Marc Chagall

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raïssa MARITAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAGALL

 

Chagall est venu à grands pas

De la Russie morose

Il a dans sa besace

Des violons et des roses

Des amoureux plus légers que des anges

Et des mendiants en redingote

Des musiciens et des archanges

Et des synagogues

 

Il a des prés et des villages

Qui chavirent dans l’orage

Des cabarets des bals des belles

Des fenêtres dans l’arc-en-ciel

 

Le trône de lys de la Fiancée

Sous le dais de soie empourprée

Toute la Bible en images

Tous les grands personnages

En longues barbes en longues robes

Et leurs agneaux et leurs colombes

Des coqs diaprés et des vaches

Les animaux de La Fontaine et ceux de l’Arche

Des foules des noces des larmes des baisers

Des chevaux chimériques

Des dames et des cavaliers

Et des cirques

Il a peint l’univers entier

Rien n’y manque

Avec toutes les couleurs du soleil

Qui y dansent

 

Puis il a un Christ étendu

À travers le monde perdu

Dans un grand espace d’ivoire

À ses pieds un chandelier allumé

À six bougies par mégarde

Et dans le ciel des hommes éplorés

Qui regardent

 

Aux quatre coins de l’horizon

Feu et flammes

De pauvres Juifs de partout s’en vont

Personne qui les réclame

Ils n’ont plus de lieu sur la terre

Pour se reposer pas une pierre

Les Juifs errants

Il faut donc qu’ils logent au ciel

Morts ou vivants

Avec ces amis de Chagall

Qui ici-bas se tiennent si mal

Qui sont toujours en l’air dans les nuages

 

Ces rabbins pensifs

Et ces violonistes

Qui jouent de l’accordéon dans la neige

 

                           Meudon

                             1939

 

 

 

CHAGALL n’avait que vingt ans lorsqu’il vint à Paris pour la première fois, en 1910. Dans Ma Vie il raconte qu’à peine arrivé il aurait voulu repartir, revenir à Vitebsk sa ville natale, et que c’est le Louvre qui le retint. « Faisant le tour de la salle ronde de Véronèse, et des salles où sont Manet, Delacroix, Courbet, je ne voulais plus rien d’autre... C’était comme si les dieux s’étaient tenus devant moi. » Il visita aussi le Salon des Indépendants : « Je pénétrai au cœur de la peinture française de 1910, écrit-il, je m’y suis accroché 1. »

Mais, tout d’abord, il n’est pas aimé autant qu’il aime. Il s’en rend compte. – « Sans doute mes premières tendances étaient un peu étranges pour les Français. Et moi je les contemplais avec tant d’amour. C’était pénible. Mais mon art, pensais-je, est peut-être un art insensé, un mercure flamboyant, une âme bleue jaillissant sur mes toiles. Et je songeais : À bas le naturalisme, l’impressionnisme et le cubisme réaliste ! »

Tout récemment, ici, je lui ai demandé ce qui, à ce premier contact, l’avait frappé chez les peintres impressionnistes, les fauves, les cubistes ? – « Leur réalisme », m’a-t-il aussitôt répondu avec tristesse.

Réponse précieuse et combien émouvante ! Le don spécial qu’un grand artiste a reçu est sa loi, son instinct, la règle de son art, la preuve de sa vocation. Vis-à-vis de l’œuvre des autres ce don est une lumière révélatrice de ce qui leur fait défaut ; lumière partielle, d’où vient la partialité inévitable de l’artiste – mais lumière vraie, parce que nulle œuvre, si accomplie soit-elle, n’épuise toutes les possibilités de l’art.

Chagall souffre donc de toute représentation brutale des choses, qu’elle soit réaliste-naturaliste ou réaliste-abstraite. Ce n’est pas que lui-même évite les formes naturelles ; il ne les fuit pas, au contraire il les fait siennes par l’amour qu’il leur porte, mais par là même il les transforme et transfigure, dégage et abstrait d’elles leur propre surréalité, y prend les symboles de la joie et de la vie dans leur essence purifiée, dans leur âme spirituelle. Ainsi dans l’univers de Chagall comme dans celui de la Grâce la joie naît de la caritas, comme la paix.

