Le surnaturel et la critique du dix-huitième siècle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MATTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Étude sur trois faits de la vie de Swedenborg, de la comtesse de Marteville, de la reine Louise Ulrique de Suède : un incendie vu à 50 lieues de distance ; une quittance retrouvée sur l’indication d’un esprit ; une entrevue avec un autre.

 

Le surnaturel est aujourd’hui la question qui s’agite le plus sur le domaine de la spéculation philosophique.

Le surnaturel a toujours été et il sera toujours la plus grosse question de l’intelligence humaine ; ce n’est pas seulement celle de l’existence du monde spirituel, c’est encore celle des rapports qui y rattachent le monde matériel.

C’est celle par conséquent avec laquelle la critique a le plus d’intérêt et le plus de penchant à se mesurer.

La critique du dernier siècle s’est crue plus forte que le surnaturel ; elle l’a jeté au rebut de la philosophie, au ban de la raison et du sens commun. Et par une sorte d’ironie du destin, ce qui veut dire de la puissance qui préside à la marche générale des choses de la pensée, c’est précisément en face de cette critique que le surnaturel s’est produit sous les formes les plus ambitieuses, les plus tranchées, qu’il ait jamais prises, qu’il lui soit possible de prendre.

Un savant du premier ordre, Swedenborg, le plus grand minéralogiste de son temps, a été pour ainsi dire le surnaturel incarné, le surnaturel à sa plus haute expression dans le monde terrestre.

Quel est le rôle que Swedenborg a joué ? Quelles sont les formes sous lesquelles le surnaturel s’est produit dans sa vie et dans ses écrits ? En vertu de quoi ce théosophe a-t-il écrit et agi ? Première question.

Quelle est l’attitude que la critique a prise vis-à-vis de lui ? Et à quel résultat est-elle arrivée sur le surnaturel dans la lutte qu’elle a soutenue contre ses prétentions ? Seconde question.

Ce sont ces deux questions que je vais, non pas épuiser, mais un peu effleurer.

Que, pour les aborder au nom de la science pure, j’aie besoin d’une grande liberté d’esprit et, par conséquent, d’une grande complaisance, de la part de mon lecteur, à prendre ce que j’ai à dire, non pas en son sens, mais dans le mien, il me paraît inutile de le faire remarquer. Quel est le penseur qui s’attaque à un pareil sujet sans émotion ?

À plus forte raison, quel auteur ?

Je crois même que le lecteur, de son côté, s’émeut quelque peu quand il voit un écrivain s’élancer dans un domaine où il risque de se rencontrer face à face avec l’extase, le vol d’esprit, l’illumination et l’inspiration ou même le monde spirituel tout entier. Dans des matières aussi délicates et en elles-mêmes aussi obscures, dans des questions sur lesquelles il a plu à la Providence de jeter des voiles aussi épais, tout en nous invitant à les soulever tant que nous pourrons, nul ne fait un pas un peu assuré qu’autant qu’il lui est permis de compter sur une sympathique complicité de la part de ses compagnons de route pour tout ce qu’il aura tenté afin de déchirer au moins un peu ce voile qu’il n’aura pu soulever tout à fait. Nul n’y voit du moins un peu plus de jour à moins qu’il n’ajoute aux lumières de la raison critique quelques-uns de ces rayons qui semblent venir d’un domaine très-reculé, celui de la divination métaphysique.

Je dirai plus. Nul n’est tranquille sur les résultats de sa propre spéculation, si indépendante que soit sa raison et si autorisée sa divination, à moins que ces résultats ne soient un peu confirmés par quelques rayons descendus d’une région plus haute, celle de la foi religieuse.

Cela dit, j’aborde ma première question.

 

 

I.

 

Sous quelles formes le surnaturel s’est-il présenté dans la vie et dans les écrits de Swedenborg et en vertu de quoi ?

 

Nous prendrons, à l’égard de cet homme extraordinaire qui est un phénomène difficile à classer dans l’histoire de l’humanité, un parti très-simple. Nous exposerons les faits qui nous sont indiqués par Swedenborg, ses historiens ou ses correspondants, de quelque nature qu’ils soient, en toute leur pureté et leur authenticité, au point de vue de ceux qui les rapportent. Si nous les éclairons, ces faits, autant qu’il dépend de nous, c’est pour mettre le lecteur à même de s’en rendre un compte plus net, mais c’est sans la moindre prétention de notre part de les justifier, de les rendre plausibles, ou de les condamner ; sans celle aussi de les faire servir à une théorie quelconque, présente ou passée.

Est-ce là trop abdiquer le rôle de philosophe ? Est-ce renoncer à l’espoir de faire jaillir de ce foyer si vaste, de cet immense océan de feu du sein duquel émergeront tant de phénomènes nouveaux, inouïs et merveilleux de tout point, aucun rayon de lumière propre à produire dans la science du monde spirituel une découverte quelconque ? Non. Seulement, c’est à la critique la plus indépendante de chacun qu’il appartient de reconnaître ce rayon.

Pour cela, il faut ne pas entrer dans l’extraordinaire la tête baissée. Loin de là, il nous faut la porter haut, et faire les très-difficiles, puisqu’il ne s’agit pas de moins que des choses du ciel et de l’éternité, de Dieu et de ses anges. Sans doute nous prendrons les faits tels qu’on nous les donne, et même de préférence ce qui sera le plus hors ligne, le plus impossible ; mais nous dirons : J’examine, car c’est absurde. Que ceux qui craignent de faire une pérégrination dans les régions du surnaturel, et qui redoutent ce commerce avec les esprits où Swedenborg mène tous ses lecteurs, ou bien prennent le parti de le quitter, ou bien se persuadent que ce n’est plus un métaphysicien qu’ils écoutent, mais un poëte, et un poëte d’Orient qui leur fait un roman de pneumatologie.

C’est dans tous les cas un homme étrange.

Swedenborg, le philosophe, le naturaliste, qui n’admettait en matière de religion qu’une sorte de morale en termes évangéliques, était entré dans sa cinquante-huitième année lorsqu’il subit tout à coup, à la suite d’une vision, une transformation radicale. Seulement, ce qu’il appelle une vision, ce fut une apparition, ce qui est bien différent. Examinons donc l’apparition et la transformation qu’elle amena ; mais disons d’abord ce que c’est qu’une transformation dans la vie d’un théosophe.

On a vu un jeune contemporain de Swedenborg, Claude de Saint-Martin, subir trois transformations essentielles : l’une au collège, l’autre à Bordeaux, la troisième à Strasbourg : la première sous l’influence d’Abbadie ; la seconde sous celle de Martinez Pasqualis ; la troisième sous celle de Jacques Boehme. Chacune d’elles se borna à une nouvelle manière de voir, venue à la suite de nouvelles études. Ici il s’agit d’une transformation plus radicale : d’une influence plus puissante que celle d’un maître humain, j’entends une action divine. En effet il s’agit d’un autre maître qu’un homme, d’une autre mission et d’autres conséquences : d’un changement d’organisme dans toutes les facultés et d’une série de révélations prolongées pendant vingt-sept ans.

Voilà la transformation que subit Swedenborg. Voici maintenant l’apparition qui l’amena et que nous prenons dans le récit du théosophe lui-même.

L’un des directeurs de la banque de Suède lui ayant demandé un jour de quelle manière il avait eu ses premières révélations, il lui fit ce récit :

« J’étais à Londres (il s’agit de ce voyage qu’il fil pour l’impression de son troisième volume), et je dînais très-tard dans mon auberge accoutumée, où je m’étais réservé une pièce afin de pouvoir y méditer en toute liberté sur des choses spirituelles.

« J’avais grand’faim et je mangeais avec un vif appétit. Mon repas finissait quand je vis une sorte de brouillard se répandre sur mes yeux et le plancher de ma chambre se couvrir de hideux reptiles.

« J’en fus d’autant plus saisi que l’obscurité s’épaissit davantage. Toutefois elle s’évanouit bientôt et je vis distinctement un homme assis dans un des angles de l’appartement au sein d’une vive et radieuse lumière. Les reptiles avaient disparu avec les ténèbres. J’étais seul, et vous pouvez vous figurer l’effroi qui me prit quand je l’entendis (l’homme), d’un ton bien propre à inspirer la frayeur, prononcer ces mots : Ne mange pas tant. À ces mots ma vue s’obscurcit de nouveau. Elle se rétablit toutefois peu à peu et je me vis seul dans ma chambre. Un peu consterné encore de tout ce que j’avais vu, je me rendis chez moi (dans son logement en ville) en toute hâte, sans dire un mot à qui que ce fût de ce qui m’était arrivé. Là je me livrai à mes réflexions ; mais je ne compris, ni comment cela pourrait avoir été l’effet du hasard, ni comment cela pourrait avoir été l’effet d’une cause naturelle quelconque. »

À première vue c’est là une apparition bien solennelle pour une leçon de sobriété. C’est trop de la majesté divine pour un tel objet, ce sont aussi trop de symboles et de trop étranges phénomènes pour aboutir à un conseil aussi simple, donné à un homme sans doute affamé ce jour-là, mais dont la tempérance habituelle était exemplaire.

Swedenborg continue : « La nuit suivante, l’homme rayonnant de lumière m’apparut une seconde fois et me dit : Je suis Dieu, le Seigneur, le Créateur et le Rédempteur ; je t’ai élu pour interpréter aux hommes le sens intérieur et spirituel des saintes Écritures ; je te dicterai ce que tu devras écrire. »

Voilà le complément de l’apostrophe : une grande mission et la promesse d’un moyen non moins grand pour la bien remplir : une dictée divine. Il ne s’agit pas d’une simple assistance, par exemple, d’une simple inspiration d’en haut, pas même d’une simple révélation. Une révélation pourrait s’altérer et devenir fausse, douteuse au moins, par la faute du rédacteur ; une dictée n’aura pas cette destinée.

Mais n’est-ce pas là un privilège par trop étrange ?

Swedenborg ne veut-il pas nous faire croire que les prophètes de l’ancienne alliance et les apôtres de la nouvelle n’ont été que ses précurseurs ?

Ce qui est certain, c’est que les vérités des nouveaux textes rédigés par l’interprète seront supérieures à celles des anciens ; sinon à quoi bon une dictée divine pour expliquer le sens spirituel de ceux-ci ?

On voit là toute la portée de la mission de Swedenborg. Elle ne l’effraya pas plus que cette seconde apparition où elle lui fut donnée. Écoutons la suite de son récit :

« Cette fois je ne fus pas effrayé du tout, et la lumière dont il (l’homme) était entouré, quoique très-vive et très-éclatante, ne fit aucune impression douloureuse sur mes yeux. Il était vêtu de pourpre ; et la vision dura environ un quart d’heure. »

C’est une durée hors de proportion avec les paroles prononcées. Avait-elle pour motif la nécessité de convaincre Swedenborg de sa réalité ?

Mais Swedenborg ne pouvait douter. Il nous dit pourquoi : « Cette nuit même les yeux de mon homme intérieur furent ouverts. » Et remarquons bien la portée de ces mots. Ce n’est pas de quelque idée nouvelle ou d’un vaste ensemble d’idées qu’il y est question ; c’est d’une modification radicale dans l’organisme de toutes les facultés, de toute l’existence de Swedenborg.

Voici du moins ce qu’il ajoute sur ses « yeux ouverts » :

« Ils furent rendus propres à regarder dans les cieux, dans le monde des esprits et dans les enfers. Je trouvai partout plusieurs personnes de ma connaissance, les unes mortes depuis longtemps, les autres depuis peu. »

N’est-ce pas là une transformation de tout l’organisme humain ? Cela ne modifie pas l’homme, cela le change. La grandeur de la mission répond à celle de la métamorphose : elle ne se bornera pas à expliquer le sens intérieur des saintes Écritures ; au privilège de recevoir des dictées de Dieu, Swedenborg joindra la faculté de se rendre dans toutes les régions du monde spirituel, d’y voir ce qui se passe, de s’y entretenir avec ceux qui les habitent, comme il fait avec les habitants de la terre ; de redresser ceux qu’il y trouvera dans l’erreur et d’assister ceux qui connaissent la vérité dans les combats qu’ils soutiendront pour elle.

Nul mortel n’a jamais été mis dans une condition pareille. Swedenborg va dans les cieux s’entretenir avec qui il veut. Nul autre n’a jamais joui de ce privilège, et quand, sur la fin du dernier siècle, une école issue du célèbre voyant, la fameuse école du Nord, que le respectable Lavater alla pieusement étudier à Copenhague, prétendit avancer, dans des récits semblables, que saint Jean venait de temps à autre la visiter, la foi des fidèles eux-mêmes douta du fait.

