Où va la philosophie ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. MAZURE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’histoire de la philosophie, considérée sous tous ses aspects, offre comme fond de tableau un désert et des ruines. Tout le pays a été bien des fois sillonné, et il a été reconnu que la vérité entière ne se rencontre nulle part, lorsque l’on va au fond des systèmes ; que toute philosophie, quand elle n’est pas affermie par la foi, lorsqu’elle veut marcher seule, et qu’elle refuse de soutenir par la force divine l’insuffisance de sa liberté, élève en effet une construction ruineuse, à laquelle manqueront toujours et la base et le couronnement. Une revue rapide des phases diverses et de l’état de la philosophie dans ce siècle nous permettra de répondre à la question que nous venons d’établir. Le problème est clair, la solution le sera aussi ; nous la poserons sans hésiter. Où va la philosophie ? Eh mon Dieu ! tout simplement à l’abîme, d’une manière irrésistible et par des routes diverses ; oui, par trois routes principales et que nous entreprenons de déterminer.

 

I.

 

Et d’abord le matérialisme. – Celui-ci est ancien comme le monde ; il a vécu, il vit, il vivra ; car il correspond à une partie intégrante de l’homme, partie essentielle, bien qu’elle ne soit pas la première assurément ; il ne saurait mourir, puisque l’antagonisme entre l’esprit et la chair est une loi primordiale et qui durera autant que l’humanité pécheresse. Toujours il y aura de prétendus sages qui ne verront dans la nature que des corps et des organes ; pour eux la pensée, cette puissance qui pressent l’infini, qui parcourt le monde et le mesure, qui a la conception de Dieu, sera une production des sens, l’écho plus ou moins harmonieux d’un instrument organisé pour un jour, un son qui meurt avec la corde brisée, incapable de survivre à sa fragile habitation. Pour ceux-là il n’y a pas de ciel par delà l’espace visible, il n’existe qu’une force inerte, sans vertu, sans providence, sans liberté. Et avec la Providence s’évanouissent toutes les vérités dont l’humanité a vécu depuis tant de siècles ; lois de la moralité, épreuves de la conscience, espoir des récompenses méritées, tout disparaît, et, après l’heure, il ne reste plus de l’homme, de ses vœux fragiles, de ses espérances d’un jour, qu’un peu de cette cendre mortelle qui va se dissoudre dans les éléments et concourir à l’éternelle reproduction de la nature.

Voilà le matérialisme dans ses principes, dans ses conséquences. Ce ne sont pas seulement des philosophes qui le réfutent ; c’est surtout la conscience du genre humain qui s’écrie : non, il n’est pas vrai que l’homme soit sorti tout entier du limon grossier d’où furent tirés ses membres corruptibles ; il n’est pas vrai que cette vie qui circule en nous ne se distingue pas du sang qui la précipite ; que ce principe mystérieux qui nous fait palpiter d’espoir, frémir de crainte, qui nous épanouit dans les joies vertueuses et nous brise sous le repentir, qui nous enlève par delà la sphère des sens, et nous montre la substance éternelle, le Créateur et le Père des êtres contingents ; il n’est pas vrai que ce principe divin que nous appelons notre âme se ramène à un atome de matière et que dans le corps mortel de l’homme n’habite pas un hôte immortel.

Oui, voilà ce que dit, ce que crie la conscience humaine quand l’habitude du sophisme ne l’a pas dénaturée ; clamante conscientia. Et pourtant, cette doctrine cruelle, il est malheureux de le reconnaître, est encore celle du grand nombre ; la plupart de ceux qui croient penser sont acquis à sa discipline. En vain la religion, avec ses solides arguments, ou même le spiritualisme dans la partie limitée qui est son domaine légitime, ont essayé de vaincre cet ennemi ; on l’a réfuté bien des fois, mais toujours il a fallu recommencer ; car l’enchaîner, assujettir le Protée et le contraindre à demander grâce, jamais ; il renaît sous des formes diverses, il est avec nous aujourd’hui comme il y était hier ; il est immortel, vous dis-je, car, au fond, qu’est-il, sinon la passion, le faux instinct du cœur mis en théorie.