 

*

 

La joie est rarement exprimée par les peintres. Non pas le plaisir, non pas le rire, ironique ou amer ; mais la pure joie, la joie grave, la joie comme substance de vie. Il y a eu, à cet égard, Rubens ; nous avons eu Renoir, nous avons Marc Chagall. Mais Rubens et Renoir ont exprimé la joie de vivre, l’épanouissement charnel de la joie, la joie bien plantée en terre, satisfaite, sans aucune trace de cette « mélancolie irritée » dont parle Baudelaire, sans nulle postulation d’une autre terre et d’autres cieux. Rubens et Renoir sont les réalistes glorieux de la joie et de la vie, – Chagall en est le surréaliste ; et il ne l’est pas par une construction volontaire de l’esprit, par une métaphysique a priori ; il l’est par une donnée immédiate de sa conscience d’artiste, par une tendance enracinée dans sa nature, naturelle à son génie.

La joie tendre, spirituelle, qui imprègne son œuvre est née avec lui à Vitebsk, en terre russe, en terre juive. Elle est donc toute pénétrée de mélancolie, traversée de l’aiguillon de la nostalgie et de la difficile espérance. En vérité la joie juive ne ressemble à aucune autre ; on dirait que, plongeant très profondément ses racines dans le réalisme de la vie, elle y puise, en même temps, le sentiment tragique de sa fragilité et de la mort. La fiancée juive pleure sous le dais nuptial. Le petit juif qui danse ne perd pas le souvenir de sa misère ; et tout en dansant il la moque, et il l’accepte comme son lot divin. S’il chante, – c’est en soupirant ; car il est pénétré des souffrances passées de son peuple, et son âme est comme baignée du sentiment prophétique des douleurs inimaginables qui lui sont réservées. Est-ce que Dieu ne l’en a pas averti ? Est-ce qu’il n’a pas pris la peine, ce qu’il n’a fait pour aucun autre peuple, de lui dire par Isaïe, par Jérémie et les autres grandes voix de la Bible, les purifications que lui réserve son amour ? Ils savent tout cela, les Juifs dont l’âme ne s’est pas livrée au monde profane, mais s’est baignée chaque jour dans l’eau vive de l’Écriture. Ils le savent, les Juifs de Chagall. Voyez les visages de ses musiciens ; ils sont, comme ceux de ses mendiants et de ses rabbins, des visages éternellement vrais. Miraculeusement propres tout à la fois à dire la joie de la vie, et à faire face au bourreau et à la mort.

À quel point Chagall est près de son peuple, à quel point son art surréel est vrai, je viens d’en avoir la preuve très douloureuse en contemplant, sur une photographie venue de Pologne (malgré tous les obstacles de tels documents nous parviennent), l’image déchirante de trois Juifs revêtus de leurs taliss et qui prient, au moment d’être fusillés parce que Juifs, par les bourreaux de la « race supérieure ». Oh ! quelle humilité, quelle innocence, quel étonnement d’agneaux devant la cruauté humaine paraît sur le visage de ces martyrs ! Et tout à la fois quelle calme gravité.

Et bien que de cette tragique réalité aux plus grands des chefs-d’œuvre il y ait à franchir l’abîme qui sépare un univers d’un autre, il est juste de dire que les Juifs de l’œuvre de Chagall sont eux aussi, dans la transposition et l’abstraction de l’art, une image de l’impérissable Israël.

 

*

 

Avec cette connaissance profonde, tout instinctive, de l’âme de son peuple, avec cet amour de la vie, la poésie est la grande animatrice, la grande purificatrice de l’œuvre de Chagall. Chacun de ses tableaux – dans sa sérénité, dans sa solidité picturale, dans son infaillible science de la couleur – vit du frémissement de la poésie, appelle une réponse du fond de notre être, comme toute grande œuvre d’art, nous oblige à un dialogue intime avec lui.

Cette question de la poésie dans l’œuvre de Chagall, et, en général, de la poésie dans les arts plastiques, est une question délicate et qui donne lieu à des malentendus.

On alarme le peintre, en tout cas on ne lui fait nul plaisir en parlant de poésie au sujet de sa peinture. Il lui semble qu’on dénie à son œuvre sa valeur essentielle qui est d’être de bonne peinture, et qu’on essaie de la sauver en lui reconnaissant des qualités extrinsèques à ses moyens et à ses fins, comme seraient ceux d’un « beau sujet », ou d’une anecdote intéressante. Évidemment, pris en ce sens le compliment de poésie ne serait qu’une impertinence. En ce sens-là il pourrait tout au plus s’agir de littérature, selon la signification péjorative de ce mot.

La poésie n’est pas cela, et on le sait bien lorsqu’il s’agit d’un poème ; mais on oublie que la poésie n’est pas seulement dans l’art du poète ; elle est aussi dans l’âme des choses.

