Barbey d’Aurevilly et Dargaud

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René MARTINEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il serait injuste de dire que Dargaud, sans ses belles amitiés, n’aurait rien laissé qui pût sauver son nom de l’oubli, car Dargaud fut un historien d’une réelle valeur, mais il est certain aussi que son intimité avec Lamartine a été jusqu’à ce jour la seule raison de rappeler le nom de Dargaud et que je ne me préoccupe de lui à cette heure qu’à propos des sentiments assez inattendus qu’il inspira à Barbey d’Aurevilly.

Des relations de Dargaud avec Lamartine, qui furent constantes de 1831 à 1865, date de la mort de Dargaud, tout a été dit avec les détails les plus impressionnants par M. Jean des Cognets dans son livre : La vie intérieure de Lamartine, publié en 1912 au « Mercure de France » et réimprimé récemment par la maison Hachette. Cet ouvrage, le plus intéressant à coup sûr de tous ceux consacrés à Lamartine, a eu pour point de départ l’étude de la correspondance du poète.

M. Jean des Cognets y vit rapidement l’importance de la question religieuse dans la vie de Lamartine et l’influence énorme de Dargaud sur un esprit plus avide de religiosité que de vérité absolue, et plus sentimental que mystique. Mme de Lamartine, qui n’aimait pas Dargaud à cause de cette influence même, le considérait comme le mauvais ange de son mari. Tout le livre de M. des Cognets est la confirmation de cette pensée, si nous donnons à mauvais ange une acception moins timide et moins bornée que celle attribuée ordinairement à ce mot.

M. des Cognets a construit, dans La vie intérieure de Lamartine, une biographie très complète de Dargaud ; je me contenterai d’en extraire les faits principaux.

Dargaud est né à Paray-le-Monial en février 1800. Élevé à la maison par un père voltairien, il fit son droit à Paris, où il fréquenta Edgar Quinet, P. -L. Courrier et autres libéraux et eut pour ami le poète Farcy, tué en 1830, et dont l’esprit n’était pas sans analogie avec celui de Lamartine.

Revenu à Paray pour raison de santé, Dargaud eut l’idée de visiter l’illustre auteur des Méditations. Il passa plusieurs semaines à Saint-Point, retenu par son hôte qui ne se lassait pas de sa conversation. Ce fut tout de suite l’intimité. Dargaud revint souvent à Saint-Point et quand, sa santé rétablie, il retourna à Paris, tous les jours il voyait Lamartine qui, le sachant pauvre, l’aida généreusement et l’encouragea de son mieux.

Cependant, Dargaud travaillait. Ayant interrompu son droit pour des études hébraïques, il publia en 1842 une traduction des Psaumes de Job et du Cantique des Cantiques, puis un roman, George, assez bien accueilli dans le monde littéraire, et des articles politiques.

En 1844, il épousa la fille d’un artiste de valeur, sans fortune, et Lamartine redoubla de générosité envers lui.

En 1850, Dargaud se livra aux travaux historiques qui, s’ils n’ont pas augmenté de son vivant sa réputation d’écrivain, constituent aujourd’hui le meilleur et le plus utile de son œuvre. Sa biographie de Marie Stuart, son Histoire de la liberté religieuse (1859), Jane Grey (1862), Élisabeth d’Angleterre, ce dernier livre paru en 1866 quelques semaines après la mort de l’auteur, sont des écrits passionnés, éloquents, très sûrs quant à la documentation. Tous les historiens ayant traité depuis les mêmes sujets ont dû consulter les travaux de Dargaud.

Il a laissé enfin un énorme manuscrit de 1 938 pages in-4° et ce sont ses Souvenirs. C’est dans ce manuscrit, contenant beaucoup de lettres, que M. des Cognets a puisé pour son livre, et c’est en me permettant d’y puiser à mon tour, ce dont je lui suis infiniment reconnaissant, qu’il m’a fourni l’occasion de trouver une admirable lettre inédite de Barbey d’Aurevilly, avec un curieux commentaire de Dargaud.