Le matérialisme persiste donc tout entier dans la science comme dans la société. Il a toujours ses métaphysiciens regardant la sensation comme la source de tout ce que nous sommes, et s’obstinant à n’admettre dans l’âme que des sensations transformées ; il a ses logiciens qui, reconnaissant l’impossibilité de faire sortir du variable et du sensible ce qui est insensible et immuable, rejettent comme chimérique tout ce qui échappe à l’appréhension de leurs sens ; il a ses moralistes mettant l’homme moral dans la loi du bien-être, et disant à l’homme de leur temps : que veux-tu chercher ailleurs ce qui est ici ? Une chose ne saurait donner que ce qu’elle possède ; les sens sont impérieux, ils veulent la jouissance, rien que cela, la vie d’un jour, le bonheur d’un jour ; et, s’il y a des résistances, il n’y a qu’une loi, briser l’obstacle, et passer et régner.

Et dans le fait, le matérialisme est si bien vivant, qu’il remplit en grande partie tous les canaux de notre science. Voyez la position qu’il a prise, les points qu’il occupe encore dans les aboutissants de la morale. En droit, il érige la force au lieu du juste ; en politique, il élève le fait à la hauteur du droit, ravissant aux libertés et aux intelligences ce qui constitue leur dignité ; c’est lui, c’est le matérialisme qui, absorbant l’individualité dans la masse, chaque homme moral dans un ensemble impossible, proclame l’infaillibilité de la multitude, sur ce principe que la raison appartient nécessairement au nombre, et que le droit ne saurait être qu’au plus fort.

Que ces doctrines matérialistes aient de nos jours des représentants qui les avouent et les professent, c’est ce qu’il est difficile de nier. Pour commencer par ce qui est le plus extérieur et le moins grave, un drapeau pourtant, n’avons-nous pas une littérature qui, fidèle au principe que le beau n’a rien d’absolu et qu’il n’est autre que ce qui plaît, nous réhabilite le dix-huitième siècle, le roi Voltaire, les déités de théâtre, les passions de la Bohème et le réalisme sans frein dans les poèmes et dans les romans ? D’un autre côté, nous avons l’école des utilitaires, qui persiste depuis Bentham, essayant de s’arrêter sur le penchant et de résister au principe qui l’entraîne. Le socialisme que nous vîmes à l’œuvre il y a dix ans, qui gronde encore, qu’est-il, sinon l’antique matérialisme, disant avec Saint-Simon, avec Fourier, qu’il faut restituer la chair et les tendances passionnelles de l’homme dans leurs droits ; que la vie naît et se clôt ici-bas ; que mieux vaut récolter qu’ajourner à des espérances d’outre tombe ; que la terre appartient à tous, et qu’enfin il s’agit de partager en frères ou de combattre en ennemis ? Que dire enfin du sensualisme moral ? Est-ce que sa force naturelle, innée dans le vieil homme, ne tend pas de plus en plus à se confirmer dans la pratique et dans la doctrine ? Sous prétexte de divorce légal, on voit plaider pour l’abolition du mariage et la liberté des instincts. Une religion même, dans nos jours si éclairés, le mormonisme, s’est élevée donnant pleine satisfaction à ces instincts et admettant la polygamie. Or, c’est bien là, si je ne me trompe, le matérialisme porté à sa plus haute puissance, ou, pour employer une plus juste formule, descendu jusqu’aux dernières limites de l’avilissement. C’est le matérialisme qui remue les masses, qui excite la haine de toute supériorité, qui appelle aux armes ceux qui hésitent, et les pousse à renverser la colonne qu’il faut respecter, stantem columnam. Les masses ne sont pas composées de philosophes ; néanmoins elles acceptent, elles comprennent par la logique naturelle les conséquences du principe qui érige la force en loi et l’instinct en droit. Elles savent qu’après tout le succès est à ceux qui osent, et que, s’il n’y a rien après nous, ce que l’homme a de mieux à faire, c’est de cueillir les fruits de la terre, durant ce jour douteux qu’une aveugle fatalité lui a départi entre l’heure du berceau et celle de la tombe.

Il y a longtemps que le monde la traîne, cette loi du plaisir à tout prix et du sensualisme effréné ; longtemps que le chœur du matérialisme se fait entendre et qui dit : « Buvons et semons les roses, qui sait si nous serons demain ? qui sait si les cendres des morts ne contiennent pas l’âme de celui qui vient ici-bas ? » Mais Salomon, qui exprime avec cette énergie l’antique sagesse du matérialisme, lui répond par un trait admirable et soudain : « Non, Dieu a créé l’homme immortel, et il l’a fait pour être une image qui lui ressemble 1. »

 

II.