 

            Tu lis les prospectus les catalogues

            les affiches qui chantent tout haut

            Voilà la poésie ce matin

            (et pour la prose il y a les journaux) 2.

 

Elle est surtout l’âme de tous les arts. Différente en ses manifestations selon la nature de chaque artiste, dont aucun n’est semblable à l’autre, elle élève plus ou moins la voix, elle impose plus ou moins sa présence, mais de tout art elle est la vivificatrice et la saveur, dont l’absence marque des signes de la mort tous les académismes.

Lorsqu’on nomme la poésie à propos de l’œuvre de Chagall, on pense (comme je le fais) à cette poésie dont on a dit qu’elle est « une divination du spirituel dans le sensible », qu’elle « est à l’art ce que la grâce est aux vertus morales » : la grâce divinise les vertus humaines, et la poésie élève la simple habileté et la science de la technique au ciel de l’art créateur. – « Ouvrier expert en son art et habile enchanteur », tel est l’artiste selon Isaïe. – On pense à la poésie qui est la manifestation d’une connaissance mystérieuse, d’une expérience pleine de saveur, née dans les profondeurs de l’âme, et qui cherche à fructifier dans une œuvre, comme des profondeurs de ses racines monte jusqu’au ciel de son fruit la force de l’arbre. Et je pense enfin à la magnifique définition d’un texte sanscrit de l’époque védique : « La poésie est une parole dont la saveur est l’essence » ; parole « surnaturelle », « supraphysique » et « non-mondaine ». En tous ces caractères se trouve l’analogie avec l’expérience mystique et divine qui est comme une flèche indicatrice du domaine de Dieu. Et c’est sans doute à cause de tous ces caractères de la poésie présente dans son œuvre que Chagall, qui ne professe cependant aucune religion dogmatique, s’étonne qu’on puisse concevoir un art sans mysticisme.

Un tableau de Chagall est un visage tranquille, assuré de lui-même ; c’est une présence qui s’impose même à ceux qui sont sourds à la voix de la poésie. Mais à ceux qui entendent sont dits, non volontairement, mais par la puissance même de cet art, mille rêves et mystères qui sont à l’œuvre comme le réseau secret de l’arbre des artères ; ils assurent la vie, il disent la vie, les images indélébiles de l’enfance, les vœux du cœur, la joie des yeux.

Aussi Chagall a-t-il toujours été aimé des poètes.

Lors de son premier séjour à Paris, entre 1910 et 1914, il a connu Apollinaire – « ce Zeus doux », dit-il dans Ma Vie. Voici comment il raconte la première visite que lui fit le poète.

« Je n’ose montrer mes toiles à Apollinaire. – Je sais, vous êtes l’inspirateur du cubisme. Mais moi je voudrais autre chose ?... Quoi d’autre ? Je suis gêné. »

Cependant il lui montre ses tableaux.

« Apollinaire s’assied. Il rougit, enfle, sourit et murmure : « Surnaturel ! »

« Le lendemain je recevais une lettre, un poème dédié à moi : – Rotsoge. »

Il s’en est fallu de peu, on le voit, que le surréalisme ne se soit appelé surnaturalisme, en la personne de son premier représentant. Mais les anges du Vocabulaire Sacré ne l’ont pas permis.

 

*

 

Le surréalisme de Chagall a un caractère spirituel et un caractère plastique.

Sans nulle idée préconçue, par la magie de son art, par la libération de son monde intérieur, Chagall a créé des formes signifiant un univers spirituel bien à lui, et dont les caractères ne se trouvent à ce degré chez aucun autre peintre de notre temps.

On a pu dire de Rouault qu’il est le peintre du péché originel. Mais l’univers créé par Chagall ignore le péché, la haine et la discorde ; il dit la grâce et la joie, la fraternité et l’amour.

La douleur du monde est présente aussi, sous les signes d’une contemplation grave et mélancolique ; mais les symboles de la consolation voisinent toujours avec elle. S’il y a un pauvre homme dans la neige, du moins joue-t-il du violon ; si un rabbin tenant la Thora dans ses bras est plongé dans un songe douloureux, la présence à ses côtés d’une innocente vache blanche dit la tranquillité de l’univers. Avec bien des toiles du même maître ce tableau est parmi les plus beaux de la peinture moderne, – d’une valeur qu’aucune évolution d’écoles ne pourra ni vieillir ni ébranler.

Dans le même ordre d’idées, si nous contemplons le grand tableau de la Révolution, nous voyons à gauche, le groupe compact et puissant des révolutionnaires dans sa lumière rouge comme interdit par le spectacle de la vie pacifique et douce de l’amour, figurée à droite, et dont il est séparé par un large chemin de neige.

