Le mendiant ingrat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques MARITAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous ne pouvons rien donner que nous n’ayons reçu, étant à l’image de Celui qui a tout reçu de son Père. C’est pourquoi plus on donne, plus on a besoin de recevoir, plus on est mendiant. Bloy était un terrible mendiant qui ne souffrait pas la médiocrité dans les hommes, et que Dieu ne devait contenter qu’avec la vision de la Gloire. On aurait dit parfois que dans son désir de la bienheureuse vision il fermait volontairement les yeux aux lumières ordinaires, et préférait marcher à tâtons vers le pur éblouissement. Cette impatience mystique est, à mon avis, à la source même de son art.

Il s’agit pour lui, avant tout, de « donner l’idée et l’impression du mystère », c’est-à-dire de notre impuissance à voir en face la lumière qui nous éclaire, et de donner en même temps, par la plus somptueuse floraison d’images, une similitude sensible de cette vérité dont nous n’avons pas encore l’intuition et que nous ne connaissons que per speculum in aenigmate : « Il est indispensable que la Vérité soit dans la Gloire, dit-il. La splendeur du style n’est pas un luxe, c’est une nécessité. » Essentiellement, Léon Bloy est un pèlerin du Saint-Tombeau. – « Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste que l’expédient de mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné par le Mensonge. Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des dieux ! » – « Je suis bonnement un pauvre homme qui cherche son Dieu, en l’appelant avec des sanglots par tous les chemins... » « La vérité bien nette et qui éclate dans tous mes livres, c’est que je n’écris que pour Dieu. » Il était tout le contraire d’un anarchiste haïssant « les bourgeois » : il était un chrétien qui haïssait le Bourgeois, c’est-à-dire, pour qui sait comprendre, un des noms modernes du vieil ennemi.

Pour se faire une idée de Bloy, il faut renoncer aux analogies faciles. En lui s’affrontaient comme à l’état pur, et comme hors du climat de l’humaine raison, – qu’elle soit philosophie ou qu’elle soit prudence, – les privilèges du Chrétien et ceux du Poète. Les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit plantés dans une âme profonde et intuitive, affamée de la vision divine et qu’opprime le génie ; un pauvre cœur d’homme en proie à tout le surhumain des exigences divines, et à tout l’inhumain du despotisme de l’art ; les grands orages, les nuits, les larmes du mysticisme le plus âpre dans un ciel de violence et de passion, au-dessus d’une terre indomptable, et ne trouvant issue que dans les formes éclatantes d’une imagination férocement espagnole... Impatient comme Hello de voir et de toucher, il semble qu’il n’ait jamais accepté de renoncer complètement aux splendeurs du sensible, pour chercher au delà, dans l’obscurité d’une contemplation purement spirituelle, Celui qui est au-dessus de toute image et de toute pensée. Signes sensibles et tangibles de la gloire de Dieu, voilà l’objet de sa faim jamais assouvie. Ainsi, c’est dans le monde des formes et des images que les touches mystiques viennent se répercuter, et qu’arrive à se transposer le sens le plus authentiquement chrétien des exigences absolues du Seigneur. Discordances, dès lors, et disproportions : le sentiment du mystère, si pur en lui-même, si élevé chez Bloy, se traduira parfois par des fulgurations et des ténèbres trop matérielles. La juste perception de ce que l’opération du Saint-Esprit comporte d’unique et d’exceptionnel en chaque âme docile (au moins quant à la manière de faire les choses ordinaires) deviendra le goût des œuvres extraordinaires, et du grandiose romantique projeté en Marchenoir.

