Le mufle à venir

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Dimitri MÉREJKOVSKY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il semble parfois que l’athéisme même de l’intelligentsia russe est un athéisme particulier, mystique. Chez elle, comme chez Bakounine, la négation de la religion se transforme en religion de la négation ; comme chez Herzen, c’est le dédoublement tragique de l’intelligence et du cœur : l’intelligence nie et le cœur cherche Dieu. Pour une grande plénitude il faut un grand vide. L’« athéisme » de l’intelligentsia russe n’est-il pas le vide d’un vase profond qui attend d’être rempli ?

« Il y avait là six jarres de pierre... Jésus leur dit : « Emplissez d’eau ces jarres ». Ils les emplirent jusqu’au bord. « Puisez maintenant, leur dit Jésus, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Le maître du repas goûta l’eau changée en vin... Il appela le marié et lui dit : « Tout le monde sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont gais, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! »

Notre espérance est que notre Cana galiléenne est à venir ; nos jarres sont encore vides, nous buvons le plus mauvais vin et Architriclion garde jusqu’à présent le meilleur.

Dostoïevski, se souvenant trente ans après d’une de ses conversations avec Bielinski, s’écrie d’un ton indigné, comme si cette conversation avait eu lieu la veille : « Cet homme a injurié le Christ devant moi. » Et il fait cette conclusion furibonde : « Bielinski est la manifestation la plus obtuse et la plus puante de la vie russe. »

C’est un malentendu épouvantable. Il est épouvantable que Bielinski ait pu injurier le Christ, mais peut-être est-il encore plus épouvantable qu’en se fondant sur ces injures Dostoïevski ait pu, trente ans après, prononcer une telle condamnation de Bielinski, sans comprendre que si cet homme – consumé comme un cierge devant Quelqu’un qu’il n’a même jamais connu – n’a pas su nommer le Christ et n’était pas avec Lui, c’est que le Christ était avec lui. « Tout blasphème contre le Fils de l’Homme sera pardonné aux hommes. » Quand Bielinski se révoltait contre Gogol parce que celui-ci, dans sa Correspondance avec des amis, tâchait à sanctifier le servage au nom du Christ, Bielinski, injuriant le Christ, était d’évidence plus près de Lui que Gogol, qui le confessait.

De l’intelligentsia russe on peut parfois dire la même chose que de Bielinski : elle n’est pas encore avec le Christ, mais le Christ est déjà avec elle.

Nous ne devons cependant pas nous endormir sur nos lauriers : Il se tient à notre porte et frappe, mais si nous ne L’entendons et ne Lui ouvrons pas, Il partira chez d’autres. (...)

La force de l’intelligentsia russe n’est ni dans son intellectus, ni dans son intelligence, mais dans son cœur et sa conscience. Son cœur et sa conscience sont presque toujours dans la voie droite ; mais son intelligence erre souvent. Son cœur et sa conscience sont libres ; mais son intelligence est liée. Son cœur et sa conscience sont sans peur et « radicaux » ; mais son intelligence est timide et dans son radicalisme même elle est conservatrice. Notre intelligentsia déborde de sentiments sociaux, mais elle manque d’idées générales. Tous ces nihilistes, ces matérialistes, ces marxistes, ces idéalistes, ces réalistes russes, ce sont seulement les vagues d’une houle morte qui vient de la mer allemande dans la Baltique.

 

                « Ce que le dernier livre lui dira

                Sur le haut de son âme se déposera ».

 

Prenons par exemple nos marxistes. Il n’y a aucun doute que ce sont de très bonnes gens qui n’aiment pas moins le peuple que les populistes, mais quand ils parlent de « la loi de fer de la nécessité économique », ils semblent être les féroces sacrificateurs d’un Marx-Moloch à qui ils sont prêts à immoler le peuple russe tout entier. (...)

On raconte que saint Séraphim de Sarov s’est nourri pendant de longues années d’une petite herbe des marais, l’aegopodion. Tous ces réalismes, idéalismes, monismes, pluralismes, empirocriticismes et autres « ismes » desséchés, dont se nourrit jusqu’à présent l’intelligentsia russe, rappellent cet aegopodion. (...) Parfois, en regardant ces jeunes vieillards, ces ascètes et ces jeûneurs de notre intelligentsia, on a envie de s’écrier :