Il parait que celle des fidèles eux-mêmes fit défaut aussi à Swedenborg, à en juger par le comte Hoepken, « qui eût préféré que son ami n’eût pas mis dans ses écrits des révélations qui choquaient beaucoup de lecteurs ».

Dès lors, et à la distance où nous sommes aujourd’hui de tous les faits, quelle idée raisonnable peut-on se faire de la faculté d’itinération que Swedenborg s’attribue ?

Il nous semble qu’il faut, de ces trois partis, savoir choisir celui qui convient le mieux à l’esprit de chacun :

Ou la rejeter comme une triste illusion qui fait ombre dans la vie d’un grand homme, c’est-à-dire la rejeter avec une sincère compassion pour une telle infortune d’esprit ;

Ou bien la prendre pour telle qu’il la donne, et dans ce cas le prendre lui-même pour un exemplaire unique de l’espèce humaine ;

Ou bien en chercher une explication nouvelle, meilleure que toutes celles qu’on en a données jusqu’à ce jour ; car de celles-ci aucune ne soutient l’examen.

Évidemment, ce troisième parti est le seul raisonnable. Mais il est le plus difficile. Comment trouver ou même risquer une explication nouvelle quand toute explication a échoué ? Il en est une nouvelle sans doute ; mais il suffirait de l’énoncer pour la faire condamner : ce serait d’accuser Swedenborg d’imposture. Cela serait bref ; mais si, dans les générations contemporaines et épigones, il ne s’est pas trouvé une voix sérieuse qui eût voulu se compromettre en osant accuser de tromperie un homme dont l’honnêteté était inattaquable, comment aurait-on ce courage aujourd’hui ?

Dans l’impossibilité d’inventer du nouveau, c’est en vain qu’on essayerait de revenir à l’ancien : il y a richesse d’hypothèses, sans doute, mais où rien n’est acceptable, il n’y a pas de choix possible.

L’état de Swedenborg était – il la clairvoyance du somnambulisme par suite de la magnétisation de soi ? On l’a imprimé ; mais personne n’y a jamais cru sérieusement. Swedenborg avait étudié le magnétisme naturel, mais non pas le magnétisme artificiel : ce n’est qu’à l’époque de sa mort qu’il a pu entrevoir les merveilles de Mesmer.

Était-ce l’hallucination ?

Rien de plus connu en physiologie que ce phénomène ; rien de plus extraordinaire ; rien qui prête plus à de brillantes déductions.

Mais s’il est un état d’hallucination qui se concilie avec la vie de l’homme de génie, comme le montre si bien M. Lélut, dans « le Démon de Socrate » et dans « l’Amulette de Pascal », qui est-ce qui se rend bien compte d’une hallucination qui dure sans interruption de l’âge de cinquante-huit ans à celui de quatre-vingt-cinq ans ! Et d’une hallucination qui n’inspire, qui ne dit et n’écrit que les choses les mieux calculées, les plus propres au but qu’elle a conçu, qu’elle poursuit sans relâche, qu’elle a présent à sa pensée à toutes les heures du jour ! D’une hallucination qui se meut avec la même aisance dans les cercles de la cour et aux assemblées politiques de l’empire, discute avec netteté les questions de métaphysique et celles de finances, critique avec précision l’état de l’enthousiaste ou ceux du visionnaire, du fanatique, du sectaire et du rêveur dupe de ses propres fantômes ! On sait que le démon de Socrate, s’il fut créé par un état d’hallucination, n’a rien ôté à la lucidité de pensée de ce philosophe, et qu’au contraire il lui a donné l’autorité et la persévérance nécessaires au réformateur de la morale et de la politique d’Athènes. Mais ne comparons pas Swedenborg à Socrate : ces comparaisons d’hommes appartenant à des religions si opposées et à des civilisations si profondément diverses, ne prêtent jamais qu’à des parallèles aussi vides que ronflants. Car quand même on rapprocherait l’hallucination de Socrate de celle de Swedenborg, la première ne nous expliquerait pas la seconde. Socrate, avec son démon et son oracle de Delphes, descendant dans la rue et sur la place, se glissant dans les ateliers et dans les portiques pour arracher à la mauvaise morale et à la mauvaise politique ceux qui veulent bien se laisser catéchiser de sa façon ; Socrate mêlant à ses belles leçons les attaques les moins tolérables, tantôt contre les institutions, tantôt contre les autorités d’Athènes, leur conduite et leurs desseins ; Socrate n’embrassant dans son coup d’œil que la Grèce, la Macédoine et les Barbares, les deux derniers termes comme ombres au tableau, est auprès de Swedenborg moins un apôtre de l’humanité qu’un sublime mais timide écolier.

La vraie question, pour tout le monde, est celle-ci : Swedenborg a-t-il interprété les saintes Écritures mieux que les dix-huit siècles qui l’avaient précédé ?

L’affirmative ne prouverait pas la mission qu’il s’attribue, mais elle serait un grand préjugé en sa faveur. La négative détruit sa mission, mais elle laisse debout sa doctrine et son œuvre. Si je ne me trompe, c’est ainsi que la chose est entendue aujourd’hui parmi les membres les plus éclairés de son école ou de l’Église dans la nouvelle Jérusalem. En effet, le symbole arrêté par elle à Londres, à la grande assemblée de 1851, comme résumant ses doctrines fondamentales, ne prend avis que dans les saintes Écritures, et il y est fait abstraction des écrits, de la mission et des visions de Swedenborg, de son nom même, aussi complètement que si de tout cela il n’avait jamais rien existé.

Les parts ainsi faites, la doctrine de Swedenborg dégagée de ses visions et sa mission divine dégagée de sa conception personnelle, en un mot sa personne ainsi rendue à la psychologie et à la critique, cette personne n’en demeure que plus intéressante. Mais il reste à résoudre ce problème, à savoir comment un tel homme est arrivé naturellement à un tel état.

Examinons les temps et les esprits et voyons s’il n’y a pas dans la vie religieuse des générations contemporaines une explication naturelle de la métamorphose de notre théosophe.

Seulement, pour mieux apprécier Swedenborg par les analogies contemporaines, faisons-nous d’abord de son état même une idée complète ; voyons Swedenborg dans les premiers effets et au début de sa nouvelle œuvre ; il nous les décrit ainsi :

« À partir de ce jour je renonçai à toute occupation profane, pour ne plus travailler qu’à des choses spirituelles et me dévouer aux ordres que j’avais reçus du Seigneur. »

Voilà des paroles bien claires et bien nettes ; impossible de s’y tromper. Mais est-ce bien de la prose ? De tous les poëtes de ce bas monde les métaphysiciens et les théosophes en particulier sont les plus hardis, les plus poétiques en un mot. Il ne faut donc pas prendre leurs termes au pied de la lettre. Swedenborg, loin de renoncer à toute occupation profane à partir de ce jour qui reste inconnu, ou de cette année qui est douteuse, – car d’après ses indications mêmes on hésite entre 1743 et 1745, quoique cette dernière nous paraisse la vraie, – loin de renoncer sur-le-champ à toute occupation profane, Swedenborg continua à remplir ses fonctions d’assesseur au collège des mines jusqu’en 1747.

Ce fut donc en principe ou en théorie, ce ne fut pas en réalité qu’il travailla désormais aux choses spirituelles, seulement pour se conformer aux ordres du Seigneur. Mais s’il y apporta quelque délai, certes il rattrapa bien le temps perdu, témoin la multitude de ses écrits et la rapidité avec laquelle ils se succédèrent.

Voyons maintenant si sa vision et la mission qu’elle lui confère, ainsi que l’état d’esprit où il se trouve désormais, s’expliquent par des faits contemporains.

Jusqu’à quel point cette consécration de sa personne à une œuvre morale et religieuse est-elle chose nouvelle ?

Est-il à observer, ailleurs que chez lui, un état d’esprit analogue, une mission ou des privilèges semblables ?

Sans doute, à l’entendre lui-même sur ce qu’il est et ce qu’il fait à la suite de sa vision, tout serait nouveau. Mais en est-il ainsi ?

« Il m’arriva souvent dans la suite, dit-il, d’avoir les yeux de mon esprit ouverts, de voir en plein jour ce qui se passait dans l’autre monde et de converser avec des anges ou des esprits comme je parle avec les hommes. »

C’est beaucoup, et pourtant il n’y a là rien d’absolument nouveau, rien dont les éléments ne se trouvent ailleurs aussi dans ce siècle : séparation des choses du monde, consécration exclusive à Dieu, commerce avec les anges ou avec les saints, révélations, visions.

Ce qui est rare, c’est cette conversation faite avec les anges comme avec les hommes. Mais cela aussi se retrouve ailleurs et même il se trouve mieux que cela. Madame Guyon nous donne de longs dialogues entre Dieu et elle. L’apparition visible de Dieu étant contraire à la foi, elle est remplacée par celle de Jésus-Christ, par celle de la Vierge ou celle de saint Augustin vêtus avec une grande magnificence, mais l’honneur est le même ; car ils viennent au nom de Dieu.

Et qu’on se garde bien de croire ces faits renfermés dans les monastères ou dans l’oratoire des dévots.

En remontant seulement d’une centaine d’années au-delà de Swedenborg, nous trouvons à la tête des visionnaires le créateur de la critique moderne, le sceptique le plus méthodique et en apparence le plus déterminé, Descartes en personne. Vision, consécration à la Vierge, pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, et exécution de ce saint vœu, rien n’y manque. Le 10 novembre 1619, dans sa vingt-quatrième année, pendant les quartiers d’hiver, seul dans la chambre où il se retirait pour ses méditations philosophiques, comme faisait Swedenborg dans son auberge, il crut entendre une voix du ciel qui lui promettait de lui enseigner le vrai chemin de la science (c’est en philosophie la même promesse qui est faite en religion à l’illustre Suédois, qui découvrira le vrai sens des textes sacrés). Dans une de ses extases, il entendit une explosion. Des étincelles brillèrent par toute la chambre (c’est plus qu’à l’auberge de Londres, le Suédois ne voit de lumière que dans un angle de la sienne). Il invoque le Sauveur et la Vierge ; il fait à celle-ci le vœu d’un pèlerinage à sa maison de Lorette, allant à pied depuis Venise.

La vision n’a pas tenu parole quant à Descartes, mais elle s’est accomplie dans son disciple, du moins quant à la théorie. « L’essence spirituelle de Dieu, dit Malebranche, contient tous les esprits et toutes les âmes. Notre âme voit et connaît Dieu d’une façon immédiate et sans images ; tandis qu’elle ne voit les choses immatérielles qu’en Dieu, dans leurs images ou dans les idées de Dieu. » Or, si cela est, la promesse faite au maître de lui enseigner le chemin de la vérité n’est-elle pas accomplie ? Celle de lui faire voir le monde spirituel y est même comprise : si, selon Malebranche, l’essence spirituelle de Dieu contient tous les esprits, nous connaissons le monde spirituel tout entier, puisque nous connaissons Dieu. À la vérité, nous ne voyons pas la substance propre de Dieu, mais « nous voyons son essence en tant que plénitude des êtres ». C’est bien assez.

La raison de Descartes, éclairée par une science si réelle et aidée d’une critique si pure, présente pour nous un autre phénomène d’illusion bien plus caractéristique encore. En effet, se berçant à son tour de la douce perspective qui avait enivré tant de philosophes pendant quatre à cinq siècles, il cherchait avec un physicien l’art de composer cet élixir de vie qui a le pouvoir de faire durer l’existence humaine autant que celle du chêne, des centaines d’années.

Toutefois, si nous passons de ces deux philosophes à deux théosophes, français ou plutôt françaises aussi, nous nous trouverons beaucoup plus près encore du Voyant de Suède. L’une des deux, mademoiselle Antoinette Bourignon, s’illustra dans l’intervalle de Descartes à Swedenborg, et l’autre, madame de Lamothe-Guyon, fut pendant trente ans la contemporaine du célèbre Suédois.