Celui-ci mourut à Paris, en décembre 1865. Lamartine fut très affecté de cette mort et surtout de ce que son ami mourut sans avoir voulu recevoir le prêtre. C’est à ce propos qu’il écrivit à Bruys d’Ouilly : « La prière ne fait jamais de mal 1. »

Les relations de Dargaud avec Lamartine s’expliquent pourtant. Les caractères des deux amis diffèrent peu. Dargaud était déiste et libre-penseur, et si Lamartine a des raisons sentimentales de repousser la libre-pensée et une habitude de la soumission qui lui fait goûter les bienfaits de cette manifestation de ses dispositions intérieures, il est, tout comme Dargaud, gêné par les dogmes. Ils se croient l’un et l’autre modérés, mais la modération de Lamartine est réelle, tandis que Dargaud ne sait affirmer son déisme qu’avec l’attitude agressive d’un ennemi déclaré de l’Église. Il y a, chez les deux penseurs, de la générosité et de l’orgueil. Les facultés exceptionnelles de Lamartine le font souple et spirituel, un peu flottant. Il trouve en Dargaud implacable le tremplin solide qui lui permet de rebondir sans s’écarter de la ligne habituelle de ses rêves.

La question des relations de Dargaud avec Barbey d’Aurevilly semble, au premier abord, plus complexe. De ce que l’auteur du Prêtre marié a été, pendant les années de sa prime jeunesse, un homme de son temps, un admirateur de Byron, sensitif en art, épris d’audaces de pensées, il sait, au moment où il rencontre Dargaud chez Lamartine, en 1853, que les idées de Dargaud sont précisément celles dont il est revenu, et, de ces idées, il ne voit pas seulement l’erreur, il en saisit les ridicules et oppose à la fermeté froide un persiflage chaleureux qui la trouble et quelquefois la brise. Ce Dargaud avait-il donc une véritable puissance de séduction pour que Barbey d’Aurevilly se fît avec lui si constamment indulgent ?

Nous savons Dargaud grand causeur et cette qualité ne pouvait que le rendre sympathique au brillant et infatigable causeur que fut Barbey d’Aurevilly, mais il y a autre chose encore et, comme il arrive souvent, la réalité est simple. Avant de séduire, Dargaud avait été séduit tout le premier et Barbey, alors passablement méconnu, avait trouvé en lui le plus sincère et le plus enthousiaste de ses admirateurs.

Dargaud venait de publier sa Marie Stuart. Barbey admira ce livre et exprima son admiration, non sans les restrictions que comportait l’ouvrage, envisagé au point de vue catholique, mais en constatant la vigueur et la droiture qui étaient à ses yeux les conditions indispensables d’un bon travail historique. Son article toucha Dargaud d’autant plus que la presse catholique avait conspué son livre.

L’historien lut aussitôt les romans de Barbey et fut ébloui, car il aimait la littérature. Il en comprit l’exceptionnelle valeur bien autrement qu’un Trébutien ou tout autre des ordinaires correspondants de Barbey et, quoiqu’il fût de huit ans plus âgé que celui-ci, lui manifesta une déférence très particulière.

Le nom de Dargaud revient alors si souvent dans les lettres de Barbey que Trébutien s’étonne et veut connaître la physionomie de cet homme que Barbey semble chérir presque autant que lui Trébutien.

Alors Barbey brosse rapidement le magnifique portrait que voici :

 

C’est un des hommes les plus répandus qu’il y ait. Il aime cette vie vaine que j’ai usée, – qui heureusement ne m’a pas usé et dont je ne veux plus.