Il faut avoir vu cet admirable tableau dans la lumière du matin – la pure lumière de New York lui convient merveilleusement – et avec un suffisant recul ; il apparaît alors en profondeur dans toute la majesté de ses plans, et le parfait équilibre de ses masses colorées : – à gauche les rouges et les violets profonds, à droite les bleus tendres baignés dans la lumière du soleil. Devant le groupe compact de gauche un coq et un agneau s’avancent l’un vers l’autre ; les tables brisées de la Loi gisent à terre. Au centre, dans la neige, un rabbin accoudé à une table songe et tient la Thora dans ses bras.

À droite des amoureux se tiennent sur le toit de leur maison ; au-dessus d’eux un homme est couché dans le soleil (ou dans l’arc-en-ciel), et dans le ciel est debout un groupe de musiciens.

Un mendiant, en redingote, s’en va le dos courbé sous sa besace, mais la tête relevée par l’indéfectible espérance.

Tel est ce tableau de la Révolution où il serait vain de chercher la doctrine sociale de l’artiste, – sinon son amour et sa pitié.

Tous les symboles chagalliens sont là, et loin de donner au tableau un caractère d’image historique ils contribuent à sa valeur abstraite et purement plastique.

Dans l’univers chagallien les passions elles-mêmes de l’amour, de la jalousie, – et le meurtre, – sont, comme dans Aleko, le ballet dont il a peint les décors, fondues dans une pitié dominatrice qui fait du crime lui-même un malheur seulement.

Le ballet Aleko est donc, malgré tout l’humain désordre sous-jacent, un paradis animé de la joie de la vie. Chaque costume est un tableau de Chagall, peint par lui. Les jambes des danseurs sont veinées de branches d’arbres ; des arbres sont diaprés de jeux de cartes, des animaux vont et viennent, debout comme des hommes, plus fraternels qu’eux, avec de douces têtes innocentes. Comme dans l’œuvre entière de Chagall tous les êtres de la création communient dans un univers qui chavire. Et tout cela est peint pour le mouvement et l’action, avec une maîtrise acquise de longue date, depuis les jours de sa jeunesse où il inventait, en 1919, des peintures murales pour la salle du théâtre Yiddish de Moscou, et des décors animant la scène et situant l’action dans les trois dimensions de l’espace.

Pour ne trouver que la douleur et les larmes il faut arriver à une œuvre relativement récente, au Christ que Chagall a peint au centre d’un tableau de pogroms, au Christ étendu à travers le monde perdu, dans un grand espace d’ivoire. La lampe juive est à ses pieds. Dans le ciel un groupe de Juifs se lamentent sur le sort misérable des leurs. Misère sans remède. Les synagogues brûlent, les Juifs fuient des quatre coins de l’horizon. Personne ne les appelle. Seule la compassion du Crucifié rayonne et attire à soi leur douleur. La grande beauté de ce tableau me semble toute particulière dans l’œuvre de Chagall. La douloureuse gravité juive y épouse la gravité tendre des primitifs français.

Étonnante est aussi la gouache que Chagall a récemment exposée à New York : La Descente de Croix, qu’il a peinte il y a un an dans le Connecticut. L’intention, l’expression y sont nettement objectives ; les rapports des tons clairs et légers – gris et ivoire, avec seulement un peu de bleu sur l’aile d’un ange – sont d’une délicatesse, d’une « rareté » extrêmes.

Un détail de ce tableau me semble important pour la compréhension psychologique de Chagall. Ce détail c’est la tête d’oiseau que le peintre a donnée à l’un des amis du Christ qui le descendent de la Croix. Il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas là un trait caricatural, un caprice irrespectueux du peintre ; non, c’est seulement l’univers des êtres innocents, qui n’est jamais absent d’un tableau de Chagall, qui a fait irruption là où il n’était nullement attendu, apportant en cette manière au Christ que les hommes ont mis à mort, l’offrande de la pacifique pureté. Et ne fallait-il pas en vérité qu’un oiseau fût là, malgré le peintre lui-même, et la manière tout objective dont il avait voulu traiter le sujet traditionnel de la Descente de Croix ?

 

*

 

Les caractères plastiques de son œuvre, de même que la poésie et la spiritualité qui en émanent, apparentent Chagall aux grands Primitifs, bien qu’il n’ait pas derrière soi l’art roman et l’art gothique, comme les peintres occidentaux. Chagall, lui, est un primitif de la race du Christ. Et il est comme Rouault un primitif vrai, spontané, qui ne doit rien à l’imitation. Les premières images qui sont à la source de son art sont celles de son enfance juive dans une petite cité de la Russie de 1900, et il n’a connu qu’assez tard l’art roman et gothique.