Mademoiselle Bourignon, dans sa Vie écrite en partie par elle-même, en partie par une personne de sa connaissance intime (Amsterdam, 1683, 2 vol. in-12), raconte : 1° ses dialogues avec Dieu, d’abord au moyen de son crucifix, puis sans cet intermédiaire ; 2° la vision qui décida de son genre de vie ; 3° la consécration de sa personne au service des âmes ; 4° sa mission, qui n’est pas médiocre. En effet, Dieu lui donne cet ordre : « Vous rétablirez mon Église évangélique entre des congrégations d’hommes et de femmes, qui vivront comme les premiers chrétiens, hors de toute conversation (commerce) humaine. »

Mademoiselle Bourignon nous apprend aussi, en toute humilité, que sa confiance en elle-même est à la hauteur de son ambition. Elle seule au monde est « détachée » ; elle est privilégiée à ce point qu’elle est, de la part de Dieu, l’objet de consolations qu’elle ne saurait décrire. « Ce n’estoient que caresses et délices spirituelles. »

Quand, dans la crainte d’avoir trop de compagnes partageant faveurs et caresses, elle se plaignait et qu’elle disait à Dieu, dans ses jalousies : « Pourquoi m’engagez-vous avec d’autres qui me pourront distraire de vous ; que ne me laissez-vous seule jouir de vos doux entretiens ? » il lui était répondu : « Je demeurerai tout vôtre ; vous êtes créée pour cela. » – Dieu lui « découvrit plusieurs secrets ». – Quand elle cessa d’articuler ses paroles en le priant, elle entendait plus clairement ses inspirations. – « Je continuois dans ces prières intérieures avec une délice incroyable. Il me sembloit n’y avoir plus rien entre Dieu et mon âme. Je me sentois tout absorbée en luy. Je ne vivois plus, mais luy vivoit en moi. »

Jamais Swedenborg n’est allé aussi loin. Voici qui ressemble de nouveau à Swedenborg élu pour interpréter les saintes Écritures. On avait donné à mademoiselle Bourignon un Nouveau Testament. Elle en lut le premier des quatre évangiles, mais elle n’eut pas besoin de continuer sa lecture. « Dès que j’eus commencé à lire attentivement les évangiles, je sentis une telle conformité avec mes sentiments intérieurs, que, s’il me les eût fallu mettre par écrit, j’aurois formé un semblable livre qui soit l’Évangile. »

Ici encore Swedenborg reste à une énorme distance.

Ne nous arrêtons pas au principal disciple de mademoiselle Bourignon, qui finit par vivre dans cette Hollande où Swedenborg devait se rendre si souvent ; ne nous arrêtons pas à Poiret, le métaphysicien théosophe qui professa pour elle un culte plus exalté, puisqu’il quitta paroisse, femme et enfants pour vivre en sa communauté. Passons à madame Guyon, dont la vie, les écrits et les rapports avec le père Lacombe nous offrent une théorie et une pratique de familiarité spirituelle encore plus éclatante que celle de mademoiselle Bourignon avec Poiret, sans même parler de la fraternité maternelle qui l’attachait à Fénelon. Et notons tout d’abord comme premier trait caractéristique son entière intimité avec Dieu, ses extrêmes familiarités dans ce commerce divin, dans cette union où s’impliquait une fraternelle union avec le père Lacombe. Et étonnante par-dessus tout fut la familiarité de madame Guyon avec Dieu pour cette seconde union, qui demeura pure et sur laquelle je n’appuie pas, ayant peur des mots plutôt que des choses ; car tout y reste dans les limites de la loi, mais tout y blesse, et ceux qui veulent connaître l’état des âmes à cette époque trouveront chez l’auteur des pages trop curieuses sur cette union.

Quant à sa familiarité avec Dieu, elle n’étonnerait pas de la part de madame Guyon, si on pouvait l’en croire. Elle n’était pas avec Dieu en simple rapport, mais en union intime, car ce qu’il promit à Swedenborg, c’est-à-dire de lui faire la dictée, il le réalisait à l’égard de cette célèbre contemporaine : « Dieu me faisait écrire des lettres auxquelles je n’avais guère de part que le mouvement de la main. Et ce fut en ce temps qu’il me fut donné d’écrire par l’esprit intérieur, et non par mon esprit. »

Qu’on remarque cet esprit intérieur. Tout ce qui me distingue des autres, disait Swedenborg, c’est que les yeux de mon esprit intérieur ont été ouverts. Je ne confonds pas Swedenborg, le plus savant des hommes et celui de tous qui se possède le mieux, qui mesure le plus ce qu’il dit et qui ne dit que ce qu’il veut, avec une femme peu instruite et très-parlante ; mais veut-on voir jusqu’où vont les analogies entre eux, qu’on récapitule les divers privilèges de madame Guyon :

1° Elle parle avec son directeur le langage des anges qui n’a pas besoin de sons articulés.

2° Elle a des visions, jouit du vol d’esprit et de l’extase.

3° Elle fait des miracles, et il émane d’elle une vertu divine par le moyen de la parole de son céleste époux : « Notre-Seigneur me donnait, dit-elle, le pouvoir d’un Dieu sur les âmes. »

Madame Guyon eut beaucoup d’apparitions. Celles du démon jouent dans sa vie un rôle considérable. Elle eut aussi beaucoup de visions, d’extases, de jouissances spirituelles de tout genre. Elle eut surtout beaucoup de succès et de tribulations où son amour-propre joua un grand rôle. En somme, elle s’est fait un tort irréparable par les excentricités de sa vie, de ses idées, de ses affections, de ses écrits et de ses œuvres ; mais sa vie offre un ensemble de phénomènes psychologiques d’un intérêt infini, dignes d’une étude sérieuse, et aujourd’hui facilement impartiale, car madame Guyon est dans l’histoire du mysticisme français un phénomène aussi unique que Swedenborg dans la théosophie Scandinave.

La théosophie, qui prend dans chaque pays ce qu’elle y trouve de plus élevé, eut pendant cette époque un caractère propre dans le sein de chaque nationalité. Elle fut riche, hardie, incommensurable dans le sein des nationalités du Nord, où les livres prophétiques et apocalyptiques jouent un si grand rôle.

Nous sommes frappés de ce fait en passant des théosophes français aux théosophes anglais, à Pordage et Jane Leade. Ils nous mènent beaucoup plus loin. Le médecin Pordage nous apprend, dans sa Métaphysique véritable et divine (3 vol. in-8°), dans sa Théosophie des éternels invisibles, et dans sa Sophia, publiée quand Swedenborg avait à peine onze ans, un fait curieux : il a, non pas tout vu en Dieu, comme Malebranche, mais il a trouvé Dieu en soi-même. Écoutons.

« Tant que j’ai voulu porter mes regards au dehors et au-dessus de moi pour y découvrir le principe de la sagesse divine, je n’ai pu y atteindre ; mais quand un jour je tournai mon regard au dedans de moi, je vis soudain qu’il s’y était établi (le dedans de moi vaut bien la chambre de Descartes ou celle de Swedenborg), et qu’il formait la racine de ma vie. C’est ainsi qu’en descendant je trouvai en moi Dieu, que j’avais si longtemps et si vainement cherché hors de moi en montant. »

En apparence on n’est ni plus avisé ni plus heureux. Et pourtant, ce ne fut pas là tout le bonheur de Pordage. En effet, avant Swedenborg il eut ce qu’on appelle communément des visions, mais ce furent, selon son dire, de véritables apparitions. Des anges ou des esprits entourés de splendeurs indescriptibles lui arrivèrent au milieu des concerts les plus harmonieux ; mais il vint aussi de mauvais esprits qui se manifestaient sous les figures les plus monstrueuses, avec accompagnement des phénomènes les plus propres à révolter les sens. Que c’étaient bien, non pas des visions extatiques, mais des apparitions réelles, il en donne cette preuve : il les a perçues, avec ses initiés, de son œil interne et de son œil externe. « Car, dit-il, quand nous fermions les yeux, nous les voyions aussi bien que les yeux ouverts. Nous voyions ainsi de deux façons, intérieurement avec les yeux de l’âme, extérieurement avec les yeux du corps. La véritable et primordiale cause de cette perception, c’était l’ouverture de l’œil intérieur. »

Qu’on remarque ce précédent. L’ouverture de l’œil intérieur est aussi ce qui distingue Swedenborg, je l’ai déjà dit ; et si Swedenborg va chercher les anges chez eux, tandis que Pordage les reçoit chez lui, le premier jouit aussi de ces visites : la partie est donc égale.

Le théosophe anglais continue : « Et c’est ainsi que, d’une façon magique, se constatait l’intime unité de la vue interne et de la vue externe. »

Cela est encore si bien Swedenborg qu’on dirait entendre ses propres paroles. « Le discours d’un ange ou d’un esprit avec un homme, nous dit-il en philosophe soucieux de rendre raison des choses, est entendu absolument de la même manière que le discours d’un homme avec un autre homme ; mais il n’est pas entendu des assistants : c’est que le discours d’un esprit coule d’abord dans la pensée de l’homme et arrive à l’ouïe par la voie intérieure. »

Une élève de Pordage, Jane Leade, d’une belle famille de Norfolkshire, femme du monde qui avait vécu vingt-sept ans dans le mariage, alla plus loin que son maître. Des visions, qui étaient des apparitions aussi, elle arriva aux révélations les plus suivies et les plus hautes !

Quoique consacrée jeune à Jésus-Christ, à tel point qu’elle ne voulut donner sa main qu’à un homme de piété qui la fortifiât dans cette union spirituelle au lieu de l’affaiblir, elle n’eut cependant ses révélations que dans un âge un peu avancé, « à la suite d’une apparition merveilleuse dont Dieu la visita en 1668 » : ainsi juste soixante-dix-sept ans avant celle qu’eut Swedenborg.

On le sait, depuis que Jacques Boehme avait eu ses trois visions, tout théosophe un peu hors ligne eut les siennes. Jane en eut surtout depuis qu’elle était entrée dans la maison de Pordage, et dans son union spirituelle, la seule dont il pût être question pour une veuve âgée de soixante-douze ans.

Mais sa plus grande aspiration, c’était d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, cette église ou communauté sainte dont elle expliquait les secrètes et futures destinées, en commentant l’Apocalypse de saint Jean, comme devait le faire après elle l’illustre Suédois.

Sa mission, non moins vaste que celle de mademoiselle Bourignon, celle de madame Guyon, celle de Swedenborg ou celle de Saint-Martin (voy. notre Vie de Saint-Martin, p. 425), était de faire luire la lumière dont Dieu l’avait éclairée non-seulement sur cette centaine d’initiés qui se rattachait à elle et à son ami, mais sur « toutes les nations des quatre coins de la terre ».

Quant à son autorité, Jane ne souffre pas qu’on l’ignore. Elle est de bonne naissance dans ce monde ; mais elle attache peu de prix à cet avantage, tandis qu’elle met un très-haut à sa naissance spirituelle : elle est née de Dieu. Madame Guyon n’était que l’épouse du Verbe.

Jane Leade a des jours et des heures d’intuitions, de visions et de révélations. Elle date celle-ci du 22 mai 1694, celle-là du 25 juillet, d’autres d’autres jours. Toutefois c’est toujours elle qui parle dans les révélations qui lui sont faites, et, à en juger par son langage figuré, on est très-autorisé à la mettre au rang de tous les poëtes, de tous les métaphysiciens et de tous les théosophes, c’est-à-dire qu’avec elle non plus il ne faut pas trop prendre les choses à la lettre.

Soit un bel exemple. Elle enseigne le chemin de cette nouvelle Jérusalem dont, au début du siècle, un Allemand, Jules Sperber, avait esquissé le plan et donné la topographie, décrit la lumière et dépeint les citoyens appelés à jouir d’une nouvelle théologie, d’une nouvelle philosophie et d’une nouvelle magie, de façon à rendre la mission de Swedenborg fort difficile (voir son Traité secret des trois siècles ou époques principales). Enseignant la route de la splendide cité, pour ne pas la faire manquer au voyageur, Jane lui donne sept anges pour l’y conduire. Or, ces sept anges, ce sont la patience, l’humilité, l’espérance, la sagesse, la foi, la charité, et la force ou l’invincible énergie !

Mais tous les anges de Jane sont-ils à prendre ainsi figurément ? Non. La sagesse ou reine céleste, la vierge Sophia, cette divine Sophia qui joue un si grand rôle dans le langage mystique des théosophes, apparaît personnellement à Jane et elle lui enseigne les dix lois du paradis.

C’est elle aussi qui lui fait apparaître, le 1er janvier 1696, cette femme couronnée des splendeurs du soleil et de douze étoiles que décrit l’Apocalypse. Cela est un peu ambitieux ; mais c’est modeste auprès de madame Guyon, dont la sainte humilité nous apprend ce qui suit : « Une nuit que j’étais fort éveillée, vous vous montrâtes, ô mon Amour ! à moi sous la figure de cette femme dont parle l’Apocalypse, et dont la tête est couronnée du soleil et de douze étoiles. »

Ces phénomènes sont à ce point dans l’air du temps que leur répétition ne saurait étonner personne. Les deux célèbres contemporaines pouvaient d’ailleurs puiser à des sources antérieures, soit dans Paracelse, soit dans Jacques Boehme, les créateurs de cette céleste Sophie du seizième et du dix-septième siècle, ou plutôt les imitateurs des gnostiques qui l’avaient créée au troisième. Ni Jane Leade, ni madame Guyon n’étaient assez instruites pour puiser réellement à ces sources, je le sais ; mais ces idées et ces faits étaient familiers à leur siècle, et c’est celui-ci qui fut la véritable nourrice de Swedenborg.

