La vraie lutte commence là

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27 novembre 1938

 

La menace qui pèse sur les Églises et dont nous avons si peu conscience, nul ne l’a mieux exprimée que M. Denis de Rougemont dans ces quelques lignes cruelles de son Journal d’Allemagne : « Chrétiens, retournez aux Catacombes. Votre « religion » est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la Foi. Mais la vraie lutte commence là. »

Ce n’est pas que nous tenions pour assurée la ruine de cette façade auguste dressée par l’Église au-dessus du monde. Les cultes, les liturgies correspondent à une exigence qu’aucune révolution n’a pu tout à fait réduire : elles ont toujours fini par rouvrir les temples. La messe d’un prêtre réfractaire, dans un grenier ou dans une cave, cette bougie, ce livre éclairé, ces chuchotements, ce petit troupeau qui risque sa vie tandis qu’un homme fait le guet et que les paroles sacrées, se détachant du silence, livrent une fois de plus l’Agneau de Dieu à ceux qui l’aiment, ce drame dépouillé de tout ornement et réduit à quelques mots, à quelques gestes, garde sur les cœurs une séduction moins visible mais autrement puissante que le spectacle machiné qui fait se lever à la fois des milliers de poings fermés ou de mains ouvertes.

On l’a souvent noté : les grandes manifestations collectives conviennent à un âge de la vie, l’adolescence, une certaine adolescence et qui a la passion d’admirer, de servir et de ne penser à rien ensemble. Au delà de vingt-cinq ans, les garçons d’outre-Rhin n’éprouvent-ils quelque lassitude à crier et à acclamer en mesure ? Et, puis l’humanité entière ne tient pas dans sa jeunesse virile. Les peuples de demi-dieux n’existent pas. Dans chaque pays souffre une foule immense de créatures blessées, traquées par la maladie, par la faim, par les exigences féroces de l’État, par la misère secrète de toute vie, par le remords ; et beaucoup d’autres qui ne sont ni blessées ni traquées ont simplement le désir de Dieu et le cherchent : « J’ai faim de Vous, ô joie sans ombre, faim de Dieu... » C’est un vers de notre Jammes.

Il ne faut point s’étonner de ce que l’effort des chefs, en pays totalitaire, qu’ils l’avouent ou non, porte sur ce dernier retrait où la Grâce pénètre seule. La substitution de la Race au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob exige le don de l’homme intérieur à l’idole ; et le dialogue muet entre la créature et son Créateur devient criminel parce qu’il échappe à la police.

Le dictateur, pour atteindre au secret des cœurs, s’attaque donc d’abord à l’armature visible, aux œuvres sociales, aux groupes de jeunesse, à la hiérarchie. Dans cette première bataille, comment ne serait-il le plus fort ? Lorsque le sort du monde dépend de quelques affranchis, d’une bande qui campe par delà le bien et le mal et qui a partie liée avec des millions de petits hommes jaunes pour lesquels notre foi et notre espérance sont comme si elles n’avaient jamais été, la ruine matérielle des Églises s’insère alors dans un avenir prévisible et une parole que le Christ s’adressait à lui-même, brille soudain d’un éclat tragique – une de ces paroles qu’à ma connaissance, aucun prédicateur ne commente jamais : « Quand le Fils de l’Homme reviendra, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre ? »

Qu’est-ce donc que croire ? De quoi parlons-nous quand nous parlons de notre foi ? Rougemont nous aide à poser la question dans le concret : la question de savoir combien d’hommes seraient prêts à mourir pour une vérité abattue, dépouillée de son apparence auguste. Que subsisterait-il de notre fidélité à des rites abolis, de nos habitudes chrétiennes, le jour où leur objet n’apparaîtrait plus ? Et pourtant la vraie lutte commence là, en effet, au pied de trois gibets dressés à la porte d’une ville où trois condamnés de droit commun, trois Juifs agonisent, et lorsque tout est consommé et que tout semble fini de l’aventure chrétienne. La vraie lutte commence à ce néant. Le sort du christianisme est suspendu, peut-être, à la foi de quelques fidèles des diverses Églises qui, dans la ruine de tout ce qui, en les séparant les uns des autres, leur avait été occasion d’hérésie ou de schisme, croiront d’un même cœur, d’un même esprit, à une vérité écrasée et comme effacée du monde visible et, les yeux levés, attendront qu’apparaisse au zénith le signe du Fils de l’Homme.

 

  

François MAURIAC.

 

Paru dans Le Figaro du 27 novembre 1938

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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