 

Si l’étude de la nature humaine, prise du côté de son élément sensible, conduit à la fois les théoriciens et les metteurs en pratique à de pareilles extrémités, sans doute, ceux qui, mieux inspirés, ont pris la philosophie du côté de l’esprit, ceux-là auront trouvé le point solide, l’inconcussum, objet de tant d’efforts, j’entends la vérité ! Il y a des vérités acquises de ce côté, c’est là qu’elles sont ; là, dans ce champ de l’esprit, les philosophes ont pu retrouver les vérités que l’ancienne révélation avait transmises. Certes, le spiritualisme est beau ! Croire à l’esprit, reconnaître sa différence d’avec la matière, surprendre les lois de la raison, savoir qu’il y a un grand ordre de faits que les sens ne sauraient fournir, c’est un grand progrès ; qui en doute ? Mais il était dit que la pensée humaine, marchant seule, serait toujours vacillante, se relevant d’un côté et retombant de l’autre, inhabile à se tenir ferme, à se gouverner, lors même qu’elle partirait d’un principe vrai. Trop vite, le spiritualisme a été regardé comme une barrière qu’il fallait franchir ; devenu l’idéalisme, il a absorbé la matière, il a couvert ses bords, il a tout envahi, il s’est déversé sur toute existence, undique pontus ; Dieu a été pour lui le tout idéal, l’universelle substance dans laquelle le plein est identique au vide, où la dualité et la multiplicité ont disparu ; vaste abîme dans lequel, au sein de ce Dieu sans personnalité, s’évanouit à la fois tout ce qui est de la nature et tout ce qui est de l’homme.

Quelque effort que l’histoire de la philosophie, procédant par l’étude des documents originaux, ait pu faire pour classer les systèmes du panthéisme, elle n’a guère abouti qu’à déterminer des nuances, à classer des nuages, domos vacuas, à établir des circonscriptions dans les royaumes du vide. Qu’elle prenne pour objet de son étude l’énergique tissu de l’idéalisme hindou, tel qu’il est expliqué dans Manou et dans beaucoup d’endroits des épopées ; qu’elle s’attache à expliquer l’éléatisme grec, l’immuable unité de Parménide et de Zénon ; que plus tard elle poursuive le panthéisme dans la formidable unité des Alexandrins, chez l’auteur des Ennéades ; sous tous ces aspects à ces diverses époques de l’antiquité, c’est toujours la même chose, nil novi, l’absorption du multiple dans l’un ; l’être universel, infini, ramenant tout à l’identité ; Dieu, devenu une fatale abstraction, dépossédé de tous les caractères par lesquels il est à la fois, bien qu’à divers titres, et personne et substance.

Le spiritualisme, j’entends celui qui est indépendant et qui ne reconnaît d’autre maître que lui, a une tendance incroyable à se convertir en idéalisme, et par suite en panthéisme. Qu’il me suffise, pour le montrer, de rappeler les principaux chefs de la philosophie dans les temps modernes, et de faire voir comment tous se sont sentis entraîner par cette fatale sagesse, ou, du moins, ont ouvert leurs principes à de telles conséquences.

Remontons à Descartes. – Partant de lui, de la prise de possession du moi par la conscience, Descartes, après s’être posé comme centre, cherche sa voie pour aller à Dieu. Comme il trouve en lui l’idée de l’être parfait, cause nécessaire de l’être imparfait, il est amené à croire au premier être. Dieu est infini, mais le monde aussi est infini : l’un est l’infini pensant, l’autre l’infini étendu. La pensée est l’essence de Dieu ; l’étendue est l’essence des corps ; la substance en soi ne se distingue pas de son attribut principal. D’un autre côté, Descartes caractérise faiblement la pensée et distingue mal les facultés spirituelles, l’entendement, la volonté, le désir. Dans ce système domine la passivité ; l’idée de force, d’énergie, d’activité, créatrice en Dieu y est mal ou peu exprimée ; en un mot, il contient des germes de panthéisme.

Malebranche développe ces germes ; il touche à l’idéalisme, s’il n’y est pas formellement entré ; il enseigne le principe cartésien, dont il ne reconnaît pas le péril.

C’est à Spinoza qu’il appartient de dégager des principes du maître le panthéisme qui s’y trouvait contenu. Selon la portée du cartésianisme, l’étendue était infinie, et la substance spirituelle ne se distinguait pas de la pensée, son attribut essentiel. Spinoza va jusqu’au bout ; il réunit en Dieu l’une et l’autre substance ; Dieu est cela, esprit et corps, au même titre. L’âme, pure automate spirituel, n’est qu’une suite d’idées ; le corps qu’une collection de particules ; et l’un et l’autre sont les modes divers de la substance divine. Tout est nature, naturée en tant quelle est produite ; naturante en tant quelle produit en se développant.

