Le duc de Norfolk

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ch. de MONTALEMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette année 1860, si fatale à l’Église, à la justice, à l’honneur, marquée de plus par tant de deuils éclatants et qui nous touchent de si près, a vu disparaître de la terre, dans la personne de Henri, quatorzième duc de Norfolk, celui que je ne craindrai pas d’appeler le plus noble, le plus humble et le plus pieux des laïques de notre temps.

Je voudrais honorer ce recueil en y consacrant quelques lignes à la mémoire de ce grand chrétien. Je voudrais le faire connaître à ceux qui ont ignoré jusqu’à son existence et soulager ainsi pour un moment la douleur de ceux qui, comme moi, l’ont connu et aimé.

Je m’arrêterais cependant devant le souvenir de cette âme si humble, si pure, si étrangère à toute recherche de la bonne opinion des hommes, je ne songerais qu’à taire les détails que doivent voiler la pudeur de l’amitié et le respect de la vie cachée en Dieu, s’il ne s’agissait d’un homme que l’éclat de son rang, la splendeur plus que royale de sa naissance, son immense fortune, sa position hors ligne au sein de la plus puissante nation du monde condamnaient à une inévitable notoriété, dont il n’a jamais usé que pour le service de Dieu et du pauvre.

Mais avant d’aller plus loin, il faut bien que je cherche à donner au lecteur français quelque idée de ce que c’est qu’un duc de Norfolk en Angleterre, et d’une existence dont les autres pays de l’Europe n’offrent plus même la moindre image. Je le ferai avec d’autant moins d’embarras que j’ai trop vécu avec les hagiographes de tous les siècles passés pour ne pas savoir le prix et le soin minutieux qu’ils ont mis tous et toujours à constater l’illustre origine de leurs héros et à les pourvoir de ces claris natalibus, dont le latin de Tacite leur avait fourni la formule habituelle.

La maison de Howard, dont le duc de Norfolk était l’aîné et le chef, universellement reconnue comme la plus illustre de la noblesse anglaise, remonte, selon une tradition anciennement accréditée, à Hereward, ce fameux baron saxon qui se maintint avec un si indomptable courage dans l’île d’Ély, contre Guillaume le Conquérant, et dont Augustin Thierry a raconté avec tant de charme les prodigieux exploits. Quoi qu’il en soit de cette origine légendaire, cette maison, grâce aux exploits de ses divers rejetons et à ses alliances avec les plus vieilles races normandes, avait atteint dès le quinzième siècle un si haut degré de puissance et de splendeur que son chef fut créé duc de Norfolk en 1483. Aucune famille en Europe, même parmi les familles souveraines, excepté celles de Bourbon, de Lorraine et de Savoie, ne peut se vanter d’avoir reçu de si bonne heure un titre si élevé. Le premier duc, qui descendait par sa mère des Plantagenets, périt sur le champ de bataille de Bosworth, en défendant Richard III, le dernier des Plantagenets, contre le premier des Tudors. Le deuxième gagna en 1513 la bataille de Flodden, où périt le roi d’Écosse et la fleur de la chevalerie écossaise. Le troisième n’échappe que par un hasard providentiel à l’échafaud, auquel l’avait fait condamner l’odieux tyran Henri VIII, et où venait de monter son glorieux fils, Henri comte de Surrey, le personnage le plus connu de cette famille célèbre, aussi renommé par sa vaillance belliqueuse que par ses talents littéraires, qui lui ont valu l’honneur d’ouvrir la série des poètes fameux de l’Angleterre. Il fut immolé à vingt-sept ans, par la jalousie et le fanatisme de Henri VIII, qui voulut atteindre en lui à la fois le seigneur le plus populaire du royaume et un catholique resté fidèle à l’Église romaine. Ces premières et anciennes gloires d’une maison dont la descendance directe et masculine s’est perpétuée jusqu’à nos jours, et qui occupe par son rang comme par son ancienneté la première place dans la pairie britannique, pouvaient suffire pour lui assurer une illustration exceptionnelle. Leur nom est devenu le type de l’aristocratie dans le pays le plus aristocratique de l’Europe, ainsi que le témoigne le vers de Pope, si souvent cité :

 

Alas ! not all the blood of all the Howards.

