Le mystère nuptial

DANS LE THÉÂTRE DE SHAKESPEARE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Renée MONJARDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne saurait nier que durant des siècles, en France, de la Comtesse de Champagne à Montaigne et de Madame de La Fayette à tel chroniqueur du Figaro, « amour » et « conjugalité » aient été deux termes étrangers, voire antinomiques, sans que théologiens et confesseurs – Saint François de Sales mis à part – aient fait beaucoup d’efforts pour les réconcilier.

Mais les historiens du mariage auraient tort de ne pas regarder hors de nos frontières 1. L’année du 4e centenaire de la naissance de William Shakespeare est occasion de nous familiariser avec cet univers imaginaire, mais tout nourri d’observation et tout baigné de contemplation qu’est le monde des personnages shakespeariens. Parmi eux, les couples mariés ne sont pas rares. Ont-ils quelque chose à nous dire, qui nous éclaire sur la mentalité d’une époque et qui vaille encore pour notre temps ?

En cherchant comment Shakespeare voyait la « naissance de l’amour », nous avons constaté que sa vision, bien que marquée par une psychologie réaliste, restait impressionnée par les fables et les mythes qui, dans un phénomène d’« inconscient collectif », ont de tout temps exprimé les secrets désirs de l’humanité 2. Avec le couple qui se marie et qui vit son mariage, nous passons à un autre registre, ou plutôt à deux autres, qui se succèdent ou s’interpénètrent. Au delà de la « vie rêvée » – aspiration à l’amour qui délivre, qui sauve, qui accomplit –, nous voici devant la « vie révélée », devant la loi de charité et d’union totale enseignée aux époux lors du rite sacramentel ; et de là nous passons à la « vie vécue », effort plus ou moins laborieux et douloureux, traversé par la faute et l’échec, pour traduire cette loi de charité, cette merveille de la Révélation divine, dans la quotidienneté des jours.

Où Shakespeare a-t-il, ici, puisé son inspiration ? Il suffit de le lire attentivement pour avoir la réponse : d’une part, dans la conception chrétienne du mariage, telle qu’on la trouve dans saint Paul 3 ; d’autre part, dans l’intuition du cœur humain, que cet homme eut à un degré rare et qui le rapproche étonnamment, parfois, de nos psychologues d’aujourd’hui. Et finalement, vie « révélée » et vie « vécue » se complètent et se fondent dans une synthèse qui est la philosophie même du poète et qu’on pourrait exprimer en deux mots : le besoin d’une harmonie.

Regardons-y d’un peu plus prés...

 

 

« Hymen, qui peuples la Cité... »

 

La tendre union des époux, pour notre auteur, est chose simple, allant de soi, sentiment naturel, à quoi tend l’amour dès qu’il s’éveille et qui couronne l’amour dans son suprême effort de communion. Mais c’est aussi œuvre de grâce, que menacent la faiblesse humaine et les tentations diaboliques, œuvre qui veut générosité, respect, fidélité patiente, et qui s’accroît de tout ce que l’être peut accomplir pour se surpasser.

Sentiment naturel, oui, et lié à l’évident besoin pour l’humanité d’assurer sa survie : « Hymen, saint partage de la table et du lit, honneur à toi, qui peuples la Cité ! », chante-t-on autour d’Hyménée en personne, Deus ex machina apparu au milieu de la forêt d’Ardenne 4. L’extase dans laquelle la vue de Miranda a plongé Ferdinand ne l’empêche pas d’exprimer tout bonnement qu’il attend du mariage « une longue vie paisible et de beaux enfants » 5.

Remarquons-le bien toutefois : parce qu’il s’agit ici d’une institution « sainte », les convenances sociales et la raison politique sont insuffisantes pour conclure un mariage, ou impuissantes à l’empêcher. « Vous vouliez pour elle », dit un jeune marié aux parents de celle qu’il a épousée secrètement, « vous vouliez pour elle le plus honteux des mariages : un mariage sans amour partagé. Sainte est l’offense qu’elle a commise (en résistant à ses parents) puisqu’elle écarte ainsi toutes ces heures maudites, irréligieuses, qu’un mariage forcé lui aurait apportées » 6. Et le père se résigne, car « en amour le ciel dirige les évènements..., ce qu’on ne peut pas éviter, il faut bien l’accepter » 7.

