Une veillée au château de K...

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mme MICHEL DE R***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un soir, après une journée de courses fatigantes et d’un jeûne prolongé jusqu’à trois heures de l’après-midi, nous arrivions, épuisées de lassitude, au château de K... ; là, nous attendait la cordiale hospitalité de la jeune comtesse de R... qui avait, en ce moment, chez elle la marquise de L... sa mère. Fille d’une dame d’honneur de Marie-Antoinette, elle avait autrefois pris part à la vie pastorale de Trianon, avec son amie, Pauline de Tourzel, âgée comme elle de dix-sept ans. La vieille marquise qui avait traversé la Révolution avait beaucoup souffert, beaucoup vu, beaucoup entendu. Les contrastes entre sa vie de Versailles et les souvenirs de ce qu’elle avait souffert pendant la Révolution avaient creusé un sillon profond dans sa longue existence, mais ces souvenirs s’étaient revêtus d’un caractère si sacré, qu’il était bien rare qu’elle en parlât, même à ses enfants.

Comment la Providence permit-elle que, devant nous, étrangères à sa famille, la marquise de L... rappelât tous ces souvenirs les plus sacrés ? C’est son secret : mais ce que j’entendis alors, je vais le retracer ici, autant que ma mémoire pourra me le rappeler, après près d’un demi-siècle, car de grands enseignements sont renfermés dans toutes ces pages du drame révolutionnaire, sur lequel je pris alors quelques notes.

 

 

Trianon et le Temple.

 

La marquise elle-même se prit à évoquer ses souvenirs de Trianon, avec une telle fraîcheur de cœur et d’imagination, que nous pensions voir la jeune fille à travers les paroles de la respectable aïeule, couronnée de ses cheveux blancs.

« Hélas ! ajouta-t-elle, cette riante pastorale s’évanouit et s’écroula dans les terreurs de la Révolution, et amena bientôt la famille royale à la tour du Temple !... La Reine, pour consoler madame de Tourzel de sa glorieuse incarcération avec les augustes prisonniers, témoigna le désir que sa fille Pauline la partageât avec sa mère. Mon amie reçut ce témoignage de confiance avec joie, heureuse de ne pas quitter sa mère, et fut reçue, par le Dauphin et Madame Royale, avec une satisfaction touchante.

« Pour moi, je lui portais envie. J’aurais voulu, comme elle, donner aussi à la famille royale un témoignage de mon respect et de mon dévouement.

« Ce triste séjour du Temple fut court, quoiqu’on pût le croire indéfini ; car, dans la nuit du 19 au 20 août, des municipaux reçurent ordre d’amener à l’Hôtel de Ville les personnes qui ne faisaient pas partie de la famille royale. Madame de Tourzel et sa fille durent suivre la princesse de Lamballe et s’éloigner du Temple. Vous savez ce qu’il advint à l’infortunée princesse... Après un interrogatoire on les mena à la Force, où Pauline fut séparée de sa mère. Elle a fait, pour sa sœur, madame de Sainte-Aldegonde, la relation 1 de la nuit et de la journée passées sans sa mère, dans les rues de Paris. »

La marquise ajouta : « Je me ferai un plaisir, Mademoiselle, me dit-elle, de vous offrir une copie de ce récit : il vous fera connaître le noble cœur et la trempe énergique du caractère de cette jeune fille de dix-sept ans. »

Je remerciai la bonne marquise, en acceptant son offre avec reconnaissance, et elle continua ainsi sa narration :

« Nous cherchions tous les moyens possibles pour établir des relations entre les prisonniers royaux et nous. Quelques billets leur furent secrètement remis, soit par la femme de Cléry, soit par quelques fournisseurs, mais ces occasions étaient rares et compromettantes pour les messagers. Nos parents et nos amis imaginèrent de faire parvenir jusqu’à leurs oreilles, par des joueurs de vielle, des airs sympathiques aux Royalistes. Sous ce voile leurs sentiments arrivaient portés par les vents, jusqu’aux cœurs des pauvres captifs... Ce touchant stratagème leur donna l’idée de louer de modestes appartements dont les fenêtres donnaient sur le jardin du Temple. À l’heure de la promenade du Roi et de sa famille, nous nous y rendions et, tout en nous dissimulant derrière les volets et sous le costume de gens du peuple, nous pouvions leur faire quelques signes sympathiques, et leur faire entendre les chants de Trianon, comme : Pauvre Jacques, etc. Ces chants partaient de cœurs dévoués : les prisonniers le savaient bien 2 !

« Un jour que la famille royale se promenait, comme de coutume, dans l’allée des marronniers, le Roi leva les yeux vers les fenêtres, comme pour s’assurer que nous étions là ; alors, ralentissant sa marche de manière à laisser les municipaux un peu en avant, il fit un signe à mon père et à nos amis et désigna du doigt un tas de déblais et d’orties qui était dans un coin du jardin, et sembla indiquer avec insistance que quelque chose d’important était caché là. Ce mouvement fut court, car les gardiens pressèrent le Roi d’avancer. Hélas ! malgré leurs désirs et leurs efforts pour arriver jusqu’à ces déblais et y chercher ce que le Roi semblait avoir tant à cœur de leur faire découvrir, mes parents et leurs amis ne purent jamais y parvenir 3.

« Vers le mois de janvier 1793, nous apprîmes que Mesdames de Tourzel, après avoir passé quatre mois cachées à Vincennes, avaient dû quitter Paris où leur liberté et même leur vie étaient compromises et qu’elles s’étaient retirées dans leurs terres. Plus heureuse et moins exposée que Pauline, je pus encore rester dans la capitale, où nous avions quelques rares relations avec la famille royale.

« Un projet hardi se forma dans un cercle restreint d’amis dévoués, celui d’enlever l’enfant royal de la prison du Temple, l’enfant sur lequel reposaient, pour l’avenir, les destinées de la royauté.

« Le blanchisseur devait l’emporter dans le sac destiné à recevoir le linge à blanchir. Ma mère eut l’honneur d’être choisie pour recevoir ce précieux dépôt et le conduire dans un château appartenant à mon grand-oncle, M. de N... Cette habitation cachée dans les bois, isolée des villes et d’un accès difficile, semblait être un lieu favorable pour abriter le royal enfant. Malheureusement le projet échoua ; le procès du Roi commença et les évènements se précipitèrent vers des abîmes d’iniquités. »

 

 

Dernier Adieu.

 

« Nous suivions avec anxiété le procès de la royauté. La condamnation à mort de l’auguste victime ne nous laissa plus d’autre espérance que celle de faire parvenir jusqu’au Roi l’expression de nos incomparables douleurs. M. l’abbé de Firmont Edgeworth voulut bien la lui transmettre. Il fit plus. Il se chargea de dire au Roi que ses dévoués et fidèles serviteurs, et respectueux amis, au moment suprême, se tiendraient sur son passage, dans une maison de la rue Royale, faisant angle avec la rue Saint-Honoré, afin de le voir une dernière fois, et de lui offrir leurs hommages et le témoignage respectueux de leurs douloureux sentiments. L’abbé fut chargé de dire au Roi que, par le cœur et par la prière, ses amis le suivraient sur le nouveau calvaire où la royale victime allait monter et mourir pour les péchés de son peuple.

« Dès les premières heures du 21 janvier, les rues encore désertes et les ténèbres encore étendues sur la glande cité terrifiée, nous nous rendions, par des chemins différents, et par groupes séparés, à la maison indiquée, dont la porte, à un léger signal convenu, s’entrouvrait sans bruit, et laissait passage aux amis dévoués de Louis XVI. On montait en silence, et l’on prenait place derrière les volets ou les rideaux, s’exerçant à voir sans être vu. Quelle longue attente ! quel morne silence, même entre nous ! Il y a des sentiments qui n’ont pas de termes pour s’exprimer. Le jour parut... ce jour qui devait éclairer le plus grand des forfaits... ce jour qui n’aurait jamais dû être... La police était partout... la force armée aussi. Tout cri, tout mouvement insolite... et le poignard ou l’épée en avait raison. Peu de moments avant le passage du Roi, je vis dans la rue Saint-Honoré un rassemblement morne et silencieux, puis, tout à coup, un homme pousse un cri d’appel et s’élance... C’est un essai de délivrance en faveur du Roi. À l’instant même, il est massacré sous nos yeux... et la foule reprend son attitude morne... on n’entendait pas une voix, pas même le sombre bruissement des masses silencieuses. Vers midi, des pas de chevaux s’entendent sur le pavé, c’est l’escorte qui précède le convoi, un lent roulement de l’unique voiture qui doit passer se fait entendre à son tour... nos cœurs palpitent ; nos yeux, remplis de larmes, découvrent le cortège qui avance lentement... bien lentement... Quelle heure !... quel instant !... Nous sommes derrière les volets et les tentures, retenant notre respiration, étouffant nos sanglots... La voiture est à quelques pas... le store se lève... Louis XVI, la tête découverte, la main droite dégantée, nous cherche du regard... nous aperçoit... et de la main nous salue à plusieurs reprises... Nos larmes lui disent que là sont des cœurs dévoués qui auraient voulu mourir pour le sauver...

« Le store s’abaisse.... et quelques minutes après le Fils de saint Louis montait au Ciel !... »

 

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La marquise se tut.

Pendant que ce témoin vivant nous parlait, nos poitrines étaient haletantes... Un long silence suivit... Nous assistions à ce drame sanglant... après un intervalle de cinquante-quatre ans !...