 

Les Howard sont donc en quelque sorte les Montmorency de l’Angleterre ; mais, si je l’ose dire, avec quelque chose de plus religieux et de plus touchant dans leur gloire, grâce aux catastrophes cruelles et imméritées dont ils ont été victimes.

Le fameux comte de Surrey fut le premier, mais non le seul de sa race, destiné à périr, martyr de la foi et de l’honneur, sous la hache du bourreau. Son fils, le cinquième duc, ayant pris contre la reine Élisabeth le parti de Marie Stuart, vaincue et captive, dont il avait subi le charme irrésistible et dont il avait brigué la main, fut mis à mort en 1572, comme l’avait été son père, par la digne fille d’Henri VIII. On l’a accusé d’avoir mêlé trop d’ambition mondaine au dévouement qu’il témoignait à la religion de ses pères et à l’infortunée reine d’Écosse, qui allait le suivre de près sur l’échafaud dressé par la tyrannie anglicane. Mais nulle imputation de ce genre n’a jamais pu s’élever contre la sainte mémoire de son fils, Philippe Howard, comte d’Arundel, « le caractère le plus noble et le plus idéal qu’ait produit le patriciat britannique ». Celui-ci, dépouillé de tous les titres et de tous les biens de son père, mais appelé du droit de sa mère à l’une des plus anciennes pairies du royaume, après avoir résisté héroïquement à toutes les caresses et à toutes les persécutions d’Élisabeth, fut plongé tout jeune encore dans les hideuses prisons de la Tour de Londres, et y mourut empoisonné après onze ans de tortures 1. Cette captivité, dont les raffinements barbares rappellent et dépassent même les plus affreux récits de la persécution des empereurs romains, imprima le sceau du martyre à la grandeur séculière de la maison de Norfolk. Rétablie par les Stuarts dans ses possessions et ses dignités patrimoniales, elle est toujours restée catholique à travers les prescriptions et les misères des temps subséquents. Si parfois le titulaire de la dignité ducale s’est laissé gagner par le désir de la plénitude des prérogatives politiques qui appartenaient au premier pair d’Angleterre, il s’est toujours trouvé un successeur pour renouer la chaîne des traditions qui identifiaient l’honneur de cette race antique avec la fidélité à l’antique religion. Parmi les protestants eux-mêmes, nous dit le Times, il y en a beaucoup qui, par une sorte de culte poétique pour le passé, regretteraient de voir la plus illustre maison du pays abandonner l’Église vaincue et proscrite, dont aucune vicissitude n’a pu détacher cette vieille lignée. Privés, jusqu’à l’émancipation des catholiques en 1829, du droit de siéger à la Chambre des Pairs, les ducs de Norfolk n’en ont pas moins continué à jouir du prestige incontesté de leur rang de premier duc et comte d’Angleterre, chef de la noblesse, et, comme disent les Anglais, de premier sujet du royaume 2. Ils étaient en outre revêtus à titre héréditaire de la charge de comte-maréchal, dont un de leurs ancêtres avait été pourvu en 1386, et qui leur conférait le gouvernement de toutes les affaires héraldiques et de toutes les questions de préséance et de blason, que nul ne dédaigne dans un pays où existe un grand corps de noblesse reconnu et respecté de tout le monde, et où le Peerage 3 se trouve sur toutes les tables et forme avec la Bible et Shakespeare le principal aliment de toutes les mémoires.