 

 

Pour s’épouser, il faut s’aimer

 

Il est pourtant des unions politiques, décidées non par le Ciel, mais par les chefs d’État : même alors, Shakespeare voudrait que l’amour ait l’occasion de naître. Voici un mariage dont les partenaires nous sont bien connus : c’est Blanche de Castille dont la main est offerte par son oncle, le roi Jean d’Angleterre, à Louis, fils de Philippe-Auguste 8. Il s’agit ici du traité de paix conclu entre les deux pays, après de longs désaccords et de sanglants combats.

Le roi Jean dit au roi de France : « Si ton fils princier sait lire je t’aime dans ce livre de beauté, sa dot sera d’une reine... » Et Philippe-Auguste : « Que dis-tu, mon garçon ? Regarde bien le visage de la damoiselle. » Louis se penche vers Blanche, qui ne baisse pas les yeux... « Je la regarde, et dans ses yeux je vois un doux miracle, le reflet de moi-même dans sa prunelle : ce n’est que le reflet de votre fils, mais il devient soleil, et fait de votre fils un reflet... Je le jure, je ne me suis jamais aimé moi-même avant de me contempler comme à présent, ainsi flatté dans son regard. » Blanche, qui s’exprime avec la sage retenue conforme à son caractère, « ne voit rien en lui qui puisse mériter sa haine ».

Dans un raccourci poétique, il y a ici une intuition très juste : il importe à l’entente conjugale que chacun voie l’image que l’autre se forme de lui, qu’il se voie en quelque sorte par les yeux de l’autre, et que cette image, encourageante, « ensoleillante », amène chacun à s’accepter, à s’aimer lui-même, de ce légitime amour de soi qui permet de vivre et de grandir.

 

 

...mais se comprendre n’est pas facile

 

Cette communication peut être ardue, presque impossible parfois entre l’homme et la femme. Un drame historique 9 nous le montre dans des familles seigneuriales du XIVe siècle.

Voici une jeune Galloise, très éprise de son mari, Lord Mortimer : elle le lui exprime par ses regards tendres, ses gestes câlins, elle dit qu’elle voudrait ne pas le quitter, aller à la guerre avec lui... mais ce qu’elle dit, elle doit le faire traduire par son père, car Mortimer, Anglais, ne comprend pas un mot de gallois, ni elle un mot d’anglais. En désespoir de cause, elle lui fait proposer de l’écouter chanter, car la musique parle d’elle-même. Le chant gallois s’élève, nostalgique, au milieu d’auditeurs mi-charmés, mi-moqueurs, le seul qui comprend vraiment la jeune femme étant sans doute son père, vieil homme plein de rêves.

Parmi les auditeurs, un autre jeune ménage : ceux-là parlent le même dialecte, mais ils ne parlent pas la même langue. Lui, Henry Percy, surnommé « Hotspur » parce qu’il « ne laisse jamais refroidir ses éperons », est un bagarreur, passionné de batailles ; elle est délicate, un peu maniérée, sincère dans son désir de partager les préoccupations de son mari, mais peut-être incapable de les porter. Lui va prendre part à une expédition de grands seigneurs rebelles ; il ne lui en a rien dit, mais elle devine : « Mon Seigneur prépare quelque grande entreprise et je dois la connaître... sinon il ne m’aime pas. » Lui continue à parler bagages et chevaux. « Mon Seigneur, écoutez-moi ! Qu’est-ce qui vous emporte ainsi ?

C’est mon cheval, mon amour. Mon cheval.

Ah ! singe que vous êtes, tête folle ! Sur ma foi, je saurai ce  qui vous occupe, Henry, je le saurai !... Allons, perroquet, répondez sans détour à ma question. Henry, je te romprai le petit doigt si tu ne veux pas me dire la vérité.

Laisse, assez de bagatelles ! Aimer ? Je ne t’aime pas, je ne me soucie pas de toi, Kate. Ce n’est pas le moment de jouer à la poupée et de faire joute de lèvres... Dieu, mon cheval ! Que dis-tu, Kate ? que me veux-tu ?

Vous ne m’aimez pas ? vous ne m’aimez pas, c’est bien vrai ? À votre guise ! Je ne veux plus m’aimer moi-même. Ne m’aimez-vous pas ? Dites-moi si vous plaisantiez, ou non.