Pour caractériser le milieu extraordinaire dans lequel tomba la jeunesse de ce Voyant, j’ai pris les faits les plus saillants que présentent la théosophie et le mysticisme de l’époque. Il était plus facile de grossir la liste des faits que de la réduire. J’en ai écarté de frappants. Je n’ai parlé ni de Georges Fox, qu’à l’âge de dix-neuf ans une vision divine investit de la mission d’être le berger d’un nouveau troupeau et qui en eut un très-considérable, auquel il fit part de ses révélations et duquel il chassa les démons et guérit les malades. Je n’ai pas parlé de John Wesley, qui chassa aussi les démons et rivalisa avec le comte de Zinzendorf dans le grand art d’enchaîner le sentiment mystique à des règles très-méthodiques. Je n’ai pas même parlé du plus illustre des disciples de Jacques Boehme, de ce singulier général Gichtel, qui, à genoux dans son cabinet, battait les armées de Louis XIV à Ramillies et à Hochstett, et dont j’ai parlé suffisamment dans la Vie de Claude de Saint-Martin. Telle est, pour cette époque illustrée par les plus magnifiques créations du génie, époque des Malebranche, des Bossuet et des Leibnitz, la richesse des phénomènes extraordinaires qu’il y a dans le développement moral et religieux des peuples un véritable luxe de faits, comme il y a luxe d’idées, luxe de style. Je n’ai cité ni tous les grands faits, ni exposé les choses les plus étranges, ni produit aucun des textes dont le langage eût été de nature à blesser le goût de notre siècle. Mais j’ai indiqué suffisamment, je crois, les traits les plus propres à montrer que Swedenborg n’est, en dernière analyse, que la plus grande personnification des éléments théosophiques de son temps.

J’ai dit que Swedenborg, au sein d’un siècle qui voulait en finir avec le surnaturel, apparut comme le surnaturel incarné. En effet, de l’an 1745 à 1772, tout fut extraordinaire, merveilleux dans sa vie. Pour en donner une idée, je vais prendre dans cette riche carrière les trois faits les plus étonnants et les mieux constatés, l’Incendie de Stockholm, la Quittance de madame de Marteville et l’Anecdote de la reine de Suède, c’est-à-dire une perception à distance et deux voyages dans l’autre monde. Le reste figurera ailleurs.

 

 

II.

 

Trois anecdotes de la vie de Swedenborg. L’incendie. La quittance. La reine de Suède.

 

Le premier de ces faits si rares et si étranges qui constateraient dans le fond mystérieux de l’âme humaine, ou du moins dans celle des élus, l’existence d’une étrange faculté, nous est raconté par beaucoup de contemporains ; laissons-nous-le conter par la critique elle-même, par la plus grande autorité philosophique du siècle, Kant en personne.

Voici la version qu’il en donna, en 1766, dans ses Rêves d’un visionnaire éclairais par des rêves de métaphysique, écrit fort piquant, fort spirituel par-ci par-là, partout un peu plus léger qu’il ne faudrait, mais pourtant aussi plein de vues profondes dans ses belles pages que de sarcasmes dans les autres.

« Ce fut, si je suis bien informé, dit Kant, vers la fin de l’année 1759 que M. Swedenberg (je garde la mauvaise orthographe de Kant), revenant d’Angleterre, dans l’après-midi, prit terre à Gothenbourg.

C’était réellement le 19 juillet 1759.

« Dans la soirée même, il fut invité à une réunion chez un négociant de cette ville, et au bout de quelques instants il y donna, avec tous les signes de la consternation, cette nouvelle, qu’à l’heure même, il avait éclaté à Stockholm, au quartier de Südermalm, un épouvantable incendie.

« Au bout de quelques heures, pendant lesquelles il se retirait de temps à autre, il apprit à la société ces deux choses, que le feu était arrêté, et qu’il avait fait des progrès jusqu’à tel point.

« Dès le même soir on répandit cette étonnante nouvelle, et le lendemain elle circula dans toute la ville. Mais le rapport de Stockholm n’en arriva à Gothenbourg que deux jours après, conforme en tout, dit-on, aux visions de Swedenborg. »

Qu’on remarque bien le style de ces lignes. Le philosophe de Koenigsberg paraît convaincu de la réalité du fait, de la vue ou de la perception par Swedenborg d’un incendie à la distance de 50 lieues ; et il qualifie cette perception de vision. C’est mal entendu, mais conforme au titre comme au dessein de sa brochure ; car Kant aussi faisait la brochure, et avec beaucoup de malice encore. Seulement l’inconséquence de ce langage est évidente. Prouve-t-elle que l’écrivain était incertain sur ce qu’il fallait définitivement penser de la chose ? Sans nul doute.

Toutefois, philosophe complet, il voulut aller jusqu’au bout, et il le fit. Deux ans plus tard il nous apprend lui-même, dans une lettre à sa spirituelle amie, mademoiselle Charlotte de Knobloch, la suite qu’il avait donnée à tous ses doutes. Procédant en véritable argumentateur, il lui écrit, le 10 août 1768, ce qui suit :

« Pour vous donner, ma gracieuse demoiselle, quelques moyens d’appréciation (quant aux facultés de Swedenborg) dont tout le public encore vivant est témoin, et que la personne qui me les transmet a pu vérifier en lieu et place, veuillez me permettre de vous apprendre les deux faits suivants, dont le premier me paraît surtout avoir la plus grande force démonstrative et devoir couper court à toute espèce de doute. C’était l’an 1756 (le fait est de 1759), que M. de Swedenborg, vers la fin du mois de septembre, un samedi, vers quatre heures du soir, revenant d’Angleterre, prit terre à Gothenbourg. M. William Castel l’invita en sa maison avec une société de quinze personnes. Le soir, à six heures, M. de Swedenborg, qui était sorti, rentra au salon pâle et consterné, et dit qu’à l’instant même il avait éclaté un incendie à Stockholm, au Südermalm, et que le feu s’étendait avec violence vers sa maison à lui.

« Il était fort inquiet, et il sortit plusieurs fois. Il dit que déjà la maison d’un de ses amis, qu’il nommait, était réduite en cendres, et que la sienne propre était en danger.

« A huit heures, après une nouvelle sortie, il dit avec joie : Grâces à Dieu, l’incendie s’est éteint à la troisième porte qui précède la mienne.

« Cette nouvelle émut fort la société, ainsi que toute la ville. Dans la soirée même on en informa le gouverneur. Le dimanche au matin, Swedenborg fut appelé auprès de ce fonctionnaire, qui l’interrogea à ce sujet. Swedenborg décrivit exactement l’incendie, ses commencements, sa fin et sa durée.

« Le mardi au matin arriva auprès du gouverneur un courrier royal avec le rapport sur l’incendie, sur la perte qu’il avait causée et sur les maisons qu’il avait atteintes, sans qu’il y eût la moindre différence entre ces indications et celles que Swedenborg avait données. En effet, l’incendie avait été éteint à huit heures.

« Que peut-on alléguer contre l’authenticité de cet évènement ? L’ami qui m’écrit a examiné tout cela, non-seulement à Stockholm, mais, il y a environ deux mois, à Gothenbourg même ; il y connaît bien les maisons les plus considérables, et il a pu se renseigner complètement auprès de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins oculaires, vu le peu de temps écoulé depuis 1756 (1759). »

On ne procède pas à une enquête avec plus de soin que ne fit Kant, et on n’en rapporte pas le résultat avec plus d’impartialité. Celle-ci est d’autant plus admirable dans l’auteur qu’il se souciait moins de croire à la réalité du fait et qu’il conclut néanmoins plus formellement en faveur de cette réalité. Voici ses propres termes :

Que peut-on objecter contre l’authenticité de cet évènement ?

Et il paraît accorder la même foi à un second fait tout aussi extraordinaire et peut-être davantage. En effet, on remplirait aisément un volume des commentaires et des broderies dont ce fait est devenu le romanesque canevas dans un très-court espace de temps.

Donnons d’abord les éléments les plus purs du récit ; nous écouterons ensuite Kant de nouveau.

La veuve du ministre de Hollande à Stockholm, madame de Marteville, priée par un créancier de régler une dette, se rappelait parfaitement que cette dette avait été payée par son mari, mais elle ne pouvait en retrouver la quittance. Il s’agissait d’une somme de vingt-cinq mille florins de Hollande, et madame de Marteville était d’autant plus émue de la réclamation qu’elle se voyait à peu près ruinée si elle était obligée de fournir cette somme, qu’elle se souciait peu d’ailleurs de payer une seconde fois. Qu’en arrivera-t-il ?

Elle se rencontre avec Swedenborg et, huit jours après, elle voit dans un songe ou en réalité feu M. de Marteville qui lui indique le meuble où se trouve la quittance avec une épingle à cheveux garnie de vingt diamants qu’elle croyait perdue aussi.

Certes voilà, ce semble, un fait assez extraordinaire pour que l’imagination la plus aventureuse s’en contentât, sans rien y ajouter de plus extraordinaire encore. Mais l’esprit de l’homme qu’on connaît, essentiellement poëte et romancier, loin de l’accepter sous sa vraie forme, s’empara de la donnée pour l’arranger à ses goûts, la draper et la décorer d’une façon qui bientôt ne permit plus de la reconnaître dans sa primitive simplicité, si merveilleuse qu’elle fût.

Et que d’erreurs de dates et de noms, que de folles et absurdes suppositions on a mêlées au premier canevas dans les grossières broderies qu’on a jetées par-dessus !

D’abord madame de Marteville devient madame de Harteville, puis madame de Martefeld, puis comtesse de Martefeld, et enfin comtesse de Mansfeld.

De plus, chez l’un des mille narrateurs de l’anecdote, il s’agit du payement d’un service de table, chez l’autre de celui d’une terre, chez d’autres encore de celui d’une fourniture de quelques pièces de drap.

Quant au mode de la quittance retrouvée, on jette encore plus de poésie et plus de richesse dans les variantes qu’il enfante que dans ce qui se rapporte aux autres circonstances.

Qui est-ce qui en a indiqué la cachette ? Écoutez :

C’est d’abord Swedenborg, qui a connu ce secret et d’une manière étrange. Il avait vu ce papier dans un livre que lui avait prêté M. de Marteville ; il s’en est souvenu au moment opportun et sachant où ce volume, vu son leste contenu, devait se trouver caché, il a tiré un merveilleux parti de sa brillante mémoire et de son génie de combinaison.

Mais tout, cet échafaudage est posé sur un grain de sable. Il est certain que Swedenborg n’avait jamais vu M. de Marteville dans sa vie ; donc certain qu’il n’avait jamais remarqué aucun de ses livres, et il est d’ailleurs très-probable que M. le ministre ne tenait pas de livres lestes.

Alors, c’est une autre version qu’il a fallu trouver. On en a trouvé une. C’est un des Esprits de Swedenborg, dit l’un, qui lui a indiqué la cachette.

Mais non, dit l’autre, c’est M. de Marteville lui-même qui s’est chargé de donner cette indication à sa veuve embarrassée.

Cela n’est pas probable, ajoute le troisième, car dès lors, qu’y aurait-il de commun entre cette quittance retrouvée et le célèbre Voyant ?

On le sent, pour voir clair dans le fait, il faut laisser là suppositions, erreurs et broderies : tout cela, né de cette prodigieuse fécondité de l’esprit humain, qui est sa gloire et son orgueil et qui se ferait admirer davantage si elle se mettait plus au service de la raison et de la vérité qu’à d’autres, tout cela, dis-je, ne mérite pas un examen plus prolongé. Ne prenons que ce qu’il y a de vrai dans cette affaire et pour cela écoutons le témoin le plus sûr et le plus véridique, l’homme qui aurait dû payer, si la quittance ne s’était pas retrouvée, le second époux de madame de Marteville, le brave général d’E., qui est d’autant plus digne de notre confiance qu’il ne se montre ni l’ami ni l’ennemi de Swedenborg.

