Le Père Lacordaire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous qui avons beaucoup aimé le P. Lacordaire, lorsque nous arrêtons sur lui notre pensée, nous ne l’imaginons pas comme un homme qui vivait dans les premières années du XIXe siècle et qui mourut longtemps avant notre venue au monde. Il est un ami de notre adolescence. Nous nous sommes confiés à lui ; il nous a écrit des lettres ; il domine le petit groupe de nos compagnons à notre entrée dans la vie. Peut-être était-ce lui, ce frère aîné que j’allais voir chaque semaine au Séminaire d’Issy ; lui encore, ce jeune prêtre qui un jour, à un congres du Sillon, me fit signe de venir m’asseoir à son côté. Lorsque je contemple le portrait que Chassériau a peint à Sainte-Sabine, c’est du fond de mon propre passé que m’arrive son admirable regard, et ce visage me touche comme l’un de ceux qui j’ai connus et aimés sur la terre.

Ceux qui lui reprochent d’avoir été l’homme d’une époque, un enfant du siècle dont les cris feraient sourire aujourd’hui, oublient que ce qui change le moins d’une génération à l’autre, en dépit des modes et des courants de surface, c’est justement le cœur d’un jeune homme, et que ce qu’en disait le P. Lacordaire rejoint l’image qu’en a retracée Bossuet. Lacordaire s’adressait à un auditoire qui se renouvelle d’année en année, mais c’est toujours le même printemps : il est l’apôtre de la jeunesse éternelle.

Le secret du Père, pour toucher les jeunes cœurs de son vivant et longtemps après sa mort, tient tout entier, il me semble, dans l’Évangile du jeune homme riche : « Jésus l’ayant regardé, l’aima... » Le secret du P. Lacordaire est un secret d’amitié, mais d’une amitié exigeante qui demande beaucoup, et même qui demande tout.

Je ne voudrais point insinuer ici qu’il ne fut pas d’abord un homme de doctrine. J’ai écrit autrefois, avec la légèreté de mes vingt ans, que Lacordaire n’était pas le moins du monde théologien. Il l’était sans doute, ou plutôt il aspirait à le devenir lorsque à la Quercia, novice bientôt quadragénaire, il écrivait à Mme de La Tour du Pin : « Nous avons classe de théologie soir et matin. Ces nouvelles études me remplissent de joie. Si j’avais eu saint Thomas pour maître dès l’origine, j’aurais eu bien des peines de moins... Je me dis souvent que nos jeunes gens sont heureux : ils acquièrent à peu de frais une sagesse qui m’a coûté bien des larmes. »

En vérité, ce qu’Henri Lacordaire avait à transmettre de la part de Dieu aux jeunes gens de 1830, de 1848, comme à ceux des générations qui leur ont succédé, ne se trouve pas dans les livres ; et de son œuvre, ce qui a vieilli, ce sont justement les vues historiques, la fausse érudition qui l’encombre. Mais ce qui vibre encore, c’est un certain accent, dont on pourrait dire ce qu’il disait lui-même de la parole du Christ : qu’elle a produit plus que l’amour, des vertus fructifiant dans l’amour.

Et voilà le miracle : cet accent demeure perceptible à la lecture, surtout dans les discours consacres à la vie intime de son Maître, et chaque fois qu’il s’adresse à lui directement, avec cette passion, avec cette surnaturelle tendresse qui est sa marque propre et qui nous permettrait de distinguer sa voix entre celles des plus grands mystiques. Je songe au début de la première conférence de 1846 : « Seigneur Jésus, depuis dix ans que je parle de votre Église à cet auditoire, c’est au fond toujours de vous que j’ai parlé, mais enfin aujourd’hui plus directement j’arrive à vous-même, à cette divine figure qui est chaque jour l’objet de ma contemplation... » Mais j’imagine, mes Révérends Pères, que vous connaissez la suite par cœur, et aussi le passage sublime du sermon sur l’établissement du règne de Jésus-Christ qui m’enchantait dans ma jeunesse, celui qui commence par une plainte si humaine : « Poursuivant l’amour toute notre vie, nous ne l’obtenons jamais que d’une manière imparfaite et qui fait saigner notre cœur... », et qui s’achève par un des plus beaux cris que l’amour du Fils de l’homme ait arraché à une créature.

D’autres introduisent d’abord les esprits à la connaissance de la sagesse ; lui, il comprend d’abord les cœurs dans cette amitié avec le Christ, qui sans doute avant lui n’était pas inconnue : personne n’a jamais rien inventé dans les rapports de l’homme avec Dieu... ; mais il a mis cette amitié à la portée des jeunes hommes, ses contemporains, qui avaient bu à tant de sources troubles et qui nous en ont transmis le poison : il l’a rendue accessible aux fils de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Cette gloire ne lui sera point ôtée de leur avoir fait monter du cœur aux lèvres ce cri qui fut plus tard celui de Paul Claudel : Et voici que Vous êtes quelqu’un tout à coup.