Sans doute parce qu’il faut beaucoup de temps pour que se dégagent à force de purification, et d’accroissement de la maîtrise, les profondeurs d’une personnalité, le caractère dont je parle ne prend toute son évidence qu’assez tard dans l’œuvre de Chagall, comme chez Rouault.

Pour Chagall il ne se trouve ni dans ses paysages, ni dans ses fleurs ; c’est dans les eaux-fortes inspirées par la Bible, que ce caractère apparaît dans sa pleine grandeur. On y voit qu’un primitif vrai demande peu à la nature – bien qu’il l’aime d’une tendresse toujours jeune, et d’un amour mystique – et beaucoup à soi-même ; peu au réalisme et beaucoup à la transposition, ou à ce qu’on appelle aujourd’hui l’abstraction, qui n’est rien d’autre que le surgissement de formes nouvelles mystérieusement apparentées aux formes naturelles, et riches de l’esprit de l’artiste dont elles sont nées. Et sans doute cela se confond-il avec les exigences de l’art, si Baudelaire a eu raison de dire que « la première affaire d’un artiste est du substituer l’homme à la nature, et de protester contre elle », mais cela est surtout vrai des grands primitifs qui, sous la poussée de leur monde intérieur, abstraient de l’univers naturel, spontanément, des formes universelles d’une signification inépuisable.

Henri Focillon, dans l’Art des Sculpteurs Romans, écrit que « l’âge roman est dominé par les visionnaires. Ils lui communiquent leur instinct de surhumanité, leur appétit des choses cachées et des vérités surnaturelles. Ils l’arrachent à l’ordre commun, aux proportions normales, à l’équilibre de la raison, ils font revivre la délirante épopée de Jean, mais ils ne se contentent pas d’illustrer ces textes de feu, ils en font la matière d’un songe étrange et tout personnel. »

Mais notre âge à nous est dominé par le fer et par le sang. Si un artiste comparable à ceux de l’âge roman ou gothique se lève parmi nous, c’est qu’il est lui-même un visionnaire doué de l’instinct de « surhumanité » et de « l’appétit des choses cachées et surnaturelles ». Marc Chagall est l’un de ces visionnaires. Lui non plus ne se contente pas « d’illustrer » les textes de feu de la Bible. Ses 105 eaux-fortes de la Genèse, des Rois et des Prophètes, – exécutées à la demande d’Ambroise Vollard, le célèbre marchand de tableaux, – révèlent son moi essentiel. Son extraordinaire maîtrise lui permet la plus riche modulation des nuances au service d’une imagination qui se renouvelle sans cesse au contact du texte sacré perçu avec une intuition exacte et amoureuse. Le miracle est que cette richesse, évitant constamment l’anecdote et le détail, se tient dans une haute et humble signification de l’essentiel. Et quelle que soit la grandeur signifiée elle l’est toujours avec une grâce émouvante, une grâce nouvelle – véritable création de l’artiste, – car elle ne doit jamais rien à la grâce propre aux formes naturelles.

« Illustrer la Bible », écrivait Jacques Maritain en 1934, à propos des quarante eaux-fortes déjà exécutées à cette date pour la Genèse, « était pour l’art de Chagall une épreuve singulière... L’épreuve a tourné à l’avantage du peintre. Il s’est renouvelé en restant lui-même.

« Réduit, concentré, oublieux des frondaisons agressives de la couleur son art manifeste d’autant mieux la qualité humaine et poétique et la profondeur de sentiment qui nous le rendent cher. Abstrait sans être cérébral, il ne conduit pas méthodiquement le burin, suivant les procédés des anciens maîtres. Une technique ingénieuse, dictée par une sensibilité toujours en éveil, fait merveilleusement chanter le blanc et le noir et le noir dans le noir, avec des modulations voilées comme les chants de la Synagogue... L’art de Chagall n’a rien des mesures de la forme grecque... C’est d’une sorte de chaos fluide parcouru par l’âme que naissent des apparences vivantes qui sont comme des gestes de mains agiles élevées d’en bas et mendiant la pitié. Et voilà que la grandeur apparaît en même temps, comme dans la descente des Anges avec Abraham, ou dans la solitude irritée de Moïse, ou dans cette admirable Création de l’homme, d’un mouvement si noble 3... »

 

*

 

Dans Ma Vie, souvenirs de Chagall, publiés à Paris en 1931, mais écrits en Russie il y a plus de vingt ans, les origines de l’art de Chagall apparaissent clairement.

