Mes premières années à Paris

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 8 février 1910, je fus réveillé par ma gouvernante, qui m’apportait l’eau chaude et le courrier. Je tenais de l’héritage paternel ce qu’il me fallait pour occuper, au 45 de la rue Vaneau, un petit appartement agréable, ou qui du moins aurait pu l’être. Mais ma mère, avec son goût de changer les meubles de place, et dont la vie s’est passée à faire transporter les armoires d’une de ses maisons dans une autre, m’avait expédié de Gironde, à grands frais, des lits de fonte indémontables que six hommes n’arrivaient pas à soulever, une certaine table que, mes frères et moi, nous appelions « mille pattes » et qui, venue de Malagar à Paris, a bouclé la boucle et se trouve actuellement dans les Landes ; enfin, une pendule et des candélabres pareils à ceux qu’on voit à la première image des Deux nigauds de la comtesse de Ségur, sur la cheminée au coin de laquelle M. et Mme Gargilier, en tisonnant, décident de céder à la bouderie de leurs enfants Innocent et Simplicie, et de les envoyer à Paris.

 

*

 

Les deux nigauds n’avaient pas désiré d’un plus grand désir de quitter leur province que le nigaud que j’étais alors de fuir son Bordeaux natal. Et sur ce point, après trente années, je me trouve aussi nigaud que devant ; j’aurais pu me laisser convaincre par mon cher Barrès et ne pas me déraciner. Le frisson de terreur rétrospective que j’en éprouve n’a rien d’offensant pour mes compatriotes. Que de belles destinées puissent se déployer en province, et surtout dans de grands ports comme celui où j’ai débarqué du néant, à l’aube d’un jour d’octobre de l’an 1885, ce n’est pas le frère du professeur Pierre Mauriac qui pourrait l’ignorer. Mais moi, j’étais d’une autre race d’esprit ; je n’avais pas cours à Bordeaux ; tous mes défauts m’y paraissaient irrémissibles, et ce par quoi je valais échappait aux regards.

Dès que je l’ai lue j’ai été frappé par cette phrase de Rimbaud sur le forçat : «...Et lui seul pour témoin de sa gloire et de sa raison... » Oui, j’étais mon seul témoin. Personne ne me voyait tel que je croyais être. En famille, on m’appelait « l’Asperge » ou « Coco-bel-œil ». Quoique j’eusse des notes mirobolantes pour mes dissertations, j’avais redoublé ma classe de philosophie et fus refusé une fois à l’oral de licence lettres-histoire. L’idée que j’avais de mon génie ne m’épargnait donc point la terreur d’être un fruit sec.

Par-dessus tout, à dix-huit ans, je me croyais laid et incapable d’être aimé. Pour écrire ces souvenirs, il m’a fallu relire les cahiers de notes d’avant Paris, tout ce qui reste de mon adolescence. Quel cri monotone ! Quelle affreuse plainte ! Cela seul me console de ces années : elles m’ont tout de même enrichi ; j’ai utilisé dans mon œuvre tout ce dont je serais mort étouffé si à vingt ans, je n’avais enfin rompu les amarres.

 

 

104, RUE DE VAUGIRARD. – MA PRÉSIDENCE. – GEORGES GOYAU. – L’ATMOSPHÈRE DU QUAI CONTI. – UNE ATROCE MÉSAVENTURE. – JE PASSE LA FRONTIÈRE. – COLETTE À BRUXELLES. – INVENTAIRE DE MES FORCES. – LE MODERNISME.

 

À Paris, dans la maison de famille ecclésiastique où je logeais d’abord, rue de Vaugirard, sorte de collège prolongé à l’usage des jeunes provinciaux, je suscitai quelque trouble et fus prié, au bout d’un an, d’aller loger ailleurs, mais en revanche j’y fus élu président de l’important cercle des Étudiants catholiques qui s’y abritait, et, bien que choisi par le suffrage universel, je n’eus pas à subir le veto du cher Père Plazenet, notre directeur spirituel. Ainsi, dès mes premiers pas, je reçus de l’autorité ecclésiastique le traitement dont elle m’a toujours gratifié : circonspection, méfiance souvent affectueuse. Quand on m’écarte, ce n’est pas pour me brûler. On m’utilise, on met en garde les lecteurs. Je puis servir, pourvu que ce soit hors des brancards. En 1908, ce petit monde que je préside est fort divisé par la querelle du Sillon et de l’Action Française, et, sur le plan doctrinal, par celle de l’Immanence et du Thomisme. Je prends parti avec violence : j’ai des partisans, des amis, des ennemis. Je sens que s’élèvent enfin les orages désirés.

