Pâques, Passion et Résurrection

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOUS ne cherchons, nous n’aimons que le bonheur. Pourtant nous remettons nos pas, chaque année, dans les pas d’un homme couvert de sang, revêtu d’un manteau de théâtre par les soldats, si pitoyable avec ce dérisoire chapeau d’épines qui le coiffe. Chaque printemps nous oblige à prendre notre part de ce jugement, de ces outrages et de cette exécution que subit un agitateur galiléen. Ses bourreaux croyaient sans doute qu’après quelques jours il ne serait plus question de lui. Que le nom de Jésus pût être connu un jour hors de Jérusalem et de la Galilée, cette idée les aurait bien fait rire. Ils auraient traité de fou celui qui aurait prédit à l’ouvrier clouant ces deux morceaux de bois en forme de croix : « Tu donnes en ce moment à toute l’espèce humaine le signe de son espérance. »

Les Juifs attendaient un Messie glorieux ; qu’il ait surgi tout à coup à un moment de l’Histoire, traînant cette croix, essuyant sur sa figure le crachat d’un soldat, quel défi à la raison de l’homme ! Pourtant ce n’est pas, malgré son humiliation, malgré cette mort d’esclave, que la meilleure part de l’humanité l’a aimé ; c’est, au contraire, à cause de cette humiliation et de cette mort. Non certes malgré la croix, mais à cause de la croix, nous avons reconnu notre Dieu.

Il fallait qu’il y eût entre la douleur de l’homme et la croix du Fils de l’homme cette conformité pour que chaque génération le reconnaisse dans la mesure où elle-même est crucifiée. Mais quelle génération ne l’est pas ? Une époque comme la nôtre multiplie les répliques du Christ aux outrages. Entre tous les martyrs de toutes les causes, combien meurent consolés parce qu’ils meurent de sa mort ! Car il n’est pas nécessaire de croire en sa parole pour admettre que depuis que le Christ a souffert, la souffrance de l’homme a pris une signification qu’elle n’avait pas avant lui et qu’elle s’en trouve à jamais « revalorisée ». L’homme torturé par la maladie, par les épreuves de la vie quotidienne, ou parce qu’il souffre persécution, a le pouvoir, s’il est chrétien, de coopérer au rachat de toute la race humaine. Il atteint parfois à se réjouir de cette coopération : il la provoque, il va au-devant de la croix, même lorsque la croix ne s’impose pas à lui. C’est lui qui la recherche pour s’y étendre avec amour : tel est le secret des vocations religieuses.

Qu’elles nous paraissaient dures, ces vérités, lorsque notre vie était à son printemps, lorsqu’elle frémissait d’amour et de joie, sous les arbres chargés d’oiseaux enivrés et de bourgeons qui éclataient au bout des branches, dans le soleil embrumé des vacances de Pâques ! Mais la première trahison par le baiser, qui ouvre le Chemin de Croix, avait tôt fait de nous engager sur cette route que nous avons suivie depuis, tous tant que nous sommes, et même ceux qu’on appelle les heureux de ce monde ; car la condition humaine est atroce en soi, et ce qui nous en détourne, les « divertissements », ne change rien à cette croix à laquelle il nous faut toujours revenir, aussi loin que les plaisirs nous aient entraînés.

Et sans doute ce condamné à mort, ce Juif humilié, torturé et exécuté, nous croyons qu’il est sorti vivant du tombeau et qu’il demeure au milieu de nous dissimulé dans la foule, reconnu pourtant de ceux qui l’aiment. Il est vrai... Mais ce Christ ressuscité, ce Christ triomphant n’a jamais été pour nous, hommes de l’Occident, le Dieu hiératique de Byzance, le roi de gloire créé à l’image de César. Comme Madeleine au matin de Pâques, nous le prenons d’abord pour le jardinier, rien ne le distingue à nos yeux. Nous ressemblons aux deux disciples sur le chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs au crépuscule, et qui marchent avec un étranger entre eux deux, sans reconnaître cet homme blême dont le visage porte encore la trace d’indicibles souffrances.

Même ressuscité, le Christ continue de souffrir avec sa créature. C’est le sens profond du mot de Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Nous sommes les témoins de cette agonie, de cette interminable et innombrable agonie. Partout où les polices interrogent un prisonnier et le rouent de coups, il y a le Christ. Mais aussi partout où un homme résiste à ses bourreaux et, en dépit de toutes les entreprises d’avilissement, garde son âme intacte, le Christ ressuscite : comme il y a d’innombrables agonies, il y a d’innombrables résurrections.

 

 

François MAURIAC, Journal.

 

Paru dans Ecclesia en avril 1953.

 

 

 

 

 

 

 

 

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