La circonstance du dernier adieu du Roi-Martyr à ses fidèles serviteurs et amis n’a jamais été publiée, que je sache. La prudence la plus sévère obligeait en ce moment à se taire sur ce fait, tristement consolant pour le cœur, mais trop compromettant pour les personnes. Jamais la marquise de L... n’avait encore parlé de ce grand épisode de sa vie à sa fille la comtesse de R... elle-même, qui lui en fit un filial reproche. « J’ignore moi-même comment j’en suis venue à parler ce soir de ce qui, depuis ce jour du 21 janvier 93, est resté vivant, mais caché dans le sanctuaire intime de mon âme. » Moi aussi, qui écris ces lignes, j’avoue que, par manque de mémoire, bien d’autres détails m’ont échappé, après quarante-neuf ans de silence.

Il était une heure du matin : je croyais la soirée terminée ; cependant, après encore un long silence, ne voulant pas, je le crois, rester sur ce souvenir si pénible, Madame de L... reprit la parole.

Avant d’aller plus loin, je dois dire ici ce que Madame de L... ignora peut-être toujours, c’est le danger que lui fit courir sa beauté exceptionnelle. Elle fixa sur elle le choix de la municipalité pour en faire la déesse de la Raison et la substituer au souverain Seigneur de toutes choses par le culte impie et monstrueux des athées, en la plaçant sur les autels et en lui offrant l’encens et les hymnes sacrilèges. Refuser, c’était la mort.... accepter, c’était bien pire encore... On en avisa secrètement sa mère qui, effrayée au-delà de ce qu’on peut dire, fit partir sa fille pour le château de Sp... dont nous avons parlé quand il s’était agi d’y cacher le Dauphin, après son évasion du Temple. Je tiens cet effrayant détail de Madame la baronne de T..., sa petite-fille. Cependant sa mère, ne voulant pas quitter Paris, tant qu’elle pensait y être utile à la Reine, prit cet unique prétexte pour l’éloigner d’elle en ce moment. Ceci posé, nous reprenons notre veillée et écoutons encore la respectable marquise.

 

 

 Ma vie au château de Sp...

 

« Ma mère, dit-elle, en voyant la marche des évènements, voulut m’éloigner de Paris, mais elle ne put se décider à le quitter elle-même, tant que la Reine et sa famille seraient encore au Temple.

« Elle m’envoya donc chez mon grand-oncle de N... que je connaissais à peine, et qui vivait seul dans ce vieux château triste et sombre, enfoui dans les bois, entouré de quelques vieux domestiques tristes et moroses comme lui.

« Je quittai ma mère avec un grand déchirement de cœur, augmenté par les périls qui l’entouraient, comme ancienne dame d’honneur de Marie-Antoinette.

« J’arrivai à la nuit tombante dans ce vieux castel qui m’était inconnu. C’était les premiers jours de mars 1793. En montant lentement l’allée du grand bois qui conduisait au château de Sp..., un domestique de confiance, envoyé à ma rencontre, avec la voiture de mon oncle, me fit remarquer un énorme chêne creux, la merveille de la forêt, par sa taille gigantesque et par son antiquité. À peine y prêtai-je une légère attention, car déjà on apercevait les murs crénelés qui fermaient la vaste cour du castel, où m’attendait mon vénérable grand-oncle, qui m’accueillit avec bienveillance.

« Tout était antique et sombre dans cette vaste demeure et d’un aspect bien sévère pour une jeune fille de mon âge : rien n’y ressemblait, ni à Versailles, ni à Trianon. J’espérais du moins y jouir de la liberté des champs et des bois ; mais je reçus l’ordre exprès de ne pas dépasser l’enceinte de la cour. Un mouvement royaliste venait d’avoir lieu parmi les jeunes paysans appelés à la milice ; ils refusèrent de prendre part au tirage qui eut lieu le 5 mars 1793 ; la République alarmée y envoya des forces militaires considérables pour disperser ces jeunes villageois qui se nommèrent désormais Vendéens dans le Bocage, Chouans dans le Maine et dans la Bretagne. Ces campagnes, naguère si paisibles, furent sillonnées par les troupes républicaines, qui y commirent des brigandages tels, que les précautions les plus grandes durent régler les plus simples démarches. Les bois qui entouraient le château furent envahis par ces troupes et, par suite, ma triste existence se trouva enserrée dans d’étroites et pénibles limites. »

 

 

Le vieux Chêne.

 

« Ma petite chambre était au haut d’une grosse tour dont la base massive et noire était contournée par un chemin public. Et pourtant je l’aimais, cette petite chambre, devenue mon unique domaine, et, quand venait le soir, j’aimais à m’y retirer pour penser à ma mère, à Paris, à la tour du Temple. Alors, prier pour tous, et penser à eux était même chose.

« Un soir, au déclin du jour, je m’y rendis à l’ordinaire. Appuyée sur ma fenêtre ouverte, je récitais mon chapelet, tout en jetant un regard mélancolique sur la forêt sombre et silencieuse et sur les premières étoiles qui paraissaient au ciel. Tout à coup mon attention est éveillée par le bruit de pas qui s’approchaient toujours davantage du pied de la tour. Je me sentis saisie d’un frisson involontaire, car tout faisait trembler en ce temps-là. Je prête l’oreille... À la hauteur où je me trouvais, je pouvais, sans attirer l’attention, me pencher à la fenêtre. Je vois deux hommes qui cheminent en causant à mi-voix ; cependant leurs paroles montent jusqu’à moi, avec une grande netteté de son, et j’entends distinctement ces mots : « C’est donc ce soir, à onze heures ? – Oui, répond l’autre personne, à onze heures, ce soir, nous arrêterons le prêtre caché au moulin. Ce sera une capture facile, car nous sommes en nombre et les gens du moulin seront dans leur premier sommeil. » Puis les voix se perdirent au détour du chemin.

« À cette révélation inattendue, je restai immobile et sans pensées distinctes... Cette parole, jetée au passage, entendue de moi seule, ne renfermait-elle pas, pour moi, un devoir à accomplir ? La Providence n’a-t-elle pas permis cette circonstance, en apparence fortuite, pour que je sauve la vie à ce prêtre et aux braves gens qui lui donnent un asile ? Mais comment m’y prendre ? Je ne connais pas le pays qui m’entoure. Où se trouve ce moulin ?

« Je recours à la prière, lumière et force de l’âme, je me prosterne et, après quelques minutes, je me relève calme et résolue.

« Mon vénérable grand-oncle âgé et infirme ne peut agir par lui-même ; me permettra-t-il jamais une pareille expédition ? Les domestiques, également vieux, me sont encore trop étrangers pour que je leur livre mon secret. « Mon secret est à moi, m’écriai-je avec énergie ; c’est à moi d’agir ! » et, sans délibérer davantage, je descends dans la cour... Le portail est encore ouvert ; me voici sur l’esplanade. J’aperçois la masse sombre du bois et l’ouverture béante de l’avenue qui le traverse en descendant la colline. Toujours poussée en avant, comme par une force supérieure à moi-même, j’entre dans ces ténèbres imposantes du grand bois ; puis, m’arrêtant un moment ; je me dis : « J’ignore où est le moulin ; mais un moulin à eau est nécessairement au bas de la colline, où certainement il y a un vallon. Les vallons sont traversés par des cours d’eau et ceux-ci font tourner les moulins. » De déduction en déduction, j’arrive à m’assurer que je suis sur le chemin qui mène au moulin.

« D’une marche assurée je suivis l’allée jusqu’au bas. Tout à coup j’entends le tic-tac régulier d’un moulin qui broie du blé. J’avance, voici le vallon. Un sentier assez droit me conduit du côté d’où vient le tic-tac. Enfin une lumière brille devant moi... M’y voici ! J’entre : la famille du meunier prend son repas du soir. Tout le monde se lève et se découvre, en voyant la demoiselle nouvellement arrivée au château. Sans préambule, je dis d’une voix claire, quoique émue : « Il y a un prêtre parmi vous ! qu’il se sauve ! car je viens d’entendre deux Républicains dire que son arrestation aura lieu ce soir à onze heures. » Un homme vêtu en paysan, placé au haut bout de la table, se lève, calme et digne, et dit : « C’est moi ! que faut-il faire ? – Me suivre ! Pressez-vous, car il ne faut pas que l’on s’aperçoive de mon absence au château. »

« J’explique, en peu de mots, comment j’ai surpris le secret des patriotes. Le prêtre, accompagné du meunier, me suit et je l’engage à se cacher dans le creux du vieux chêne dont l’ouverture est cachée par de hautes et épaisses broussailles de houx et de genêts. Le meunier aide le digne proscrit à s’introduire dans cet asile, que la main des siècles lui a creusé dans le tronc de ce géant de la forêt.

 

 

 

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Il y a un prêtre parmi vous...

 

 

 

« Pendant ce temps, légère comme une gazelle et le cœur plein de joie, je cours vers le château dont le portail est encore ouvert. Les anges avaient protégé ma généreuse mais téméraire entreprise. Personne ne s’aperçut de mon absence. J’entrai au salon où mon grand-oncle se chauffait en attendant le souper. Je cherchai à cacher mon émotion en essayant d’égayer le vieillard, mais il était triste et sombre. « Mon enfant, me dit-il, le pays n’est plus habitable. Ce castel que les Royalistes avaient trouvé une demeure assez sûre, assez cachée dans les bois, assez éloignée de tout mouvement révolutionnaire pour sauvegarder l’existence du prince royal Louis XVII, le vieux toit de mes pères n’offre plus de garanties de paix... Nous sommes envahis par les troupes républicaines, envoyées pour réprimer le mouvement royaliste de la Vendée, du Maine et de la Bretagne. Plus que jamais, soyons prudents et renfermons-nous dans l’enceinte étroite de nos fortes murailles. » Le souper fut silencieux et court et nous nous retirâmes de bonne heure dans nos appartements.