Leibnitz paraît ; il reconnaît que le spinosisme est chez Descartes, que tout le mal provient de l’idée de substance qui domine chez ce dernier, et de celle de force qui est absente. De là le célèbre système des monades, substances simples, irréductibles, se réfléchissant mutuellement, chacune miroir de l’Univers, ayant en soi action et vie, et émanant du Créateur par une suite incessante de fulgurations. Mais, en combattant le panthéisme cartésien, Leibnitz sait-il du moins se soustraire à l’idéalisme, avec ses monades indivisibles, dont se forment les corps et qui ne se distinguent des âmes que par leur nature passive ? N’entre-t-il pas dans le fatalisme, par la fiction de l’harmonie préétablie, et enfin ne paie-t-il pas son tribut au panthéisme, en acceptant l’infinité de l’Univers, infinité qu’il ne distingue pas assez de celle de Dieu ?

En Angleterre et en France, au XVIIIe siècle, c’est le matérialisme qui règne, et par suite le pur athéisme ; affaire de goût ; mais en Allemagne, où la philosophie est plus sérieuse, et prétend toujours procéder par le spiritualisme, on voit au commencement de ce siècle s’établir le panthéisme le plus énergique, celui de Schelling et de Hegel, deux philosophes à qui appartient surtout le mouvement panthéiste qui occupe tant de place dans la philosophie de ce temps. J’essaierai de les caractériser par des traits rapides.

Quand le courant du matérialisme anglais et français commençait à s’épuiser ; quand l’idéalisme sceptique de Kant achevait son œuvre, la sagesse allemande opéra son retour au panthéisme, dans l’œuvre de Schelling. Pour ce philosophe, la nature est posée, existant au même titre que le moi et non déduite du moi. Le sujet et l’objet, ce qui pense et ce qui est pensé, sont égaux, identiques ; il n’y a qu’un seul principe, qui se développe, végète dans la plante, sent dans l’animal, pense dans l’homme. Et cela est Dieu ; l’homme fait partie de l’absolu, il le comprend, il s’unit à lui par l’intuition de Schelling, c’était Spinoza réveillé de sa tombe et modifié, en ce sens qu’ici la pensée et l’étendue ne sont plus distinctes, mais ramenées à l’identité.

Hegel enchérit sur son devancier en posant la loi de l’absolu, sans attacher, plus que celui-ci, aucune autorité à l’expérience, et ne connaissant d’autre méthode que celle des idées pures, il établit l’identité entre les contradictoires, entre la vie et la mort, l’être et le néant. Tout consiste dans le passage de l’indéterminé, de l’absolu, au déterminé, au relatif. L’idée, l’absolu en soi, se développe et passe par trois phases, trois moments successifs ; l’indéterminé, le relatif, l’accord entre les deux. Par exemple, l’idée de l’être, dans son premier moment, ne diffère pas de celle du néant ; le néant passe au devenir, et par le devenir il passe à l’être. Confusion entre les contraires, puis division, puis rentrée dans l’identité, voilà le travail entier de l’esprit sur l’absolu. À cette loi se ramènent et par elle s’expliquent la nature, la science, l’histoire, l’art, la religion. Dans l’homme, fragment de l’idée, la sensibilité confond, l’entendement débrouille, la raison unit. En morale, le bien et le mal sont identiques dans l’état premier ; puis la distinction s’opère, et tout finit par le rappel du bonheur à la vertu. L’idée est donc en définitive le dieu de Hegel ; la logique est la science de l’idée ; la philosophie de l’esprit infini est la connaissance de l’idée se développant et faisant retour sur elle-même.

Je crois bien que voilà, dans ses linéaments les plus exacts et aussi clairement que possible en pareille matière, le panthéisme de Hegel. Eh bien ! les faux penseurs qui abondent et qui sont panthéistes, s’ils prétendent à la philosophie, à son langage du moins, se renferment assez volontiers, avec des nuances seulement, dans ces formules obscures.