Un patrimoine considérable, accru de génération en génération, ajoute naturellement à l’ascendant social et politique d’une si puissante maison. La forteresse normande d’Arundel constitue le joyau de ce vaste patrimoine, puisque le fait seul de la possession de ce domaine féodal donne droit à la pairie, sans création royale. Mais il comprend bien d’autres territoires et entre autres une grande partie de l’importante ville manufacturière de Sheffield. Un fait, conservé par l’histoire provinciale, sert à peindre l’esprit de conservation et la magnificence qui préside à l’emploi de ces fortunes aristocratiques. Au dernier siècle, le neuvième duc, quoique sans enfants, avait entrepris de construire à Workshop un palais à l’intention du neveu qui devait être son héritier. L’édifice venait d’être achevé, au prix de plusieurs millions, lorsque survint, en 1761, un incendie qui le consuma de fond en comble. Le vieux duc ne se laissa pas décourager, et sur les cendres à peine refroidies de l’immense édifice, on le vit paraître, tenant à la main l’enfant qui allait le remplacer, pour poser la première pierre d’un palais plus magnifique encore, dont le seul corps de logis central, qui subsiste toujours, a trois cents pieds de long.

Un siècle plus tard, toutes ces grandeurs devaient échoir au plus humble des chrétiens, à l’Anglais le plus dénué que l’on puisse concevoir des préjugés et de l’orgueil égoïste qui vaut à ce grand peuple une impopularité si générale. Parmi les traditions splendides et diverses de sa race, celles qui constataient chez certains de ses ancêtres la piété, le dépouillement de soi, la sainteté même, devaient seules avoir quelque prix à ses yeux. La grâce allait se montrer envers lui plus prodigue encore que la fortune.

Rien d’ailleurs dans les commencements du jeune lord Fitz-Alan (ancien titre qu’il porta du vivant de son grand-père) ne faisait augurer ce qu’il est devenu. Né en 1815, fils d’un père dont on ne calomniera pas la mémoire en disant qu’il ne voulait être catholique que de nom, et d’une mère protestante 4, l’héritier de la première maison catholique du pays fut élevé en protestant. Il fut envoyé successivement à la célèbre école publique d’Éton, puis à l’université de Cambridge. Il entra ensuite dans les gardes à cheval, ou il servit jusqu’au grade de capitaine. Ce fut du reste à cette éducation nationale qu’il dut sans doute la virilité élégante de son maintien et de son extérieur, qui offrait un type complet de la distinction et de la vigueur propres aux Anglais des classes élevées. À peine sorti de l’adolescence, à vingt-deux ans, il entra au Parlement comme représentant du bourg d’Arundel, dépendance de ce château féodal de ses pères, dont il prit le titre à la mort de son aïeul, et qu’il a porté pendant la plus grande partie de sa vie parlementaire.

Jusqu’à présent on ne voit dans cette vie de jeune homme aucun trait propre à le distinguer de tant d’autres rejetons d’une riche et puissante aristocratie. Mais tout à coup la transformation s’opéra. J’ai le regret de ne pouvoir raconter comment. Je me souviens seulement qu’il m’a souvent dit : « Je ne suis pas un vieux catholique ; regardez-moi comme un converti. »

Nos premières relations datent de ces belles années du règne de Louis-Philippe, où l’on vit une si nombreuse et si généreuse portion de la jeunesse française user de la liberté publique pour briser le joug des sophistes, braver le respect humain, confondre les diatribes d’une presse impie et conquérir l’émancipation des ordres religieux, en se groupant par milliers autour de cette chaire de Notre-Dame, d’où le Père Lacordaire et le Père de Ravignan électrisaient tour à tour une foule avide et attentive. Le jeune comte d’Arundel se mêla à cette foule. Nul n’y porta une piété plus sincère et plus fervente. Il y revint plusieurs fois, il y puisa pour le Père de Ravignan un tendre et respectueux attachement. Oserai-je le dire ? Ce fut là aussi que nous nous rencontrâmes d’abord, ce fut là que commença une amitié qui ne s’est jamais démentie, et qui m’a valu de sa part des preuves du plus rare dévouement. Il sortait de ces réunions de francs et fermes catholiques le front haut et l’œil rayonnant. Son bonheur était grand, mais il n’était pas complet. Un jour, je m’en souviens, un jour de Pâques, à la communion générale de Notre-Dame, il avait été suivi par la noble et fidèle compagne de sa vie, qui, du haut des galeries de la métropole, contemplait son mari sans pouvoir l’imiter. Elle était encore protestante ; fille de sir Edmond Lyons, alors envoyé en Grèce, et depuis commandant en chef de la flotte anglaise devant Sébastopol, il l’avait rencontrée à Athènes, dans son premier voyage de jeune homme ; il l’avait aimée et épousée, au milieu de la sympathie attentive de l’Angleterre, sans que personne se doutât que l’union de ces deux jeunes cœurs épris, contractée au pied du Parthénon, ne dût se pleinement consommer que sous les voûtes de Notre-Dame de Paris.