Je ne l’ai pas vu dans le monde, – je ne l’ai vu que chez Lamartine, – un caravansérail plutôt qu’un salon, – mais il a tout ce qu’il faut pour y être accueilli. Fort bon ton, une politesse exquise, de la pénétration, du tact, une parole onctueuse, – qui est douce et serpente comme de l’huile, – une huile parfumée. Il est dans les milieux charmant en fait de causerie. Les femmes doivent surtout le prendre pour confident. C’est le premier des seconds. C’est un homme gros et grand, aux traits dilatés, mais dont la grande bouche a un aimable sourire et l’œil plus de sagacité d’expression qu’on ne le croirait en lisant l’auteur. Il doit avoir de quarante-sept à cinquante ans 2, mais bien portant et sans le masque rabougri et chiffonné que les passions d’envie ou de vanité mettent sur les traits lassés des hommes de cet âge. L’âme a sauvé le visage de Dargaud. Le front est large, la tête, comme tout l’homme, frappe en force. Il porte les cheveux longs et droits.

Ce qui individualise sa physionomie, c’est une longue mèche traversant le front et tombant incorrigiblement sur un de ses yeux, – le contraire de Viennet qui se hérisse indomptable, celle de Dargaud penche. La différence des deux esprits est toute là.

J’ai répondu à vos questions sur Dargaud. Le. voyez-vous maintenant ? Il est brun et pâle. Sa voix est douce et pleine. Il a une manière de vous prendre les mains qui vous prend le cœur 3.

 

Au moment où Barbey d’Aurevilly écrivait ces choses, l’admiration grandissante de Dargaud se traduisait par des lectures qu’il imposait à Lamartine des romans de Barbey. Il profitait de son ascendant sur le grand poète pour lui faire goûter les belles pages de l’Ensorcelée et d’Une vieille maîtresse.

On prête à Lamartine ce mot à propos de Barbey : « C’est le duc de Guise de la littérature ! » Le mot ne serait-il pas de Dargaud lui-même ? Il est certain, pour qui a lu Dargaud, que l’historien, souvent sévère envers les grands chefs catholiques du XVIe siècle, a une prédilection marquée pour le duc François.

Barbey, de son côté, a senti qu’il peut demander beaucoup à Dargaud et il va jusqu’à rêver de convertir au catholicisme ce libre-penseur d’un caractère aimable et d’un talent d’écrivain qui fait s’illusionner le critique, car celui-ci rencontre habituellement chez ses adversaires une faiblesse d’imagination, tout l’opposé de la puissance d’esprit de Dargaud.

Barbey s’était toujours reproché d’avoir, dans sa jeunesse, détourné de l’autel une âme charmante, celle d’un ami de collège nommé Fleury :

 

J’en fis, écrit-il, un libertin dans les deux sens du mot, l’ancien et le moderne, et il mourut, tué trop vite pour revenir à Dieu. J’étais impie comme Capanée à cette époque, et mon exemple et ma parole avaient une influence irrésistible sur mes amis. Fleury devint tout ce que j’étais… Je le pris donc à Dieu à qui je me trouve une restitution d’âme à faire…

 

Pour opérer cette restitution, il songe à Dargaud :

 

C’est une âme, écrit-il encore à Trébutien, aussi lisible pour moi que votre écriture et elle est aussi douce à mes yeux…

 

Sur ces entrefaites, Dargaud publia un livre : Voyage aux Alpes, et ce livre est comme une réponse brutale aux tentatives amicales de Barbey qui renonça, après lecture, à l’article qu’il se serait fait une joie d’écrire. Il adressa à Dargaud une lettre charmante où il garde le ton affectueux et doux, mais où il donne, avec sa fermeté et sa clarté habituelles, les raisons de son silence. Cette lettre inédite, Dargaud l’avait copiée, et elle appartient au manuscrit de ses Souvenirs. La voici :

 

 

Dimanche matin,         

au reçu presque de votre lettre.

 

         Mon cher Dargaud,

Il y a des amis et il n’y a pas d’article et il n’y a pas d’article précisément parce qu’il y a des amis.