Il ne doit rien à aucune académie, aucune tradition, à aucune école. Il doit tout à ses dons innés et très déterminés de peintre, à sa sensibilité de poète, aux vives et fraîches images qui ont impressionné son enfance ingénue, à l’humble maison de son grand-père le sacrificateur et de ses parents ; à sa mère, à l’âme de laquelle ressemble son âme ; à Vitebsk, sa ville natale, petite cité de la Russie Blanche peuplée de Juifs aux longs cafetans, qui étudient et psalmodient tout le jour dans les synagogues, – et à Paris son « second Vitebsk ».

Quand de Pétersbourg ou de Moscou il revient chez lui, il s’élance au cimetière où repose sa mère :

« Plus léger qu’une flamme, qu’une ombre aérienne, je cours verser des larmes,

« Voici mon âme, cherchez-moi par ici, me voilà, voici mes tableaux, ma naissance ».

Chez son grand-père il assiste à l’égorgement rituel du bétail. Le grand-père lie les jambes d’une vache : « Elle tombe avec un soupir. J’étends mes bras pour embrasser son museau, pour lui souffler quelques mots, qu’elle ne s’inquiète pas... » Le boucher enfonce l’acier dans la gorge. « Du sang à flots. » L’enfant ne s’en effraie pas, – c’est la vie, c’est la nécessité, – mais une infinie tendresse pénètre son cœur et forme sa vision :

« Vachette nue et crucifiée dans les cieux tu rêves. Le couteau resplendissant t’a élevée dans les airs. » Voilà un tableau de Chagall.

Dans la maison de son grand-père ce ne sont « que peaux suspendues séchant comme du linge ». Mais pour l’enfant prédestiné cette maison du grand-père est le paradis de l’art : « Dans l’obscurité des nuits » il lui semblait que c’était là « tout
un troupeau de bonheur, crevant les planches, volant dans l’espace. »

« Je ne plaisante pas, dit-il. Si mon art ne jouait aucun rôle dans la vie de mes parents, en revanche leur vie et leurs créations ont bien influencé mon art. »

« Je m’enivrais près de la place de mon grand-père dans la synagogue... Il prie, il chante, il se répète mélodiquement. Comme un moulin à huile tournait dans mon cœur. Ou comme si un nouveau miel fraîchement recueilli coulait au fond de moi. » C’est la saveur même de la poésie que l’enfant goûte ainsi, mais c’est déjà à son art qu’il songe :

« Et s’il pleure, je me souviens de mon dessin manqué et je pense : serai-je un grand artiste ? »

Le jour du grand Pardon son père lui semble le Prophète Élie :

« Je n’ai pas de mots pour traduire les heures de la prière du soir.

« À cette heure-là, le temple me semblait entièrement peuplé de saints.

« Lentement, gravement, les Juifs déplient leurs voiles sacrés, pleins de larmes de toute la journée de prières.

« Leurs vêtements se déploient comme des éventails...

« J’étouffe. Je ne bouge pas.

« Jour infini ! Prends-moi, fais-moi plus proche de toi. Dis un mot, explique !...

« Si Tu existes, rends-moi bleu, fougueux, lunaire, cache-moi dans l’autel avec la Thora, fais quelque chose, Dieu, au nom de nous, de moi...

« Bientôt la lune, demi-lune, va paraître.

« Les bougies sont au bout de leurs flammes...

« Tantôt la bougie monte vers la lune, tantôt la lune vers nos bras descend en volant.

« La route elle-même prie. Les maisons pleurent.

« Le ciel passe de tous les côtés.

« Les étoiles s’allument et l’air frais entre dans la bouche ouverte.

« Ainsi nous rentrons à la maison ».

Ainsi se formaient tes tableaux, ô Chagall !

Voilà la forme, voilà l’abstraction propre à l’art de Chagall. Telles sont ses racines, tels sont ses commencements. Telle est son essence.

 

Mais le temps est venu pour Chagall de quitter Vitebsk :

« J’avais le sentiment que si je restais plus longtemps... j’allais me couvrir de poils et de mousse.

« Je rôdais dans les rues, je cherchais et priais :

« Dieu... fais que se révèle mon âme, âme douloureuse de gamin bégayant, révèle-moi mon chemin. Je ne voudrais pas être pareil à tous les autres ; je veux voir un monde nouveau.