Mais, à peine converti, selon sa propre expression, il n’eut de repos qu’après avoir obtenu la conversion de sa femme. Cette grâce lui fut accordée, et rien ne manqua désormais aux joies de son âme.

Les devoirs de la vie publique prirent alors à ses yeux une toute autre importance. Il n’avait joué qu’un rôle passif jusque-là à la Chambre des Communes. Il lui manquait plusieurs des conditions nécessaires pour réussir dans la carrière politique. Ce n’est pas qu’il ne sût parler avec une certaine facilité, comme tous les Anglais ; mais il n’avait aucun goût pour les luttes de la parole, encore moins pour celles des partis. Placé au pinacle de la hiérarchie sociale de son pays, il n’aurait pu avoir d’autre ambition que celle de prendre une part directe au gouvernement, et sa religion, autant que son caractère, y mettait d’insurmontables obstacles.

C’était avant tout un homme d’intérieur, fait pour la vie du cœur et de la famille. Mais pendant plusieurs années il sut se faire violence, en intervenant avec autant de fermeté que de prudence dans toutes les questions où les intérêts catholiques étaient en jeu.

L’incontestable sincérité de ses convictions, la noble candeur de son âme, la droiture et l’aménité de son caractère, lui conquirent bientôt une position sérieuse dans la Chambre des Communes. Cette redoutable et dédaigneuse assemblée, dont les dix-neuf vingtièmes étaient hostiles ou plus qu’indifférents au catholicisme, écoutait avec attention et respect un homme qui ne lui parlait jamais que de la question qui lui déplaisait le plus, mais qui en parlait avec simplicité et dévouement, avec une scrupuleuse exactitude dans l’emploi des faits et une bonne foi virile dont l’honneur finissait par rejaillir non-seulement sur sa considération personnelle, mais sur la cause même qu’il défendait.

Ses traditions de famille l’associaient aux Whigs ; mais il rompit avec eux lorsque, devenus eux-mêmes misérablement infidèles à leurs plus glorieux antécédents, pour suivre les conseils pervers de lord Palmers ton et de lord John Russell, ils présentèrent et firent passer la loi dite des titres ecclésiastiques, à l’occasion des nouveaux sièges épiscopaux créés en 1850 par le Pape Pie IX. Cette loi, heureusement impuissante et qu’on n’a jamais essayé d’exécuter, n’était destinée qu’à enregistrer une sorte de protestation officielle contre l’exercice du pouvoir pontifical en Angleterre. Le comte d’Arundel se trouva dans une position délicate : il devait exclusivement à l’influence locale de son père la place qu’il occupait à la Chambre des Communes. Ce père approuvait et appuyait la mesure ministérielle. Son respect pour l’autorité paternelle pouvait et devait même, aux yeux de plusieurs, l’obliger à se démettre ou au moins à s’abstenir. Mais l’honneur et la conscience parlèrent plus haut encore que la piété filiale. Il resta à la Chambre et combattit le bill avec autant de décision que de persévérance, a toutes les différentes étapes de la discussion. La loi votée, il donna sa démission. Il fut aussitôt réélu par les électeurs catholiques du comté de Limerick en Irlande ; mais, après la dissolution de 1852, il ne voulut plus de mandat électoral, et ne reparut au Parlement que pour aller siéger à la Chambre des Pairs, comme duc de Norfolk, à la mort de son père.