« Je me félicitai du secret dont la Providence avait pris soin d’entourer l’affaire du prêtre caché, car je ne tardai pas à m’apercevoir que le moral de mon vénérable oncle s’était affaibli, depuis qu’il avait été question de cacher l’infortuné Dauphin à son château de Sp... Mon oncle, dès ce moment, eut une idée fixe : celle de ne recevoir sous son toit aucun fugitif, blessé ou autre, de quelque parti qu’il fût, de crainte d’attirer l’attention des patriotes et que son château devînt un lieu suspect. »

 

 

Tout nous manque.

 

« Le lendemain mon oncle me dit encore : « Mon enfant, tu es assez raisonnable et les évènements sont assez graves pour que je ne te cache pas notre position. Les terres restent sans culture ou sont ravagées par les troupes qui coupent les blés en vert pour nourrir leurs chevaux. Les fermiers ne paient plus la location des fermes : l’argent ne circule plus. Les redevances en nature, pois, fèves, haricots, denrées de ce genre, sont devenues notre unique ressource. On ne peut se procurer les choses les plus indispensables à la vie, plus de viande, plus de poisson, plus de chasse. Pauvre enfant ! tu vas faire bien maigre chère chez ton vieil oncle !... »

« Et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues ridées et amaigries. Je pleurais aussi, non sur moi, mais sur ce pauvre vieillard malheureux, et je ne cherchais plus que les moyens de le distraire et de le consoler ; mais, hélas ! les temps n’étaient pas à la joie. Et puis le souvenir de ma mère me revenait sans cesse : Où est-elle ? Qu’est-il survenu à Paris depuis notre séparation ? Nous reverrons-nous jamais ?... Oh ! que ce silence-là m’était pénible !...

« Les nouvelles étaient rares à Sp..., les postes n’étaient plus servies régulièrement ; les lettres étaient ouvertes ; tous les mots en étaient étudiés, jugés ; la mort pouvait être la suite d’une fausse interprétation. Avec quelle circonspection il fallait choisir ses expressions et encore... Des messagers sûrs étaient rares et les nouvelles qui arrivaient jusqu’à nous étaient contradictoires. Puissiez-vous ne jamais connaître ces angoisses-là ! »

La marquise se tut ; elle était visiblement très émue de tous ces souvenirs. Sa fille, pour varier ses pensées, lui demanda ce qu’était devenu le prêtre qu’elle avait caché dans le chêne creux ? « Je l’ignore : comme nous ne sortions jamais du château et que quelques rares paysans seuls y entraient quelquefois en passant, que toute question devenait compromettante, je ne l’ai jamais su. Les histoires vraies ne sont pas comme les contes qui eux ont toujours un dénouement heureux. J’avais agi par un motif de charité chrétienne, Dieu a fait le reste. Au ciel, nous aurons la réponse et la récompense de ce que nous aurons fait de bien ici-bas. »

Ces mots firent une heureuse diversion à ses pénibles souvenirs, et la bonne marquise reprit son récit. « Les semaines et les mois se succédaient ; le blé, la farine, les pommes de terre et les fèves diminuaient, les vêtements s’usaient et rien ne se renouvelait. Les portions devenaient légères ; les pièces se multipliaient dans nos habits ; nos chaussures furent réduites à un tel état que, malgré les trous, bouchés avec les tiges de vieilles bottes, je dus y renoncer. La nécessité rend industrieux : dans un vieux tapis trouvé au grenier, je taillai des morceaux, en forme de semelles, que j’épaissis et rendis presque imperméables, en en mettant plusieurs l’une sur l’autre, liées ensemble au moyen d’une aiguille à matelas et de bouts de ficelles ; j’y adaptai une sorte de pantoufle de même étoffe, et nous nous tînmes pour bien satisfaits d’être ainsi chaussés : les pieds goutteux de mon oncle s’y trouvèrent fort à l’aise. Il m’en remercia avec attendrissement. Ce fut le plus heureux moment de ma vie au château de Sp...

« Nous suivions avec un intérêt plein à la fois et d’espérance et d’inquiétude, des bruits de fusillade et de canons se répercutant de colline en colline jusqu’à nous. Quels en étaient les résultats ? Nous l’ignorions presque toujours, mais toujours aussi nous redoublions nos prières pour attirer la bénédiction du ciel sur l’armée royaliste et catholique.

 

 

Les gémissements du blessé.

 

« Un jour la rencontre se fit si près de nous et jusque dans les bois de Sp... eux-mêmes, que je suivais ces bruits de guerre avec une anxiété pénible. La nuit mit fin au combat, mais je songeais, avec douleur, aux morts et aux blessés qui gisaient là, seuls, sous ces bois sombres. Je priais avec ferveur à la fenêtre de ma petite chambre de la grosse tour, lorsque des gémissements, assez rapprochés, parvinrent jusqu’à moi : ils partaient du pied même de la tour... Que faire ? Laisser mourir là un malheureux blessé ! C’est impossible. Mais comment parvenir jusqu’à lui ? Je ne dois pas sortir de la cour, dont la porte est close à cette heure. Le château se trouvant au centre même du combat, mon oncle a donné des ordres sévères, pour que toutes les issues du château fussent barricadées. Sans trop me rendre compte encore de mes projets, je me munis d’une lanterne et je descends le long escalier tournant de la tour, non plus jusqu’à la porte qui correspond aux appartements du rez-de-chaussée, mais encore quelques autres marches qui restaient dans l’ombre et que je n’avais jamais franchies. Qui donc me poussait ainsi vers ces lieux inconnus ? J’hésite un instant, mais j’élève mon cœur vers Dieu : « Seigneur, conduisez mes pas ! » et sans plus hésiter un moment je descends l’escalier.

« Je descends. Une petite poterne, bardée de fer, est devant la dernière marche. Deux gros verrous et une serrure en assurent la clôture.... À quelques pas, derrière cette porte, les gémissements s’accentuent. « Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi ! Vierge Marie, venez à mon secours ! » Mon émotion est au comble... il n’y a plus à hésiter. Je me précipite vers la poterne avec une énergie qui me semble capable de la briser... Mais non, mieux que cela. La Providence a prévu cette heure et y a pourvu... La clef est dans la serrure.... elle cède à mes efforts ; les deux verrous également... Que vais-je trouver ?... Sur ce même chemin, où j’avais vu passer les deux brigands qui cherchaient le prêtre caché au moulin, là, sur ce même chemin, je trouve, étendu à terre, un malheureux Chouan, coiffé du large chapeau à la cocarde blanche, le scapulaire du Sacré-Cœur sur la poitrine. Il est baigné dans son sang... Ma présence subite lui est comme une apparition et une céleste réponse à son appel à Marie... « Êtes-vous gravement blessé ? lui dis-je. – Hélas ! je ne le sais... je souffre beaucoup, je suis affaibli par la perte de mon sang... J’ai soif ! à boire ou je meurs ! – Attendez, je reviens. »

« Je m’éloigne et je pénètre dans la salle à manger où le couvert est dressé. Une légère portion de pain est sur chaque couvert, je saisis la mienne. Quelques bouteilles de vin sont sur le buffet, j’en emporte une. En passant devant le cabinet où travaille une vieille femme de chambre, je vois un paquet de vieux linge, je le saisis ; une cruche d’eau est à l’entrée de la cuisine : je m’en empare. Tout favorise mes pieux larcins, car par un concours de circonstances providentielles, personne ne s’est rencontré sur mon chemin, et me voici de nouveau près du pauvre blessé. Il boit à la cruche que j’incline, vers lui. Je lave son visage brûlant et ensanglanté ; il en éprouve un grand soulagement. Un peu de vin lui rend un peu de force. « Qui êtes-vous, dit-il alors, êtes-vous un ange du ciel ou un ange de la terre ? – Ni l’un ni l’autre. Mais Marie, notre mère du ciel, m’a sans doute envoyée vers vous. Pouvez-vous rester encore quelques instants seul, afin que je vous trouve un abri sûr ? – Oui ! oui ! achevez votre œuvre de charité ! »

« Je m’éloigne pour me rendre compte des ressources que peuvent me procurer ces lieux inconnus. J’y trouve un réduit, éclairé par un soupirail, fermé par une bonne porte. Des toiles d’araignées indiquent que ce lieu n’est pas fréquenté ; cependant de la paille amoncelée sur de vieilles caisses me permet d’en former un lit provisoire. C’en est assez pour le moment ; je retourne à mon blessé ; il m’assure que, appuyé sur son épée et sur mon bras, il pourra faire quelques pas. Un peu de vin vient encore aider sa faiblesse et, non sans peine, le pauvre blessé est doucement étendu sur la paille épaisse. Mais le sang coule plus fort de la jambe qu’une balle a déchirée dans sa longueur, sans briser les os. Je lave l’effrayante blessure, j’y pose une compresse trempée de vin, j’entoure le tout d’une longue ligature. Puis c’est le tour de l’épaule : le blessé en souffre horriblement, mais mon inexpérience m’empêche d’en apprécier la gravité : je le panse, comme je peux, cherchant surtout à arrêter le sang qui coule à flots et qui épuise le malade. Il faut pourtant m’en éloigner, car c’est l’heure du souper et je ne veux pas que l’on s’aperçoive du moindre retard. Pourquoi cette réserve ? Pourquoi ce sentiment intime qui ferme mes lèvres ? Je ne saurais le dire. Une fois le mystère commencé, je n’osais plus le révéler. En rentrant au salon, je trouve mon respectable oncle très ému de la bataille donnée sur ses propres terres... Amis et ennemis sont bien près du pauvre vieillard que tout impressionne. Il réunit les domestiques et donne de nouveaux ordres au sujet de la plus stricte clôture ; personne ne doit la franchir sans un ordre exprès du châtelain. La fontaine est hors les murs d’enceinte... Nouvelle complication qui va rendre l’eau plus rare que le vin.