Notre cercle est relié au monde par Georges Goyau, qui vient chaque semaine, en dépit de ses travaux, avec une patience héroïque, présider une de nos conférences. Il a tout le ciel dans les yeux et, par une étrange rencontre, lui si frêle, ressemble au portrait que nous avons de Michel-Ange Buonarroti. Il passe alors pour libéral. Il commente l’encyclique Rerum Novarum, et admire les hommes du Kulturkampf. Il est le gendre de Félix Faure. Il me montre déjà l’amitié, l’indulgence dont j’ai bénéficié jusqu’à la fin de sa vie. Cet homme si pieux, et dont la bonté égale le savoir, pratique la vertu de prudence, bien nécessaire dans une passe aussi dangereuse que ces années qui virent la condamnation du Sillon et du Modernisme, la séparation des Églises et de l’État. Georges Goyau, détaché de beaucoup de choses, garde une seule et très légitime ambition humaine : cet érudit pousse vers l’Académie française son solide esquif pavoisé de blanc et de jaune. S’il était mort deux années plus tôt, sans doute en parlerais-je ici avec une tendresse moins nuancée. Mais, dans les derniers temps de sa vie, il a poussé l’oubli des injures jusqu’à cet excès qui décourage l’admiration. J’approuve Saint-Simon de blâmer « cette espèce d’insensibilité du duc d’Orléans qui le rendait sans fiel dans les plus mortelles offenses et les plus dangereuses », et je suis bien capable de haïr la vertu dans un chrétien quand elle se confond avec sa faiblesse. Il reste que Georges Goyau, chrétien exemplaire d’une admirable charité, croyait que « c’est arrivé » (j’entends : la Rédemption) et qu’il n’avait jamais cet air de vous pousser du coude, cet imperceptible clignement de l’œil de tels intrépides défenseurs de la foi.

Il est curieux qu’à peine débarqué de la province, j’aie reniflé autour de moi l’atmosphère du quai Conti. Je me souviens de cette soirée où j’avais été introduit en ma qualité de président chez le Père Plazenet, qui recevait Mgr Baudrillart. C’était le jour où le recteur de l’Institut catholique venait d’être évincé à l’Académie par Mgr Duchêne. Mon illustre et très vénéré confrère me pardonnera d’évoquer ce souvenir : encore fumant de la bagarre, il dévoilait avec une verve sèche, avec une éloquence toute pétrie d’un admirable fiel, les manœuvres d’un adversaire trop adroit sinon perfide.

Aussi pieux que je fusse alors à mes heures, et bien que j’eusse la foi de l’enfant le plus naïf, je n’avais pas impunément médité Un homme libre pendant des années ; je ne me gorgeais pas pour rien de Balzac. Mon cœur nourrissait en secret une curiosité insatiable de celui des autres. Sur ce point, jamais jeune catholique ne se sentit moins que moi gêné par sa croyance. Le spectacle des passions humaines, fût-ce des pires, m’enivrait. Même la simple ambition académique chez ces deux éminents prélats, toute légitime et toute conforme à leur état qu’elle pût être, me plongea dans une sorte d’enthousiasme glacé. Tout mépriser de ce qui n’est pas éternel ? me disais-je. Certes ! mais on n’est bien sûr de mépriser que ce que l’on possède. Tout posséder pour obtenir le droit de tout mépriser. Supprimer les obstacles temporels entre Dieu et nous, mais en les absorbant ; se débarrasser de l’obsession des honneurs terrestres, mais en les assumant : ces idées de Sénèque retouchées par Barrès traversaient en éclair la tête de ce petit Bordelais attentif et respectueux, tandis qu’il se tenait bien sage, les genoux serrés, assis sur l’extrême bord de son fauteuil, comme un excellent jeune homme qu’il était.