Un seul événement marque dans cette seconde et dernière partie de sa carrière publique : ce fut le refus de l’ordre de la Jarretière, dont la reine, sur la proposition de lord Palmerston, avait voulu l’investir. On sait que cet ordre est le premier de l’Europe, tant par son antiquité que par la qualité et le nombre restreint de ses membres. Ce nombre n’a jamais dépassé, quant aux chevaliers indigènes, celui de vingt-cinq fixé par le fondateur, Édouard III, en 1347 ; et l’on n’y admet d’autres étrangers que les souverains : l’orgueil britannique, semblable à celui des Romains de la République, veut bien reconnaître ainsi les rois pour égaux des patriciens anglais. C’est la plus haute distinction que la couronne d’Angleterre ait à conférer, et la seule dont elle puisse disposer en faveur de ceux que leur naissance place, comme le duc de Norfolk, au-dessus de toutes les autres. Il la refusa respectueusement et sans étalage, en évitant même, autant que possible, par un scrupule délicat, de donner de la publicité à son refus, afin de ne pas diminuer le prix de la faveur qui, rejetée par lui, allait échoir à un autre. Mais en Angleterre il n’y a point de secret possible. Ce refus fut connu ; il excita une surprise universelle et toute sorte de commentaires. Les uns, qui le connaissaient bien mal, y virent un raffinement d’amour-propre. Les autres crurent que ce catholique fervent ne voulait pas d’un ordre qui, fondé originairement comme la Toison-d’Or et le Saint-Esprit, à titre de confrérie religieuse, venait d’être profané par l’admission du chef de l’islamisme, du sultan Abd-ul-Medjid, parmi ses membres. Mais ce n’était pas là sa vraie raison. Je me permis un jour de lui reprocher d’avoir privé les catholiques anglais, très-sensibles à ce genre de satisfactions, de celle qu’ils auraient goûtée à voir le premier d’entre eux revêtu de cette éminente dignité. Il me répondit par un argument ad hominem, qui me prouva qu’il avait surtout voulu donner une preuve d’indépendance politique en évitant de recevoir même la faveur la plus enviée par l’intermédiaire d’un ministre dont il désapprouvait la conduite.

Souvent j’ai entendu des catholiques anglais se plaindre et s’étonner du silence qu’il gardait habituellement à la chambre des Pairs. On s’attendait à autre chose : on eût voulu qu’il consacrât l’immense ascendant de son nom, de son rang, de son caractère, à conquérir dans la vie parlementaire une de ces grandes influences, si acceptées par le public anglais, et dont le catholicisme anglais eût recueilli tout le bénéfice.

Ce n’était pas là sa vocation. Il ne recula jamais, pas plus dans la vie publique que dans la vie privée, devant un devoir strict et évident, comme on le vit lorsqu’il dénonça en 1856, à la Chambre des lords, les procédés iniques de la commission chargée de répartir les fonds de la souscription pour les victimes de la guerre de Crimée, et qui avait scandaleusement abusé de son mandat au détriment de la foi des orphe lins catholiques. Mais il avait fait son choix. Ce n’était pas la vie politique avec ses luttes, ses entraînements, ses ardeurs, ses tentations, qui devait dominer et posséder son âme : c’était la vie cachée en Dieu. C’était l’humble et laborieuse carrière d’un chrétien exclusivement dévoué à ses devoirs domestiques, à l’Église et aux pauvres. Il lui fut donné de mériter au plus haut degré le titre de contempteur du monde : CONTEMPTOR MUNDI, qu’on lit sur la tombe de certains grands seigneurs féodaux, qui avaient quitté la cotte de mailles pour le froc monastique ; et cela au milieu d’une société qui semble avoir atteint les dernières limites des prospérités de ce monde, et qui eût aimé à le voir jouir sans réserve de la part éclatante qui lui en revenait.

Même aux yeux de la sagesse humaine, il avait choisi la meilleure part. Une âme sainte, une âme douce et humble, charitable et sereine dans la plus dangereuse élévation d’ici-bas, c’est un spectacle plus grand et plus utile, même au profit d’une Église persécutée, que celui de la plus rare éloquence et de l’influence politique la plus active.