« J’entends tous ces ordres et j’en frémis... Mon grand-oncle ajouta : « Il faut que ce soir même Antoine et Pierre visitent scrupuleusement toutes les portes, poternes, issues quelconques du château, que l’on s’assure que tout y est verrouillé, barricadé, fermé à double tour. »

« Là-dessus on se mit à table ; mon repas fut léger : mon pain était déjà porté au blessé ; je pris des fèves autant que j’en pus prendre, sans trop nuire à la portion des autres ; j’en glissai furtivement une bonne partie dans mes poches où la pomme de mon dessert vint les rejoindre.

« Jamais soirée ne me parut plus longue. J’aurais voulu aller verrouiller la poterne avant que les deux domestiques l’eussent visitée ; mais impossible de quitter mon oncle sans éveiller quelque soupçon. Il me semblait que chacun lisait sur mon front les angoisses de mon âme : tout regard abaissait le mien.

« Enfin la prière commune réunit, à l’ordinaire, les maîtres et les serviteurs ; puis chacun alla prendre son repos. Le mien, on le comprend, fut de courir à la poterne : elle était verrouillée et la serrure était fermée à double tour... mais la clef y reste encore. Décidément ce n’est pas un oubli, mais une vieille habitude des vieux serviteurs. Heureuse circonstance qui me permettra, quand mon blessé pourra marcher, de le faire s’éloigner furtivement, comme il est entré, sans que personne ne se doute de son séjour dans ce réduit. Je m’accroche à cette pensée qui me confirme dans la disposition, vague jusque-là, de me taire sur sa présence au vieux castel. Cette résolution fut affermie par le silence que gardèrent Pierre et Antoine sur la poterne ouverte... ils se crurent coupables d’un oubli qui les rendit singulièrement discrets sur cette négligence, qu’ils passèrent sous silence. Cela m’obligea à persévérer dans le mien ; du moins je cherchais à me le persuader ; mais la droiture naturelle de mon caractère ne me laissait pas sans quelque crainte d’indélicatesse, peut-être quelque tracas de conscience, N’était-ce pas trahir les droits de l’hospitalité que je recevais chez mon respectable hôte, et ceux de la confiance que je lui devais comme représentant pour moi l’autorité paternelle et maternelle de mes parents ?

« Je me sentais bien jeune, bien inexpérimentée pour agir ainsi de moi-même. Qui donc me pousse en avant ? me disais-je. Sont-ce les circonstances ? Certainement, mais sont-elles l’impulsion de la divine Providence ? J’étais anxieuse. Mais pendant que ces pensées se croisaient dans mon esprit, un long gémissement m’attira subitement près du pauvre Chouan ; il souffrait beaucoup et son pouls restait très faible. Je lui fis prendre un peu de mie de pain, trempée dans du vin, ce qui le remonta un peu, je laissai près de lui de quoi étancher sa soif incessante et j’allai moi-même prendre un peu de repos.

« La nuit porte conseil ; je réfléchis aux ressources que peuvent fournir le château et le presbytère ; celui-ci n’existait plus, mais au vieux castel, il doit se trouver une pharmacie de famille à l’usage du personnel et des pauvres d’alentour. Dès le matin, après ma première visite à mon blessé, je me mis en campagne pour découvrir cette pharmacie supposée. Enfin, dans un cabinet dépendant des anciens appartements d’où ma grand’tante était montée au ciel, je trouvais une armoire remplie de flacons bien étiquetés, bien bouchés : des sels, des cordiaux, des bâtons de diachilum, du perchlorure de fer, etc., etc. Je m’esquive avec mes trésors. J’assouplis le diachilum à la chaleur de ma chaufferette, je l’étends sur de la toile et j’ai du sparadrap. Le sang a largement maculé les toiles du premier pansement que j’enlève ; avec de la charpie, imbibée de perchlorure de fer, je parviens à l’arrêter. Quand j’en suis devenue maîtresse, je rapproche les chairs de la jambe au moyen de bandelettes de sparadrap ; l’horrible plaie béante a disparu sous cet appareil, soutenu lui-même par des ligatures de toile. L’épaule reçoit le même pansement et maintenant je n’attends plus que du temps et de l’efficacité que Dieu a attachée aux remèdes la guérison du pauvre blessé. Hélas ! la difficulté ne sera plus du côté de la pharmacie, mieux fournie que l’office, à coup sûr. À l’office presque tout manquait ; au garde-manger encore plus : pas de viande, pas de gibier, pas de basse-cour ; au charnier, il reste encore quelque peu de lard que l’on ménage comme une ressource suprême. Comment nourrir un homme sur la maigre portion de la pauvre jeune fille ? Chaque jour, à chaque repas, je m’ingéniais à trouver de nouveaux stratagèmes pour glisser dans mes poches ce que je pouvais dérober à ma propre assiette : la part de mon cher blessé. Les difficultés devenaient plus grandes pour l’eau, pendant les huit jours qui suivirent la bataille dans nos bois. Peu à peu les bruits de guerre s’éloignèrent et mon grand-oncle permit à Pierre et à Antoine d’aller à la fontaine ; j’en témoignai une telle joie, que ces bons serviteurs pensèrent remplir un de mes vœux les plus chers, en apportant jusqu’au haut de la tour, dans ma petite chambrette, un énorme arrosoir d’eau fraîche. Ils ne se trompaient pas, ces grands cœurs ; ils remplissaient en effet le plus vif de mes désirs, sans qu’ils pussent soupçonner quel en était l’objet direct.

« Ah ! ce fut grande joie pour le blessé et pour sa garde-malade de pouvoir étancher sa soif ardente, provoquée par la perte de son sang et par la fièvre qui survint pendant le travail de la cicatrisation. Les cordiaux de la pharmacie remontaient ses forces, et nous pouvions espérer une prochaine convalescence.

« Peu à peu son pauvre réduit avait été débarrassé des toiles d’araignées qui pendaient de toute part. Un de mes matelas avait été posé sur la paille ; une épaisse couverture, retirée de mon lit, fut mise en double sur le sien ; une caisse vide servit de table où se déposaient tous les objets à son usage. Après notre détresse des premiers jours, c’était vraiment du confortable, car tout est relatif en ce monde, le plus et le moins.

« Le jeune Chouan parlait peu, mais toujours avec un à-propos, un tact, et des expressions simples mais justes, choisies sans affectation, qui m’étonnaient sur les lèvres et sous le grossier costume du paysan manceau. Ses mains blanches, ses doigts effilés, ces manières quasi chevaleresques qui lui échappaient et qu’il réprimait quand il s’en apercevait, tout cet ensemble me portait à croire qu’il n’avait pas toujours porté ce costume rustique. Sa discrétion était parfaite ; à mesure que la santé revenait, sa réserve devenait plus grande, sa parole plus rare, ses manières plus dignes.

« Un matin, il me déclara que désormais il se sentait assez de force pour rejoindre ses compagnons d’armes. Il m’exprima sa reconnaissance avec une profondeur de sentiments vrais et d’expressions simples mais élevées qui sortaient d’un cœur bien né et d’une âme haut placée.

« La poterne s’ouvrit pour lui laisser passage, il s’inclina une dernière fois avec respect et, appuyé sur un bâton, il se dirigea du côté de la forêt.

« Je me sentis émue, mon âme était heureuse, son souvenir se grava dans ma pensée. Jamais je n’en entendis parler. Qui était-il ? Le mystère dont j’avais entouré sa présence au château ne me permettait aucune question à son sujet. »

 

 

Retour à Paris.

 

« J’étais aussi bien préoccupée de mes chers parents dont je ne recevais aucune nouvelle, lorsqu’un messager, homme de confiance de la famille, fut envoyé par elle, chargé de nous remettre des lettres. Mes parents me rappelaient près d’eux et ce fidèle messager qui m’était bien connu devait me ramener à Paris. En effet, les évènements étaient un peu moins tendus ; mes parents, munis de passeports plus ou moins exacts, espéraient pouvoir franchir les frontières et rejoindre nos amis émigrés, en attendant des jours meilleurs. Marie-Antoinette n’existait plus ; l’infortuné Louis XVII restait seul aux soins de son cruel gardien.

« Mon grand-oncle ne voulut pas nous suivre ; il ne se sentait pas la force de voyager, ni le courage de s’expatrier. Il versa bien des larmes à mon départ et moi aussi, je pleurai ce bon vieillard si hospitalier que je ne devais plus revoir.

« Nous, quittâmes Sp... la nuit dans le plus grand secret sous des costumes du pays et dans une humble charrette, afin de ne pas éveiller l’attention. Une voiture nous attendait à Tours : nous y prîmes des vêtements, simples, mais convenables. À peu de distance de Paris, ma famille m’attendait dans une modeste ferme d’où nous pouvions nous rendre à pied dans la capitale, comme de simples promeneurs.