Ces souvenirs que j’évoque se situent avant la publication de mon livre et ma rencontre avec Barrès. Une autre circonstance assez bouffonne, durant ces premiers mois de Paris, agit sur mon avenir. En ma qualité de président, j’eus à saluer René Bazin, venu pour écouter une conférence que l’un de nous faisait sur son œuvre. Ce camarade s’appelait Audiat, et je crois bien qu’il s’agit de Pierre Audiat, de Paris-Midi. J’avais déjà eu l’occasion de haranguer Mgr Amette, et me croyais fort doué pour la parole. Mais il advint que, ce soir-là, un ami était venu partager mon dîner et que nous bûmes du champagne. J’arrivais un peu tard à la réunion, glorieux et si sûr de moi que je ne m’étais même pas donné la peine d’apporter des notes. Le maître était assis au premier rang. Il y avait foule. Je me levai. J’ouvris la bouche et je me tus. Après trente ans, je grince encore des dents, à évoquer cette sensation horrible, cette nuit où je me trouvai plongé et où seule m’était perceptible la rumeur d’angoisse qui montait de l’auditoire. Je me rassis, la face ruisselante. Audiat parla pendant une heure et je demeurai exposé à tous les regards, au pilori, dans un état inexprimable d’humiliation et de honte. Plus tard, chaque fois que je revis René Bazin, il me rappelait gentiment ce souvenir cruel. Tel est l’orgueil imbécile de cet âge que j’aurais peut-être été capable de me tuer si je n’avais été chrétien. Je me contentai de prendre, après une nuit de larmes, le train de Bruxelles et de mettre une frontière entre mon déshonneur et moi.

J’errai seul à travers cette ville inconnue et échouai, le soir, dans un music-hall. Colette y parut au cours d’une pantomime. Elle était déjà l’auteur des Claudine et d’un livre que j’aime entre tous : La retraite sentimentale. Une foule bruyante buvait de la bière et fumait. Colette dansa dans le nuage qui montait des pipes. Des rires, des réflexions ignobles fusaient autour de moi. Je souffrais. J’aurais voulu lui crier : « Moi, je vous connais, je sais qui vous êtes... » J’aurais voulu jeter mon manteau sur ses épaules nues et l’entraîner dans les ténèbres. Je ne pensais plus à René Bazin, ni à ma honte. Après tant d’années, il m’est difficile d’imaginer que j’ai été ce garçon errant la nuit dans les rues de Bruxelles, en pensant à Colette, d’un cœur déchiré. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je ne rentrai pas en France aussi aveugle que j’en étais sorti.

Une phrase de Barrès, que je ressassais à cette époque, et que je cite de mémoire : « Souffrant jusqu’à serrer les poings du désir de dominer la vie... », résume assez bien l’objet de ma méditation dans le train du retour. Nul n’est plus faible, plus désarmé, plus livré aux bêtes que l’artiste, me disais-je, dès qu’il prend le parti de servir non des principes, non un ordre, ni aucune politique, mais cette part de vérité humaine qu’il sait être à portée de sa main. C’était décidé : je ne m’enrôlerais pas au service des chefs de la tradition, qui déjà m’adressaient des sourires complices : je ne leur appartiendrais jamais que par l’éducation, l’usage du monde et la nécessité de n’être pas roulé. Puisque j’avais la chance d’être indépendant pour la vie matérielle, je n’accepterais d’être, nulle part, subordonné.

Mais le désastre de cette conférence Bazin, puis la vision d’un de nos plus grands écrivains livré en pâture à une affreuse plèbe, me permirent de mesurer l’horreur que j’avais de l’échec, ma lâcheté devant les coups durs, le retentissement qu’ils risquaient d’avoir sur ma vie intérieure, et donc sur mon œuvre. J’étais trop débile pour me payer le luxe d’être battu, ridicule, méprisé. Comment dominer la vie tout en restant soi-même ?

Ma force fut toujours de mesurer exactement ma faiblesse. Il est rare que l’orgueil soit lucide : le mien l’a été, même à cette époque de fièvre ; j’ai parlé un jour de « ce regard perforant, ce regard catholique » dont j’ai eu le bénéfice, et qui m’a toujours permis de toucher mes limites, sans rien ignorer de mes labyrinthes, d’atteindre à déchiffrer le langage conventionnel des autres et, à mesure qu’ils parlent, de rétablir le véritable texte.

