Lettre à Jean Guitton

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André MAUROIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Ami,

Vous savez que mon éducation religieuse fut brève, toute formelle, et ne laissa en moi aucune trace profonde. À quinze ans, je lisais beaucoup Anatole France ; son rationalisme hédoniste me satisfaisait ; son attitude sceptique à l’égard des croyances judéo-chrétiennes me paraissait intelligente et sage. Je l’ai retrouvée, vingt ans après, chez Paul Valéry, avec plus de profondeur et d’hermétisme.

Vint Alain qui bouleversa mon système ; car, contrairement à ce qu’imaginent ceux qui lisent mal, ni Alain ni moi-même ne sommes rationalistes absolus. Nous ne croyons pas que la raison discursive puisse tout expliquer. Le dernier mot d’Alain, comme de Descartes, est la liberté, qui est un mystère. Alain remit à leur place, pour moi, matérialisme et déterminisme qui ne sont que des instruments de travail. Il m’enseigna la religion de l’esprit. « L’esprit n’est ni dedans ni dehors, me disait-il, il est le tout du tout, un et indivisible. » Le jour où je compris cela, j’entrevis la sublime et fanatique religion juive.

Toutefois, Alain pensait, et je pense avec lui, que cette religion, pour être plus près de l’homme, se devait compléter par l’incarnation de l’esprit. Tel est le christianisme, dont Alain ne parla jamais qu’avec respect, et même avec foi. Il ne se lassait pas d’en expliquer les paraboles et les rites : « L’Esprit est pauvre, juste et bon, avec la promesse d’une croix de bois. » La seule différence entre Alain et un catholique orthodoxe, c’était que la vérité historique de la religion lui demeurait indifférente, bien plus, que cette seule idée faisait à ses yeux scandale. « Ce qui importe, disait Alain, ce n’est pas si Jésus a dit telle chose tel jour, mais que cette chose est vraie. » Voilà sa pierre d’achoppement et c’est aussi la mienne. Cela ne veut pas dire que nous refusions de croire. Bien au contraire. Cela veut dire que nous n’avons pas besoin, pour croire, ni de miracles ni de témoignages. Notre foi est au-delà des faits. Relisez les Dieux.

Après cette retraite spirituelle qu’est une année de philosophie, la vie m’emporta, mais cette métaphysique me suivit. J’épousai une femme chrétienne et trouvai grand bonheur à l’accompagner à l’église, toutefois sans conversion. Pendant la guerre de 1914, une lecture fut un choc intellectuel, celle de Chesterton.

Je lisais Orthodoxie dans les Flandres, au bruit du canon, en des nuits où rôdaient la souffrance et la mort. Le livre m’atteignit jusqu’aux profondeurs. Puis j’eus de grands malheurs, qui me firent souhaiter désespérément la consolation d’une foi. J’ouvris saint Augustin et fus frappé par cette idée qu’il exprime : invoquer (in vocare), c’est appeler en soi. J’appelais en moi quelque chose « qui fût plus moi-même que moi » et je l’y trouvais. Et que ce quelque chose existe, identique, en des êtres de votre qualité, cher ami, et même en tout homme, constitue une communion des esprits à laquelle je crois de tout cœur. Mais, si c’est là une idée chrétienne, ce n’est pas tout le christianisme.

En ce temps-là, j’avais près de moi, pour m’assister dans cette recherche, un des hommes que j’ai le plus aimés : Charles du Bos. Je me sentais fort proche de lui. « Quand je dis que je crois en Dieu, écrivait-il alors, je veux dire que je sens Dieu en moi, ce qui peut-être équivaut à ceci que mes meilleurs moments s’inscrivent d’eux-mêmes dans la zone religieuse. » Voilà aussi où j’en étais. Nous avions tous deux des préoccupations morales et le désir de bien vivre, mais « chez le vrai chrétien, disait encore du Bos, c’est la religion qui aide à bien vivre ; chez moi, c’est le fait même de bien vivre qui me donne accès à mes possibilités religieuses. » J’aurais volontiers signé cette phrase.

Un peu plus tard, il arriva que cet homme avec lequel j’avais, pendant quelques années, partagé mes pensées les plus intimes, redevint un catholique pratiquant et militant.

Il demeura pour moi bon et amical, mais j’avoue que je cessai parfois de le comprendre. Son vocabulaire n’était plus le mien. Je restai un humaniste en ce sens que, si je trouvais en l’homme ce qui passe infiniment l’homme, je ne voyais pas « dans l’immense existence autour » les traces d’une Providence.

Pourtant, en de brefs moments d’extase, j’entrevoyais (et j’entrevois encore) la nature des faits mystiques dont vous me reprochez de ne pas tenir compte. Au-delà du Requiem de Fauré, si je l’écoute avec la dévotion tendre qu’il exige, je devine un royaume qui n’est pas de ce monde. Le sublime chapitre sur Mgr Myriel, dans les Misérables, les pages de Swann sur « la petite phrase » m’ouvrent soudain des échappées sur d’immenses paysages spirituels. Je me surprends alors à espérer que, comme Proust, en contemplant longtemps, avec une attention passionnée, trois clochers ou une haie d’aubépines, je finirai par leur arracher leur secret ; peut-être un jour, à force d’interroger pieusement cet univers, en apparence indifférent, avec l’ardent désir d’en comprendre le sens, je verrai se soulever, puis se dissiper le mur des nuées qui masque à mes yeux la terre promise. Alors la fugitive extase deviendrait permanente. Ce serait la grâce.

 

 

André MAUROIS.

 

Cité par Jean Guitton

dans la Revue des deux mondes

en août 1985.

 

 

 

 

 

 

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