Allons, viens-tu me voir monter à cheval ? Quand je serai en selle, je te jurerai que je t’aime infiniment. » (Mais Kate ne doit pas l’interroger.) « Je sais que vous êtes fidèle, mais pourtant femme. Et je crois volontiers que tu ne diras pas ce que tu ignores : c’est jusque-là que va ma confiance en toi, ma gentille Kate. – jusque-là ? – Pas un pouce plus loin. »

 

 

De deux, ne faire qu’un

 

L’auteur qui a imaginé pareil dialogue n’avait pas, des relations conjugales, une vision trop idéaliste. Mais si ce dialogue laisse en nous une impression pénible, si le chant de la jeune Galloise incomprise nous émeut, c’est que nous avons d’autres exigences sur l’union des époux : nous la voulons totale. Et bien qu’il ne l’ait certainement pas connue à son foyer de Stratford, qu’il négligea si longtemps, c’est dans cette union totale que Shakespeare voyait le mariage. Il y revient souvent, il l’exprime avec force, dans les termes mêmes de l’Épître aux Éphésiens : le mariage fait de deux êtres un seul, il doit « incorporer » (to incorporate, to embody) l’époux et l’épouse 10 de telle sorte que tout soit commun entre eux, que tout soit porté ensemble, jusqu’à la tentation et à la faute, de même que la sanctification de l’un peut sauver l’autre :

 

« Comment se fait-il, mon mari, comment se fait-il

Que tu sois devenu ainsi étranger à toi-même ?

Je dis à toi-même, puisque tu m’es étranger à moi

Qui suis incorporée à toi, indivisible d’avec toi...

(On ne pourrait) t’enlever à moi sans m’enlever à moi-même.

...Ne serais-tu pas cruellement blessé au vif

Si seulement tu entendais dire que je me débauchais,...

Que ce corps qui t’est consacré

Était souillé par la vile luxure ?...

Allons, je veux m’attacher à ton bras.

Tu es l’ormeau, mon mari, et moi je suis la vigne

Dont la faiblesse, mariée à ta stature plus forte,

Me fait avec ta force communiquer... »

 

Ainsi s’exprime Adriana, jalouse mais aimante, dans une œuvre de jeunesse de Shakespeare 11. L’une des plus belles images que l’homme ait trouvée de la fidélité, celle de deux plantes qui croissent ensemble et mêlent leurs branches, l’amour courtois l’appliquait aux amants – c’est le « Lai du Chèvrefeuille » de notre Marie de France. Sachons gré à Shakespeare de l’employer en parlant des époux, de leur longue et intime communauté de destin.

 

 

L’homme, seigneur et maître ?

 

Dans cette communion, dans cette « in-corporation » de deux êtres, un des deux doit-il être en position dominante ?

Par la tradition, et sur l’autorité de saint Paul, ce rôle est dévolu au mari. Mais là, je ne suis pas très sûre que notre auteur ait lu saint Paul 12 avec un plein assentiment.

Certes, il a placé dans la bouche de deux femmes deux éloquents plaidoyers en faveur de la domination masculine. Les arguments sont, dans le premier 13 : « Tout est réglé dans l’univers ; l’homme est le roi de la création et par là-même seigneur et maître de sa femme » ; et dans le second – le « catéchisme » de Catherine, la mégère enfin domptée – : « Le mari prend soin de sa femme, travaille pour elle tandis qu’elle est paisible et bien au chaud dans sa maison ; en retour, elle lui doit amour et obéissance ; d’ailleurs elle s’est engagée à servir, aimer et obéir ; sa faiblesse physique implique la douceur de son cœur... ; le mari est le roi, le gouverneur, la vie, le gardien, le chef, le souverain, le tendre seigneur de sa femme... » 14.

Mais ce sont là deux pièces de débutant où Shakespeare n’est pas encore lui-même : et tout, dans l’ensemble de l’œuvre, on l’a souvent remarqué, va dans le sens d’une promotion de la femme. Sans doute a-t-il pu observer plus d’une de ces filles de la Renaissance, hardies, pétulantes, crues dans leurs propos, aussi instruites que les hommes dont elles partageaient souvent l’éducation, telle que la Rosalinde de Comme il vous plaira. Ou telle que sa Béatrix, de Beaucoup de bruit pour rien, celle qui, si on lui parle mariage, renâcle devant la perte de son indépendance au profit d’un homme « fait d’argile »

« N’est-ce pas affligeant pour une femme d’être sous la domination d’un peu de poussière fanfaronne ? d’avoir à rendre compte de sa vie à une motte de terre despotique ? Non, mon oncle, pas pour moi ! Les fils d’Adam sont mes frères et je tiendrai à péché de prendre un mari dans ma parenté ! »

 

 

« Vêtus de semblable parure »

 

De cette « fraternité » avec l’autre sexe, de ce compagnonnage (aspiration peut-être plus que réalité sociale à l’époque), on peut déceler, entre autres significations, un symbole dans le travesti masculin que les héroïnes : Julia, Jessica, Portia et sa suivante, Rosalinde, Viola, Imogène, revêtent si volontiers. Abandonnant l’encombrant vertugadin pour le haut-de-chausses, la jeune fille, la jeune femme se sent plus libre de ses démarches et de ses discours, elle peut dialoguer avec l’homme de pair à compagnon – et une phrase de Rabelais serait à citer ici, décrivant la société qui lui paraît idéale : « Telle sympathie estoit entre les bommes et les femmes, que par chascun jour ils estoient vestus de semblable parure » (Gargantua, LVII).