Du moins un ami et c’est moi !

Votre livre est lu et voici mon impression brute. Je vous trouve un grand talent descriptif. Vous avez ce que lord Byron appelait la puissance congrégatoire. Votre sentiment de la nature est très sincère et très enthousiaste. Votre vin du Rhin n’est pas frelaté, je le tiens pour vrai et pour excellent. De plus vous avez beaucoup d’esprit dans l’imagination. Vos mots ont de l’éclat et de la finesse. Le coup de fouet de vos jugements, s’il ne porte pas juste, claque toujours.

Mais – oh ! voici le diable qui se lève ! – je n’ai sur rien et sur personne vos opinions. L’épaisseur du globe est entre nous. Vos grands hommes sont pour moi de faux grands hommes. Je les méprise ou je les hais. À propos d’eux, il y a dans votre livre tout un système d’opinions très ardentes, très arrêtées et très armées, ce n’est pas assez dire, très agressives ; vous êtes très conséquent, vous avez raison. Il faut toujours aller jusqu’au bout de ce qu’on croit la vérité ! Vous avez le dédain de ce que je crois, moi, et il se montre, car la foi est une insolente ; sous cet air d’aller aux Alpes et de nous en montrer les beautés, vous avez fait un livre de propagande. Ce qui s’exhale de ce bouquet d’impressions cueilli au bord des lacs ou sur les cimes des montagnes, c’est une odeur que je connais… et que je ne puis laisser respirer ! propagande d’âme, d’admiration, de sentiment, propagande positive, tout en n’ayant pas l’air d’y toucher. Est-ce que nous pouvons cesser d’être nous ? Mon cher ami, la plume à la main, nous sommes ennemis ! Je ne vous remercie pas du Panthéon que vous avez fait à ma pauvre Eugénie de Guérin entre Jean Reynaud et Pelletan. Ils sont vos amis, je ne veux pas dire à vous dans une lettre ce que je pense d’eux, mais, dans un article, je le dirais.

Donc, pas d’article ! Je craindrais de vous être nuisible. L’intérêt que vous m’avez signalé, je le compromettrais vraisemblablement et je ne m’en consolerais pas.

Je ne puis pas vous faire de réclame. Je suis gauche à cela. Quand je ne parle pas avec toute mon âme, je ne vaux rien, vous le savez. Et puis toujours la même idée qui règle ma conduite avec tous et même avec vous. Je ne puis laisser passer des admirations et des sympathies dont l’éloquence est un danger et qui donnent aux esprits faibles et ignorants la haine de ce que j’aime et l’amour de ce que je hais !

Je vous embrasse – et plus je vis et vous connais, plus je regrette de ne pas vous voir dans nos rangs.

JULES BARBEY D’AUREVILLY.

 

 

Et Dargaud ajoute :

 

On voit quelles étaient mes relations avec d’Aurevilly, très loin l’un de l’autre pour les idées, très près pour l’affection. Notre liaison datait de Marie Stuart. Sur la réputation de mes tendances, il avait annoncé partout qu’il me sabrerait. La lecture de mon histoire le séduisit. Il me fit un admirable article, répudiant les doctrines, louant le talent et les intentions. Je le remerciai de sa courtoisie. Il me répondit aussitôt : « J’ai reçu votre lettre avec un sentiment bien vif, Monsieur. Ma première heure de liberté, j’aurai l’honneur de vous l’offrir. Le meilleur de mon abominable métier de journaliste, c’est, Monsieur, de me donner l’occasion d’établir entre nous une relation sympathique et animée. Permettez-moi d’en caresser l’espérance. Je n’aurai pas vainement senti un grand cœur battre à travers une grande intelligence. »

