Chesterton tel que je l’ai vu
par
André MAUROIS
Par l’esprit comme par le corps, il était un géant. La légende voulait qu’un jour, dans un omnibus de Londres, il eût offert sa place à trois dames ; mais chaque jour il semblait offrir sa foi joyeuse à tous les hommes. Son rire était charmant. Il s’y abandonnait comme un enfant. Au temps où, jeune journaliste, il écrivait ses articles dans un café de Fleet Street, à Charles Masterman qui était venu le rejoindre, le garçon dit : « Votre ami est un homme étonnant. Il s’assied et il rit. Puis il écrit. Et ensuite il rit de ce qu’il vient d’écrire. » Quand il parlait en public, ce rire, de temps à autre, ponctuait ses remarques. « Je n’aime pas le sérieux, disait-il, c’est une attitude irréligieuse, ou, si vous préférez, c’est l’attitude des esprits faussement religieux. L’homme qui prend tout au sérieux est l’homme qui fait de toutes choses une idole. » Pour lui, étant sincèrement religieux, il était naturellement gai.
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Il avait passé son adolescence dans un monde sceptique et pessimiste, celui de l’Angleterre « fin de siècle » qui, dégoûtée par la misère du romantisme de la science, et par les guerres coloniales du romantisme de l’Empire, s’abandonnait à la frivolité désespérée de Wilde et d’Aubrey Beardsley. Contre les poisons de Wilde, Chesterton avait trouvé un antidote dans les poèmes de Walt Whitman. Alors que ses contemporains ne pensaient qu’à compliquer la vie parce qu’ils la trouvaient ennuyeuse, Chesterton ne cherchait qu’à la goûter parce qu’il la jugeait miraculeuse. À ceux qui refusaient de croire aux mystères, il montrait que le mystère est partout ; à ceux qui refusaient de croire aux fées, il montrait que chacune de leurs minutes était féerique. « Comment la marraine de Cendrillon, disait l’incrédule, peut-elle changer la citrouille en carrosse et les souris en chevaux ? – Comment Dieu, répondait Chesterton, change-t-il le gland en chêne, la fleur en citrouille, l’enfant en adulte ? » Jamais écrivain ne posséda plus que lui le sens du miracle permanent.
« La nature, écrivait-il, n’est pas une mère, c’est une sœur », entendant par là que l’homme et la nature sont fils et fille d’un même Père, et non point l’homme issu de la nature par quelque lente évolution. Si on lui répondait que la science prouve le contraire, il disait que la préhistoire (laquelle d’ailleurs n’est pas une science), loin de montrer que l’homme des cavernes fut un animal, reconnaît qu’il fut un artiste. Chesterton croyait à l’homme éternel, toujours doué des mêmes passions, des mêmes besoins. C’était cet homme éternel, ordinaire, ce père de famille, ce buveur de bière, ce batailleur, ce théologien qu’il aimait, comme l’avaient aimé Dickens et Cobbett, et avant eux Chaucer et Shakespeare.
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Parce qu’il pensait que l’homme change peu, il croyait aussi que les institutions qui jadis ont assuré son bonheur demeurent pour lui les plus sages. Né anglican, il était venu à l’Église romaine parce qu’il admirait la grandeur de Rome et la fermeté de l’Église. Il prônait la monarchie, non parce qu’il était snob, mais parce qu’il était démocrate. « C’est, disait-il, la seule forme de gouvernement qui ose mettre au pouvoir un homme quelconque. » Contre le cosmopolitisme de notre siècle, il défendait le village, la cité, la nation. « L’homme moderne, écrivait-il, invente l’hygiène moderne et part pour les villes d’eaux. Ensuite il invente la culture moderne et part pour Florence. Puis il invente l’impérialisme moderne et part pour Tombouctou, mais il ignore tout des gens qui habitent la même maison que lui. » Le vrai romanesque ne peut naître, affirmait-il, que si un homme est obligé de subir les êtres et les choses. La famille est romanesque (comme on voit dans tous les grands romans), lorsqu’il est difficile d’en sortir. C’est alors une aventure parce que c’est un coup de dés. Mais le divorce américain n’est pas romanesque parce qu’il supprime les résistances. Le libertinage n’est pas romanesque. Les Victoriens qui appelaient une jeune fille « Miss Brown » trouvaient ensuite un plaisir romanesque à l’appeler un jour « Mabel » ; les jeunes hommes d’après-guerre qui appellent toutes les jeunes filles par leur prénom se privent de ce plaisir.
En économie politique, il était l’inventeur d’une théorie qu’il appelait le distributisme et qui était le contraire du socialisme. Les socialistes soutenaient que la propriété tend à se concentrer en un nombre de plus en plus petit de mains. Chesterton voyait le salut des sociétés dans la petite propriété. Si Mr. Shaw lui répondait que c’était là une utopie, parce que les lois de l’économie s’opposaient à ce que la propriété demeurât petite : « C’est exactement, répliquait Chesterton, comme si vous disiez que les lois de la gravité s’opposent à ce qu’une pierre reste en l’air. Elles s’y opposent, en effet, mais d’innombrables pierres restent en l’air : c’est ce que l’on appelle des arches des voûtes. Cela veut-il dire que la loi de gravité n’est pas vraie ? Point du tout. Cela veut dire, au contraire, qu’elle est vraie et qu’en se servant d’elle, l’homme peut la tourner. »
C’était ainsi qu’il discutait, par images et antithèses surprenantes, plus que par raisonnements en forme. Il se méfiait de la raison si elle ne reprenait terre à chaque démarche. Dans la controverse il était redoutable, d’abord par la solidité et la simplicité de ses principes, puis par ses prodigieuses jongleries verbales. Souvent celles-ci devenaient pour lui des jeux. Ce fut ainsi qu’il y a quelques années, en revenant de Malte, il me parla de deux Français, auteurs l’un et l’autre de romans policiers : Maurice Leblanc et Gaston Leroux. Grand amateur de tels livres, Chesterton se plaisait à penser que ces deux noms cachaient un seul homme, lequel se nommait Gaston the Red (Gaston le Roux) quand il décrivait le détective Rouletabille et Maurice the White (Maurice le Blanc) quand il peignait le gentleman cambrioleur Arsène Lupin. « Vous dites que ces gentlemen sont vraiment deux personnes ? répétait-il. Vous devez vous tromper. Moi, je vous assure qu’une symétrie aussi satisfaisante pour l’esprit ne saurait être que symbolique. » Et le rire secouait son corps immense.
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Il ne faudrait pourtant pas que la gaieté de Chesterton fît oublier son sérieux, ni sa profondeur. Il était un penseur fort et hardi, de tous ceux de notre temps le plus capable d’amener à ses croyances un incrédule rebelle et cultivé. Se souvient-on de la belle phrase qui, dans Proust, termine le récit de la mort de Bergotte ? « On l’enterra ; mais toute la nuit funèbre, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » À Chesterton, géant qui vient de disparaître, rendons le seul hommage qui soit en notre pouvoir en relisant son Dickens, son Browning, son Orthodoxie, et que ces trois livres admirables demeurent pour nous les témoins de sa foi et de son génie.
André MAUROIS.
Recueilli dans Suites françaises, Brentano’s, 1945.