Malgré cette virilité d’emprunt, notons qu’elles ne perdent pas leur psychologie féminine, leur vulnérabilité (Julia, Imogène défaillent pour un mot dur ; Viola, sommée de se battre en duel, se trouve mal en tirant l’épée), ni leur aspiration profonde à servir et à se dévouer. Remarquons-le, elles choisissent de préférence le rôle du page, du « serviteur » fidèle, et c’est Fidèle qu’Imogène a pris pour nom d’emprunt. Portia, elle, sous la robe de juge et le bonnet carré, s’est installée hardiment dans les prérogatives masculines – avec une telle intelligence que nul ne songera à récuser l’arrêt qu’elle a rendu 15 : mais ce ne sera qu’un épisode sans lendemain ; elle redeviendra la châtelaine de Belmont, la douce épouse de Bassanio.

Complexe et nuancée, la femme Shakespearienne échappe à une définition trop rapide (dans son Histoire de la Littérature anglaise, Taine l’a bien imparfaitement dépeinte, malgré l’admiration qu’il lui porte). Elle est la fois soumise à l’homme et son guide, son inspiratrice pour le bien et pour le mal, sa confidente (ou réclamant le droit de l’être) ou sa complice. Si elle n’est à peu près jamais (hors une Lady Macbeth) en position dominante dans le dialogue, c’est que, devant l’homme en proie à quelque passion violente, elle est la voix de l’amour et de la sagesse, celle qui implore, qui patiente et qui s’incline en attendant que le temps lui donne raison 16. Soumise, oui : mais par un libre choix qui est un choix d’amour.

Et c’est ici saint Paul que nous retrouvons... car l’amour de ces femmes, Desdémone, Portia, Virgilia, Cordelia, Hermione, Imogène 17, qu’est-il, sinon la charité décrite dans la Ire aux Corinthiens : « qui est patiente, serviable, modeste,... ne s’irrite par, ne tient pas compte du mal.., excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » ? Qui peut séparer l’amour de la charité ? Cet amour-charité, ne devrait-il pas être, à l’homme et à la femme, « semblable parure » ?

 

 

Apprendre à aimer son mari

 

Et serait-il vrai que saint Paul ait prescrit aux épouses la soumission seulement, tandis qu’il n’exhorterait à l’amour que les maris ? Ce serait bien mal interpréter l’Épître aux Éphésiens – et ce serait ignorer ce passage de l’Épître à Tite (II, 4) : « Que les femmes d’âge mûr aient le comportement qui sied à des saintes ; qu’elles soient de bon conseil ; ainsi elles apprendront aux jeunes femmes à aimer leur mari... »

Ce dernier texte de Saint Paul, nous le trouvons illustré en deux vers où une « femme d’âge mûr » est invitée à préparer sa fille à un mariage : « Familiarisez la princesse – avec les douces heures, qu’on vit en silence, des joies nuptiales » 18.

Et plus longuement, dans une scène vigoureusement enlevée 19 où l’abbesse d’Éphèse, véritable « conseillère conjugale », fait prendre conscience à Adriana, l’épouse fidèle mais jalouse et maladroite, de sa responsabilité dans le comportement de son mari Antipholus. Comment s’y prend-elle ? Avec une méthode plus « directive » et plus brutale que nos méthodes psycho-éducatives, mais non sans résultats. Rappelons à la décharge d’Adriana la haute idée qu’elle se fait – nous l’avons vu tout à l’heure – de l’union des époux. D’où son émotion devant les fredaines (peut-être faudrait-il dire les « évasions ») d’Antipholus.