Voilà comment notre amitié se noua. D’Aurevilly est très gentilhomme. Il est très magnanime avec un peu trop d’emphase, à l’espagnole. Il descend par sa mère de l’armateur Ango. C’est un pirate normand. Le plus grand défaut de d’Aurevilly, c’est une prodigieuse dose d’esprit. Il épice un peu ses conversations et ses livres. Or, trop de sel dans un ragoût ne le rend pas bon. Les pages les plus simples de d’Aurevilly sont ses pages supérieures. Je lui écrivais dernièrement à propos du Chevalier des Touches : « Vous êtes un mauvais métaphysicien et un admirable artiste. Vous me semblez un singulier catholique dont les pieds seuls demeurent dans le cercle orthodoxe que votre pensée déborde de toutes parts. Faites-nous des romans. Vous avez la couleur, le relief et la vie. Tel que vous êtes, vous me plaisez. Vous êtes un rétrograde de volonté, un aventurier, un novateur de nature, un peintre et un poète de palette et d’essor, un Vénitien de style et, comme critique, vous êtes un chouan, un chouan terrible par l’implacabilité, par la variété des ressources, par la variété des stratagèmes et par l’audace. »

D’Aurevilly est tout cela. Il n’a rien du collège ni de la sacristie. Il n’est ni cuistre ni profane, ni sacré, ce qui le distingue entre tous les écrivains de son parti. Il est un homme de bonne compagnie et de bonne humeur. Je ne sais qui l’a appelé un autre Veuillot. C’est un sarcasme, car il n’a pas, lui, pour arme un bâton. Il a une épée. S’il est un Veuillot, c’est un Veuillot chevaleresque. Mais non, il n’est pas un Veuillot du tout ; il est lui-même et c’est mieux. Nul n’est plus accessible au blâme, au conseil, et quelque énergie que vous y mettiez, il est reconnaissant de votre sincérité. À l’apparition de ses Portraits contemporains, je lui écrivis entre autres choses celle-ci : « Ce n’est pas tout d’être catholique. Il serait bon d’éviter tantôt l’impertinence, tantôt l’insolence. L’outrage n’est pas un précepte chrétien. Vous êtes sur une pente dangereuse. Prenez garde, mon cher d’Aurevilly, ne changez pas votre épée contre une hache. Il faut un bourreau, mais il ne faut pas l’être. »

Non seulement d’Aurevilly ne fut pas blessé de la franchise dont il avait compris l’intention, mais il m’en remercia. Or, entendre la vérité sans impatience et sans rancune, rester fidèle à ses amitiés malgré les clameurs de son parti, voilà ce que j’ai toujours vu pratiquer par d’Aurevilly avec facilité.

Personne n’a jamais eu plus d’honneur. Il en mettait jusque dans sa foi. S’il avait cessé de croire, il ne l’aurait pas dit, il serait demeuré catholique par honneur. Et c’est ce que je lui reprochais lorsqu’il osait attaquer Lamennais. Il y a en nous une vertu bien plus belle, bien plus profonde et plus sainte que l’honneur, c’est la conscience. Il n’est pas noble de taire ses convictions. Qu’elles persistent et qu’elles se transforment, notre devoir est de les confesser tout haut. Il vous suffira de l’honneur pour vous mettre en règle avec les hommes, mais, pour vous mettre en règle avec Dieu, il n’y a que la conscience, même si vous l’appeliez apostasie.

 

Ce dernier paragraphe un peu sot montre l’intransigeance des hommes du genre de Dargaud. Ils peuvent être sincèrement tendres, tout en s’attribuant une supériorité sur les plus affectionnés de leurs semblables. Armé de suppositions pédantes, Dargaud fait de la morale et donne à Barbey d’Aurevilly des conseils de modération en lui recommandant l’apostasie comme une vertu.

On peut en conclure, sans témérité, que l’influence de Barbey sur Dargaud fut, quant aux idées, nulle.

Le libre-penseur fréquenta trop assidûment Lamartine et Barbey pour que ce rapprochement n’ait pas laissé de traces dans ses écrits, mais il faut les chercher dans la forme seulement.