Pourquoi y a-t-il tant de panthéistes dans notre âge ? Mon Dieu, parce qu’il est très facile d’aller jusques là quand on n’a pas appris à philosopher avec sobriété, quand on n’a pas pris la religion pour garde-fou de sa raison ; si promptement alors vient le vertige, et il faut du courage pour ne pas se précipiter. Dans le fait, il y a en toute philosophie des problèmes formidables, insolubles à la raison seule. La coexistence du fini et de l’infini, du monde des apparences sensibles avec l’immuable, du créateur et du créé, sans confusion, sans absorption du multiple dans l’un, est difficile à concevoir ; une sage philosophie combat de tels excès ; mais croyez bien que ce n’est pas sans hésiter, sans parfois fléchir dans l’attaque et sentir que son langage se trouble et n’est pas trop éloigné de pactiser avec celui de l’ennemi. La religion seule a l’assurance entière ; elle réfute le panthéisme avec une raison affermie. Est-il, en effet, une position meilleure pour réfuter cette erreur, et pour établir sur le roc la doctrine du Dieu vivant, que de dire de Dieu ce qu’il dit de lui-même dans les Écritures : Je suis celui qui suis ?

C’est la certitude de la création qui détruit le panthéisme, qui le rend impossible ; or, la création est le premier dogme des chrétiens. Quoi ! Dieu a créé l’œil et il ne voit pas ; il a planté l’oreille et il n’entend pas ; il laisse se développer l’entendement et il ne comprend pas ; il ne sait pas ; il ne veut pas, il n’existe pas ! Il est le Dieu qui voit, qui sait et qui aime, qui punit et récompense, et il serait un Dieu sans liberté, l’être en général, l’unité insaisissable, la réunion du parfait et de l’imparfait, de ce qui est absolu et de ce qui ne l’est pas ! Mieux vaut l’athée sincère que le panthéiste. Le premier ne s’égare pas dans ses rêves ; il dit cette parole odieuse, absurde, mais simple et franche : il n’y a pas de Dieu ; il n’enseigne pas du moins que l’obscurité est la lumière, que la multiplicité est l’unité, qu’il n’y a rien de plus divin dans l’intelligence que dans la force inerte, que la pierre ressemble plus à Dieu que l’homme qui pense. Et cependant, malgré ses absurdités palpables et si aisément acceptées, partout où le panthéisme n’est pas repoussé par l’acte de foi si explicite du symbole chrétien, soyez sûr qu’il n’est jamais bien loin, qu’il est là, au seuil du spiritualisme, qu’il menace et qu’il veut entrer.

Et n’est-il pas vrai qu’au temps où nous sommes il se montre partout ? En France, pays peu philosophique, l’air du panthéisme circule à travers les esprits, toute la science en est plus ou moins pénétrée. Même sous les formules épineuses de l’hégélianisme, il est plus ou moins confusément la doctrine de beaucoup parmi ceux qui ont la prétention de raisonner. Comme il a sa philosophie, il a aussi son art, sa poésie, son histoire et sa religion. Qui ne connaît son système sur l’histoire, le progrès irrésistible, les triomphes de la force proclamés comme étant d’inévitables résultats de l’absolu qui se développe, les diverses phases de la société se reproduisant dans un fatal ricorso, cercle renaissant dans lequel, en dépit des libertés résistantes, roulent, cruellement enchaînées, toutes les générations ? C’est surtout sous le fastueux titre de l’humanité qu’il s’étale dans la philosophie contemporaine. L’avez-vous vu, dans les élucubrations de MM. Leroux et Jean Reynaud, idéalisant cette humanité qui est toute chose, qui se déploie et grandit, force irrésistible et passive qui absorbe l’homme vivant dans l’homme idéal et n’admet la survivance qu’à la condition d’étranges réapparitions sur la terre ou dans les astres, et d’une métempsycose dont le rêve devrait bien être dissipé depuis Pythagore et les Hindous. Si encore ces créateurs de l’homme idéal étaient des artistes comme Prométhée ; s’ils approchaient la flamme de leur statue... Mais non, vainement ils le tenteraient, l’œuvre panthéiste n’a pas la vie ; il n’a pas d’âme, ce corps fantastique qu’ils se plaisent à construire et qu’ils appellent l’humanité.

D’autres fois le panthéisme se montre facile et de bonne composition. Il fait alliance avec le matérialisme, et tous deux confondent à la fois et leurs formules et leur néant. Tel a été ce Positivisme d’Auguste Comte, survivant dans ses adeptes, audacieuse théorie qui élève dans les nuages son front panthéiste, et plonge ses racines dans une terre qui n’est autre que le matérialisme.