Dans un pays où le catholicisme, légalement émancipé, a encore à lutter contre tous les préjugés, toutes les passions, toutes les rancunes, toutes les ignorances et tous les remords d’un peuple ivre de sa propre grandeur, et qui ne pardonne pas à l’Église tout le mal qu’il lui a fait, rien ne pouvait mieux servir la cause de cette auguste victime des plus impitoyables persécutions que le dévouement quotidien et généreux du premier personnage de l’Angleterre aux intérêts et aux douleurs que le peuple anglais dédaigne et méconnaît le plus.

Les ordres religieux, parfaitement libres dans les îles Britanniques, mais parfaitement impopulaires, excitaient surtout sa sollicitude. La congrégation de l’Oratoire, ramenée en Angleterre dès 1849, régénérée et illustrée par le Père Newman et le Père Faber, n’eut jamais d’adhérent plus zélé, de patron plus généreux que le duc de Norfolk.

Mais aucune œuvre de charité ne lui était indifférente, aucune misère ne lui était inconnue, aucun besoin, exposé à ses yeux vigilants, ne restait sans soulagement. Pour se faire une idée de la vie qu’il s’était faite, il fallait le voir dans sa grande bibliothèque, ayant à ses côtés sa femme, qui lui servait toujours de secrétaire et de coadjuteur, et se livrant avec elle au dépouillement de l’incommensurable correspondance qui, de tous les coins des Trois-Royaumes, lui apportait tous les jours une tâche aussi pénible que méritoire, et venait dérouler devant lui le tableau de toutes les infirmités, de toutes les exigences, de tous les dénuements qui constituent l’existence de la communauté catholique, partout indigente, partout en minorité, partout en lutte avec des obstacles de toute nature. Son noble cœur se donnait sans réserve et sans relâche à ce labeur incessant : il y faisait face avec une patience héroïque, une humeur toujours égale et toujours gaie, une munificence sans rivale. « Il n’y a pas », dit le cardinal Wiseman, dans la lettre pastorale publiée par l’éloquent prélat, à l’occasion de la mort du plus illustre de ses diocésains, « il n’y a pas dans ce diocèse une seule veuve qui n’ait reçu de lui des secours permanents ou indispensables. Il n’y a pas une forme de la misère qui lui ait échappé. Églises, orphelinages, refuges, hospices, hôpitaux, salles d’asile, écoles primaires, écoles normales, monastères d’ordres contemplatifs ou actifs, éducation du clergé, ici ou à l’étranger, subvention à l’épiscopat, secours aux catholiques enfermés dans les prisons et les maisons de travail, tout a été comblé de ses bienfaits, rien ne lui a été étranger ; et partout où il y a eu une bonne et sainte œuvre à accomplir, il était là. Mais nul ne saura l’étendue de ses dons. J’en ai connu par hasard des exemples qui auraient semblé suffire pour accomplir les obligations d’un homme riche et vertueux pendant toute une vie, et ce n’étaient que des échantillons secrets et quotidiens de son inépuisable charité. »

Il n’interrompait le cours de ses travaux charitables que pour se livrer à des exercices de piété qui occupaient chaque jour une place plus grande dans sa vie ; puis pour gouverner son vaste patrimoine, et cela encore et surtout dans l’intérêt des pauvres, car il se regardait littéralement comme l’administrateur de ses biens au profit de Dieu et du prochain.

Mais combien l’on se tromperait si l’on croyait que ses vertus eussent quelque chose de sec, de roide ou d’inabordable. Ce que je voudrais surtout peindre, c’est le charme de la bienveillance universelle et de la simplicité touchante que respirait toute sa personne. Jamais homme ne réalisa mieux ce mot de saint François d’Assise : « La courtoisie est la sœur de la charité. » Il avait conservé de sa vie mondaine les formes les plus gracieuses et les plus distinguées, l’urbanité la plus aimable, des façons nobles et naturelles, et, pour parler comme saint Simon, « cette grande politesse, noble, discernée, qui est devenue si rare et qui touche si fort ». Avec cela, la retenue la plus discrète, l’oubli de soi le plus constant et le plus visible, une déférence touchante pour l’âge, le sexe, le malheur, l’exil, accentuée avec des degrés d’une exquise délicatesse, selon la position de tout ce qui avait le bonheur de l’approcher ; enfin une compassion douce, que la charité empêchait de dégénérer en pitié ironique, pour les agitations et les préoccupations qu’il ne partageait pas.