Je fis l’inventaire de mes ressources. Et d’abord, quoi qu’il arrivât, ne pas lâcher la main de Dieu. Gide opposait un jour à ses amis catholiques que, quant à lui, il n’avait pas besoin de béquilles. Ce n’est pas de béquilles que j’ai besoin, mais, comme un gibier forcé, de ces taillis qu’on appelle « remises » et où la bête retrouve le souffle. Un pays familier s’étendait derrière moi avec ses couvents, ses cloches, ses mystères, la patrie de mon enfance et de mon premier amour, le pays où un seul soupir sépare le criminel du pardon, où le Christ vivant se donne à ceux qui en ont faim et soif. Je décidai que la question de la foi ne se poserait plus pour moi, que mon destin se jouerait sur cette lisière, entre la nature et la Grâce. Je me résignerais à l’ombre dont la Croix recouvre une vie. Je voulais bien que cette goutte de fiel fût mêlée pour moi à toutes les délices. Je me garderais comme du feu des spécialistes dont les travaux dénoncent un mirage dans ce pays enchanté de la Foi. En ce temps-là, les exégètes tels que Loisy me furent aussi redoutables que les théologiens thomistes. Les uns s’attaquaient à la réalité historique du christianisme, les autres faisaient dépendre sa vérité d’une logique abstraite où je n’entrais pas ; ils l’enfermaient dans des mots exsangues, désincarnés, vides pour moi de tout contenu. Or Dieu me semblait mêlé charnellement à l’aventure humaine. Ses traces étaient partout. Sa piste coupait sans cesse la mienne en particulier. La petite édition Brunschvicg de Pascal, qui ne me quittait pas, me fournissait de plus d’arguments qu’il ne m’était nécessaire.

J’ai vécu plus douloureusement qu’aucun autre jeune catholique l’angoisse d’adhérer à une foie liée à des faits d’histoire sur lesquels la science a droit de regard. Ce qu’il y avait au fond du modernisme, c’était le désir de rendre le Christ indépendant des recherches de l’exégèse. Sa condamnation, sans aucun doute nécessaire, a ravi cette espèce de chrétiens qui n’ont pas besoin du Christ vivant, mais du système catholique dont dépend l’ordre social ; elle a en revanche consterné beaucoup de mystiques.

Mais, après trente années, telle est l’inculture d’un grand nombre de jeunes catholiques d’aujourd’hui qu’ils n’imaginent même pas l’espèce de difficultés auxquelles nous nous heurtions à leur âge. Et quand on leur demande sur quelle base ils appuient leur foi, la plupart qui l’ont reçue du... toute faite, dès leur enfance, invoquent uniquement leur expérience personnelle, l’efficacité des sacrements, et se trouvent être, bien à leur insu, ce qu’il y a trente ans on appelait de « tendances modernistes », c’est-à-dire dénués de doctrine rationnelle et tout soumis aux habitudes de leur cœur.

 

 

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE. – LE MALENTENDU AVEC JACQUES RIVIÈRE. – UNE NOTE D’ALAIN‑FOURNIER. – JOURNÉE DE LECTURE.

 

C’était l’époque où paraissaient les premiers numéros de La Nouvelle Revue Française. Je la lisais chaque mois jusqu’aux annonces. Littérairement, c’était mon évangile. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui auront peine à s’imaginer, en cette année de Chantecler, lorsque Alfred Capus régnait sur Paris, et que les grands écrivains de l’Académie ne se glorifiaient plus que de « servir », le prestige de ce petit groupe pur autour d’une revue en apparence modeste, et comme nous passionnait son scrupule devant l’œuvre d’art : cette révision des valeurs qui s’accomplissait là, cette rigoureuse mise en place de chacun nous paraissait sans appel. Or, je n’existais pas pour les amis de Gide : « En vain, les trompettes de la renommée ont proclamé telle prose ou tels vers, écrivait déjà. Rivarol, il y a toujours dans cette capitale trente ou quarante têtes incorruptibles qui se taisent : ce silence des gens de goût sert de conscience aux mauvais écrivains et les tourmente le reste de leur vie... »

Pourtant, j’aurais pu être introduit à la Nouvelle Revue Française, puisque je connaissais Jacques Rivière, sorti du même milieu bordelais que moi-même et dont tout aurait dû me rapprocher. Hélas ! tout nous sépara, nous qui devions être si étroitement liés lorsque la mort le prit. Je n’aurai joui de cette chère amitié que deux ans à peine, alors que nous aurions pu nous aimer dès 1907. Mais d’abord nous avions un camarade qui, lié avec chacun de nous, s’ingéniait à brouiller les cartes. Et puis, aux yeux de jacques Rivière et de ses amis, je ne pouvais que faire figure de jeune bourgeois poseur, mondain et dénué de vrai talent.