Celui-ci passant pour fou (à la suite de méprises réellement affolantes) s’est réfugié dans l’abbaye qui se trouvait sur son chemin. Sa femme vient l’y réclamer. L’abbesse, après s’est enquise des motifs qui pourraient avoir causé les troubles d’Antipholus, apprend d’Adriana qu’il l’a trompée souvent. A-t-elle réprimandé son mari ? « Certes, répond-elle, c’était le sujet de tous nos entretiens. Au lit, mes reproches l’empêchaient de dormir. À table, ils l’empêchaient de manger. Seule, je ne lui parlais que de cela : en société, j’y faisais souvent allusion ; enfin je ne cessais de lui répéter que c’était infâme et cruel. – Et voilà ce qui l’a rendu fou », conclut l’abbesse, qui expose fort doctement le processus de cette démence : manque de sommeil, mauvaises digestions, fièvre, mélancolie, désespoir, désordres morbides. « Elle m’a livrée aux reproches de ma propre conscience », murmure Adriana qui maintenant veut soigner son mari : « Je serai son infirmière, c’est ma place et je ne la céderai à personne. » (L’abbesse s’y oppose : il est du devoir de son ordre de soigner les malades, elle gardera celui-ci jusqu’à sa guérison. Indignation d’Adriana). « Je ne partirai pas en abandonnant mon mari ici ! Cela ne convient guère à votre saint état de séparer ainsi le mari de la femme !Calmez-vous et partez, vous ne l’aurez pas. » (Et l’abbesse, sans plus discuter, ferme la grille).

Une fois que l’imbroglio est dénoué et qu’il s’avère qu’Antipholus n’est pas fou, la vie conjugale reprendra-t-elle sous de plus heureux auspices ? Espérons-le...

 

 

Le démon le plus destructeur

 

Mais dans tout cet univers, c’est aux hommes plus qu’aux femmes qu’il faudrait apprendre à aimer. La jalousie d’Adriana avait eu des motifs de naître, et tâchait, bien que maladroitement, de reconstruire l’union. La jalousie d’Othello est sans fondement, elle naît de calomnies, de soupçons et, de fantasmes, elle ne cherche pas la guérison de l’amour, mais se mue, à peine éveillée, en rage meurtrière.

On a beaucoup réfléchi, beaucoup écrit sur Othello, cet être noble, mais un peu fruste, tout d’une pièce et, malgré son autorité naturelle et ses dons de chef, facile à séduire et à berner. Il me semble que pour comprendre et son amour pour Desdémone et la tragique conclusion de cet amour, il faut avoir dans l’esprit cette notion de l’image de soi, du « reflet de soi dans les yeux de l’autre », que nous évoquions à propos de quelques vers du Roi Jean.

Othello est un Africain, de sang royal, dont la vie a été aventureuse ; il a été fait prisonnier, vendu comme esclave ; racheté, il a bourlingué sur mer et sur terre ; ses qualités militaires l’ont conduit à un poste de confiance : général au service de la République de Venise. Mais dans la noble République, c’est un homme seul, et un homme de couleur. Dans les yeux de Desdémone, fille d’un sénateur, il s’est vu telle qu’elle le voyait : fier et grand, digne d’admiration par ses mérites, digne de compassion pour ses malheurs, digne de l’amour d’une femme comme elle, fêtée et recherchée. Il l’a aimée alors, fougueusement, totalement. Il l’a enlevée, l’a épousée ; il l’emmène à Chypre qu’il faut défendre contre les Turcs, il ne peut plus se passer de cette « belle guerrière » qui a « voué son cœur et son destin à la gloire de son mari »... et qu’il voit, telle que chacun la voit autour d’eux, comme un être tout de sincérité et de pureté, dont il est le premier et l’unique amour.

Et voilà que les insinuations diaboliques de Iago, des circonstances malheureuses, la candide maladresse de la jeune femme acharnée à intercéder pour celui-là même qu’Othello soupçonne, font chanceler cette double image : l’image d’une Desdémone pure et loyale, l’image d’Othello que cette Desdémone porte en elle. Si elle n’existe pas, cette pure Desdémone, si elle a été le fruit d’une illusion, d’une tromperie, alors s’effondre aussi limage d’Othello digne d’amour et d’admiration, alors il n’est plus rien. Il doute de lui :

 

          « Peut-être est-ce parce que je suis noir,

          Et n’ai par dans la conversation ces gentilles manières

          Des freluquets de salon ; ou parce que je descends

          Dans la vallée des années... de peu pourtant... »

 

Et tout lui échappe : « tranquillité d’esprit, contentement, ambition militaire, orgueil, pompe, cérémonies de la guerre glorieuse... c’en est fini des occupations d’Othello ! »

Taraudé par le doute, il souffre horriblement : et le seul confident qu’il peut trouver de ses souffrances, c’est celui-là même qui a instillé en lui le soupçon, et qui, avec le goût gratuit du mal (qui fait de Iago un personnage assez exceptionnel dans ce théâtre), va mettre tout en œuvre pour étoffer le soupçon, lui donner de la consistance, le transformer en indéniable réalité aux yeux du malheureux homme. Cette jalousie insensée, « monstre qui crée lui-même l’aliment illusoire dont il se repaît », est désormais sans remède ni recours. Puisque la confiance est morte, l’être soupçonné ne peut se justifier. Sous l’apparence charmante et douce de sa femme, Othello voit une autre image, l’image d’une femme impudique et fourbe qui s’est moquée de son naïf amour. Cette image est si odieuse, qu’il lui faut la détruire. Il ne lui restera plus, quand cette image à son tour s’est révélée illusion, qu’à se détruire lui-même.