« Que vous dire de cette rencontre, de cette étreinte suprême qui laisse sans parole, quand je me sentis dans les bras, sur le cœur de ma mère !... Nous avions tant souffert éloignées l’une de l’autre ! Mais, en nous retrouvant, il fallait nous séparer de la France ! toutes nos joies en ce temps-là étaient mêlées d’amertume. Notre pays bien-aimé était encore trop bouleversé pour y rester sans danger. Il nous fallut aller demander à une terre étrangère le droit de vivre et celui de pratiquer notre sainte religion.

« C’est dans l’exil que j’épousai le marquis de L... et ce ne fut qu’à la Restauration que nous revînmes en France.

« En rentrant à Paris, nous allâmes occuper un appartement au bel hôtel Biron, que l’on désirait vendre, et qu’en attendant on avait mis à la disposition de quelques familles. Son isolement du centre de la ville, ses vastes jardins, l’ombrage d’un beau quinconce, y donnent en pleine ville l’air pur des champs et permettaient à mes enfants de s’ébattre sans sortir de chez nous. Le jeudi et le dimanche, le quinconce était livré à un public choisi qui pouvait s’y promener.

 

 

Heureuse rencontre.

 

« Un jour j’y vis un humble Franciscain qui, sous son costume austère et sombre, avait conservé une tenue à la fois distinguée, digne et religieuse. Il s’approcha de mes enfants qui faisaient rouler leurs cerceaux ; il se plut à leur naïf langage et les interrogea familièrement ; puis il étendit la main pour les bénir. Son regard voilé sous sa capuche s’éleva soudain vers le ciel, pour y chercher la grâce qu’il voulait répandre sur ces têtes enfantines qui m’étaient chères. Cette main blanche, ces doigts effilés, ce long regard vers le ciel, ce front large, calme et pur, puis enfin cette voix douce et sonore à la fois, transportèrent tout mon être en d’autres lieux, en d’autres temps... Je revoyais, comme dans un tableau vivant, la tour, le chemin, la poterne, le réduit où gisait le jeune Chouan blessé... Plus de doute... C’est lui... De son côté, le religieux a cru entendre la voix qui le consolait dans son réduit... il tressaille... voit la mère se pencher vers ses enfants... c’est la même personne qui s’inclinait vers lui pour le panser, la main qui lui présentait le verre d’eau froide, donné au nom de Jésus-Christ et qui ne restera pas sans récompense. Ce fut un moment solennel que cette rencontre : n’était-elle pas déjà la récompense promise au verre d’eau ?... On en trouva une meilleure.

 

 

 

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Le Franciscain s’approcha de mes enfants.

 

 

 

– « Vous souvenez-vous, Madame, me dit le Franciscain, du pain trempé de vin que vous avez déposé un jour sur mes lèvres mourantes ? Il me rendit la vie physique ; cette vie que je vous dois, je l’ai consacrée tout entière au Seigneur. Il a bien voulu, dans son infinie miséricorde, m’admettre au plus grand des honneurs, à celui du sacerdoce..., Après Dieu, c’est à vous que je dois ce caractère sacré. Permettez qu’à mon tour, ma main sacerdotale dépose sur vos lèvres le pain qui, à ma parole de prêtre, aura été changé au corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Alors seulement j’aurai acquitté, sans l’oublier jamais, la dette de reconnaissance contractée au pied de la tour du château de Sp... Alors aussi on pourra dire comme des disciples d’Emmaüs :

 

            « Ils se reconnurent à la fraction du pain. »

 

« Tout se passa ainsi que l’avait dit le religieux reconnaissant, dans l’église de Sainte-Valère, rue de Bourgogne, à quelques pas de l’hôtel Biron. Le soir même, le Franciscain, de passage à Paris, rejoignit son couvent de..., dans le Midi. »

 

 

La veillée de K... était achevée. L’héroïne de ces intéressants récits nous laissait sous l’impression d’une gracieuse élégie qui ne troubla pas notre sommeil.

Mon premier salut, le lendemain matin, était dû à la vénérable marquise : je me rendis donc à ses appartements. Dès qu’elle m’aperçut, elle me tendit les bras, me pressa sur son cœur avec émotion et me dit : « Comment se fait-il que je vous aie parlé ainsi, de ce que je garde tellement au fond de mon cœur que ma fille en connaît à peine quelques rares détails ? Mon âme s’est épanchée d’elle-même, et comme à mon insu ; mais puisque la Providence a permis que ce sanctuaire intime se soit ouvert pour vous, et que mes souvenirs les plus sacrés se soient répandus devant vous, comme l’eau qui sort de sa source, je sens que désormais une union s’est formée pour toujours entre nos âmes. »

Elle me pressa de nouveau sur son cœur : ses yeux étaient pleins de larmes. Je me sentais moi-même émue. Au moment de quitter le château, la marquise me remit une copie de la lettre de Pauline de Tourzel à sa sœur, Madame de Sainte Aldegonde, qui alors était inédite, et qui depuis a paru dans le premier volume de l’Histoire de Louis XVII, de M. de Beauchêne, page 546.

 

 

 

–––––––––

 

 

 

 

LETTRE DE PAULINE DE TOURZEL

 

À sa Sœur, Madame de Sainte-Aldegonde, alors à l’Étranger.

 

Elle lui dépeint une journée séparée de sa mère.

 

–––––

 

« Vous savez que le 10 août, ma mère, avec M. le Dauphin, accompagna le Roi à l’Assemblée nationale. Moi, restée aux Tuileries dans l’appartement du Roi, je m’attachai à la bonne princesse de Tarente, aux soins de qui ma mère m’avait recommandée : nous nous promîmes, quels que fussent les évènements, de ne jamais nous séparer.

« Le château était investi de toutes parts, On s’occupa des moyens de salut : la fuite était impossible. Plusieurs personnes pensaient à se retirer dans les combles ; Madame de Tarente et moi nous pensâmes qu’il fallait plutôt nous rapprocher des portes de sortie, afin de nous échapper s’il se présentait quelque possibilité. La fusillade qui commença nous décida. Pour nous mettre un peu à l’abri, pour n’être point du côté où l’on tirait, nous descendîmes par l’appartement de la Reine, au rez-de-chaussée, par cet escalier noir qui servait de communication entre son appartement et celui de M. le Dauphin.

« Dans l’obscurité de ce passage, la lumière et le bruit d’un coup de canon vinrent nous glacer d’effroi. Toutes les dames qui étaient dans l’appartement du Roi nous suivirent alors, et nous nous trouvâmes réunies.

« Le bruit de la fusillade, le bruit du canon, les fenêtres, les vitres qui se brisaient, le sifflement des balles, tout cela faisait un vacarme effroyable. Nous fermâmes les volets pour courir un peu moins de danger, et nous allumâmes à la lampe du passage une bougie pour n’être point tout à fait dans l’obscurité.

« Cette position me fit venir une idée qui fut sur-le-champ adoptée : « Allumons, dis-je, toutes les bougies du lustre, des candélabres, des flambeaux ; si les brigands doivent forcer notre porte, l’étonnement que leur causera tant de lumières pourra nous sauver du premier coup et nous donner le temps de parler. »

« Chacun de nous se mit alors en œuvre.

« Et à peine nos arrangements étaient-ils finis que nous entendîmes, dans les chambres qui précédaient celle où nous étions, des cris affreux et un cliquetis d’armes qui ne nous annonça que trop que le château était forcé et qu’il fallait nous armer de courage.

« Ce fut l’affaire d’un moment. Les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main, se précipitèrent dans le salon... Ils s’arrêtèrent à l’instant... Une douzaine de femmes dans cette chambre... et ces lumières répétées dans les glaces faisaient, avec la clarté du jour qu’ils quittaient, un tel contraste, que les brigands restèrent stupéfaits.

« Nous étions réunies avec plusieurs dames de la Reine, de Madame Élisabeth et de Madame de Lamballe. Plusieurs de ces dames se trouvèrent mal. Madame de Geneston se jeta à genoux, elle avait tellement perdu la tête qu’elle balbutiait des mots de pardon... Nous allâmes à elle, lui imposâmes silence, et, pendant que je la rassurais, cette bonne Madame de Tarente priait un Marseillais d’avoir pitié de la faiblesse de la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme, après un moment d’hésitation, y consentit et la tira aussitôt hors de la chambre ; puis, tout à coup, revenant à celle qui lui avait parlé en faveur d’une autre, frappé apparemment d’une telle générosité dans cette circonstance, il dit à Madame de Tarente : « Je sauverai cette dame, je vous sauverai aussi et votre compagne. » Effectivement, il remit Madame de Geneston entre les mains d’un de ses camarades ; puis, prenant Madame de Tarente sous un bras et moi sous l’autre, il nous entraîna hors de l’appartement.

« En sortant du salon, il nous fallut passer sur les corps d’un valet de pied de la Reine et d’un de ses valets de chambre, qui, fidèles à leur poste, n’ayant pas voulu abandonner l’appartement de leur maîtresse, avaient été victimes de leur attachement. La vue de ces deux hommes morts nous serra le cœur... Madame de Tarente et moi nous nous regardâmes... nous pensions que peut-être dans un moment nous aurions le même sort. Enfin, après beaucoup de peine, cet homme parvint à nous faire sortir du château par une petite porte des souterrains.