Le Voyant était mort depuis trois ans. Un savant ecclésiastique écrivit à madame de Marteville pour savoir ce qu’il devait penser de la fameuse légende. Madame de Marteville étant souffrante, le général, son mari, fit au ministre la réponse qui suit :

 

 

Lettre du général d’E(iben).

 

G., le 11 avril 1775.

 

« Très-vénérable, très-savant et très-honoré monsieur,

« Une indisposition prive ma femme du plaisir de répondre elle-même à la lettre de Votre Révérence et m’impose l’agréable obligation de vous raconter dans sa véritable connexion une histoire qui paraît vous intéresser si vivement. De même qu’il arrive difficilement un fait réel auquel le récit ne mêle pas d’inexactitude, cela est arrivé aussi à ce sujet. Voici le fait.

« Environ un an après la mort de M. de Marteville, ma femme eut l’idée de faire visite au célèbre M. de Swedenborg, qui était alors son voisin à Stockholm, afin d’apprendre à connaître de plus près une si rare merveille du genre humain.

« Elle communiqua ses sentiments de curiosité à plusieurs dames de ses amies, et la partie fut convenue à jour fixe. Ces dames furent toutes admises. M. Swedenborg les reçut dans un fort beau jardin et un magnifique salon, qui était voûté et garni, au milieu du toit, d’une fenêtre, par laquelle, d’après son assertion, il avait coutume de s’entretenir avec ses amis, c’est-à-dire les Esprits.

« Entre autres discours, ma femme lui demanda s’il n’avait pas connu M. de Marteville ; à quoi il répondit qu’il n’avait pas pu le connaître, par la raison qu’il avait passé lui-même à Londres presque tout le temps pendant lequel ce seigneur avait été ministre de Hollande, près de la cour de Stockholm.

« Huit jours après, feu M. de Marteville apparut en songe à mon épouse et lui indiqua, dans une cassette de façon anglaise, un endroit où elle trouverait non-seulement la quittance, mais encore une épingle à cheveux avec vingt brillants, et qu’on croyait également perdue.

« C’était environ à deux heures du matin. Pleine de joie, elle se lève et trouve le tout à la place indiquée. S’étant recouchée, elle dormit jusqu’à neuf heures du matin. Vers onze heures, M. de Swedenborg se fait annoncer. Avant d’avoir rien appris de ce qui était arrivé, il raconta que, dans la nuit précédente, il avait vu plusieurs esprits et, entre autres, M. de Marteville. Il aurait désiré s’entretenir avec lui, mais M. de Marteville s’y était refusé par la raison qu’il était obligé de se rendre auprès de sa femme pour lui faire faire une découverte importante, d’autant plus qu’il quitterait, après cela, la colonie (céleste) où il se trouvait depuis un an et passerait dans une autre beaucoup plus heureuse.

« Voilà les véritables circonstances de ce qui est arrivé à mon épouse, à l’égard de la quittance et de M. de Swedenborg. Je ne me hasarde pas à pénétrer les mystères qui s’y rencontrent. Ce n’est pas non plus ma vocation. J’ai dû raconter simplement. Ce devoir, je l’ai rempli, et je m’estimerai heureux si j’ai répondu aux désirs de Votre Révérence.

« Mon épouse se recommande à vous. Je suis avec respect, de Votre Révérence, le dévoué serviteur.

« DEE. »

 

Ainsi Swedenborg n’a jamais été prié d’indiquer la cachette de la quittance. Il n’a pas même entendu parler de cette affaire avant qu’elle ne fût terminée. Tout ce qu’il a fait, c’est ceci : à la demande de madame de Marteville s’il avait connu son mari, il avait répondu que non.

Est-ce tout ? Pas précisément. Dans le récit du mari, l’indication de l’endroit où se trouvait la quittance dont la recherche agitait l’esprit de madame de Marteville a eu lieu dans un songe de cette dame. Et rien de plus naturel dans sa situation qu’un songe sur la quittance et même la vue d’un endroit quelconque de sa maison où elle doit se trouver. Au premier aspect, le général d’E. a donc l’air de ne rien admettre d’extraordinaire du tout dans l’anecdote qu’il raconte. Toutefois, il rapporte, comme un fait qu’il ne lui convient pas de discuter, le récit que Swedenborg, avant d’avoir entendu parler du songe, fait de son entrevue avec M. de Marteville dans le ciel. Et c’est ici que nous en venons au rôle sérieux du Voyant dans l’affaire de cette quittance.

Swedenborg avait pris, dans une question de la veuve, à savoir s’il avait connu son mari, le désir de faire connaissance avec Marteville. Il était allé le voir où il se trouvait, dans l’autre monde. Il n’avait pas pu le fixer pour un entretien, et avait été prié par lui d’agréer pour excuse la nécessité où il était de se rendre dans ce moment même auprès de sa femme pour lui porter une indication très-importante.

C’est là un bien petit rôle. Il est même tout négatif en apparence ; mais en réalité, si tout y est authentique, il établira que Swedenborg allait visiter, dans les quartiers de l’autre monde, toutes les personnes auxquelles il désirait parler. Ce qui est bien assez, et nous avons montré ailleurs que telle était, en effet, son ambition.

Troisième fait. Sur la fin de la même année, pendant laquelle Swedenborg joua un rôle quelconque dans le drame de la famille Marteville et un rôle considérable au Parlement de Stockholm, il figura dans les salons de la reine d’une manière si extraordinaire que sa renommée en tira plus d’éclat que de tout ce qui avait précédé dans sa merveilleuse carrière. Le fait est aussi plus difficile à bien constater. C’est à ce point que, si nombreux qu’en soient les récits et les initiés, les semi-initiés ou les gens qui ont écouté aux portes, aucun n’en donne la date, si ce n’est le capitaine Stahlhammer, qui en indique une fausse. Ni Swedenborg, ni la reine elle-même ne la mentionnent, et rien ne jette plus d’incertitude dans les esprits que ce vague ajouté à d’autres. Les détails valaient pourtant la peine d’être remarqués et datés. Car, il faut le dire, bien constatés, ils attesteraient dans l’illustre Suédois le plus rare développement que l’intelligence humaine ait acquis jusqu’à ce jour au sein des nations les plus civilisées qui ont passé sur la terre.

Examinons donc avec soin le récit de ce fait, la négation ou la confirmation ainsi que les explications toutes naturelles auxquelles il a donné lieu.

Le conseiller comte Scheffer, d’après le récit fait par Swedenborg au général Tuxen, vint un jour lui rendre visite et lui demander s’il ne voulait pas l’accompagner à la cour le lendemain. Swedenborg lui demanda pourquoi, sachant fort bien qu’il avait d’autres affaires que d’aller à la cour, il lui faisait cette proposition. Le comte Scheffer lui répondit que la reine avait reçu, quelques jours auparavant, de sa sœur la duchesse de Brunswick, une lettre où celle-ci parlait d’un article de critique qu’elle avait vu, dans le journal de Goettingue, sur un homme de Stockholm prétendant s’entretenir avec les trépassés, et où la duchesse s’étonnait de ce que la reine ne lui en disait pas un mot dans ses lettres. La reine avait demandé immédiatement aux personnes présentes s’il y avait à Stockholm un homme pareil et s’il n’avait pas l’esprit aliéné. Le comte avait répondu que, bien loin de là, c’était au contraire un homme très-raisonnable et très-savant. Là-dessus, la reine avait témoigné le désir de le voir, et le comte avait répondu qu’il était très-lié avec lui et qu’il lui exprimerait ce désir. Il le priait en conséquence d’accepter une invitation. Swedenborg se rendit à la cour avec lui. Le roi et la reine, ayant paru, s’entretinrent d’abord avec les ministres étrangers et avec les principaux personnages, et s’approchèrent ensuite du comte de Scheffer, qui leur présenta Swedenborg. La reine lui exprima son plaisir à le voir et lui demanda s’il était vrai qu’il avait commerce avec les trépassés, ce qu’il affirma. Elle demanda encore si c’était là une faculté qui pouvait se communiquer à d’autres aussi. – « Non. – Mais qu’est-ce donc ? – Un don de Dieu ou du Seigneur. – Pouvez-vous conférer avec tout trépassé ou seulement avec certaines personnes ? – Je ne le puis pas avec tous ; je vois ceux-là seulement que j’ai connus dans ce monde, ainsi que les personnages royaux ou princiers, les héros illustres, les hommes éminents et savants que j’ai appris à apprécier personnellement ou par leurs actes et leurs écrits ; tous ceux, par conséquent, dont je me fais une idée nette. Et l’on comprend aisément que je ne puis ni manifester ni avoir le désir de m’entretenir avec une personne que je n’ai pas connue ou dont je ne puis me faire aucune idée. » – Là-dessus la reine lui demanda s’il voudrait bien se charger d’une commission pour son frère mort récemment ? – « De tout mon cœur. »

Alors la reine, accompagnée du roi et du comte, se retira avec lui dans une embrasure de fenêtre et lui donna la commission dont elle voulait le charger. Il promit de s’en acquitter. Puis, invité à la table royale, où il devint l’objet de mille questions, il y répondit conformément à la vérité.

Quelque temps après, le comte Scheffer, étant revenu le voir, lui demanda s’il n’aurait pas envie de retourner à la cour, et il y consentit. La reine en le voyant lui dit aussitôt : « N’oubliez pas ma commission. – Elle est faite. » – Quand il lui en eut communiqué le résultat, elle fut très-surprise, et se trouva mal. Revenue à elle-même, elle ne dit que ces mots : « Voilà ce qu’aucun mortel n’aurait pu me dire. »

Après ce récit, qui perdrait son caractère si j’abrégeais les détails où entre le narrateur (Swedenborg), son interlocuteur, le général de Tuxen, aussi fin que loyal, lui demanda si quelqu’un avait pu entendre la reine lui donnant sa commission. – « Je l’ignore, mais elle parlait assez haut pour que le roi et le comte, qui l’entouraient, l’entendissent, s’ils faisaient attention 1. »

À ce récit, nous joindrons maintenant celui qu’a recueilli et consigné dans deux écrits différents, selon des renseignements divers, le meilleur critique de son temps, Emmanuel Kant.

Le philosophe de Koenigsberg ne pouvait ni ignorer, ni faire semblant d’ignorer un fait aussi étrange et qui circulait dans toutes les cours du Nord, dans tous les cercles de la belle société. Déjà nous l’avons fait remarquer, Kant n’était pas homme de génie seulement, il était homme d’esprit, et dans ces mêmes Rêves d’un visionnaire éclairas par des rêves de métaphysique, il discuta l’aventure de la reine comme l’incendie de Stockholm et la quittance de madame de Marteville, qui nous ont déjà occupés.

L’homme d’esprit se montre d’abord dans ces pages.

« Vers la fin de 1761, dit-il, M. Swedenborg fut appelé auprès d’une princesse que sa haute intelligence et sa connaissance du monde mettent presque au-dessus de la possibilité d’être trompée.

« La raison qui la porta à faire appeler Swedenborg, c’étaient les bruits généralement répandus sur ses prétendues visions. Après quelques questions inspirées par le dessein de s’amuser de ses imaginations plutôt que par le désir de savoir des nouvelles de l’autre monde, elle le congédia en lui donnant une mission secrète du ressort de son commerce avec les esprits. »

Voilà l’homme d’esprit, l’homme qui rit. Voici l’homme de génie, l’homme qui se garde de trancher.

« Quelques jours après, M. Swedenborg reparut avec la réponse, qui était telle que la princesse, de son propre aveu, en fut dans la plus grande stupéfaction, disant que cette réponse était véritable et que cependant aucun homme vivant n’avait pu la communiquer au Voyant. »

Kant ne s’écria pas avec Grimm, qui n’était qu’un homme d’esprit : Mais le moyen d’y croire ! Y croyait-il ? Non. S’en remettait-il au hasard de quelque solution future ? Non. J’ignore même ce qu’il en pensait, mais voici ce qu’il fit. Dans tout le Nord, les femmes se préoccupaient vivement du récit. Mademoiselle Charlotte de Knobloch, la spirituelle amie de Kant, voulait en avoir son avis. Le critique fit une enquête et écrivit, deux ans plus tard, à mademoiselle de Knobloch ce qui suit :

« Je tenais cette nouvelle d’un officier danois, mon ami et mon ancien élève, qui avait lui-même, avec beaucoup d’autres hôtes, à la table de M. Dietrichstein, l’ambassadeur d’Autriche à Copenhague, entendu lire la lettre où le baron de Lützen, ministre de Mecklembourg à Stockholm, lui apprenait qu’il avait assisté, avec le ministre de Hollande auprès de la reine de Suède, à la singulière histoire que vous connaissez, Mademoiselle. L’authenticité d’une telle nouvelle me rendit très-perplexe. Car on peut difficilement admettre qu’un ambassadeur mande à un autre, pour en faire usage publiquement, sur la reine d’une cour près de laquelle il est accrédité et sur un fait auquel il dit avoir été présent, une nouvelle qui ne serait pas vraie. Pour ne pas rejeter aveuglément, par un autre préjugé, le préjugé sur les apparitions et les visions, je trouvai raisonnable de m’enquérir plus exactement de cette histoire. J’écrivis audit officier de Copenhague et le chargeai de toutes sortes d’investigations. Il me répondit : Qu’il avait de nouveau parlé au comte Dietrichstein ; que la chose était vraie et que le professeur Schlegel l’avait assuré qu’il n’y avait pas à en douter. Il me conseilla en même temps, partant lui-même pour l’armée sous les ordres du comte de Saint-Germain, d’écrire pour les détails à M. de Swedenborg en personne. J’écrivis à cet homme singulier, et ma lettre lui fut remise par un négociant anglais de Stockholm. On écrivit à Koenigsberg que ma lettre avait été bien reçue par M. de Swedenborg et qu’il avait promis d’y répondre. Mais cette réponse ne vint pas.

