Le mystère du théâtre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est pas de meilleure défense contre l’ennui des après-midi d’automne que ce monde à demi obscur du théâtre où des créatures vivantes se substituent aux personnages que nous avons inventés. Paris gronde autour de cette sombre coquille dorée et vide. Le temps plein de guerres et de crimes la baigne sans la pénétrer. Ce qui importe ici, ce n’est pas de savoir ce que pense Mussolini, ce qu’Hitler complote ; mais faut-il, au cinquième acte, laisser cette grosse lampe sur la table ? La jeune femme, après son cri, doit-elle aller jusqu’au piano, revenir sur ses pas, s’asseoir sur le bras du fauteuil ?

Et pourtant ce ne sont pas des heures frivoles que j’aurai vécues là : le mystère du théâtre me trouble. Pour la première fois, les êtres que j’imagine prennent corps ; oui, à la lettre, ils empruntent un corps à des hommes et à des femmes appelés acteurs, qui le leur abandonnent pour quelques heures, comme ils feraient un appartement désaffecté.

Mais lorsque c’est fini et que leur corps leur est rendu, les acteurs ne le réintègrent pas aussitôt. Ce phénomène m’émeut, chez les femmes surtout : dès la sortie de scène, quand elles se débarrassent de leur personnage, elles n’entrent pas en possession immédiate de leur moi ; il se passe un temps vague où j’observe ces visages encore dépossédés. Il semble que l’âme inconnue profite de cet intervalle entre le départ du personnage fictif et le retour du moi quotidien, pour éclairer de sa lumière des yeux encore mouillés de pleurs, pour revêtir de sa paix auguste, dont l’aspect est presque terrible, les traits charmants d’une jeune femme.

Cette merveille m’aide à comprendre d’où vient la beauté des morts. Le masque de Pascal n’est pas admirable parce qu’il est le masque de Pascal, mais parce qu’il reproduit une figure qui ne reflète plus le quotidien, et où rien ne nous empêche plus de discerner l’empreinte laissée par une âme, fille de Dieu. Le moulage d’une face criminelle pourrait nous donner une impression aussi sublime.

Ce qui anime les traits des vivants, ce qui leur donne leur expression habituelle, ce n’est presque jamais leur âme, ou du moins ce n’est jamais leur âme toute seule : mais des vanités, des passions, des convoitises, la ruse d’un vice aux aguets ; et chez les femmes, même les meilleures, le goût de plaire, l’idée fixe de séduire. Une actrice qui s’est donnée, livrée tout entière au rôle qu’elle crée, demeure un instant, la répétition finie et son personnage évaporé, telle qu’en elle-même enfin l’éternité la changera. La part immortelle de son être profite de quelques secondes pour envahir cette forme éphémère que les pauvres soucis de tous les jours n’ont pas encore réoccupée. Chez les interprètes masculins, ceux du moins qu’il m’est donné d’observer, le phénomène est moins visible que dans les femmes. Ils ne se séparent jamais tout à fait d’eux-mêmes et demeurent plus attentifs à leur propre changement.

Il est étrange que cet effort de désincarnation au service d’une histoire imaginée ait une analogie si frappante avec ce que cherchent les mystiques, avec ce vide où tendent ceux qui aspirent à être envahis par Dieu. Il y a dans le travail de l’acteur un je ne sais quoi qui m’effraie : peut-être ce contraste entre le but poursuivi qui n’est qu’un jeu (aussi brillant soit-il) et la grave opération d’ordre spirituel qui s’accomplit au secret de leur être – si grave, que leur fatigue, leur lassitude lorsque c’est fini, a un caractère singulier : on les sent atteints à la racine, à la source ; ils flottent, à demi rendus au monde réel. On en voit qui ferment un instant les yeux au fond d’une loge ténébreuse, comme si la part d’eux-mêmes qu’ils ont quittée avant la répétition avait perdu sa route et ne pouvait plus les rejoindre. Ils doivent avoir plus que les autres hommes besoin de retrouver la vie auprès d’une créature de chair et de sang et, comme Antée touchait la terre, de se pencher sans cesse sur une argile vivante. Magnifique et dangereux métier qui consiste à se perdre, puis à se retrouver... Mais entre les deux états, quelques-uns d’entre eux en vivent un autre, à leur insu, peut-être. Beaucoup ne se doutent pas qu’en poursuivant le but dérisoire que les auteurs leur proposent, il leur arrive de passer tout près d’un seuil redoutable que seuls les saints ont franchi.

 

 

François MAURIAC.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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