« Chers jeunes gens russes ! Vous êtes nobles, intègres, sincères. Vous êtes notre espérance, vous êtes le salut et l’avenir de la Russie. Pourquoi vos visages sont-ils si tristes et vos regards baissés ? Déridez-vous, souriez, relevez vos têtes, regardez le diable droit dans les yeux. (...) Ne redoutez qu’une seule chose : le servage, et le pire de tous les servages : la mesquinerie petite-bourgeoise, et la pire de toutes les mesquineries petites-bourgeoises : la muflerie 1. Car le serf régnant est le mufle, et le mufle régnant est le diable, non pas le vieux diable fantastique, mais un nouveau diable, réel, véritablement effrayant, plus effrayant qu’on ne le peint. C’est le prince à venir de ce monde, le Mufle à venir. (...) »

Pour lutter contre le servage et la muflerie, il faut une idée générale qui réunirait l’intelligentsia, l’Église et le peuple ; or une telle idée générale ne peut nous être donnée que par une renaissance religieuse, unie à une renaissance sociale. Ce n’est ni la religion sans l’esprit social, ni l’esprit social sans la religion, mais seul un esprit social religieux qui sauvera la Russie.

Avant tout, il faut éveiller la conscience religieuse et sociale là où existe déjà un esprit social conscient et une religiosité inconsciente, à savoir dans l’intelligentsia qui, non seulement de nom mais aussi dans son être, doit devenir l’intelligentsia, c’est-à-dire l’incarnation de l’intellectus, de la raison et de la conscience de la Russie. La raison poussée jusqu’à son terme mène à l’idée de Dieu. L’intelligentsia poussée jusqu’à son terme mènera à la religion.

Cela paraît invraisemblable, mais ce n’est pas en vain que le mouvement libérateur en Russie est venu de la religion ; ce n’est pas en vain que des hommes tels que Novikov, Karamzine, Tchaadaev, les maçons, les martinistes, et autres mystiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, furent en étroite communion d’âmes avec les Dékabristes. « Cela fut et sera. » C’est par le feu religieux que l’esprit social russe fut baptisé dans sa prime enfance ; ce même feu descendra sur lui lors de sa puberté et brillera sur son front comme la « langue de feu séparée » dans une nouvelle descente de l’Esprit Saint sur l’esprit vivant de la Russie, sur l’intelligentsia russe. C’est peut-être parce qu’il s’est montré dans l’obscurité totale de la conscience religieuse, dans son « athéisme », que l’esprit social russe a accompli un cycle complet, de la lumière à la lumière, du soleil couchant au soleil levant, du Premier Avènement au Second. C’est la voie non seulement de l’intelligentsia russe mais de toute la Russie, du Christ venu au Christ à venir.

Quand cela s’accomplira, alors l’intelligentsia russe cessera d’être l’intelligentsia, seulement l’intelligentsia, cessera d’être une raison humaine, uniquement humaine, et deviendra la Raison divino-humaine, le Logos de la Russie, comme un membre du corps universel du Christ, de la nouvelle et véritable Église, – non plus l’Église temporelle, locale, gréco-russe, mais l’Église éternelle, universelle, du Seigneur à venir, l’Église de Sainte-Sophie, de la Sagesse divine, l’Église de la Trinité indivisible et distincte, du Royaume non seulement du Père et du Fils, mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

« Que cela soit, que cela soit ! »

 

Et pour que cela soit, il faut rompre l’union sacrilège de la religion et de la réaction, il faut que les hommes comprennent enfin ce que signifie ce verbe du Verbe incarné :

« Si le Fils vous libère, en vérité vous serez libres » (Saint Jean).

Non pas contre le Christ, mais avec le Christ vers la liberté. Le Christ libérera le monde, et personne d’autre que le Christ. Avec le Christ contre le servage, la mesquinerie petite-bourgeoise et la muflerie.

Le Mufle à venir ne sera vaincu que par le Christ à venir.

 

 

 

Dimitri MÉREJKOVSKY,

dans le numéro 3 de l’année 1905

de l’hebdomadaire l’Étoile polaire.

 

Traduit par Gabriel Matzneff.

 

Recueilli dans La Russie retrouve son âme,

numéro de juin 1967 de la revue La Table ronde.

 

 

  

 

 



1 Le mot russe khamstvo est à peu près intraduisible en français. Tiré du nom du second fils de Noé, Cham, ce mot exprime le plus haut degré de la goujaterie morale, de la médiocrité spirituelle, de la vulgarité sous toutes ses formes. Nous proposons muflerie, mais muflisme, mot inventé par Flaubert, conviendrait peut-être mieux. C’est également en pensant à la formule de Flaubert : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement », que nous avons traduit le mot russe miéchtchanstvo par mesquinerie petite-bourgeoise.

 

 

 

 

 

 

 

 

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