Je me souviens d’avoir accompagné Rivière, un jour de 1909 ou de 1910, chez des marchands de tableaux où, par orgueil, je fis exprès de trouver affreux ce qu’il admirait ; et comme il me parlait de Pelléas, sachant que je me coulais à jamais à ses yeux, mon démon me poussa à faire l’éloge de Werther. Dès lors, je ne le vis plus. Comment eût-il deviné, lui l’étudiant pauvre et dévoré de besognes, l’admiration, la tendre envie qu’il inspirait au jeune salonnard spiritualiste dont il devait tant aimer les livres plus tard ? Je garde dans mes trésors une lettre de Jacques, interrompue au milieu d’un mot par sa dernière maladie, où il me parle du Désert de l’amour avec cette ferveur lucide qui anime toute sa critique. Le Désert est, sans doute, le dernier roman qu’il ait lu et dont il rêvait encore lorsque le délire le prit.

Ma collaboration à la Nouvelle Revue Française date de 1922, l’année où parut Le Baiser au Lépreux, douze ans après Les Mains jointes. Il me fallut donc douze ans (en comptant, il est vrai quatre années de guerre) pour rejoindre enfin le groupe littéraire avec lequel je me sentais le mieux accordé. C’était peu d’en être exclu, mais je m’en croyais méprisé. Je me rappelle, au printemps de 1912, la blessure que me fit, dans Paris-Journal, une note assez fielleuse d’Alain-Fournier, le beau-frère de Rivière et l’auteur du Grand Meaulnes, à propos de ma réponse à une enquête sur la jeunesse littéraire dans la Revue Hebdomadaire, réponse gourmée, sage, officielle et qui n’exprimait rien de mes sentiments profonds, elle m’avait déjà attiré les foudres de Paul Souday : j’avais osé écrire ce blasphème : « Que ce faux bonhomme de Renan nous ennuie ! » Au vrai, je ne donnais guère à Renan l’occasion de m’ennuyer, n’ouvrant presque jamais ses livres.

Alain-Fournier, lui, avait pris pour argent comptant tous les principes dont je faisais étalage et me jugeait sur la caricature que je donnais de moi-même : « La poésie de M. François Mauriac, écrivait-il, est fiévreuse, mais sage. Elle ne « sue pas d’obéissance », comme celle du premier Rimbaud ; il me semble, au contraire, que l’obéissance lui soit une vertu naturelle et qu’elle ait le goût inné de la règle. C’est la poésie d’un enfant riche et fort intelligent qui ne se salit jamais en jouant, qui a la croix chaque samedi et qui va à la messe tous les dimanches... Les jeunes gens d’aujourd’hui ne lisent pas seulement les bons auteurs que cite M. François Mauriac... Leur adolescence s’est passée dans une inquiétude douloureuse et souvent misérable, parce que tous ne sont pas des jeunes gens riches et croyants : « L’artiste, dit M. Mauriac, au long de son adolescence, doit amasser dans l’ombre un trésor de souvenirs ineffables. » Que répondra M. François Mauriac aux jeunes gens qui diront : « Nos souvenirs ne sont pas ineffables ? »

Le plus cruel, c’est que l’auteur de ces lignes, Alain-Fournier, admirait Barrès, Jammes et Claudel, que tout en étant fort occupé par l’amour, il se préparait à redevenir catholique et, qu’enfin, il allait tomber l’un des premiers, à la tête de sa section, en septembre 1914. Il n’avait pas reconnu dans mon pensum son idéal défiguré.

Dieu merci, je n’ai connu que beaucoup plus tard, lorsque parut la Correspondance de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, le commentaire qu’inspira à Jacques cette note de son beau-frère : « Je trouve très bien ta note sur Mauriac, lequel nous embête avec son ordre et sa discipline. » Mon ordre et ma discipline ! Je payais cher ce déguisement que j’imposais à ma véritable nature, par nonchalance, inconscient calcul, entraînement aux plaisirs faciles et surtout manque de rigueur intellectuelle. À l’abri de quelques formules qu’il accepte sans contrôle de Barrès et de Maurras, un garçon bourgeois, qui a de l’argent de poche, muse à travers Paris, mène de front plusieurs vies, passe d’un milieu à l’autre avec une aisance dont il se loue, utilise la complaisance de tous ceux et de toutes celles à qui sa jeunesse agrée. Temps qui eût été bassement perdu, sans l’expérience humaine qu’à mon insu je dérobais à la vie et surtout si je n’avais employé le plus clair de mes journées d’alors, débarrassées enfin de toute préparation d’examen et de tous soucis d’ordre professionnel, à d’immenses lectures menées sans aucun ordre, de Tolstoï et de Dostoïevski à Balzac, de Bergson à Blondel et à Laberthonnière, de l’Histoire de Port-Royal à la Correspondance de Flaubert, sans oublier les poètes bien-aimés et surtout faire de tort aux classiques. Il y avait dans ma vie des périodes de solitude où je passais de mon lit à mon fauteuil, puis à la salle à manger, puis de nouveau au coin de mon feu, sans quitter le livre qui m’enchaînait. Si de tant de lectures je n’ai pas tiré tout le parti possible, elles n’en ont pas moins servi à ma formation mieux que n’eussent fait, au lendemain de ma licence, les programmes d’agrégation ou les recherches pour une thèse d’histoire.