« En réponse la ville paraît se fendre, comme les cordes d’un violon, et tous les habitants se mettent à marcher au-dessus de la terre... Les personnages familiers s’installent sur les toits et s’y reposent. » (Comme dans le tableau de la Révolution.)

Le voici enfin à Paris, grâce à un député de la Douma – Winawer – qui s’est intéressé à lui. Il a vingt ans. Dès ce premier séjour – de 1910 à 1914 – son cœur s’y fixe à jamais. Il y cherche son chemin à lui.

« Oh ! si je réussissais, à cheval sur la chimère en pierre de Notre-Dame, avec mes bras et mes jambes, à tracer mon chemin dans le ciel !

« Le voilà ! Paris, tu es mon second Vitebsk ! »

 

Il quitte Paris en 1914. Il a une exposition à Berlin, où ses tableaux, à son insu, devaient créer « l’expressionnisme », – art allemand où Chagall ne se reconnaît pas. Il rentre en Russie. C’est la guerre. C’est la Révolution. Il a épousé Bella, sa fiancée depuis six ans, celle dont il dit :

« Toute vêtue de blanc ou tout en noir, elle survole depuis longtemps à travers mes toiles, guidant mon art. Je n’achève ni un tableau ni une gravure sans lui demander son « oui, ou non ».

Naissance d’Ida. Travaux de Chagall au théâtre de Moscou. Ainsi, avec Aleko il n’a pas, comme on l’a dit ici, trouvé enfin sa voie ! Cette voie il l’a largement ouverte il y a quelque vingt-cinq ans, lorsqu’il s’est « jeté avec acharnement sur le plafond et les murs du théâtre de Moscou ». Ses travaux ont complètement renouvelé l’art du décor et de la mise en scène, et même le jeu des acteurs du théâtre juif. « Ah ! pensais-je, voilà l’occasion de renverser le vieux théâtre juif, son naturalisme psychologique, ses barbes collées. Là sur les murs au moins je pourrai... projeter librement ce qui me semble indispensable pour la renaissance du théâtre national... Je ne supportais pas le naturalisme. » – « Là, dit-il avec nostalgie, là soupire dans l’obscurité ma peinture murale... » Et depuis il n’a pas cessé de soupirer après des surfaces murales à peindre... Ah, que ne puis-je lui offrir une chapelle ou une spacieuse maison dont ses fresques feraient tout l’ornement et la beauté.

 

*

 

Après les premières années de la Révolution, Chagall constate une fois de plus que décidément la Russie, – la Russie des Soviets pas plus que la Russie Impériale, – n’a besoin de lui ; il voit avec amertume et tristesse que son art reste encore étranger à son pays. Dès le début de 1918, entraîné par le jeune souffle de la Révolution, il avait contribué lui-même de toutes ses forces au renouvellement de la vie et de l’art en Russie. Dans sa ville natale il avait fondé une académie, un musée, des ateliers communaux. Mais que faire d’un art aussi « gratuit » que le sien en ces années où il faut tout reconstruire, – et vivre d’abord ! Il ne rencontre que l’incompréhension.

Cependant la vocation est impérieuse ; le peintre rêve à Rembrandt et à Cézanne, – « Je suis sûr que Rembrandt m’aime », – à la Hollande, à l’Italie, à la Provence. Surtout Paris l’attire, comme il attire les artistes de tous les pays. – Paris capitale de l’art, depuis que Rome a perdu ce privilège. Chagall désire partir, retrouver à Paris les amis, peintres et poètes, qu’il y a laissés, et son atelier peuplé de ses tableaux inachevés qui l’appellent. Il écrit :

« Me dépouillant de mes habits » – comme un saint François d’Assise épousant la Pauvreté ! Qu’elle est donc profonde la nécessité qui pousse le grand artiste comme le saint à se dépouiller à l’heure des renouvellements ! – « Me dépouillant de mes habits j’aurais dit : mes chers, vous voyez, je suis revenu vers vous. Je suis triste ici. La seule chose que je désire c’est faire des tableaux. Ni la Russie Impériale ni la Russie des Soviets n’ont besoin de moi. Je leur suis incompréhensible, étranger. »

« Je viendrai avec ma femme, mon enfant

« Je m’étendrai près de vous

« Et peut-être l’Europe m’aimera et avec elle ma Russie. »

 

*

 

En 1922 enfin Chagall se fixe en France. Et le miracle français se renouvelle. Une fois de plus un peintre venu du climat le plus étranger à celui de l’Île de France, y trouve l’air le plus favorable au développement de son génie. Cet air spirituel de liberté, où la personnalité de l’artiste s’exalte et trouve aussi sa stabilité. Ce léger délire des esprits où s’insinue cependant une secrète mesure. Cette justice qui finalement est rendue à toute valeur réelle. Ce centre de rayonnement qui fait que le monde ne peut ignorer ce que Paris a consacré.