Ajoutons que les systèmes ne sont pas rares pour expliquer même la religion chrétienne, au point de vue du panthéisme. Entendez l’idée hégélienne ayant cette bonté de raconter aux catholiques leur religion. Elle vous dira, par ses docteurs allemands, que l’idée religieuse a eu trois phases : l’orientale, qui est l’époque d’indétermination, l’unité confuse ; la grecque, qui est l’infini tombant dans le fini, dans la diversité des légendes ; le Christianisme, qui est la loi de réconciliation entre le fini et l’infini, le rappel de la pluralité à l’unité. Que de lumière, n’est-ce pas, et que reste-t-il, après ces grandes théories, à demander à l’Histoire universelle de Bossuet ? Vous trouverez même en Allemagne des théologiens qui, s’appuyant sur l’idée et toujours sur ses trois phases, vous expliqueront la très sainte Trinité par des assimilations folles et qu’il me déplaît de relever. D’un autre côté, les philosophes de l’histoire ecclésiastique vous diront comment notre foi a possédé aussi, elle, ses trois moments : l’Église au berceau, époque de confusion ; l’Église organisée, époque des contradictions, des hérésies ; et enfin l’Église de l’avenir, quand la diversité des croyances, en religion comme en philosophie, sera ramenée à l’unité sous la loi de la liberté et de la raison. – Catholiques, n’êtes-vous pas reconnaissants à ces docteurs, qui vous manifestent Dieu, l’Univers et vous, et jusqu’à votre Église, par un procédé si clair, par l’absorption panthéistique du fini dans l’infini ?

 

III.

 

Mais si, parmi ceux qui ne croient pas par l’autorité de la foi, il y a un si grand nombre de matérialistes, et aussi tant de panthéistes qui réduisent l’idée de Dieu à celle du tout, et l’idée de l’homme au rêve insensé de l’humanité progressive, il y a aussi, en troisième lieu, ceux qui doutent, qui pratiquent le scepticisme, un troisième chemin par lequel, comme je le disais, la philosophie va à l’abîme. Allons donc aussi, nous, sur le bord du gouffre et regardons au fond si nous n’avons pas trop de peur du vertige.

Le sophisme, aussi bien que les erreurs dogmatiques, remonte au berceau de la pensée. Il a dans l’histoire de l’esprit humain sa généalogie ; la sagesse des Hindous nous offre une école de philosophie dans laquelle se multiplient les arguments les plus captieux. Les Grecs ont eu leur Énésidème, leur Sextus, Pyrrhon, la moyenne Académie, esprits difficiles, apportant les subtilités d’une fausse dialectique aux avenues de toutes les vérités. Du reste, le dogmatisme n’a jamais existé d’une manière complète chez les anciens, et quand ils soutenaient une vérité, ce n’était jamais sans restriction. Platon, qui combat l’unité de Parménide, n’est pas bien fixé sur la distinction des substances ; Cicéron, qui a des pages si belles sur la survivance de l’âme, ne donne cette doctrine que comme une espérance, témoin le Traité de la Vieillesse, qui se résume ainsi : Si la vie se prolonge, bonheur ; si elle s’éteint, bonheur encore, puisqu’elle est le terme des douleurs, l’éternel sommeil. Si, ut sapientibus placet, dit Tacite, en espérant que la grande âme d’Agricola n’a pas dû s’éteindre avec son corps. Mais le scepticisme, qui, dans les temps anciens, s’était borné à ébranler la vérité en détail, ce scepticisme antique, excusable puisque la première révélation était oblitérée par le temps, il a pris un caractère plus fort, il est devenu une arme vraiment formidable et à laquelle il était autrement difficile de résister ; il s’est attaqué non plus aux branches de l’arbre, mais à la racine même ; il a sondé les bases de la croyance, et posé des arguments qui vont directement à la négation ou du moins à la mise en doute de toute vérité primordiale. C’est le scepticisme de Kant, une célèbre discipline, œuvre d’un génie égaré, mais puissant, et qui occupe encore beaucoup de place dans la pensée de ce temps. J’en rappellerai rapidement le principe.

Le philosophe de Königsberg attaque la vérité en soi, du moins le principe de sa certitude en nous. Il nie que l’esprit humain puisse se garantir la certitude de rien qui soit existant, et voici, d’une manière sommaire, comment il raisonne. Vous connaissez les phénomènes extérieurs, en tant que vous en trouvez l’idée en vous ; par conséquent, au fond, vous ne connaissez que l’idée ; votre connaissance est purement subjective, un simple fait de votre âme qui ne prouve que lui-même et il vous est logiquement impossible d’atteindre l’objet en soi. Les inductions par lesquelles vous vous croyez amené à connaître Dieu et le monde, sont des faits personnels à vous, inséparables de vous, et il n’y a pas de pont qui soit jeté entre votre pensée et la chose pensée, entre la connaissance comme telle et la chose connue ; rien enfin ne vous autorise à établir la certitude, de quoi que ce puisse être, en dehors de la conception que vous avez pu vous en former.