Mais quoi ? Ces déficiences vénielles étaient précisément la rançon de l’incomparable efficacité de son œuvre à tourner vers Dieu le cœur des hommes, – des hommes qui la plupart du temps vivent in sensibus, et qui ont besoin d’être conduits à l’intelligible par le sensible. Imaginez les trois vertus théologales se revêtant des haillons somptueux et sordides de la plus violente sensibilité lyrique, pour aller mendier sur les places et dans les rues. Bloy aimait à répéter qu’il n’écrivait pas pour les justes, – ni pour les parfaits, ni pour les progressants, ni pour les débutants, – mais pour les dormants qui avaient besoin de sa souffrance et de sa clameur, pour les publicains et « pour la canaille ». Catégorie à laquelle vous n’appartenez certes pas,

 

            Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère,

 

mais dont fait partie, en ces temps de misère, une fâcheuse multitude rachetée pourtant par le sang du Seigneur. Sans la grâce, que sommes-nous ? Des âmes ensevelies et qui balbutient comme en rêve ; Bloy attire ces âmes à la lumière en raison même de l’union dans son œuvre du sensible et du spirituel. L’aspect individualiste et imaginatif, le resplendissement esthétique que prend chez lui l’absolu religieux, met d’une certaine manière cet absolu à leur portée. Elles l’entendent, lui, quand il leur dit : « Tout ce qui arrive est adorable... Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints... On n’entre pas dans le paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd’hui, quand on est pauvre et crucifié. » Mendiant assis au seuil de l’église, montrant aux passants ses plaies saignantes, il les appelle ainsi vers la maison de vérité, et puis il les conduit jusqu’à l’autel du Dieu vivant.

« Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, lorsqu’il passera auprès de l’abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là. » – À quel abandonné ce mot d’Ernest Hello, qu’il répétait souvent, s’appliquait-il mieux qu’à lui-même ?

Villiers de l’Isle-Adam, devant un interlocuteur importun ou insolent, regardait le personnage avec une extrême et manifeste application, clignait des yeux, tendait le cou, avançait la tête, et s’écriait découragé : « J’ai beau faire, Monsieur, je ne vous aperçois pas. » Bloy, lui, était dans une impuissance native de voir et de juger en eux-mêmes les individus et les circonstances particulières. Il ne les discernait pas. De là, pour qui en considère les points d’application immédiats, l’outrance démesurée de ses violences. Elles visaient autre chose en réalité.

Dans ces violences il faut voir tout d’abord l’effet d’une sorte d’abstraction très spéciale, non pas philosophique certes, mais artistique, ou si l’on veut de typification : tout événement, tout geste, tout individu donné hic et nunc était instantanément transposé, arraché des contingences, des conditions concrètes de l’ambiance humaine qui l’expliquent et le rendent plausible, et transformé, sous le regard de ce terrible visionnaire, en un pur symbole de quelque dévorante réalité spirituelle.

Il faut y voir aussi un effet de son étrange absorption dans son propre monde intérieur. Il était « de ceux que les clameurs de la Désobéissance importunent, et qui vivent retirés dans leurs propres âmes ». Lorsqu’il n’était encore qu’un petit enfant, sa mère l’avait souvent trouvé assis silencieux, et baigné de larmes, pleurant depuis des heures, sans motif assignable. Une mélancolie sans bornes pesait sur lui, naturelle et surnaturelle ; un certain nombre d’aperceptions d’une mortelle acuité, telles qu’en peuvent éveiller les dons mystiques dans une pareille âme, emplissaient son cœur ; une vue crucifiante de l’oubli de Dieu et de son Amour, de la haine du Pauvre, de l’abjection et de la cruauté propres à un monde où l’Évangile n’est plus connu, lui rendaient perpétuellement présente la passion du Seigneur, configurant sa propre vie spirituelle à l’agonie et au taedium du mont des Oliviers. Voilà ce qui existait pour lui : cet univers spirituel – et sa fidèle douleur. Le reste était fantômes, spectacle inutile et incertain. Et ces aperceptions existant en lui initialement, avec leur vive certitude, et faisant déjà pression de toutes parts sur son esprit, il suffisait qu’un objet extérieur, passant dans l’ombre de sa souffrance, présentât quelque apparence des vices ou de la tiédeur qu’il haïssait, pour qu’il s’en emparât comme d’un symbole détestable, et le soumît à ses indignations de « justicier obéissant ». Ses coups pouvaient s’égarer de façon déplorable : la victime choisie pouvait ne mériter ni le pal ni le scalp, être digne au contraire de tous les lauriers ; à travers elle, forme périssable, il atteignait le monstre invisible, le monument d’iniquité spirituelle qui opprimait son cœur et le cœur d’un grand nombre de ses frères.