Les dissertations éloquentes sont lamartiniennes. Les portraits font parfois penser à du Barbey d’Aurevilly, mais moins concentré que chez le modèle.

À son dernier voyage à Londres, Dargaud vit au British Museum l’extraordinaire portrait de la reine Élisabeth par William Rogers, exemplaire supposé unique de cette gravure dont l’auteur fut certainement un maître, devant lequel la reine, déjà âgée, avait consenti à poser. Dargaud traduisit cette œuvre avec soin :

 

La reine avait plus de cinquante ans. Sa tête est ferme sous sa couronne. Elle jouit de la plénitude du pouvoir temporel et spirituel. Elle est parée comme la châsse de saint Thomas de Cantorbéry. Elle est tout entrelacée de perles et de fleurs de lis qui signifient soit sa virginité, soit sa domination sur la France. Son aspect est royal et sacerdotal à la fois.

Elle est revêtue de son costume de cérémonie. Soie, velours, pierreries, forment un entassement monumental. Par-dessus la robe dégagée au sein, une cape dont on n’aperçoit que les bords couvre les épaules et s’élève au-dessus de la fraise d’une envergure immense. La reine, emprisonnée dans ces colifichets magnifiques, s’y complaît. Elle porte le globe de la main gauche, le sceptre de la main droite, et ces deux mains sont très belles…

La figure est osseuse. Partout des angles. Des joues maigres, une charpente terrible. Le menton est d’airain sans affaissement et sans palpitation. La bouche est insatiable. Les yeux s’enfoncent sous des arcades sans sourcils et dans des orbites mystérieux. Le front seul est beau, plus beau même que les mains. Il est admirable en hauteur et en largeur ; il s’élève et s’étend. Il pense et il règne. De délicates veines le sillonnent, des veines où courent des idées, où monte l’intelligence.

Cette estampe, très rare, est un chef-d’œuvre. Élisabeth, à tout prendre, y est sinistre. L’ennui y perce sous l’orgueil. Est-ce une reine ? Est-ce une Parque ? C’est l’une et l’autre une Parque coiffée d’un diadème de reine, un visage altier, réfléchi, imposant, qui vous défie de l’oublier.

 

Il y a, dans la manière dont certains traits psychologiques sont intercalés çà et là dans la somptuosité du portrait physique, quelque chose de Barbey. Quand l’Élisabeth de Dargaud parut, en 1866 4, l’auteur venait de mourir. Barbey, sans se demander s’il devait ou non parler de Dargaud, dont il parla du reste avec un tact qui ne saurait nous étonner, céda au désir qu’il avait de dire son mot sur un sujet qu’il ne connaissait pas mieux que Dargaud, mais dont il avait mieux deviné le genre d’intérêt. Et il écrivit un de ses articles les plus charmants.

Toute la fausse grandeur d’Élisabeth est déchirée, comme Barbey aurait pu le faire de ses falbalas qui ne l’ont pas ébloui, même dans l’estampe magistrale et flatteuse de Rogers, et tous les morceaux en sont éparpillés aux quatre vents de l’histoire. Une conclusion infiniment plus humaine dans sa moralité que celle de l’historien s’impose à la lecture de ce morceau fait d’enjouement.

Ce n’est pas le catholique qui répond au libre-penseur ; c’est un artiste génial et d’un grand bon sens qui se manifeste.

Cette éloquence qui faisait la force de Dargaud, le dandy, en la dédaignant, lui a tordu le cou.

 

 

 

René MARTINEAU.

 

Paru dans Le Mercure de France

en mars 1935.

 

 

 



1 Cf. Jean des Cognets, livre cité.  

2 Dargaud avait alors cinquante-six ans. 

3 Lettre à Trébutien, du 24 mai 1856.  

4 Dargaud : Élisabeth d’Angleterre, Paris, 1866.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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