Tout son être était comme imprégné de l’humilité la plus sincère, en même temps que d’une dignité invincible, car nul ne pouvait être tenté d’oublier auprès de lui la suprématie que lui assignait sa vertu, encore plus que son rang. La noblesse chrétienne, la chevalerie, dans la vénérable et primitive acception du mot, avec tout ce qu’il comporte d’honneur, de droiture, de délicatesse, d’intégrité sans tache, de solide et inébranlable vertu, de noble et religieuse indépendance, n’eurent jamais de personnification plus complète.

En le dérobant si jeune encore à l’auteur des siens, à la confiance de ses coreligionnaires, au respect de son pays, Dieu a sans doute voulu le récompenser promptement du dévouement si actif et si pur qui avait consumé sa vie. Dans toute la force de l’âme, à quarante-trois ans, il tomba en proie à une maladie douloureuse et mortelle qui le fit languir pendant deux ans avant de l’enlever. Six semaines avant sa mort, son confesseur lui annonça que les médecins désespéraient de sa vie. Le malade ne répondit que ces mots : « Eh bien, mon père, puisque je dois mourir, que je fasse au moins une sainte mort ! » Et alors, s’isolant complètement de toute affaire et de toute relation en ce monde, uniquement entouré de sa femme et de ses nombreux enfants, il ne s’occupa pendant quarante-huit jours consécutifs que de se préparer à la mort. Il envoya à Rome demander au Pape une dernière bénédiction ; et ce dut être pour le cœur de Pie IX une consolation efficace que de voir arriver, du sein de ce peuple qui applaudit avec une si effrayante unanimité aux perfidies sacrilèges dont le Saint-Siège est victime, ce messager d’un amour filial et dévoué jusque dans la mort.

Pendant ces six dernières semaines, une confession générale qui se prolongea pendant six jours d’examen et d’humiliation devant le Juge tout-puissant, puis dix-huit communions, faites avec une ferveur toujours croissante, adoucirent les approches du formidable passage. Toutes les fois que le prêtre lui faisait entendre les prières de l’Église, il faisait effort sur lui-même pour interrompre les doux et plaintifs gémissements que lui arrachaient les souffrances. Il mourut le jour de Sainte-Catherine, 25 novembre 1860, ayant à peine quarante-cinq ans. « Il s’est endormi, dit le cardinal Wiseman, d’un sommeil paisible et suave, comme dans les bras de Dieu. » « Je ne crains pas d’affirmer, humainement parlant », dit son confesseur, le Père Faber, dans un récit qui sera certainement connu un jour, « qu’aucun saint n’a pu mourir d’une mort plus sainte ! » La dévotion qu’il préférait pendant cette longue et dernière lutte était celle des Cinq Plaies de Notre-Seigneur. « C’est là, disait-il à la duchesse, c’est dans ces saintes plaies que je vous retrouverai pour l’éternité. » Ce fut la tête appuyée sur l’épaule de cette chère et douce compagne qu’il rendit son âme à Dieu ; mais auparavant il détacha ses mains défaillantes de l’étreinte de sa femme, et les joignit pour répéter une dernière fois, d’une voix qu’on put à peine entendre, les noms de Jésus et de Marie. Ce furent aussi les dernières paroles que prononça sur son lit de mort, dans un cachot de la tour de Londres, le 15 octobre 1595, son dixième aïeul, Philippe, comte d’Arundel, le martyr.

 

 

Ch. de MONTALEMBERT.

 

Paru dans la Revue belge et étrangère en 1861.

 

 

 

 

 

 



1M. Rio, dans ses Quatre Martyrs, a parfaitement raconté la vie et les traits de ce glorieux confesseur de la foi, dont une biographie contemporaine a été publiée par celui même de ses descendants que pleure aujourd’hui toute l’Angleterre catholique.

2First subject of the realm.

3Annuaire de la pairie.

4Fille du duc de Sutherland.

 

 

 

 

 

 

 

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