« Nous nous trouvâmes sur la terrasse, près la grille du pont royal, Là, notre protecteur nous quitta, ayant, disait-il, rempli son engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries. Je pris alors le bras de Madame de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement et sans proférer une parole, lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous : en nous retournant, nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main ; à l’instant, il en parut autant devant nous, et sur le quai, par-dessus le parapet, d’autres nous tenaient en joue, criant que nous étions des échappées des Tuileries.

« Pour la première fois j’éprouvai une peur réelle. Je crus que nous allions être massacrées. Madame de Tarente parla... elle eut bien de la peine à contenir la multitude... Enfin nous obtînmes qu’une escorte nous conduirait au district.

« Il nous fallut traverser toute la place Louis XV au milieu des morts... Beaucoup de Suisses y avaient été massacrés et beaucoup d’autres personnes. Nous étions suivies d’un peuple immense qui nous accablait de toutes les injures imaginables. Nous fûmes menées au district, rue Neuve-des-Capucines ; là nous nous fîmes connaître. La personne à qui l’on nous remit était un honnête homme ; il jugea notre position : elle lui inspira de l’intérêt ; il donna reçu de nos personnes, et, très haut, annonça que nous serions conduites en prison : il congédia ainsi ceux qui nous avaient amenées.

« Seul avec nous, il nous assura de tout son intérêt, nous promettant que, à la chute du jour, il nous ferait ramener chez nous. Sur les huit heures et demie du soir, il nous donna deux personnes sûres pour nous conduire, et nous fit sortir par une porte de derrière, afin d’éviter les espions qui surveillaient sa maison.

« Nous arrivâmes chez la duchesse de La Vallière, grand’mère de Madame de Tarente et chez laquelle elle logeait. Après cette cruelle journée, vous pouvez vous figurer dans quel état nous étions, notre fatigue, notre accablement : à peine avions-nous la faculté de penser... Je demandai à cette bonne princesse de Tarente de ne la point quitter de toute la nuit : je me couchai sur un canapé dans sa chambre, et je ne dormis guère, comme vous pouvez le penser.

« Le 11 août, à cinq heures du matin, Madame de Tarente et moi nous nous rappelions mutuellement les terribles scènes de la veille, quand nous entendîmes frapper à la porte de notre chambre : c’était mon frère... Il avait passé la nuit aux Feuillants près du Roi, et venait nous en donner des nouvelles.

« Il nous apprit que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que le Roi en avait obtenu la permission de l’Assemblée, et que dans une heure il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants.

« Cette nouvelle me fit un sensible plaisir : c’était un vrai bonheur pour moi de retrouver ma mère et de rejoindre la famille royale. Madame de Tarente questionna beaucoup mon frère sur ce qui était arrivé au Roi depuis son entrée à l’Assemblée... Enfin je quittai mon excellente compagne ; nous nous fîmes de tendres adieux ; nous ne nous doutions pas cependant que ce fût pour si longtemps, et que je fusse destinée à des épreuves plus cruelles que celles auxquelles nous venions d’échapper ensemble.

« À huit heures du matin j’arrivai aux Feuillants. Je ne puis assez vous dire la bonté du Roi et de la Reine quand ils me virent ; ils me firent bien des questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles. Madame et M. le Dauphin me reçurent avec des témoignages touchants d’amitié ; ils m’embrassèrent et Madame me dit : « Ma chère Pauline, ne nous séparons plus. » Quand la Reine entendit la décision de l’Assemblée, qui ordonnait qu’elle et sa famille seraient conduites au Temple, cette malheureuse princesse se tourna vers ma mère, porta la main sur ses yeux et dit : « J’avais toujours demandé au comte d’Artois de faire abattre cette vilaine tour qu’il y a là ; elle m’a toujours fait horreur : je suis sûre que c’est là que nous serons enfermés ! »

« Une demi-heure avant le départ pour le Temple, Madame Élisabeth m’appela, m’emmena dans un cabinet... « Ma chère Pauline, me dit-elle, nous connaissons votre discrétion, votre attachement pour nous ; j’ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d’ici : comment la faire disparaître ? » Il n’y avait ni feu ni lumière... Nous déchirâmes cette lettre de huit pages, nous essayâmes d’en broyer quelques morceaux dans nos doigts et sous nos pieds ; mais ce travail était long, elle craignait que son absence ne donnât des soupçons.... J’en mis des morceaux dans ma bouche et je les avalai. Cette bonne Madame Élisabeth voulut en faire autant, mais son cœur se souleva. Je m’emparai de ce qui en restait, et je l’avalai encore, et bientôt il n’en resta plus vestige.

« Nous rentrâmes, et l’heure du départ pour le Temple étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture à dix places, composée de la manière suivante : le Roi, la Reine et M. le Dauphin dans le fond ; Madame Élisabeth, Madame et Manuel, procureur de la Commune, sur le devant ; madame la princesse de Lamballe et ma mère sur une banquette de portière, et moi avec un nommé Collonge, membre de la Commune, sur la banquette en face.

« La voiture marchait au pas. On traversa la place Vendôme ; là, la voiture s’arrêta, et Manuel, faisant remarquer la statue de Louis XIV qui venait d’être renversée, dit au Roi : « Voyez comme le peuple traite les rois... » A quoi le Roi, rouge d’indignation, mais se modérant à l’instant, répondit avec calme : « Il est heureux, Monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés. »

« Le plus profond silence suivit cet échange de paroles et dura tout le reste du chemin. On prit les boulevards ; le jour commença à tomber lorsqu’on arriva au Temple.

« La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés et avaient un air de fête qui contrastait horriblement avec la position où se trouvait la famille royale. Le Roi, la Reine entrèrent dans un fort beau salon, où nous les suivîmes ; on y resta plus d’une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l’on faisait pour savoir où étaient les appartements. M. le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher. On servit un grand souper, auquel on toucha peu ; ma mère pressant vivement pour savoir où était la chambre destinée à M. le Dauphin, on annonça enfin que l’on allait l’y conduire.

« On alluma des torches, on nous fit traverser la cour, puis un souterrain ; enfin on arriva à cette tour que la Reine craignait tant ; nous y entrâmes par une petite porte qui ressemblait fort à un guichet de prison.

« La Reine et Madame furent établies au premier, dans la même chambre : cette chambre était séparée de celle destinée à M. le Dauphin et à ma mère par une petite antichambre dans laquelle devait coucher Madame la princesse de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n’y avait plus de chambre, fut établie près de la chambre du Roi, dans une cuisine d’une saleté épouvantable. Cette bonne princesse dit à ma mère qu’elle se chargeait de moi ; elle fit mettre un lit de sangle près du sien, et nous passâmes ainsi la nuit sans dormir. Il nous eût été difficile de prendre quelque repas : la chambre qui précédait cette cuisine servait de corps de garde, et vous pouvez vous douter du bruit qu’on y faisait.

« Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui déjà était levée, et dont la chambre devait servir de salon de réunion. Depuis, on y passa les journées entières et l’on ne montait au second que pour se coucher. L’on ne fut jamais seul dans cette chambre de la Reine, toujours un officier municipal était présent ; mais, à chaque heure, un nouveau municipal relevait celui qui avait fait son service.

« Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries ; je ne possédais absolument que la robe que j’avais sur le corps lors de ma sortie du château. Madame Élisabeth, à qui l’on venait d’envoyer quelques effets, me donna une de ses robes : elle ne pouvait aller à ma taille ; nous nous occupâmes de la découdre pour la refaire ; tous les jours la Reine, Madame, Madame Élisabeth y travaillaient ; c’était notre occupation ; mais on ne nous laissa pas le temps d’achever notre ouvrage.

« La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit, lorsque nous entendîmes frapper. À travers la porte de notre chambre, on nous signifia, de la part de la Commune de Paris, l’ordre qui venait d’être donné d’enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma mère et moi.

« Madame Élisabeth se leva sur-le-champ ; elle-même m’aida à m’habiller, m’embrassa et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied. Notre séparation d’avec la famille royale fut déchirante, et, quoique l’on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un sentiment secret nous disait que nous la quittions pour longtemps.

« On nous fit traverser les souterrains aux flambeaux. À la porte du Temple, nous entrâmes dans un fiacre, et l’on nous conduisit à l’Hôtel-de-Ville : un officier de gendarmerie était avec nous dans la voiture.

« Arrivées, on nous fit monter dans une grande salle, et l’on nous fit asseoir sur une banquette ; pour nous empêcher de causer ensemble, on nous avait séparées en plaçant entre nous des officiers municipaux. Nous restâmes assises sur cette banquette plus de deux heures. Enfin, vers les trois heures du matin, on vint appeler la princesse de Lamballe pour l’interroger ; ce fut l’affaire d’un quart d’heure, après lequel on appela ma mère ; je voulus la suivre, on s’y opposa en disant que j’aurais mon tour.

« Ma mère, en arrivant dans la salle d’interrogatoire qui était publique, demanda que je fusse ramenée auprès d’elle ; mais on le lui refusa très durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde du peuple.

« On vint enfin me chercher et l’on me conduisit à la salle d’interrogatoire ; là, monté sur une estrade, on était en présence d’une foule immense de peuple qui remplissait la salle ; il y avait aussi des tribunes remplies d’hommes et de femmes. Billaud-Varenne, debout, faisait les questions, et un secrétaire écrivait les réponses sur un grand registre.

« On me demanda mon nom, mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, m’engageant à déclarer ce que j’avais vu, ce que j’avais entendu dire au Roi et à la famille royale,

« Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire, car je n’avais nullement peur ; je me trouvais comme soutenue par une main invisible qui ne m’a jamais abandonnée et m’a fait toujours conserver ma tête et beaucoup de sang-froid.