Le mouvement de l’école critique est le plus avancé vers l’abîme du néant qui ait été jamais fait par une sagesse sans règle, c’est le point extrême de la philosophie, son aboutissant dernier, après lequel il n’y a rien. C’est aussi le dernier terme du Cartésianisme. En disant : je pense, donc je suis, que fait Descartes ? S’il fait un argument, c’est un cercle vicieux ; mais ce n’en est pas un, Descartes le reconnaît ailleurs ; par conséquent, son axiome, pressé par le Kantisme, revient à ceci : je sens que je pense, et l’idée de ma pensée me donne celle de mon être. Ce n’est donc après tout qu’une idée, dit le Criticisme, et vous n’êtes sûr de vous qu’à titre de phénomène.

Et si pourtant, afin de ne pas abuser de la logique, on se trouve par le sens intime suffisamment certain de l’existence du moi, il restera la difficulté d’aller de soi au monde et à Dieu, de croire à cette double réalité, bien qu’en fait, les notions que nous en avons soient purement subjectives, selon le Kantisme, et ne donnent d’autre certitude que celle du phénomène présent dans l’âme. La dernière expression du Kantisme a été jusque-là. Fichte crée Dieu, il crée le monde, il en fait des êtres de raison, il les constitue l’un et l’autre, comme faits subjectifs du moi. C’était une sorte de panthéisme ; seulement le grand tout, ce n’était plus Dieu, c’était le moi. Schelling n’a fait que changer de méthode et de point de départ. Voilà donc où va la philosophie, quand elle procède en dehors de la règle chrétienne ; panthéisme ou scepticisme, l’un par l’autre, et ainsi se clôt le cercle de l’erreur.

Sans doute, ici encore, comme pour le panthéisme, le spiritualisme indépendant a fait beaucoup d’efforts pour soulever l’entrave, pour briser la chaîne, pour s’emparer du moi et des deux mondes, matériel et divin ; il a invoqué l’autorité de l’intuition, c’est-à-dire l’irrésistible tendance de l’esprit humain à croire aux vérités premières, à part de toute démonstration. Toujours l’acte de foi, donc ? Mais enfin, je ne crois à l’acte de foi, à la nécessité de croire, que si elle m’est imposée ; or la philosophie n’a aucun droit de m’imposer une croyance. C’est pourquoi la philosophie toute seule ne saurait résister à la dialectique kantienne ; quand elle aura échappé au sensualisme de Locke, au panthéisme de Hegel, elle tombera irrésistiblement dans le piège de fer du Kantisme.

Les catholiques, à la bonne heure, commencent par la foi en Dieu et ils la proclament, sans attendre le mot d’ordre d’une philosophie qui n’est qu’une expression de l’individualité. Pour eux, l’homme est distinct de Dieu, mais il vit en lui, de lui, par lui, in eo movemur ; de Dieu lui vient cette lumière encore voilée que son âme respire. Mais les chrétiens ne s’en vont pas flottant à tout vent de doctrine ; pour eux enfin l’alpha et l’omega sont dans le mot ineffable : je crois.

Quant à la foule, qui ne s’inquiète pas de la religion et philosophe à sa manière, elle a bien sa logique ; elle est sceptique ; non pas qu’elle entende rien à ce mot grec, elle a des termes plus à sa portée et qu’elle adopte parfaitement ; elle doute et elle sait qu’elle doute ; elle est indifférente et elle trouve dans l’obscurité des solutions données par la sagesse philosophique sur tous les problèmes importants, la raison de son indifférence. Or, qui niera que les indifférents remplissent le monde ; ils ne croient pas, ils n’affirment pas même leur négation ? ils se bercent dans ce facile laisser-aller d’une vie qui n’est pas faite, pensent-ils, pour affirmer rien au-delà de ce qui concerne l’art de vivre. Ils disent : que sais-je ? et ils arrivent à un fatal assoupissement, jusqu’à ce qu’un soudain rayon de lumière, un éclair précurseur de la foudre les arrache à ce sommeil, leur montre la vérité et leur dise, trop tard peut-être : voilà ce qu’il fallait savoir.

 

IV.