« Dans l’intervalle, continue Kant, je fis connaissance avec un Anglais distingué (Kant dit fin), qui se trouvait à Koenigsberg l’été dernier, et que je chargeai au nom de notre amitié de prendre, à Stockholm même où il allait, des informations exactes sur le don merveilleux de M. de Swedenborg. D’après son premier rapport, ladite histoire, au témoignage des personnes les plus considérables de cette ville, s’est passée exactement telle que je vous l’ai racontée. Il a parlé à M. de Swedenborg ; il l’a même visité chez lui et il est dans une stupéfaction extrême au sujet de toute cette affaire. Swedenborg est un homme raisonnable, complaisant et ouvert. Interpellé au sujet de ma lettre, il dit l’avoir bien accueillie. Il y aurait répondu, n’était son dessein de faire connaître au public toute cette singulière affaire. Il irait donc à Londres au mois de mai de cette année, et y publierait son livre, où se trouverait la réponse à ma lettre. »

Rien de plus pur, de plus philosophique que cette conduite de Kant. Ces doutes, ces enquêtes, cette ferme et simple résignation à ce qui sera trouvé authentique, conforme ou non à ce qui s’est toujours vu et toujours dit, sont dignes du plus grand des métaphysiciens allemands.

Mais où est le récit de la reine ?

La reine, devenue veuve de Frédéric-Adolphe, et demeurant à Berlin auprès de son frère Frédéric le Grand, on en vint dans son cercle, où se trouvaient Thiébault, Mérian et le comte de Schwerin, à parler de Swedenborg et à exprimer le désir de connaître l’opinion qu’on avait de Swedenborg dans son pays. Thiébault raconta l’anecdote de la quittance de madame de Marteville. La reine alors prit la parole. « Très-peu disposée, dit-elle, à croire à de semblables merveilles, elle avait cependant voulu mettre Swedenborg à l’épreuve. Elle le prit à part un soir où il était venu à la cour et le pria de savoir de son frère (le prince Guillaume était mort le 12 juin 1758) ce qu’il lui avait dit au moment de leur séparation à Potsdam (quand elle se rendait à Stockholm en 1744, pour son mariage). Elle ajouta que c’était une chose de nature à n’être redite à personne, ni par elle, ni par son frère. Quelques jours après, dans un moment où elle était engagée au jeu, Swedenborg vint demander à lui parler en particulier. À l’observation qu’il pouvait parler devant tout le monde, il répondit que ce qu’il avait à apprendre à la reine ne souffrait pas de témoins. Alors elle donna son jeu à une de ses dames, passa dans une pièce voisine avec Swedenborg, accompagnée du sénateur Schwerin, qu’elle plaça à la porte, pendant que l’assesseur, arrivé avec elle au fond de la pièce, lui dit le jour et l’heure où elle avait pris congé de son frère, ajoutant que, les adieux faits, il l’avait rencontrée encore une fois en traversant la longue galerie de Charlottenbourg, l’avait prise par la main et l’avait conduite à une croisée où personne ne pouvait les entendre, et lui avait dit telles et telles paroles, que Swedenborg répéta. »

La reine ne dit pas à son cercle quelles étaient ces paroles, dit Thiébault nous pensons que ces paroles sont la véritable raison du silence que Swedenborg garda vis-à-vis du public et de Kant ; mais elle interpella, ajoute-t-il, le comte Schwerin sur l’authenticité de son récit. Et le rude courtisan se borna à répondre ces mots : Tout cela est vrai, Madame, au moins en ce qui me concerne.

Mais j’ai à faire une remarque critique sur la conduite de la reine dans cette affaire.

D’après son récit, en digne sœur de Frédéric le Grand, elle aurait été très-sceptique d’un bout à l’autre. Et pourtant elle prouve elle-même dans son récit qu’il n’en fut rien : le scepticisme n’a pas d’évanouissement.

Cependant elle aurait eu toutes les raisons les meilleures du monde pour être très-défiante, si l’histoire intime de la Suède, celle des intrigues secrètes de la cour, fournissait, du fait si étrange à première vue qu’elle nous raconte elle-même, une explication aussi naturelle et aussi simple que celle qui se produisit tout à coup dans les journaux. En effet, le chevalier Beylon, lecteur de la reine douairière, y fit savoir que, le jour même de l’entrevue, il avait vu sortir de la maison du Voyant les sénateurs Hoepken et Tessin, qui étaient ses partisans et qui prenaient, par des courriers dociles pour eux, connaissance des lettres de la reine.

Mais à peine cette explication, qui faisait du comte de Hoepken et de son collègue le comte de Tessin, ainsi que de Swedenborg, des intrigants assez vulgaires, se fut-elle produite, qu’elle reçut un démenti éclatant de la part du chevalier de Stahlhammer, qui prétendit à son tour mériter la confiance d’un témoin oculaire.

Aussi l’explication naturelle ne se découragea-t-elle pas. Tous les personnages qui avaient figuré à la scène et chacun de ceux qui en avaient approché voulurent en avoir entrevu le secret, et deux ans après le démenti du capitaine, un ancien aumônier de la chapelle suédoise de Paris apprit au monde d’une manière charmante comment Swedenborg s’était procuré la connaissance du secret de la reine.

Gambs tenait son explication de personnages distingués qu’il nomme dans sa lettre, insérée au Morgenblatt du 5 mai 1809 : « Swedenborg, instruit par le sénateur comte de Brahé, président du conseil de l’empire et père d’un des témoins de la correspondance secrète de la reine avec son frère le prince de Prusse, put révéler facilement à la princesse un mystère qu’on s’était procuré en payant un homme de confiance ! »

Mais l’idée que deux ou trois intrigants se fussent joués d’une reine si sûre d’elle-même et qui disait d’un si grand air : Je ne suis pas facilement dupe ; l’idée que dans cette intrigue ils eussent eu pour complice le plus honnête homme de la Suède, l’illustre Voyant lui-même, ne fut pas admise.

L’opinion générale du siècle fut-elle donc réellement celle de Kant, si bien rendue dans ces mots du philosophe : « Que peut-on objecter contre l’authenticité de faits pareils ? »

La même situation d’esprit se trouve formulée par le baron de Grimm : « Ce fait, dit-il, est confirmé par des autorités si respectables qu’il est impossible de le nier ; mais le moyen d’y croire ! » (Mémoires hist., litt. et anecd. tirés de la Corresp. du baron de Grimm avec le duc de Saxe-Gotha. Londres, 1813, t. III, p. 56.)

« Le moyen d’y croire ! » est charmant aussi ; mais n’ayez peur, spirituel baron, le plus spirituel des poëtes est là pour tout expliquer. Wieland, l’auteur d’Obéron, cet enfant du merveilleux, aborde l’anecdote à son tour, et il n’est pas embarrassé pour nous dire ceci :

« Au bout du compte, Sa Majesté pourrait avoir eu, pour l’incrédulité qu’elle professe à l’endroit des visions de Swedenborg et de son commerce avec les esprits, la plus excellente des raisons. Ce serait de sa part une chose assez comique, en effet, d’avoir improvisé toute l’anecdote qu’elle contait aux deux philosophes (Mérian et Thiébault), afin de se moquer d’eux pour lui avoir demandé sérieusement son opinion sur un visionnaire. » (Wieland, Euthanasia, p. 124 et suiv.)

Mais évidemment Wieland, en écrivant ces lignes, a été trop poëte et a trop marché sur les traces d’Homère, il a trop rêvé. Quel moyen de faire un conte de ce qui s’était passé devant tant de témoins ; d’un fait connu de toute la cour, de tous les ministres étrangers ; de deux conférences entre Swedenborg et la reine, auxquelles le roi et le comte de Schwerin avaient assisté !

Si la critique du dernier siècle s’est fourvoyée à ce point, disons-le bien haut pour l’avertissement de tous ceux qui ont été témoins ou acteurs dans des faits rares ou extraordinaires, c’est que Swedenborg et la reine, dont les entretiens sont devenus l’objet de tant d’inventions les unes plus étranges que les autres, ont failli l’un et l’autre. Swedenborg, pour commencer par le grand coupable, n’a pas tenu la parole donnée à l’ami de Kant, de porter le fait devant le public dans un ouvrage qu’il devait aller donner à Londres. Il n’a pas écrit cet ouvrage ou ne l’a pas publié. Certes, il était libre d’aller en imprimer d’autres à Amsterdam plutôt qu’à Londres ; mais il n’était pas libre, devant l’intérêt suprême de la vérité, de ne pas répondre à l’interpellation de Kant et de ne pas dire lui-même au public ce qu’il en était. Quand il s’agit d’un fait aussi décisif pour l’instruction de l’humanité, le devoir de publier la vérité, quelle qu’elle soit, est suprême.

Quant à la reine, sa conduite est un tissu d’inconséquences. À la suite de ce qu’on lui a dit de la quittance, elle veut mettre le Voyant à l’épreuve. Elle le fait, et le résultat est tel que sa stupéfaction est une sorte d’évanouissement. Elle croit donc ? – Oui, quand Pernety lui fait une objection ; car elle lui oppose un royal Je ne suis pas facilement dupe. – Oui encore, quand elle dit au comte Hoepken, en 1771, que son frère seul a pu instruire Swedenborg de ce qui s’était passé entre elle et lui en 1744. – Non, en 1779, quand elle dit : « Je ne m’explique pas de quelle manière Swedenborg a eu son secret, mais je n’admets pas son commerce avec les esprits. » Les plus grandes de ses inconséquences, ce sont des railleries où elle qualifie Swedenborg de fou ou de visionnaire ; des réponses évasives quand elle confirme l’anecdote de la quittance, où elle n’a été pour rien, et son silence sur le fait où elle a été un des deux acteurs principaux et l’instigatrice de toute l’affaire. Crédule ou incrédule, la sœur de Frédéric II, élevée comme ce prince, aimant la société des gens de lettres, prenant part aux discussions philosophiques comme aux affaires politiques, se devait à elle-même de faire cesser les faux bruits et les mauvais commentaires des gens de cour, des diplomates, des écrivains. En consignant dans une note de sa main ce qui s’était passé réellement, elle imitait le noble exemple du général d’E., qui raconte si simplement l’anecdote de la quittance de sa femme, et déclare si loyalement que la question métaphysique qu’elle implique n’est pas de sa compétence.

 

 

III.

 

La critique du dernier siècle et la nôtre.

 

Si maintenant nous passons au rôle que la critique prit en face de ces trois faits, nous dirons d’abord que le Voyant le plus extraordinaire qui eût encore paru sur la scène du monde, se produisant au sein du plus grand mouvement de l’esprit humain, ne pouvait pas plus passer inattaqué qu’inaperçu.

Mais la critique, en exerçant ses droits à son sujet, n’a-t-elle fait que remplir ses devoirs, ou s’est-elle trompée sur sa mission ? En d’autres termes, a-t-elle été juste et pure ?