« Je demandai très haut d’être réunie à ma mère et de ne la plus quitter ; plusieurs voix s’élevèrent pour dire : « Oui... oui... » ; d’autres murmurèrent.

« On me fit descendre les marches du gradin sur lequel on était élevé, et, après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramenée à ma mère, que je trouvai bien inquiète de moi ; elle était avec la princesse de Lamballe : nous fûmes toutes les trois réunies.

« Nous étions dans le cabinet de Tallien, et nous y restâmes jusqu’à midi.

« On vint alors nous chercher pour nous conduire à la prison de la Force, On nous fit monter dans un fiacre ; il était entouré de gendarmes, suivi d’un peuple immense. C’était un dimanche ; il y avait un officier de gendarmerie avec nous dans la voiture.

« Ce fut par le guichet donnant sur la rue des Balais, près de la rue Saint-Antoine, que nous entrâmes dans cette triste prison.

« On nous fit d’abord passer dans le logement du concierge pour inscrire nos noms sur le registre.

« Je n’oublierai jamais que là, un individu fort bien mis, s’approchant de moi restée seule dans la chambre, me dit : « Mademoiselle, votre position m’intéresse, je vous donne le conseil de quitter les airs de cour que vous avez, d’être plus familière et plus affable. »

« Indignée de l’impertinence de ce Monsieur, je le regardai fixement, et je lui répondis que telle j’avais été, telle je serais toujours, que rien ne pouvait changer mon caractère, et que l’impression qu’il remarquait sur mon visage n’était autre chose que l’image de ce qui se passait dans mon cœur, indigné des horreurs que nous voyions.

 « Il se tut et se retira, l’air fort mécontent.

« Ma mère qui, pendant ce temps, était dans une pièce à côté pour y signer le registre des écrous, rentra dans la chambre, mais, hélas ! ce ne fut pas pour longtemps.

« Madame de Lamballe, ma mère et moi nous fûmes séparées : on nous conduisit dans des cachots différents.

« Je suppliai qu’on me réunît à ma mère, mais on fut inexorable.

« Ainsi, je me trouvais seule dans cette infâme demeure. Peu de moments après, le guichetier entra pour m’apporter une cruche d’eau.

« Cet homme était un très bon homme...

« Voyant mes pleurs et mon désespoir d’être séparée de ma mère, entendant mes supplications d’être réunie à elle, il fut réellement touché, et, dans un excellent mouvement dont je garde une vraie reconnaissance, voulant me distraire de ma peine, il me dit : « Je vais vous laisser mon chien ; surtout ne me trahissez pas ! j’aurai l’air de l’avoir oublié par mégarde. »

« À six heures du soir il revint : il m’apportait à manger ; et m’invitant à prendre quelque chose : « Mangez, mangez, me dit-il, cela vous donnera des forces. » Je n’avais aucune disposition à manger... « Écoutez, me dit-il à demi-voix, je vais vous confier un secret qui vous fera plaisir... Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre ; ainsi vous n’êtes pas loin d’elle... D’ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir dans une heure la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra pour s’assurer si tout est dans l’ordre : n’ayez pas l’air, je vous en prie, de savoir ce que je vous dis. »

« Effectivement, quelque temps après, j’entendis tirer les verrous du cachot voisin, puis ceux du mien ; je vis entrer trois hommes, dont un que je reconnus très bien être Manuel, le même qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva le cachot où j’étais très humide et parla de m’en faire changer.

« Je saisis cette occasion de lui dire que tout m’était égal, que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était d’être réunie à ma mère.... Je le lui demandai avec une grande vivacité, et je vis que ma prière le touchait... Il réfléchit un moment et me dit : « Demain je dois revenir ici, et nous verrons ; je ne vous oublierai pas. »

« Le pauvre guichetier, en fermant ma porte, me dit à voix basse : « Il est touché, je lui ai vu les larmes dans les yeux ; ayez courage ; à demain. »

« Ce bon François, car c’était le nom de ce guichetier, me donna de l’espoir et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je me mis à genoux ; je fis ma prière avec un calme et une tranquillité parfaite ; je me jetai tout habillée sur l’horrible grabat qui servait de lit ; j’étais abîmée de douleur et de fatigue ; je dormis jusqu’au jour.

« Le lendemain, à sept heures du matin, je vis entrer Manuel qui me dit : « J’ai obtenu de la Commune la permission de vous réunir à votre mère ; suivez-moi. » Nous montâmes dans la chambre de ma mère ; je me jetai dans ses bras, croyant tous mes malheurs finis, puisque je me trouvais auprès d’elle.... Elle remercia beaucoup Manuel ; elle lui demanda de nous réunir à la princesse de Lamballe, puisque nous avions été transférées avec elle... Il hésita un instant, puis il dit : « Je le veux bien : je prends cela sur moi. » Il nous conduisit alors dans la chambre de Madame de Lamballe, et à huit heures du matin nous étions toutes les trois seules ; nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes.

« Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple : c’étaient nos effets que nous renvoyait la Reine ; elle-même, avec cette bonté qui ne se démentit jamais, avait pris soin de les rassembler. Dans le paquet se trouvait cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut ; elle devint pour moi le gage d’un éternel souvenir, d’un éternel attachement, et je la conserverai toute ma vie.

« L’incommodité de notre logement, l’horreur de la prison, le chagrin d’être séparées du Roi et de sa famille, la sévérité avec laquelle cette séparation semblait nous annoncer que nous serions traitées, tout cela m’attristait fort, je l’avoue, et effrayait extrêmement cette malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie ; ce courage qui, n’ôtant rien à sa sensibilité, laisse cependant à son âme toute la tranquillité nécessaire pour que son bon esprit puisse lui être d’usage. Elle travaillait, elle lisait, elle causait d’une manière aussi calme que si elle n’eût rien craint ; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète.

« Nous étions depuis près de quinze jours dans ce triste séjour, lorsqu’une nuit, vers une heure du matin, étant toutes trois couchées et endormies comme on dort dans une telle prison, de ce sommeil qui laisse encore place à l’inquiétude, nous entendîmes tirer les verrous de notre porte ; elle s’ouvrit, un homme parut et dit : « Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi... »

« Je tremblais... je ne répondais ni ne remuais...

« – Que voulez-vous faire de ma fille ? dit ma mère à cet homme.

« – Que vous importe ? répondit-il d’une manière qui me parut bien dure ; il faut qu’elle se lève et qu’elle me suive.

« – Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-le ; il n’y a rien à faire ici que d’obéir.

« Je me levai lentement, et cet homme restait toujours dans la chambre.

« – Dépêchez-vous, dit-il deux ou trois fois.

« – Dépêchez-vous, Pauline, me dit aussi ma mère.

« Je ne pouvais lui répondre... deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m’entraînait toujours.

« Comme nous descendions l’escalier, mon conducteur entendit du bruit... D’un air fort inquiet il me fit remonter quelques marches et me poussa précipitamment dans un petit cachot, ferma la porte, prit la clef et disparut.

« Dans ce cachot brûlait un reste de chandelle... En peu d’instants cette chandelle prit fin... Je ne peux vous exprimer ce que je ressentais, ni les réflexions sinistres que m’inspirait cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante... Elle me représentait une agonie et me disposait à faire le sacrifice de ma vie mieux que n’auraient pu faire les discours les plus touchants. Elle s’éteignit entièrement... je restai alors dans une profonde obscurité.

« Enfin j’entendis ouvrir doucement la porte ; on m’appela à voix basse, et, à la lueur d’une petite lanterne qu’il portait, je reconnus l’homme qui m’avait enfermée pour être celui qui, dans la chambre du concierge, lors de mon entrée à la Force, avait voulu me donner des conseils. Il me fit descendre à petit bruit ; au bas de l’escalier il me fit entrer dans une chambre, et, me montrant un paquet, il me dit de m’habiller avec tout ce que je trouverais dedans. Il sortit, ferma la porte, et je restai immobile, sans agir, sans presque penser.

« Je ne sais combien de temps je demeurai dans cet état. J’en fus tirée par le bruit de la porte qui se rouvrit, et le même homme parut.

« – Quoi ! vous n’êtes point encore habillée ! me dit-il d’un air inquiet. Il y va de votre vie si vous ne sortez promptement d’ici !

« J’ouvris alors le paquet : il contenait des habits de paysanne ; ils me parurent assez larges pour aller sur les miens, je les eus passés dans un instant. Cet homme me prit par le bras, me fit sortir de la chambre ; je me laissai entraîner sans faire aucune question, presque même aucune réflexion ; je voyais à peine ce qui se passait autour de moi.

« Lorsque nous fûmes sortis de la prison par la porte donnant sur la rue du Roi-de-Sicile, j’aperçus à la clarté du plus beau clair de lune une prodigieuse multitude de peuple et j’en fus entourée dans le moment. Tous ces hommes avaient l’air féroce ; ils avaient le sabre nu à la main ; ils semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier...

« – Voici un prisonnier que l’on sauve ! crièrent-ils tous à la fois en me menaçant de leurs sabres...

« L’homme qui me conduisait faisait l’impossible pour les écarter de moi et pour se faire entendre, Je vis alors qu’il portait la marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris ; cette marque lui donnait le droit de se faire écouter : on le laissa parler.

