils de Dieu devenu notre nourriture reçut dans son sein virginal.
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NOTES EXPLICATIVES
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a. Plusieurs docteurs appliquent ce chapitre des Proverbes à la très sainte Marie, comme entendu par l’Esprit-Saint pour elle ; saint Bernard, Serm. 2 ; supra Missus ; le Bienheureux Albert-le-Grand, Lib. 6, de land. B. Mariœ, c. 9, et Bibl. Marian ; Saint Antonin, 4 part. tit. 15, c. 18 ; Saint Vincent Ferrier, Serm. 1, in Nat. B. V. ; le Bienheureux Jacques de Voragine, Serm. 2, Fabb. post Ciner ; Salazar et autres.
b. Il vint. Le prix élevé de cette Femme forte Marie vint non de la terre mais du ciel ; non du ciel proche de la terre, mais du suprême ciel.
c. La bienheureuse Vierge est la Femme en qui le cœur de saint Joseph se confia et se reposa pleinement.
d. Interprétation très exacte de l’hébreu ; elle travailla avec un prudent conseil avec ses mains.
e. Épiphane, prêtre de Constantinople, écrit dans la vie de la très sainte Vierge : « Elle était docile et elle aimait à apprendre ; et non seulement elle s’exerçait dans l’étude de la sainte Écriture mais aussi dans le travail de laine, de lin, de soie. » Saint Anselme écrit la même chose de la Vie de la Vierge. Et saint Épiphane dit mystiquement : « La sagesse et la vertu opérative de Marie nous a tissé avec la laine de l’Agneau divin le vêtement incorruptible de la grâce et de la gloire. » Cont. hæres. lib. 3 ap. A. Lapide écrit : « Comme la laine représente anagogiquement la vie active et le lin, comme plus subtil, la contemplation, ainsi l’un et l’autre furent opérées et exercées par la bienheureuse Vierge dans un degré très éminent, parce qu’en toutes ses œuvres elle unit parfaitement, avec une harmonie admirable, la vie de Marie avec celle de Marthe.
f. A. Lapide ajoute : « Il est appelé justement son pain, parce qu’elle le conçut seule sans œuvre d’homme, le déposant de son sein, comme d’un navire, à Bethléem, qui signifie maison de pain pour l’utilité de tous, et afin que tous nous nous en nourrissions dans la sainte Eucharistie. »
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SANCTUS, SANCTUS, SANCTUS.
CHAPITRE XXIV
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Qui poursuit le même sujet par l’explication du reste du chapitre XXXI des Proverbes.
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SOMMAIRE : – 783. Marie acheta le champ de la plus haute perfection. – 784. Elle se ceignit par la mortification. – 785. Joie de la mortification. – 786. Cette joie fut plus grande en Marie. – 787. Elle étendit ses mains vers les choses fortes. – 788. Elle ouvrit sa main aux pauvres. – 789. Elle ouvrit la main de Dieu. – 790. Les puissances de Marie avaient un double vêtement. – 791. Le vêtement de Marie tissu avec force et variété. – 792. Saint Joseph son époux siégera avec le Juge suprême. – 793. Elle vendit à Dieu le linceul de sa pureté. – 794. Sa joie au jour du jugement. – 795. Marie ouvrit sa bouche à la sagesse et à la clémence. – 796. Elle choisit les sentiers les plus courts pour arriver à Dieu. – 797. Les enfants de l’Église l’ont proclamée bienheureuse. – 798. Ses richesses surpassent celles de tous les prédestinés. – 799. Erreur du monde dans l’estime de la grâce et de la beauté éphémères. – 800. Exhortation.
783. Aucune des qualités de la Femme forte ne put manquer à notre Souveraine, parce qu’elle fut Reine des vertus et fontaine de la grâce. Elle considéra le champ, poursuit le texte, et l’acheta ; du fruit de ses mains elle planta une vigne. Le champ de la perfection la plus élevée, où se nourrit le fertile et l’adorant des vertus, fut celui que considéra notre Femme forte la très sainte Marie, et le considérant et le pondérant à la clarté de la lumière divine, elle connut le trésor qu’il renfermait. Et pour acheter ce champ elle vendit tout le terrestre dont elle était véritablement Reine et Maîtresse, préférant à tout la possession du champ qu’elle acheta en se refusant l’usage de ce qu’elle pouvait avoir. Seule cette Dame put vendre le tout, parce qu’elle était Maîtresse de tout, pour acheter le champ spacieux de la sainteté ; seule elle le considéra et le connut adéquatement, et elle s’appropria à elle-même, après Dieu, le champ de la Divinité et de ses attributs infinis, dont les autres saints reçurent quelque part. Du fruit de ses mains elle planta la vigne. Elle planta la Sainte Église non seulement en nous donnant à son très saint Fils pour qu’il la formât et la fabriquât ; mais aussi en étant sa Coadjutrice et en demeurant après son Ascension Maîtresse de l’Église, comme je le dirai dans la troisième Partie de cette Histoire. Elle planta la vigne de son cœur spacieux et magnanime des germes des vertus, de la vigne très fertile Jésus-Christ, qui distilla dans le pressoir de la croix le très doux vin de l’amour 229 dont sont alimentés ses amis et enivrés ses très chers (a).