Nous sommes très loin ici de la jalousie espagnole, qui met en avant l’honneur d’un homme et d’une famille, et très près d’une conception psychologique moderne : une souffrance qui se fait agressive et destructrice parce qu’elle naît d’une frustration, ou d’un effondrement intérieur, proprement intolérables. Dans une de ses dernières pièces 20, Shakespeare a montré un cas plus morbide encore, celui du roi Léontès. Le roi est heureux près de son petit garçon, de sa femme Hermione qui va mettre au monde un autre enfant, d’un ami d’enfance qui est venu leur rendre visite. Et brusquement, sans motif, la présence de cet ami auprès d’Hermione éveille en lui une jalousie folie qui engendre drames et deuils. Le charmant petit garçon, qui passait, des jeux de son père, aux bras de sa mère à qui il racontait « une histoire pour faire peur », ne survivra pas à la dissolution du couple. Parmi les simplifications psychologiques d’un « conte », l’humanité de Shakespeare a touché juste en montrant que pour l’enfant, l’amour mutuel de ses parents est aussi vital que l’air qu’il respire.

 

 

Adultère, divorce, œuvre de mort

 

Le divorce : mot et institution, existait dans l’Angleterre de Shakespeare. Il en parle peu, et chaque fois avec un adjectif péjoratif : deadly, beggarly, « mortel, misérable » 21. Dans la dernière des pièces historiques, Henri VIII, le beau rôle est donné à Catherine d’Aragon qui défend avec dignité et courage (comme Hermione dans le Conte d’Hiver) son lien conjugal, alors que le roi veut le rompre pour un nouvel amour. Après la séparation, Catherine va vivre dans la solitude et la prière 22.

L’adultère n’apparaît guère davantage, du moins sur le registre sérieux et dramatique. Il n’est évoqué que dans les pièces les plus sombres, les plus amères, et contribue à leur tonalité tragique. Hamlet reproche à sa mère d’avoir trahi, sinon son père, du moins la mémoire de son père, en épousant, aussitôt après sa mort, le frère du défunt qui est peut-être aussi son meurtrier et c’est pourquoi il y a « quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark », et c’est pourquoi le prince Hamlet oscille vis-à-vis de sa mère de la tendresse au dégoût et de la compassion à la fureur, – ce qui ne contribue pas peu à son désordre intérieur et l’empêche de croire à l’amour d’Ophélie.

Troïlus et Cressida nous montre une amoureuse infidèle (mais Cressida a été la maîtresse de Troïlus, non sa femme) dans un contexte tout entier créé par une situation adultérine : la présence à Troie d’Hélène, l’épouse que Pâris a enlevée à Ménélas, corrompt l’atmosphère, introduit chez les Troyens honnêtes, idéalistes, un élément de perversion et de désordre, avant de conduire la cité à la ruine. Dans la succession des épisodes atroces du Roi Lear, Régane et Goneril, les deux sœurs qui, après avoir flatté leur père et obtenu l’héritage, insultent le vieillard et le rendent fou, trompent leurs maris, se montrent dénuées de tout sentiment humain, méritent l’une et l’autre l’apostrophe d’Albany, époux de Goneril : « Regarde-toi, démon ! la difformité morale ne se montre pas aussi horrible chez le diable que chez la femme » 23.

Cléopâtre nous est plus sympathique, car si on peut la qualifier crûment de « putain royale », elle se rachète par son amour pour Antoine et son désir de ne pas lui survivre, nouant alors avec lui un lien d’épouse :

« Mon mari, je viens ! car à ce titre à présent mon courage me donne droit » 24.

 Mais il n’est pas sûr que la crainte de figurer au triomphe de César, de passer « sous le froid regard de la morne Octavie », femme d’Antoine, ne contribue pas pour beaucoup à sa décision de se donner la mort...