 

 

BARRÈS COURT APRÈS L’AUTOBUS. – LE PETIT MAURIAC RESTE SEUL. – GRANDEUR DE MAURICE BARRÈS.

 

En ce temps-là, nous ne cessions de rabâcher une formule de Brunetière : « La question sociale est une question religieuse. » Mais un garçon catholique de mon espèce, tout ankylosé par ce qu’un contemporain a appelé « la crampe du salut », exigeait avec violence que le christianisme fût métaphysiquement vrai. S’il m’avait été démontré que Jésus n’est pas le Christ et qu’il n’y a rien de divin dans l’Église de Rome, dans la minute même j’eusse rejeté avec horreur et dégoût les harnais dont elle m’empêtrait, dût la société s’écrouler sur mes épaules.

 

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Ces réflexions ne m’éloignent qu’en apparence de ce garçon que je vois marcher la tête basse, au delà des années abolies, sous les marronniers nocturnes des Champs-Élysées, tandis que Barrès s’éloigne. Il avait bien tort de s’irriter, ce petit Mauriac contre la religion tout extérieure, contre ce christianisme sans obligations ni sanctions de son maître. Les Cahiers devaient lui révéler, plus tard, que l’attitude religieuse de Barrès n’avait pas été aussi simple que nous l’avions imaginé de son vivant. Entre tous les hommes qu’il portait en lui, sans doute était-ce presque toujours le fils spirituel de Renan qui s’exprimait dans ses conversations à bâtons rompus. Peu de temps avant sa mort, comme il s’irritait de la querelle que lui avait cherchée Massis à propos du Jardin sur l’Oronte, un de mes camarades lui avait objecté :

– Que vous importe l’opinion de Massis et de la Croix ? Vous n’êtes pas catholique, monsieur Barrès ?

– Comment ? Je ne suis pas catholique ?

– Enfin... vous ne croyez pas à la divinité du Christ ?

Et Barrès de s’exclamer, sur ce ton de gamin qu’il prenait parfois :

– Qu’est-ce que vous allez chercher là !

C’est vrai qu’il avait ajouté aussitôt : « J’aime beaucoup la Sainte Vierge... » Eh bien ! nous connaissons aujourd’hui un autre Barrès que ce fils de Renan, un Barrès qu’il nous dissimulait. Qu’a-t-il fait toute sa vie que « d’opposer aux autres une surface lisse », selon la règle que, dès vingt ans, il s’était donnée à lui-même ? Mais dans ses Cahiers que nous feuilletons aujourd’hui, les traces de Dieu abondent. Le 17 octobre 1909, il écrit : « Ce que l’on apprend de la vie, de ses horreurs et de ses fatigues, c’est la volupté d’être seul avec Dieu... » Si je l’avais cru capable de tracer pour lui seul une phrase aussi brûlante, j’aurais accueilli avec plus de sérieux cette brusque confidence, faite devant moi, à Jules Lemaître, dans le petit salon de Mme Alphonse Daudet : « Plus je vais et plus je me rapproche de la religion... »

L’autobus de Neuilly traversait la place de la Concorde : il y monta presque au vol et me laissa seul, le cœur plein de tristesse. Je menais alors la plus sotte existence et, sous prétexte de ne pas choisir, la plus hypocrite : je n’écrivais rien qui ne fût médiocre ou bas, mais je ne perdais guère le sentiment de vivre au-dessous de moi-même. Dès que je me retrouvais seul, je sentais l’écart entre le personnage falot que je jouais et ces possibilités dont le grand sorcier qui venait de me quitter avait dénoncé en moi la présence.