 

S’il y a une chose difficile à nier, c’est l’inconsistance d’une philosophie qui veut être spiritualiste et ne veut pas être chrétienne. Le point d’appui manque à ces philosophes. Ils vont en quête de la vérité, s’adressant à la science, interrogeant les systèmes, apportant le flambeau devant toutes les ruines ; puis, quand ils ont reconnu qu’il n’y a rien de solide, rien qui ait défié le temps, ils s’éloignent en disant : Je ne m’enfermerai-pas dans ces murs inhabités, je ferai ma propre construction, nouvelle peut-être, et je donnerai l’explication cherchée. Et ils se mettent à bâtir ; mais que font-ils ? Hélas ! un édifice qui ne saurait durer plus que les autres et résister à l’épreuve.

Que d’écoles, que de doctrines diverses, même dans le champ du spiritualisme ! Si l’on y croit à Dieu, à la survivance de l’âme, n’y a-t-il pas autant de systèmes qu’il existe de solutions particulières pour expliquer ces grands dogmes ? Que de mystères quand il faut expliquer les attributs divins, établir leur conciliation, et que de difficultés sur la liberté, pour des hommes qui ne voient pas la nécessité du concours divin, et qui pensent que l’homme marche seul dans sa force, dans son aveugle liberté ! Et quand la survivance est admise, que de systèmes encore sur la sanction d’outre-vie, sur les récompenses et les peines, si bien que la plupart, avec des nuances diverses, sont amenés à expliquer la vie à venir en exhumant des nécropoles de l’ancienne sagesse les vains rêves de la métempsycose ?

Et que sera-ce si on considère non seulement les systèmes qui, essayant de mettre une barrière à l’erreur, sont demeurés spiritualistes et croient du moins à quelque vérité, mais surtout les systèmes que j’ai montrés allant à l’abîme directement, tels que matérialistes, panthéistes ou sceptiques ? Entendez ces bruits confus, ces murmures que vous ne pouvez ni déterminer ni classer. Chaque flot de la pensée apparaît dans l’histoire, comme les vagues qui se succèdent sur l’Océan ; la vague ne contient que le vide, une rosée sans consistance, et le soleil répand sur elle ses rayons obliques ; elle avance, elle grossit ; parvenue au rivage, elle se brise, et il ne reste plus rien après elle que la grande mer, redevenue paisible et puissante quand les vagues ont disparu par la fuite des orages qui les avaient soulevées.

C’est l’image de l’immuable raison, telle que Dieu l’a faite et la possède en lui, raison première, qui n’est autre que le Verbe céleste, source unique dans laquelle l’homme peut contempler la vérité, du moins l’entrevoir ici-bas et reconnaître sa présence avec certitude. Les systèmes, comme les vagues, s’élèvent et disparaissent sur l’océan de l’éternelle raison. Quant à la raison de l’homme, qu’avait fait la raison dans l’origine ? Était-ce de créer la vérité ? Non, mais de participer à elle, de recevoir et de comprendre la révélation primitive, et, plus tard, quand par la suite des âges les souvenirs moins confus ont été livrés à l’interprétation, la raison a reconnu sa loi qui est de constater sa limite, et de savoir qu’elle ne sait rien si la grâce ne l’éclaire, si la clarté d’en haut ne la prévient et ne l’illumine comme un temple, pour y adorer la vérité vivante qui réside au sanctuaire.

C’est là qu’il faut aller, au Dieu de l’Évangile, si l’on veut posséder tout entière cette vérité tant cherchée. Avant l’Évangile le monde moral était égaré et sans voie ; plus tard, et depuis que la lumière a été répandue, un trop grand nombre ont mieux aimé s’en détourner et s’évanouir dans les vains rêves de la philosophie, que de recevoir la bonne nouvelle, d’ouvrir l’oreille à la parole qui est dans l’air et qui retentit à tout cœur docile et intelligent. On veut courir sur une mer pleine d’aventures, joindre son naufrage à celui de tant de navigateurs sans boussole. On n’est pas effrayé de ces mots : matérialisme, panthéisme, scepticisme, mots formidables, sinistres fanaux éclairant les routes de l’abîme. Pourtant, que faudrait-il, puisqu’aussi bien nous naviguons ici-bas à travers les écueils et les gouffres, oui, que faudrait-il, sinon tenir les yeux fixés sur l’étoile, et voguer alors, avec assurance et sans trop redouter les tempêtes, au port unique ?

 

 

A. MAZURE.

 

Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.

 

 

 

 

 

 



1 Sap., III, c. 3.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net