 

 

L’ordre a le visage de l’amour

 

Un couple heureux est celui où chacun des membres se soumet à l’autre, amoureusement 25. Dans cet univers shakespearien, la femme se soumet plus souvent que l’homme, mais librement, dignement, parce que telle est sa conception de l’amour, non par crainte servile (ni davantage par cette espèce de masochisme qui imprégnait un conte longtemps donné comme modèle de vertu féminine : l’histoire de Grisélidis).

Mais c’est aussi un couple où les deux époux ensemble, soudés en un seul « être conjugal », se soumettent à l’ordre moral – qui a le visage de l’amour du prochain. Macbeth et sa femme sont un couple uni, mais un couple maudit. Peut-être parce que Lady Macbeth n’a pas laissé à son mari son rôle d’homme : elle prend les initiatives, elle pousse Macbeth à l’action comme elle l’entraîne au lit conjugal 26. Mais surtout parce que ce qu’ils accomplissent ensemble est œuvre mauvaise : d’où l’endurcissement du cœur, qui finit par détruire ce sentiment affectueux, le seul, qui les unissait ; Macbeth, qui au début appelait sa femme « mon amour », ou « ma poulette chérie », apprend à la fin sa mort sans émotion, comme si « le lait de la tendresse humaine » était – par sa faute à elle – entièrement tari en lui. D’où aussi le sentiment croissant de gâchis, d’absurde, et la conclusion désespérée sur la vie, « histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».

Shakespeare ne s’est pas arrêté à ce pessimisme, à ce constat d’échec. Dans beaucoup de ses pièces et dans toutes celles, notamment, de la dernière période, la faute est plutôt un égarement passager qu’un endurcissement dans le mal. Le thème général est de régénération et de réconciliation, sur un plan qui est peu près le suivant : Un roi, heureux, commet une mauvaise action (d’ordre familial) qui entraîne de grands malheurs, mais de ces souffrances naît un élément nouveau qui assimile et transforme le mal ancien ; le roi se repent et retrouve le bonheur, ainsi que tous les siens.

On reconnaît ici la simplicité des vieux contes 27, dont le sens mythique a été obscurci depuis qu’au long des siècles ils ont été dits aux veillées et souvent pour des oreilles enfantines, mais dont nous devons interpréter les termes, véhicules d’une millénaire sagesse. Le « roi », c’est l’adulte parvenu à l’autonomie individuelle, à la possession de sa pleine responsabilité : celle-ci implique une insertion parmi les hommes, un réseau de liens interpersonnels et sociaux qui fait que chacun de ses actes, bons ou mauvais, devra infailliblement se répercuter de façon bénéfique ou tragique. Il commande, mais il doit obéir à la justice, à l’ordre. Et l’ordre, nous en revenons toujours là, c’est l’amour.

Shakespeare, comme Dante, pense que l’amour « meut les sphères ». Vision éblouissante, platonicienne peut-être, mais chrétienne plus encore, qui rattache le cosmos tout entier à la pensée d’un Dieu dont le nom est Amour. « Love, not lust » : amour dans la justice et la vérité, dans le don et le sacrifice, non entraînement aveugle. Toute discorde est discordance dans l’harmonie du monde, – la plus banale querelle de ménage comme la plus dramatique dissension. Mais inversement l’amour des époux, l’amour vrai, régénère et construit le monde, la paix de leurs cœurs est symbole et moyen de la paix entre les familles, entre les peuples. Ainsi, espérant voir par leur mariage s’éteindre une vendetta cruelle, le bon Frère Laurent bénit les noces clandestines de Juliette et de Roméo. Ainsi, pour que les nations naguère ennemies nouent entre elles des liens humains, l’on marie Blanche de Castille à Louis de France, Henri V à la princesse Catherine, œuvre de grâce qui doit porter ses fruits : « Que Dieu, premier auteur de tous les mariages, fonde vos cœurs en un, vos royaumes en un ! Comme mari et femme de deux ne font qu’un dans l’amour, qu’entre vos royaumes aussi se fassent des épousailles ! » (Henri V, V, 2). Ainsi, après que la Guerre des Deux roses a ensanglanté l’Angleterre, Richmond – le futur Henri VII – prend-il pour femme Élisabeth de Lancastre : « Nous unirons à la rose rouge la rose blanche. Tout ce qui divisait York et Lancastre, qu’à présent Richmond et Élisabeth, par la belle ordonnance de Dieu, le réunissent. La paix revit, puisse-t-elle vivre longtemps parmi nous ! et que Dieu lui-même dise amen ! » (Richard III, V, 5).