Ce qu’est pour moi le P. Lacordaire, c’est, au seuil de l’histoire contemporaine, ce jeune prêtre qui, dans la scène horrible de l’Ecce homo, finit par rejeter Pilate dans l’ombre et, se substituant au Procurateur, se tient au côté de son Maître et le désigne à la foule non plus blasphématrice, mais à genoux et en larmes. Voilà l’homme, voilà un homme comme vous qui vous regarde et qui, vous ayant regardé, vous aime.

Mes Révérends Pères, il est beau que votre Ordre, illustre par le Docteur de l’Église universelle, par ce saint Thomas dont l’œuvre propre a été, comme l’écrit Jacques Maritain, d’amener toutes les vertus de l’intelligence au service de Jésus-Christ, et dont la sainteté a été la sainteté de l’intelligence que la contemplation illumine, il est beau que cet Ordre des Frères Prêcheurs ait eu pour restaurateur dans notre France ce jeune prêtre si proche de chacun de nous, si mêlé à nos débats, à nos difficultés et à nos luttes, et dont la grâce particulière fut d’obliger le jeune homme riche ou pauvre, héroïque ou lâche, que nous sommes tous, à soutenir ce regard, ne fût-ce qu’un peu de temps, mais son salut aura peut-être dépendu de cette minute où il ne s’est pas éloigné : « Un jour, s’écriait le Père dans une conférence de Toulouse, au détour d’une rue, dans un sentier solitaire, on s’arrête, on écoute, et une voix nous dit dans la conscience : Voilà Jésus-Christ ! Moment céleste où, après tant de beautés qu’elle a goûtées et qui l’ont déçue, l’âme découvre d’un regard fixe la beauté qui ne trompe pas. »

L’amitié du P. Lacordaire pour le Christ était une amitié jalouse. S’il a consacré toutes les forces de son génie à lui conquérir des disciples, il n’a cessé de monter la garde aux pieds de son Maître pour écarter de lui ceux qui cherchaient à lier le Dieu vivant à leur misérable politique humaine. La passion du P. Lacordaire pour la liberté n’a pas d’autre objet que la liberté du Christ et de son Église. Jusqu’a sa mort, il eut pour adversaires les hommes qui associaient indissolublement les destins du catholicisme en France à ceux des régimes politiques abolis.

Bien qu’il fût un royaliste convaincu, il tressaillit de joie, lui qui avait vu la fureur antichrétienne des révolutionnaires de 1830, lorsque, en février 1848, les émeutiers portèrent avec respect et amour à Saint-Roch la croix de la chapelle des Tuileries. Non qu’il ait jamais nourri pour la révolution la moindre faiblesse, mais ce geste témoignait de cette délivrance du Christ à laquelle il avait travaillé de toutes les forces de son génie.

Le P. Lacordaire ne voulait pour son Maître d’autre parti que celui des âmes, c’est-à-dire des pécheurs, des pécheurs que tous nous avons trop tendance à situer du côté de la barricade où nous ne sommes pas. En politique il a fait preuve d’un bon sens auquel on n’a pas suffisamment rendu justice. Il écrivait à un ami en 1850 : « Toutes mes idées politiques se réduisent à ceci : en dehors du Christianisme il n’y à point de société possible, si ce n’est une société haletante entre le despotisme d’un seul et le despotisme de tous. Secondairement, le Christianisme ne peut reprendre son empire dans le monde que par une lutte sincère où il ne soit ni oppresseur ni opprimé. Je vis là-dedans, et je suis étranger à tout le reste. » Qui de nous ne pourrait faire sienne cette profession de foi ?

Je n’irai pas plus avant sur ce sujet. Nous devons cette charité aux morts de ne pas les mêler à nos querelles, surtout lorsque de leur vivant ils furent, comme le P. Lacordaire, en proie aux attaques et même aux persécutions. Que leur tombe, du moins, connaisse la paix ; que leur mémoire chère et bénie ne soit rappelée au milieu de nous que pour rassembler le troupeau divisé !

Des adversaires ? celui que nous glorifions aujourd’hui en eut toute sa vie, mais des ennemis ? je ne le crois pas. Bien peu résistèrent à ce charme que nous subissons encore et qui naissait, il me semble, des divers mouvements en lui de la nature et de la grâce, pour parler comme l’Imitation.