« Ma colère, disait-il, n’est que l’effervescence de ma pitié », et ce mot est très véritable. Voyant sa propre vie comme un symbole de réalités plus hautes, et pour cela la donnant elle-même en spectacle, il estimait pouvoir traiter les hommes comme des signes et des figures où son art épelait la miséricorde ou l’indignation de Dieu.

Il a toute sa vie haï l’injustice, aimé les pauvres et les abandonnés, espéré, avec quelle impatience ! la révélation de la Gloire de Dieu. Il désirait ardemment le martyre, il s’y croyait destiné, il l’attendait sous les espèces d’une immolation sanglante et extraordinaire qui lui a été refusée, ce qui ne veut pas dire que le Père céleste ne lui a pas dispensé la grâce d’un martyre invisible, infligé par la triple angoisse du silence, où ses cris tombaient comme dans un gouffre, de la solitude et de la misère supportées pour l’amour de Dieu. Il est entré, conduit par les saints, dans les profondeurs surnaturelles de la Douleur et de l’Abandon, de toutes les douleurs et de tous les abandons : douleur et abandon du Pauvre, image de Dieu, douleur et abandon d’Israël, peuple de Dieu, douleur et abandon de Marie, Mère de Dieu. Les grandes flammes qui circulent dans son œuvre sont comme des reflets de la béatitude des Larmes.

Ames de poètes ou de prophètes, les âmes désignées pour parler au nom d’un grand nombre de morts ou de souffrants ne sont pas libres de récuser leur mandat. Le Mendiant ingrat devait donner une voix aux impatiences et à l’agonie d’une multitude de pauvres et d’oubliés, qui frappaient à la porte de son cœur. Sa terrible ironie devait dénoncer la bassesse du monde orgueilleux qui les écrasait. Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous serez affamés... Le Seigneur a crié huit fois malheur contre les Scribes et les Pharisiens hypocrites. Chacun de nous, en la misère de cette vie terrestre, porte en soi la ressemblance de l’un des aspects multiples de la simple et unique Vérité. Dans un monde où l’homme a pris toute la place, et où l’admiration de soi-même, le décorum, les convenances et le soin de se conformer au siècle présent semblent le souci principal de beaucoup d’enfants de lumière, la mission de Bloy était de faire écho aux impropérations de l’Évangile, à l’exultation vengeresse du Magnificat, et de rendre témoignage à Dieu en ne tenant compte de rien que de Dieu seul, et d’ouvrir ainsi les yeux à bien des égarés, qui croyaient follement que l’Église du Christ s’occupe plus à assurer les possessions des riches que la consolation des pauvres. Ah ! il fallait une voix qui clamât sans ménagement la vérité divine ; sans ménagement, sans rien atténuer ni dissimuler, avec un cri assez farouche pour déchirer tous les voiles où les hommes l’ensevelissent. Pour s’acquitter d’une telle mission sans perdre la mesure, comme pour parvenir au plein équilibre intérieur des dons contrastants qui se heurtaient en lui, ne nous y trompons pas, et lui-même le savait bien, c’est la sainteté qui était strictement requise, l’héroïque armature de toutes les vertus. Au moins l’a-t-il éperdument désirée. « Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique, la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. Il me reste d’avoir pleuré, a dit Musset. Je n’ai pas d’autre trésor. Mais j’ai tant pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on meurt, c’est cela qu’on emporte : les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre, capital d’épouvante ou de béatitude. C’est sur ces larmes qu’on sera jugé, car l’Esprit de Dieu est toujours porté sur les eaux... »

 

 

 

Jacques MARITAIN.

 

Paru dans Léon Bloy,

édition du centenaire 1846-1946,

onzième Cahier du Rhône,

Éditions de la Baconnière, 1946.

 

 

 

 

 

 

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