Elle ne put être l’un et l’autre que difficilement. Dans le droit commun, il y a homogénéité entre la pensée de l’écrivain, si éminent soit-il, et la critique qui l’apprécie. Dans le droit commun, l’homme de génie lui-même ne franchit pas la sphère humaine, et ce qu’il dit, si éclatante que soit sa supériorité sur ce qui l’a précédé, se trouve d’ordinaire un peu dépassé dès le lendemain. Quant à Swedenborg, qui réclamait quatre privilèges hors ligne, l’illumination intérieure, la dictée divine, la dictée angélique, la perception directe ou l’intuition dans le monde spirituel – quant à Swedenborg, dis-je, les rapports entre l’écrivain et la critique étaient une exception au droit commun. Aucun mystique, aucun théosophe n’avait à ce point franchi les limites connues de la pensée humaine. Or, si honnête que fût sa vie, si pur son caractère et si respectable le témoignage de ses amis, nos pères n’étaient pas plus disposés à croire à cet ensemble de privilèges qu’à une apparition de la divine majesté dans un salon de Londres et à une mission donnée par sa bouche.

En effet, le dix-huitième siècle n’accepta ni la vocation, ni les dons que Swedenborg s’attribuait : ceux des juges compétents du siècle qui n’étaient pas avec Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Berkeley, Hume, Reimarus et Lessing, étaient avec Moïse, affirmant que « nul ne peut voir Dieu et vivre » ; et les théologiens condamnèrent le Voyant avec plus de sévérité que les philosophes. Telle fut l’animosité des uns et des autres, qu’aujourd’hui encore il nous a fallu quelque courage pour entreprendre l’étude sérieuse que nous faisons ici.

Le dernier siècle commença sa critique de Swedenborg par la frivolité, par le rire. On avait entendu sur sa personne des choses si extraordinaires ! On en avait lu de plus extraordinaires encore dans ses écrits !

Bientôt, toutefois, on le débattit avec plus de gravité, avec de vives émotions même et avec des protestations énergiques. Après s’en être un peu irrité, on en vint à la fin à le traiter avec plus de ménagement qu’au début, témoin les lettres de Kant. Mais peu de personnes, parmi ses adeptes eux-mêmes, furent tout à fait pour lui, lorsqu’en 1771, il résuma ses titres, son autorité ou son droit d’être cru sur parole, en affirmant « qu’il lui était donné, depuis vingt-sept ans, d’être en même temps dans le monde spirituel et dans le monde naturel, de parler avec les anges comme avec les hommes, de connaître l’état des plus illustres d’entre les morts de tous les temps ».

On ne doutait pas de sa bonne foi dans cette affirmation, ni même de sa singulière capacité d’esprit ; on ne doutait que de sa raison, et après le tour du rire et celui de la colère ce fut le tour de la pitié.

Cependant la pitié céda à l’antipathie. On vit ses adversaires se multiplier quand on eut l’ensemble de ses écrits et qu’on en vit toutes les conséquences. C’est que, abstraction faite de ses visions, de ses voyages et de ses entretiens dans l’autre monde ou des visites qui lui en arrivaient et dont rien n’était accepté de la philosophie contemporaine, il y avait dans ses écrits une doctrine complète. La méthode fondée sur le principe du sens intérieur qu’il y suivait et l’enseignement qu’il y donnait, étaient non-seulement contraires au goût général de toutes les écoles de philosophie, mais ils attaquaient toutes les croyances religieuses. Or, la science métaphysique qu’on y trouvait, on la considérait comme dépassée au point que, dans les cours publics les plus sérieux, on gardait sur l’auteur le silence le plus absolu. Là où l’on en parlait par exception, on le traitait dans les chaires évangéliques de visionnaire, si ce n’est d’insensé ; dans les chaires académiques, soit celles de l’enseignement religieux, soit celles de l’enseignement philosophique, de fou, si ce n’est d’imposteur. Partout on le combattait avec animosité, ou bien on le persiflait avec dédain.

Ce serait toutefois faire une erreur que de compter ses adversaires par la liste de ceux qui le critiquèrent publiquement. Ce ne furent là que les plus modérés d’entre ses ennemis ; les plus passionnés furent ceux qui ne prononcèrent pas son nom, craignant de compromettre leur réputation en descendant à l’examen de ses visions.

Ce dix-huitième siècle si ardent à la guerre aux préjugés avait les siens. Tout ce qui était hors ligne lui donnait des impatiences ; l’anormal était pour lui le monstrueux ; le merveilleux était l’insensé. La foi au surnaturel se tolérait bien en théorie ; mais c’était à la condition de se couvrir à s’y méprendre du masque du rationnel, c’est-à-dire de n’être pas. Le mot rationnel n’existait pas : la chose le créa. C’était l’esprit du siècle qui était le rationnel en personne. Sans doute, le culte de la raison n’était pas universel ; mais il aspirait à l’universalité, il y touchait. Quelques-unes des nations latines s’en défendaient, ou pour mieux dire, les classes dominantes dans leur sein, sans trop s’en défendre elles-mêmes, s’efforçaient d’en défendre les peuples, tandis qu’elles s’en enivraient à larges traits. La France, où Voltaire publiait « la Bible expliquée par quelques aumôniers du roi de Prusse », donnait ce triste exemple aux classes polies de l’Europe. Elle glorifiait, en les imitant, les plus libres de ces libres penseurs d’Angleterre qui n’étaient eux-mêmes que les plus hardis imitateurs de l’audacieuse Italie du seizième siècle. L’Allemagne à son tour, si prude et si dédaigneuse pour la théologie anglaise et pour la spéculation française, traduisait les plus faibles productions de l’une ou de l’autre dès qu’il s’y révélait de hardis assauts contre le christianisme. Les fameux Fragments de Wolfenbuttel, dont elle s’émut pendant quarante ans et dont elle se glorifie encore quand elle oublie que c’est de l’imitation, ne sont pas autre chose que la quintessence tirée par un rationaliste allemand des déistes anglais et des naturalistes de France.

Comment, au milieu de ces tendances critiques, de ces excitations à l’anéantissement du dogme et de ces ivresses d’un fanatisme marchant au triomphe de la raison seule souveraine dans l’empire de la pensée, comment un homme qui venait réviser la foi chrétienne et en faire une nouvelle édition, corrigée, avec la prétention d’y soumettre des conquérants exaltés ici par le succès, irrités là par la résistance, n’eût-il pas rencontré l’hostilité, l’injure et le dédain à peu près partout ? Remarquons sur son compte le silence de Voltaire, qui savait tout ce qui se passait dans les cours du Nord et qui, dans l’article Visions de son Dictionnaire philosophique et dans sa note sur la nouvelle Jérusalem, affecte de ne pas connaître Swedenborg, dont certainement la famille royale de Prusse l’avait plus d’une fois entretenu.

C’est que les tendances philosophiques du dernier siècle, et l’on pourrait dire aussi les tendances populaires, peuvent se résumer en trois mots : lutte de la raison contre le surnaturel, critique du surnaturel, négation du surnaturel. Il était donc tout simple que lorsqu’au sein même de ces travaux et de ces triomphes de la raison, apparut un homme qui fut comme le surnaturel incarné, le siècle ne l’acceptât pas. Ce qui étonne bien plus, c’est que, faisant métier de le discuter et de le juger en vrai rationaliste et même en vrai naturaliste, il ne se soit pas pris plus habilement ni même appliqué plus sérieusement à sa tâche.

En effet, quant à Swedenborg, sa critique fut à la fois trop étroite et trop frivole. Trop étroite, car, ne pouvant le faire entrer dans aucune des catégories de la psychologie normale, on le mit d’abord précisément dans cette vieille classe de visionnaires vulgaires pour laquelle Swedenborg professait tous ses dédains. Puis, de tous les philosophes du siècle, pour ne parler plus des poëtes, des théologiens et des diplomates, aucun n’alla jusqu’au bout dans le travail de sa critique. Kant lui-même, qui vaut bien les autres, le discute d’une manière si spirituelle et si grave d’une part, mais si frivole d’une autre, qu’à la fin il ne sait que conclure de tout ce qu’il a débité sur lui. C’est bien de sa faute. Il commence par écrire contre lui sur des ouï-dire, ce qui est inexplicable, car il n’avait qu’à traverser la mer Baltique pour se mettre en état de juger. Au lieu de cela, quand il s’aperçoit de sa faute, il s’adresse par écrit à Swedenborg lui-même, charge un négociant anglais qui va à Stockholm et à Gothenbourg d’y vérifier le tout, c’est-à-dire d’y contrôler des bruits plus ou moins publics, et cela fait, au lieu de discuter ces bruits devant le public, il les consigne, il les enfouit, dans une lettre particulière à une femme du monde dont la portée d’esprit, si piquante qu’elle fût, est un sujet de contestation. Dans cette lettre, sinon confidentielle, du moins particulière, où il recueille les bruits qu’on lui a mandés, sans pouvoir les apprécier, il clôt toute sa critique en ces termes : Que peut-on objecter contre la crédibilité de pareils faits ?

Sans doute son procédé est parfait de bon sens et de raison, du moins, s’il ne veut faire faire qu’une enquête sans s’en mêler lui-même et garder le résultat pour mademoiselle de Knobloch seule ; mais ce n’est pas tout ce qu’il fallait faire. Il s’en faut de beaucoup.

D’abord Kant n’établit pas que ces récits sont des faits ; ensuite, il ne saisit pas même, des résultats de son enquête, le public qu’il avait d’abord appelé à l’examen des bruits semés dans tout le Nord. En effet, après avoir lancé dans la presse le sarcasme avant l’information, il ne fait pas part à l’opinion des changements survenus dans sa pensée après.

Le baron Grimm, qui n’est pas métaphysicien, proclame les récits qu’il a recueillis de divers côtés, tout ce qu’il y a de plus authentique au monde, et se contente de s’écrier : Mais le moyen d’y croire !

Ainsi, l’un de ces deux critiques borne toute son ambition à renseigner la future baronne de Klingsporn, et l’autre à amuser la cour de Gotha. Si l’un ou l’autre traduisait le débat devant le public, il provoquait de la part de tous ceux qui avaient intérêt à ce que la vérité fût connue, soit le démenti de l’opinion publique, soit le mot de l’énigme de la part de ceux qui le possédaient, soit le silence de la confusion, qui est le témoignage en faveur de la vérité sous sa forme la plus décisive.

Mais le dix-huitième siècle vivait dans de singulières illusions. Il voulait tout comprendre, tout expliquer, ne sachant pas qu’on constate des faits, des effets et des causes, mais qu’on n’explique rien, que par conséquent on ne comprend rien. Lors même que nous savons le reste, est-ce donc rien comprendre que d’ignorer ce que nous ignorons toujours, c’est-à-dire l’origine de tout et le mode qu’il suit dans son naître ou dans son devenir ? Dans cette vieille illusion qu’on prenait pour l’esprit de critique en personne, on avait nécessairement l’ambition de juger le surnaturel. On oubliait que le surnaturel, par cela seul qu’il est ce qu’il est, ne peut pas se juger d’après les règles empruntées au domaine du naturel, au système de ses effets et de ses causes. Aussi le siècle dernier ne jugeait pas : il condamnait.

Notre critique, devenue plus vaste, devenue la science de notre ignorance et distinguant mieux les domaines, assigne à la science positive l’immense ensemble du naturel, à la science spéculative ou à la foi acceptée et justifiée par la raison, le domaine infini du surnaturel. Marche dans l’un qui veut, à pas comptés, la sonde plongée dans les flots, le bâton enfoncé dans la terre et le télescope braqué sur le ciel ; plane dans l’autre qui peut, le pied appuyé, il est vrai, sur les nuages, l’œil perdu dans les incommensurables horizons du temps et de l’espace, mais du moins l’intelligence, qui est lumière, guidée par toutes les intelligences et éclairée par la source de toute lumière.

Dans cette situation que la Providence nous a faite, que la critique moderne accepte au nom de la raison comme au nom de la foi, le surnaturel n’embarrasse plus que ceux qui n’en veulent point et ceux qui en veulent trop. Ceux, au contraire, qui n’en demandent que ce qui nous en est venu ou nous en vient encore légitimement, n’en ont jamais ni peur, ni manque. Pour eux, que le monde spirituel vienne nous révéler ses mystères tout entiers et étaler ses splendeurs en telles proportions que ce soit, ils les accepteront avec joie, à la seule condition de les regarder bien en face.

Accueilli avec des dispositions plus rationnelles, Swedenborg rencontrait moins de difficultés et offrait plus de leçons, si ce n’est à la métaphysique, du moins à l’anthropologie. Or, il est dans la psychologie anormale une catégorie de faits sur laquelle sa vie venait apporter les plus grandes lumières. En effet, l’extase est pour tous un des phénomènes les plus incontestables et le plus éclatant d’entre ceux qui promettent quelques découvertes dans la science de l’âme. Elle y prend une place extraordinaire, la première de toutes, mais une place très-légitime. Or, de tous les extatiques qui ont jamais étonné le monde par leurs facultés exceptionnelles, Swedenborg est sans contredit celui qui unit à la plus haute science la plus grande raison, comme il est aussi de tous les visionnaires celui dont les visions sont les plus nombreuses, les plus concordantes entre elles et les plus conformes à son système de doctrine, système très-complet, très-conscient de son principe et de ses conséquences, de ses moyens, de son but et de ses résultats.