« Il dit que je n’étais pas prisonnière, qu’une circonstance particulière m’avait amenée à la Force, qu’il m’en venait tirer par ordre supérieur, les innocents ne devant pas périr avec les coupables... Cette phrase me fit frémir... ma mère était restée enfermée... Abîmée dans cette affreuse pensée, je n’entendis plus rien. Cependant ses paroles firent effet sur la multitude, et l’on allait enfin me laisser passer, lorsqu’un soldat en uniforme de la garde nationale cria au peuple qu’on le trompait, que j’étais Mademoiselle Pauline de Tourzel, qu’il me connaissait fort bien pour m’avoir vue aux Tuileries chez M. le Dauphin lorsqu’il y était garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers.

« La fureur redoubla alors tellement contre moi et contre mon protecteur, que je crus bien certainement que le seul service qu’il me rendrait serait de me conduire à la mort au lieu de me la laisser attendre.

« Enfin, ou son adresse, ou son éloquence, ou mon bonheur, me tira encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de poursuivre notre chemin.

« Nous pouvions cependant rencontrer bien d’autres obstacles, nous avions à traverser des rues dans lesquelles nous devions trouver beaucoup de peuple ; j’étais bien connue et je pouvais encore être arrêtée. Cette crainte détermina mon libérateur, car je commençais à voir que c’était le rôle que voulait remplir envers moi cet homme qui m’avait inspiré tant d’effroi et de terreur ; cette crainte le détermina à me laisser dans une petite cour fort sombre qui n’avait pas d’issue, et il alla voir ce qui se passait aux environs. Il revint au bout d’une demi-heure : il me dit qu’il croyait prudent que je changeasse de costume ; il m’apportait un habit d’homme, un pantalon, une redingote, dont il voulait que je me vêtisse.

« Ce déguisement qu’il pensait nécessaire, je le refusai avec obstination : j’avais horreur de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens... Je lui fis remarquer qu’il n’avait apporté ni chapeau, ni souliers : le déguisement restait impossible ; je restai comme j’étais.

« Pour sortir du lieu où nous étions, il fallait repasser presque aux portes de la prison où étaient les assassins ou traverser une église (le Petit Saint-Antoine) dans laquelle se tenait l’assemblée de ceux qui donnaient l’impulsion aux massacres. L’un et l’autre chemin étaient également dangereux.

« Nous choisîmes celui de l’église ; et je fus obligée de la traverser par un bas-côté, me traînant presque à terre, afin de n’être point aperçue de ceux qui formaient l’assemblée. Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle latérale, et, me plaçant derrière les débris d’un autel renversé, me recommanda bien de ne pas remuer, quelque bruit que j’entendisse, et d’attendre son retour, qui serait le plus prompt qu’il pourrait...

« Je m’assis sur mes talons... Entendant beaucoup de bruit, des cris même, je ne bougeai pas, bien résolue à attendre là mon sort et remettant ma vie entre les mains de la Providence, en laquelle je m’abandonnai avec confiance, résignée à recevoir la mort si telle était sa volonté.

« Je fus très longtemps dans cette chapelle : enfin, je vis arriver mon guide, et nous sortîmes de l’église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer.

« Très peu loin de là, mon libérateur s’arrêta à une maison qu’il me dit être la sienne : nous montâmes dans une chambre au premier, et, m’y ayant enfermée, il me quitta sur-le-champ, il était environ neuf heures du matin.

« J’eus un moment de joie en me trouvant seule, mais je n’en jouis pas longtemps : le souvenir des périls que j’avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma mère était livrée, et je restai tout entière à mes craintes. Je m’y abandonnais depuis plus d’une heure, lorsque M. Hardy, car il est temps que je vous nomme celui à qui nous devons la vie, revint et me parut plus effrayé que je ne l’avais vu encore.

 « – Vous êtes connue, me dit-il ; on sait que je vous ai sauvée, on veut vous ravoir ; on croit que vous êtes ici, on peut vous y venir prendre ; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi : ce serait vous remettre dans un danger certain. Prenez ceci, me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir, écoutez bien tout ce que je vais vous dire, surtout n’en oubliez pas la moindre chose :

« En sortant de la porte cochère, vous tournerez à. droite, puis vous prendrez la première rue à gauche ; elle vous conduira sur une petite place dans laquelle donnent trois rues ; vous y trouverez un fiacre près d’une allée ; cachez-vous dans cette allée et vous n’y serez pas longtemps sans m’y voir paraître ; partez vite, et surtout, dit-il après me l’avoir encore répété, tâchez de n’oublier rien de tout ce que je viens de vous dire, car je ne saurais comment vous retrouver, et alors que pourriez-vous devenir ?

« Je vis la crainte qu’il avait que je ne me souvinsse pas bien de tous les renseignements qu’il m’avait donnés ; cette crainte, en augmentant celle que j’avais moi-même, me troubla tellement que, en sortant de la maison, je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche ; comme il vit de la fenêtre que j’hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu’il m’avait dit. Mes deux habillements, l’un sur l’autre, me donnaient une figure étrange : mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte, il me semblait que tout le monde me regardait avec étonnement.

« J’eus bien de la peine à arriver jusqu’à l’endroit où je devais trouver le fiacre ; les jambes commençaient à me manquer.

« Mais enfin je l’aperçus et je ne puis dire la joie que j’en ressentis ; je me crus pour lors absolument sauvée.

« Je me retirai dans l’allée, qui était fort sombre, en attendant que M. Hardy parût. Plus d’une heure s’était écoulée et il ne venait pas... Alors mes craintes recommencèrent. Si je restais longtemps dans cette allée, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage,... mais comment en sortir ?... Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais ; si je faisais la moindre question, je pouvais me mettre dans un grand danger...

« Enfin je vis venir M. Hardy avec un autre homme.

« Ils me firent monter dans un fiacre et y montèrent avec moi ; le nouveau venu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le reconnaissais.

« – Parfaitement, lui dis-je, vous êtes M. Billaud-Varenne ; c’est vous qui m’avez interrogée à l’Hôtel-de-Ville.

« – Il est vrai, dit-il, je vais vous conduire chez Danton, afin de prendre ses ordres à votre sujet.

« Arrivés à la porte de Danton, ces Messieurs montèrent chez lui et revinrent peu après, me disant :

« – Vous voilà sauvée !... Nous en avons assez... nous sommes bien aises que cela soit fini ! Il ne nous reste plus maintenant qu’à vous conduire dans un endroit où vous ne puissiez pas être connue, autrement vous seriez encore en danger,

« Je demandai à être conduite chez la marquise de Sède, une de mes parentes : elle était très âgée et je pensais que son grand âge éloignerait d’elle les soupçons.

« Billaud-Varenne s’y opposa, à cause du nombre de ses domestiques dont plusieurs ne garderaient pas le secret de mon arrivée dans la maison. Il me demanda d’indiquer une maison dont l’obscurité serait une sauvegarde pour moi. Je me souvins alors de la bonne Babet, notre fille de garde-robe ; je pensai que je ne pouvais être mieux que dans une maison pauvre et dans un quartier retiré.

« Billaud-Varenne (car c’était toujours lui qui entrait dans ce détail) me demanda le nom de la rue pour l’indiquer au cocher. Je nommai... la rue du Sépulcre.

« Ce nom, dans un pareil moment, lui fit une grande impression ; et je vis sur son visage le sentiment d’horreur que lui inspirait le rapprochement de ce nom de mauvais augure avec les évènements qui se passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me mener où je demandais à aller et disparut.

« Pendant le chemin, je parlai de ma mère... je demandai si elle était encore en prison ; je voulais aller l’y rejoindre si elle y était encore ; je voulais aller moi-même plaider son innocence. Il me paraissait affreux que ma mère fût exposée à la mort à laquelle on venait de m’arracher... Moi sauvée... ma mère condamnée à périr... cette idée me mettait hors de moi.

« M. Hardy chercha à me calmer ; il espérait qu’il parviendrait à sauver aussi ma mère ; ma présence ne pourrait que nuire à ses desseins et il ne considérerait sa mission finie que lorsqu’il nous aurait réunies ; il me demandait du calme... et il avait tout espoir...

« Il me laissa remplie de reconnaissance pour le danger où il s’était mis à cause de moi, et avec l’espérance qu’il sauverait ma mère.

« Adieu, chère Joséphine ; je suis si fatiguée que je ne puis plus écrire. Ma mère dit qu’elle veut vous écrire elle-même ce qui la regarde : elle vous écrira demain.

 

« PAULINE DE TOURZEL. »

 

 

 

Mme MICHEL DE R***, Souvenirs de la Révolution,

Abbeville, F. Paillart, imprimeur-éditeur, s. d.

 

 

 

 

 



1  Ce récit a paru dix-neuf ans après la veillée mémorable du château de K. dans les pièces justificatives de l’Histoire de Louis XVII par M. DE BEAUCHÊNE. Je l’ajouterai à ces souvenirs.

2  M. de Beauchêne parle aussi de ces chants dans la Vie de Louis XVII qui parut en 1866. Quand la marquise de L... nous le racontait, c’était en septembre 1847. Un récit confirme l’autre.

3  M. de Beauchêne fait aussi la mention de ce tas de déblais indiqué à Cléry par la sentinelle de garde à l’allée des marronniers ; le fidèle serviteur feignit d’y chercher des palets pour amuser le Dauphin, mais il ne put rien découvrir. Il est probable que c’est d’après ce que Cléry lui en dit que le Roi fit signe à ses amis de la fenêtre (la marquise nous en parlait en 1847).

 

 

 

 

 

 

 

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