En tout cela, il nous faut chercher beaucoup moins l’exactitude historique que la vérité poétique... Nous sommes ici dans le monde de l’intuition, un monde où se rejoignent la vie vécue, la vie révélée, la vie rêvée : l’évocation du poète, nourrie des aspirations des siècles révolus, nourrie du message chrétien porté par le Moyen Âge (peut-être vu, en cette Renaissance anglaise, à travers un prisme platonicien, mais, nous l’avons vu, fidèle à la pensée d’un saint Paul) n’est pas contredite par l’expérience. Et du conte se dégage une éternelle leçon : l’amour des époux est symbole et canal d’un Amour qui les dépasse, celui qui a créé le monde, qui l’a racheté, qui le soutient et qui l’attire vers Lui dans un mystérieux et nuptial appel.

 

 

Renée MONJARDET.

 

Paru dans L’Anneau d’or en 1964.

 

 

 

 



1  L’amour conjugal a été chanté par des poètes anglais : Spencer (Épithalame), Milton (Paradis perdis ; Poème à sa femme), Robert Burns (John Anderson) et bien d’autres.

2 L’Anneau d’Or, n° 86 : « À travers le théâtre de Shakespeare : image du jeune amour. »

3 Comme la plupart des humanistes de son temps, un Thomas More, un Érasme, Shakespeare possédait une vaste culture biblique et classique, que n’amoindrit en rien le changement de religion survenu en Angleterre sous le règne d’Henri VIII.

4 Comme il vous plaira, scène finale : cette apparition, incongrue pour nous qui n’avons pas l’habitude des « allégories » élisabéthaines, est supprimée à la représentation.

5 La tempête.

6 Joyeuses commères de Windsor.

7 Lorsque les pères sont irréductibles ou présumés tels (Romeo et Juliette, Othello), le mariage se fait en secret, mais ce désaccord familial n’est pas sans conséquences tragiques sur la suite des évènements.

8 Le roi Jean.

9 Henri IV.

10 « Par le vœu de mariage je me suis incorporée à vous », etc., dans Tout est bien qui finit bien, V, 3. « Je ne vous laisserai pas seuls, que la Sainte Église ne vous ait incorporés l’un à l’autre », dit Frère Laurent dans Roméo et Juliette, II, 6 ; voir aussi la très belle imploration de Portia, femme de Brutus, conjurant son mari de lui révéler son souci « par tous les serments de l’amour et par ce grand serment qui nous a incorporés et faits un seul... puisque je suis votre moitié, puisque je suis vous-même... » dans Jules César, II, 1.

11 La comédie des Méprises, III, 2.

12 Eph. 5, 22-24 et 33 ; I Cor. 11, 3-16 ; Tite, 11, 6.

13 La Comédie des Méprises, II, 1.

14 La mégère apprivoisée, scène finale.

15 Le Marchand de Venise.

16 Pour Shakespeare le temps est un grand maître, non dans le fatalisme d’un éternel retour, ou d’une ronde absurde où les liens humains se noueraient et se dénoueraient au gré des poussées de l’instinct et des caprices de la sensibilité ; mais dans une perspective linéaire qui part de la Création et va vers l’Éternité, dans une dérive lente et patiente où les êtres faibles et pécheurs qui ont semé le malheur par quelque faute, peuvent se racheter par le repentir ou être rachetés par le sacrifice d’autrui. Ce thème est particulièrement traité dans les dernières pièces.

17 Dans Othello, Jules César, Coriolan, Le Roi Lear, Conte d’hiver, Cymbeline. On pourrait en citer bien d’autres.

18 Richard III, IV, 4 « acquaint the princess – with the sweet silent hours of marriage joys ».

19 Comédie des Méprises, V, 1.

20 Le Conte d’hiver.

21 Dans Tout en bien qui finit bien, et dans Othello.

22 Écoutons saint Paul : « Voici ce que j’ordonne, non par moi, mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari. En cas de séparation, qu’elle ne se remarie pas, ou qu’elle se réconcilie avec son mari – et que le mari ne répudie pas sa femme » (I. Cor. 7, 10).

23 Le Roi Lear, IV, 2.

24 Antoine et Cléopâtre, V, 2.

25 Saint Paul : « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ » (Éph. 5, 21) ; « N’ayez de dette envers personne, si ce n’est celle de l’amour mutuel » (Rm 13, 8) ; « La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari ; pareillement le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme » (I Cor 7, 4).

26 Goneril aussi, dans le Roi Lear, traite son mari de faible, de sot, d’homme « au foie de lait », parce qu’il est plus humain qu’elle.

27 On peut comparer par exemple le drame de Cymbeline avec le récit de Geneviève de Brabant, devenu un conte de nourrice.

 

 

 

 

 

 

 

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