 

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En ce qui me concerne, je doute que Barrès se soit jamais donné la peine de beaucoup s’interroger. Il avait épuisé sur Les plains jointes toute l’attention dont il ait été capable à mon égard. À ses yeux, je ne devenais pas une merveille en m’éloignant de mes vingt ans : au contraire, je cessais d’en être une.

De plus, notons chez lui le souci nouveau de ne pas troubler, de ne pas faire de mal. L’homme de lettres supérieur goûte dans la solitude cette sécurité de ne plus nuire. Il n’y dévore enfin que lui-même.

Ce n’était d’ailleurs pas de mon infime personne qu’il se détachait seulement, mais de tout avenir. Il n’a jamais cru, dans l’absolu, à l’importance des êtres ni des choses, mais il a toujours agi comme s’il y croyait, et c’est une forme de sa grandeur. Au lendemain de la victoire, et bien qu’il ait reçu la grâce de mourir avant les déceptions suprêmes, il a travaillé dans une solitude atroce, admiré surtout des imbéciles et sachant qu’il ne serait pas suivi, à résoudre ces problèmes du Rhin dont dépendaient à ses yeux notre honneur et notre vie. Dans le vacarme de ce dancing qu’était devenu le Paris de 1920, lorsque Dada mettait Maurice Barrès en accusation, que Jean Cocteau riait de cette vigie solitaire, à demi disparue dans l’ombre de la mort, qu’elle rend un son tragique, la question que pose le maître au seuil de la nuit ! (et personne parmi nous ne se donna même la peine d’y répondre) : « Qu’est-ce que les jeunes Français peuvent trouver de plus intéressant que les problèmes du Rhin ? » De plus intéressant ? Tout et n’importe quoi, pauvre Barrès ; les stocks américains, le cinéma, la revue nègre, l’écriture automatique...

Avant que Dieu remette une fois encore les atouts entre nos mains débiles, rappelons Barrès au milieu de nous, non pour rani-nier une doctrine dépassée, mais pour recevoir de sa bouche le maître mot, qui renferme tout notre destin et celui de l’Europe : le Rhin. Qu’on me comprenne : Barrès sait bien que ce nom magique ne répond pas à tout ; mais pour refaire une Europe, il ne suffit pas d’une génération et nous avons besoin devant nous d’une période indéfinie de sécurité, de maîtrise. Il faut atteindre cet objectif limité où nous pourrons rêver à ce que nous voulons construire, sans crainte de surprise. La raison de notre échec, Barrès nous la répéterait chaque matin s’il était vivant : « Nous avons échoué parce que nous avons été incapables de fournir une civilisation à ces pays rhénans dont nous étions les maîtres. » Aux pays rhénans d’abord, puis à l’Allemagne, à l’Europe.

La voix de Barrès s’éloigne. Le discrédit d’un Zola, d’un Loti, d’un France ne fut qu’apparent et on continue de les lire. Barrès, qui méconnut tant d’auteurs obscurs, laisse lui-même une œuvre hermétique où les nouveaux venus ont d’autant plus de peine à entrer que les fils de l’esprit barrésien refusent d’en entretenir le culte. Soyons francs : presque tous les disciples l’ont trahi ; ils ont fui et l’ont laissé seul. Essayez donc de faire l’appel : qui d’entre nous monte la garde autour de cette grande mémoire ? Bien sûr, Duhoureau, Benjamin, répondront : Présents ! Et qui encore ? Le jeune Massis ? Ouais, ouais...

Mais ceux que l’Homme Libre et l’Ennemi des lois a marqués de sa griffe, les barrésiens de la race royale, dans quelles ténèbres nous faudrait-il descendre, pour les ramener par la peau du cou au risque d’être mordus jusqu’à l’os ! C’est Louis Aragon, c’est André Malraux qui, dès l’adolescence, sombres dandys, n’ont pas haï les lois pour rire et qui ont joué sans tricherie la partie du démon : c’est Drieu la Rochelle ; c’est Montherlant, l’héritier le plus comblé parce qu’il a reçu en partage le clairon et le violoncelle. L’auteur du Chant funèbre pour les morts de Verdun, le voilà bien l’héritier authentique, qui aurait eu droit à tout, et jusqu’aux obsèques nationales à Notre-Dame, s’il ne s’était préféré lui-même.

 

 

François MAURIAC.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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