Que ce système soit contraire à ceux de toutes les écoles de philosophie et à ceux de toutes les écoles de théologie de son temps ; qu’il prenne les textes sacrés dans un autre sens que toutes les communions chrétiennes, Swedenborg ne le cache pas, il s’en glorifie. Faire connaître le sens interne de la Bible, c’est sa mission, c’est le motif de l’ouverture privilégiée de son esprit. Que tout cela ne repose que sur une grande vision et sur une grande grâce, sur ce que lui seul a vu et entendu, il en convient si bien encore qu’il le dit sans cesse. Aux yeux de la critique, tout cela est une création de son esprit élevé à l’état extatique ; mais n’est-ce pas un état merveilleusement digne d’attention que cette condition exceptionnelle où l’homme cesse de rencontrer des énigmes ou des limites et de vivre dans le doute ou dans l’ignorance ; cet état où l’âme passe à volonté dans les régions les plus hautes ou descend dans les plus basses pour s’y entretenir avec tous ceux qui peuvent le mieux l’instruire ! Et remarquez bien que ce n’est pas l’imagination seule qui prend ce développement ou ce vol si étrange au moyen des ressources que lui fournit la mémoire ; remarquez qu’au contraire l’intelligence, sous sa forme la plus sublime, celle de la raison, prend sa part à la métamorphose : car, dans Swedenborg, jamais la raison n’abdique ; toujours elle se mêle de tout et toujours elle domine, analyse, compare, discute, argumente, élève théorie sur théorie, si bien qu’en fin de compte, après toutes les visions du ciel et des enfers, on se trouve avec lui en face d’un enseignement très-vaste, très-lié dans ses diverses parties, et à ce point conséquent dans toutes ses parties avec ses principes, qu’on ne peut s’y soustraire qu’en rejetant ceux-ci.

Ses principes, qui sont au nombre de deux, sa grande vision et son illumination permanente, sont faciles à rejeter au premier aspect ; en apparence, ils sont même faciles à combattre. Et pourtant il n’en est rien. Au nom de quoi les combattre ? de l’impossibilité ? Mais c’est un mot tombé. – De l’improbabilité ? Autre mot de même valeur. Il vous dit que ce sont des faits. Vous les niez ; il les affirme. Il se dit témoin oculaire et unique : Vous, qu’êtes-vous ? – Philosophe ? – Soit ; mais il s’agit de faits et non pas de raisonnements. Il faut donc pour juge, non pas un philosophe, mais un historien ; c’est-à-dire, il faut de ces deux choses une au moins : avoir vu ou entendu comme Swedenborg, ou pouvoir prouver par des faits qu’il n’a ni vu ni entendu. C’est là ce qui est difficile. Car rien n’étant « têtu » comme un fait, rien ne peut, si ce n’est un autre fait, le convaincre de faux.

Cela ne force pas la conviction, je le sais, mais cela frappe toute réfutation au cœur.

Un mystique de nos jours, très-bienveillant pour Swedenborg, H. de Schubert, l’aimable biographe de madame la duchesse d’Orléans, a prétendu caractériser ensemble les théories et les visions de Swedenborg en qualifiant son existence de vie de rêve de l’âme. Mais ce qu’il veut dire se conçoit-il ? Est-ce une existence où l’âme ne vit que de rêves, congédie la raison et laisse aller l’imagination à toutes ses plus hautes fantaisies ? D’abord une pareille existence n’est elle-même qu’une conception fantastique. Ensuite, quiconque a lu deux pages de Swedenborg sait que ce n’est pas ainsi qu’il parle, agit et compose ses ouvrages. Aussi dirai-je volontiers que le mystique Schubert, quoique savant historien de l’âme, est peut-être, de tous ceux qui ont écrit leur jugement sur Swedenborg, celui qui s’est mis au point de vue le plus éloigné du vrai.

Pour que l’état extatique de Swedenborg nous rende complètement raison de lui, il faut donner au mot d’extase une acception toute nouvelle, infiniment plus compréhensive que celle qu’on lui donne d’ordinaire ; car il doit désigner à la fois une situation de l’âme où elle soit en une sorte d’affranchissement de ses limites ordinaires, vive dans un monde qui n’est pas celui où l’enchaîne le corps, jouisse de facultés plus vastes et plus indépendantes, ou croie en jouir, le tout avec une foi absolue à la réalité de ce qu’elle crée, et sans tomber le moins du monde dans le rêve normal, le rêve connu de tout le monde ; sans perdre aucun de ses moyens ordinaires, ni sa science, ni sa puissance de raisonnement, ni la conscience de soi. D’ordinaire on entend par extatique un homme qui abdique la saine logique en faveur de la métaphysique la plus aventureuse, quitte en quelque sorte le monde devenu trop étroit pour son ambition et plonge sa tête égarée dans ces régions nébuleuses que son imagination, devenue saintement la folle du logis, peuple à son choix d’anges qui peuvent flatter son amour-propre ou de démons dont triomphe sa vanité. Il y a quelque chose de mieux que tout cela dans les extases de Swedenborg toujours philosophe, dogmatiste, polémiste, observateur sûr de lui, et parfois peintre de mœurs et de caractères admirable. Pour lui, l’extase a donc besoin d’une acception un peu élargie, et c’est à ce titre, c’est comme phénomène de psychologie, sinon unique dans l’histoire de l’humanité, du moins supérieur à tout autre de même nature, qu’il offre de singuliers attraits à la large et généreuse critique de notre siècle.

Ce qui le met hors ligne, c’est qu’il n’a rien de commun avec les sciences occultes. On le voit dans la lettre pleine de raison et de bon sens qu’il répond au comte de Bonde, qui lui avait transmis une lettre du baron de Hazel, où celui-ci le priait de lui faire connaître les textes qui enseignent l’art de se mettre en rapport avec les esprits. « Il ne connaît pas de textes de ce genre, et ce commerce est dangereux pour l’âme et la vie. Dieu ne veut pas de ces communications, à moins qu’il n’introduise lui-même l’homme dans le monde des esprits, pour des desseins de haute importance, comme il l’a fait, quant à moi. » (Voy. Intellectual Repository, mai 1862.) Voilà le cas qu’il fait des sciences occultes. Il ne les nie pas, il les condamne. Il les connaît, les pratique ou les aime moins que personne ; il a très-mauvaise opinion des visionnaires et des enthousiastes, et il s’en sépare bien nettement en toute circonstance. Ce qu’il s’attribue, ce ne sont pas des visions, ce sont des perceptions, non pas des perceptions de clairvoyance mystique ou somnambulique, mais des perceptions de l’état de veille ou de possession claire et nette de sa raison. « Il y a deux genres extraordinaires de visions, dit-il, où j’ai été mis seulement pour savoir comment ils sont. Le premier, c’est d’être emmené du corps.... Je n’y ai été mis que deux fois et seulement pour savoir ce qu’il en est.... Quant au second, c’est-à-dire d’être transporté par l’esprit en un autre lieu, il m’a été montré par une vive expérience ce qu’il en est, mais deux ou trois fois seulement. Voilà deux genres extraordinaires de visions. Mais sont perceptions ordinaires tout ce qui est relaté dans cette première partie des Arcanes célestes. Ce ne sont pas là des visions, ce sont des choses que j’ai vues en parfait état de veille du corps, et maintenant depuis plusieurs années. » (Arc. caelestia, 1883.) Voilà le théosophe par excellence !

Aussi le plus sublime d’entre tous ceux qui l’avaient précédé, Jacques Boehme, le métaphysicien au grand cœur, le Titan qui n’aimait qu’à s’élever et qui ne prenait, dit-il, le vertige qu’à l’idée de descendre, Boehme lui-même, n’était aux yeux de Swedenborg qu’un bon homme : « Il pouvait être de quelque utilité à certaines intelligences, mais un danger pour les autres. » – Quant à lui, à l’entendre, il n’était pas possible qu’il conduisît à l’erreur, car son enseignement avait toutes ces garanties-ci :

1° La parole de Dieu dans les saintes Écritures ;

2° L’illumination spéciale et directe de la part de Dieu, ou l’ouverture de son intelligence pour lui faire saisir le sens intérieur dans le sens littéral ;

3° La dictée de Dieu et celles des anges ;

4° Les entretiens avec les anges et avec les esprits les plus divers ;

5° Les instructions que Dieu lui avait données dans deux apparitions personnelles ;

6° Le privilège qui lui était propre, de se transporter dans toutes les sphères du monde spirituel, où et quand il le désirait, soit pour son instruction, soit pour celle d’autrui ;

7° Enfin la faculté de perception dans le ciel et sur la terre, abstraction faite de l’espace et du temps.

Cela va plus loin que tout ce qui s’était vu jusque-là.

Moïse s’était entretenu avec Jéhovah, il est vrai, mais il n’avait pas vu le Seigneur : il le dit souvent, et il ajoute, comme principe, que nul ne peut voir le Seigneur et vivre.

Les prophètes avaient reçu les ordres, les instructions, l’inspiration et les révélations de Jéhovah ; mais aucun d’eux n’avait obtenu la faculté de parcourir les régions célestes à volonté.

Mahomet y avait été élevé, disait-il ; mais ce qu’il en rapporte n’est pas comparable à ce qu’en rapporte Swedenborg plus de cent fois.

On sait les prétentions de Philon à l’illumination, et celles de Montanus à sa nature et à sa mission de paraclet. On connaît les légendes des disciples de Plotin sur l’intuition divine de celui-ci et sur le commerce auquel ils prétendaient avec les démons et les démonides ou les esprits féminins. J’ai fait ailleurs l’histoire des ambitions gnostiques, et chacun connaît les révélations ou les visions, les ravissements et les extases des saints de nos premiers siècles ou des saintes du moyen âge. Nous avons rappelé ci-dessus celles des mystiques et des théosophes de l’ère moderne, et raconté spécialement les hautes aspirations des Pasqualis, de Saint-Martin, du comte d’Hauterive, du conseiller d’Eckartshausen et de l’abbé Fournié, les uns cherchant le commerce avec les esprits, les autres jouissant de quelques apparitions. Mais tout cela, depuis les gnostiques jusqu’aux plus merveilleuses visions du jour, est peu de chose auprès de celles que Swedenborg nous fait connaître dans son Journal, et de ce qu’il écrit dans ses nombreux ouvrages sur ses entretiens célestes.

Aussi les résultats qu’il obtint et l’influence qu’il exerça sur son siècle dépassèrent-ils tout ce qu’ont fait les personnages que nous venons de nommer, et pour apprécier définitivement ce grand phénomène, il faut mettre le jugement de l’histoire à côté de celui de la philosophie. Le nombre des sectateurs d’une doctrine ne prouve rien, il est vrai, en faveur de sa vérité, et la philosophie ne reconnaît pas le vote par assis et levé. S’il en était autrement, si la vérité était du côté de la majorité, le bouddhisme serait le système de la raison, puisqu’il compte plus de partisans que tout autre.

Toutefois, le succès est quelque chose, et il est juste de dire, en terminant notre appréciation d’un personnage aussi exceptionnel, que Swedenborg, qui ne fit rien pour organiser un parti, eut peu d’années après sa mort une nombreuse postérité de partisans enthousiastes, de véritables fidèles, en un mot qu’on vit surgir l’église dont il avait prédit l’avènement.

Si, en face d’un résultat pareil, le métaphysicien est encore embarrassé sur la solution de la question, à savoir si Swedenborg fut ou un rêveur somnambulique ou un halluciné extraordinaire ou un extatique dupe de ses visions, l’homme de simple bon sens répond, sans hésiter, qu’aucune de ces hypothèses n’est une solution ; que tout effet veut une cause proportionnée à sa grandeur ; que c’est là une loi aussi impérieuse dans le monde moral que dans le monde physique ; qu’une œuvre aussi extraordinaire accomplie en plein dix-huitième siècle, au sein de la critique la plus décidée, accuse des facultés ou une condition d’esprit hors ligne, de quelque nature qu’on dise celle-ci et quelque portée qu’on veuille assigner à celles-là.

 

 

MATTER.

 

Paru dans le Bulletin de la

Société littéraire de Strasbourgen 1862.

 

 

 

 

 



1Recueil de documents, etc., par le Dr Tafel, t.1, p. 32 et suiv.

 

 

 

 

 

 

 

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