Il en demeurait conscient lui qui, séminariste, osait écrire : « Je me plais à me faire aimer, à conserver dans un séminaire quelques grâces dérobées au siècle. » Au vrai, ces quelques grâces dérobées étaient des vertus humaines surnaturalisées, si j’ose dire. Toute sa vie, Lacordaire eut le secret d’allier à l’humilité chrétienne une noblesse, une fierté qui demeuraient aux limites de l’orgueil et ne les dépassaient pas. Il sut obéir le front haut et le regard droit : chez lui, l’abaissement fut toujours sans bassesse. Un jeune homme qui le suivait ne doutait point qu’il dût être éprouvé et brisé, mais il savait aussi qu’il garderait toujours intacte en lui cette dignité de la créature sortie libre des mains de Dieu.

Le P. Lacordaire trouva d’ailleurs un maître plus dur, plus impitoyable qu’aucun de ceux qui auraient pu lui être imposés en ce monde, – et ce maître, ce fut lui-même. Jusqu’où il porta l’amour de la Croix, vous le savez, vous qui sans doute avez médité sa vie, et jusqu’à quels excès il fut entraîné par cette passion de la Passion. Le P. Chocarne, voulant nous prouver que Lacordaire fut du petit nombre de ceux pour qui la Croix n’eut pas d’épouvantement, en donne des exemples qui font frémir. Aimer, pour lui comme pour tous les saints, ce fut de se conformer à ce qu’il aimait, et ce qu’il aimait était un crucifié.

Je doute que beaucoup soient allés plus loin dans cette voie sanglante. Et peut-être poursuivait-il aussi, au secret de son corps, un ennemi qu’il était seul à connaître, cet ange qui nous soufflette et qui ne nous quittera qu’à la mort.

La mort, le P. Lacordaire l’a vaincue en ce monde même, puisque vous êtes là, mes Révérends Pères. Il vit en Dieu, mais par vous il demeure sur la terre. Je connais les héritiers de ses vertus, oserai-je dire de son regard ? Il me semble même qu’en plusieurs d’entre vous, après un siècle, il s’est pris d’un plus grand amour pour ceux qui travaillent de leurs mains, ou du mains qu’il les approche de plus près. Sans doute échange-t-il encore des lettres avec des personnes aussi parfaites et aussi distinguées que Mme Swetchine ou que Mme de La Tour du Pin, mais j’imagine qu’aujourd’hui il a beaucoup de correspondants plus humbles.

Pourtant, notre époque ne l’étonnerait pas, il oserait en soutenir l’horreur en face : « Je n’ai jamais regardé qu’en haut, a-t-il écrit, pour y lire le devoir et les destinées. Il faut avoir la certitude absolue, infinie, que ce qui vient de Dieu est le meilleur, même quand il nous semble le pire au point de vue humain. J’ai vu cela vingt fois dans ma vie, et j’ai toujours acquis de cette expérience un abandon sans mesure à la volonté de Dieu qui est maintenant ma plus grande force. »

Il nous enseigne la confiance, l’abandon. Il nous rappelle aussi la modération dans les controverses inévitables. Il avait horreur des hommes qui, écrivait-il, « en cherchant la pensée dans leur esprit n’y trouvent jamais que l’injure ». Il adresse à Ozanam cette louange qui étonne d’abord et qui est magnifique : « Il fut juste envers l’erreur. »

Le P. Lacordaire ne fut impitoyable que pour lui-même, et, aux approches de la mort, il devint indifférent à tout ce qui n’était pas son amour, et même à ce premier amour de sa vie, à la gloire qu’il avait tant désirée.

Il était déjà frappé, l’unique fois ou il parut à l’Académie française. L’humble moine avait consenti à cet honneur parce qu’il ne refusait aucune occasion de montrer à la France la robe qu’il portait et de la rendre familière au public. Mais surtout, lui qui à vingt ans était parti pour Rome, « pèlerin de Dieu et de la liberté », il venait, avant de mourir, invoquer une dernière fois, dans une circonstance solennelle, cette liberté dont, en 1861, il ne fallait prononcer le nom qu’à voix basse. Non, ce n’était pas pour lui qu’il se trouvait ainsi exposé aux regards et aux louanges d’un protestant, M. Guizot. Vêtu de la robe blanche, il tenait déjà la palme dans ses mains ; et, de ce haut lieu, il montrait à son pays ce que la grâce peut accomplir dans une créature. Ce jour-là, tout un peuple comprit que ce qu’il y a de plus grand au monde, c’est le génie humain lorsqu’il se perd dans la sainteté.

 

 

 

François MAURIAC,

dans Lacordaire et nous,

Gallimard, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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