 

Paris vous a aimé, Chagall, vous qui lui avez donné vingt-quatre années de travaux magnifiques. Et aujourd’hui l’Amérique vous reçoit comme un des plus grands parmi les peintres chers à la France, en attendant qu’un jour le pays de votre naissance vous comprenne mieux qu’il ne l’a fait dans les années de votre jeunesse.

 

New York, Décembre 1942.

 

 

Raïssa MARITAIN, Marc Chagall,

Éditions de la Maison française, 1943.

 

 

 

 

ANNEXE


UNE INTERVIEW DE CHAGALL 4

 

Dès ma jeunesse, écrit Chagall, je me suis opposé à cette profession d’artiste-peintre qui ne vise qu’à décorer des appartements. J’ai voulu concrétiser d’une manière humaine l’impuissance de l’homme devant la nature. Je n’ai pas cherché à exercer une vengeance mais à établir un effort parallèle à la nature, si j’ose m’exprimer ainsi.

Chacun de nous constitue une personnalité, il faut avoir l’audace de l’extérioriser. Je possédais cette consolation de sortir du peuple. Mais l’art populaire – que j’aime d’ailleurs beaucoup – ne me satisfaisait pas, à cause de son exclusivisme, car je garde un goût prononcé pour l’esprit raffiné, pour la culture. Toutes ces tendances esthétiques ne me suffisent pas et persuadé qu’en art 1 plus 1 ne font pas 2, tout en sous-entendant néanmoins techniquement ce principe réaliste, j’ai tenté d’éveiller en ma sensibilité les côtés les plus sombres, les plus profonds de mon moi.

J’ai vu, senti le réalisme, non seulement chez les impressionnistes, mais encore chez les premiers cubistes : chez les premiers le paysage démembré extérieurement selon la théorie de la lumière ; chez les seconds la nature morte déformée suivant les recherches de la troisième et de la quatrième dimension.

Mais toutes ces conceptions me semblaient trop terrestres. Il fallait changer la nature non seulement matériellement et du dehors, mais aussi en dedans, idéologiquement, sans crainte de ce qu’on a appelé la « littérature. » Et je pense avoir eu raison, puisque aujourd’hui et après dix-huit ans d’efforts de ma part, cette tendance reste à l’ordre du jour, plus violente encore que jadis et sous le nom de surréalisme.

Le Futurisme ne m’a jamais paru bien extraordinaire, car si l’on met à part le manque de métier des futuristes du début de la manifestation, la tendance ne faisait qu’ajouter au cubisme un élément de vitesse.

Je ne suis pas responsable non plus de ce que mes efforts aient été jugés parallèles à l’« expressionnisme » allemand dont le titre seul apparaît littéraire ou tout au moins trop réaliste.

Nous nous éloignons de plus en plus du professionnalisme et tout ce qui se distinguera de la nature, non seulement par l’aspect mais en esprit, constituera de plus en plus l’art, l’art pris en dehors de toute école.

En somme je dois ce que j’ai réussi à Paris, à la France dont l’air, les hommes, la nature furent pour moi la véritable école de ma vie et de mon art.

 

 

 

 

 

 



1 Marc Chagall, Ma Vie, traduit par Bella Chagall, Paris, Stock, 1931.

2 Guillaume Apollinaire. Alcools.

3 Texte paru d’abord dans les Cahiers d’Art, Paris, 1934, et reproduit plus tard dans Frontières de la Poésie, Paris, Rouart.

4 Cette interview a paru dans l’ouvrage de Maurice Raynal « Anthologie de la Peinture en France de 1906 à nos jours » (Éd. Montaigne, Paris). Maurice Raynal fait précéder le texte de Chagall de la note suivante : « Le mysticisme coloré de Marc Chagall a exercé une influence considérable sur l’art contemporain. Si l’Expressionnisme et le Surréalisme le renient aujourd’hui, c’est après avoir pris de son œuvre certaines intentions fondamentales qu’ils ont dénaturées ou transformées suivant des sensibilités différentes, naturelles ou artificielles. Une partie de l’art belge, en outre, s’est servie de l’œuvre de Chagall comme d’un microscope qui lui a révélé le côté le plus original de la tradition flamande. »

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net