784. Elle ceignit son corps de force et elle affermit son bras. La plus grande force de ceux que l’on appelle forts consiste dans le bras, avec lequel on fait les œuvres ardues et difficiles ; et comme la plus grande difficulté de la créature terrestre est de se ceindre dans ses passions et ses inclinations, les ajustant à la raison, pour cela le texte sacré joint ensemble dans la Femme forte les actions de se ceindre et de corroborer son bras. Notre Reine n’avait pas de passions, ni de mouvements désordonnés à ceindre dans sa très innocente personne ; mais elle ne laissa pas pour cela d’être plus forte à se ceindre que tous les enfants d’Adam qui furent déréglés par l’aiguillon du péché. Il fallait une vertu plus grande et un amour plus fort pour faire des œuvres de mortification et de pénitence lorsqu’ils n’étaient pas nécessaires, que s’ils eussent été faits par nécessité. Aucun de ceux qui sont malades du péché et obligés à sa satisfaction ne mit tant de peine à mortifier ses passions désordonnées que notre Princesse Marie à gouverner et à sanctifier davantage toutes ses puissances et tous ses sens. Elle châtiait son corps très chaste et virginal par des pénitences incessantes, des veilles, des jeûnes, des prosternations en croix, comme je le dirai plus loin (b), et elle refusait toujours à ses sens le plaisir et le repos, non parce qu’ils se seraient déréglés, mais pour opérer le plus saint et le plus agréable au Seigneur, sans tiédeur, sans retard et sans négligence ; parce que toutes ses œuvres furent avec toute l’efficace et la force de la grâce.
785. Elle goûta et connut combien son commerce était bon ; sa lumière ne sera pas éteinte pendant la nuit. Le Seigneur est si bénin et si fidèle envers ses créatures que lorsqu’il commande de nous ceindre par la mortification et la pénitence parce que le royaume des cieux souffre violence 230 et qu’il doit s’acquérir par force, à cette même violence de nos inclinations, il a attaché en cette vie un goût et une consolation qui remplissent tout notre cœur d’allégresse. On connaît dans cette joie combien bon est le commerce du souverain Bien par le moyen de la mortification avec laquelle nous ceignons les inclinations à d’autres goûts terrestres ; parce que nous recevons comptant la joie de la vérité chrétienne et en elle un gage de celle que nous espérons dans la vie éternelle ; et celui qui négocie le plus la goûte davantage et plus il gagne par elle, plus il estime le commerce.
786. Nous qui sommes sujets à péchés, nous connaissons cette vérité par expérience, or combien notre Femme forte Marie devait-elle la connaître et la goûter. Et si l’on peut conserver en nous-mêmes la lumière divine de la grâce par le moyen de la pénitence et de la mortification des passions, combien cette lumière devait être ardente dans le cœur de cette créature très pure ? L’insipidité de la nature pesante et corrompue ne l’opprimait pas ; le remords de la mauvaise conscience ne la troublait pas, ni la crainte des péchés passés ; et outre cela sa lumière était au-dessus de toute pensée humaine et angélique ; par laquelle elle dût très bien connaître et goûter ce commerce, sans que la lampe de l’Agneau 231 qui l’illuminait pût s’éteindre dans la nuit de ses travaux et des dangers de la vie.
787. Elle étendit sa main à des choses fortes et ses doigts prirent le fuseau. La Femme forte qui, par l’œuvre et le travail de ses mains, accroît ses vertus et les biens de sa famille et se ceint de force contre ses passions, goûte et connaît le commerce de la vertu ; elle peut bien étendre et allonger le bras vers de grandes choses. La très sainte Marie le fit sans embarras de son état et de ses obligations ; parce qu’en s’élevant au-dessus d’elle-même et de toutes les choses de la terre, elle étendit ses désirs et ses œuvres au plus grand et au plus fort de l’amour divin et de la connaissance de Dieu, au-dessus de toute la nature humaine et angélique. Et comme depuis ses épousailles elle allait en s’avançant vers la dignité et l’office de mère, elle allait aussi, en étendant son cœur et en allongeant le bras de ses œuvres saintes, jusqu’à arriver à coopérer à l’œuvre la plus ardue et la plus forte de la toute-puissance divine, qui fut l’Incarnation du Verbe. De tout cela j’en dirai davantage dans la seconde partie (c), en déclarant la préparation que notre Reine eut pour ce grand mystère. Et parce que la détermination et le propos des choses grandes qui n’arriveraient pas à l’exécution ne seraient que des apparences sans effet, pour cela il dit : Que les doigts de cette Femme forte prirent le fuseau ; et c’est dire que notre Reine exécuta tout le grand, l’ardu et le difficile comme elle l’entendit et se le proposa dans son intention très droite. Elle fut en tout véritable et non bruyante et os