LE

 

SIÈGE D’ÉDEN,

 

Allégorie orientale ;

 

OU

 

COMBAT DES ENFANTS DE L’AMOUR COMMANDÉS PAR L’ÉLOHIM, CONTRE LES ENFANTS DE L’ORGUEIL ET DE LA COLÈRE, COMMANDÉS PAR SATAN

LE GRAND DOMINATEUR.

 

PAR L. M. L.

 

 

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Et cette lumière luit dans les ténèbres,

mais les ténèbres ne l’ont pas comprise.

 

 

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PARIS,

CHEZ : TREUTTEL et WURTZ, Libraires, rue de

Bourbon, No 17 ; SERVIER, Libraire, rue de l’Oratoire, No 6.

À LYON, chez LUZY, Libraire, rue Lafont, No 20 ;

Et à BRUXELLES, à la Librairie Médicale française.

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1827.

 

 

 

 

 

NOTE.

 

Ce petit poème est présenté pour servir de précurseur à un ouvrage intitulé : le Triomphe de l’amour sur le Fanatisme et le Matérialisme, dans lequel l’Évangile éternel est dévoilé dans la nature, avec tous ses mystères.

Le système physique et métaphysique de l’univers y est développé en son entier ; là, ces deux sciences, constamment mises en parallèle, et considérées sous leurs rapports intimes, offrent un intérêt tout nouveau ; les causes premières de la combustion, du mouvement et de l’attraction, remontent jusqu’au saint Trinaire ; les corps y sont prouvés n’être que des centres de puissance, ayant la lumière qu’ils renferment tous, pour unique élément. L’espace infini, qui circonscrit depuis la dernière molécule jusqu’à l’immensité, y est représenté comme la source de cette même lumière qui revêt la nature et lui apporte et sa beauté et son éclat ; nos cinq sens y sont analysés dans toutes leurs fonctions, toutes nos facultés élevées ou abaissées selon leur juste valeur, et l’être temporel, animal, replacé dans son domaine, afin que l’être éternel qu’il enchaîne, libre de tous ses liens, puisse rentrer dans sa région et reprendre son sceptre.

 

 

 

 

 

INTRODUCTION.

 

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Il est des faits historiques qui nous sont communs avec les peuples d’Orient et d’autres que nous avons jugés trop apocryphes pour les admettre dans nos livres sacrés. Les Brames, les Guèbres, et une foule de sages et savants modernes ou anciens, considèrent notre globe et les diverses races d’êtres qui l’habitent comme appartenant à un ordre de succession à l’origine duquel il est impossible de remonter. Les plus sages voient là le caractère de l’infini, soit de temps, soit d’espace, soit de NATURE, imprimé par le Créateur dans toutes ses œuvres. Les savants modernes y puisent leur système désastreux de matérialisme, ou la matière engendrant continuellement la matière ; d’autres savants égarés y ont trouvé la métempsycose ou mille autres absurdités qui ont produit les idoles du paganisme.

Moïse, dans la Genèse, se rapproche plus que nous ne croyons généralement de l’idée des premiers sages que nous citons. De quelle manière que l’on traduise son IN PRINCIPIO, nous sommes toujours renvoyés à une époque indéterminée à laquelle l’être du temps ne peut point atteindre. Saint-Jean ne dit-il pas aussi, IN PRINCIPIO ERAT VERBUM : attribuons-nous pour cela un commencement au Verbe éternel ?

Le combat de Lucifer et de ses légions, précipités de la lumière dans les ténèbres, l’existence de races méchantes qui ont peuplé la terre, et qui se sont entre-détruites, Éden attaqué et envahi par les races méchantes, sont des faits consacrés par presque toutes les croyances.

Chez nous, nous ne déterminons pas comment Lucifer a habité sur la terre, dans nos ténèbres ; si c’est en animant des corps quelconques, ou en faisant sa demeure dans les astres, dans les fleuves, les fontaines, les forêts, etc., comme plusieurs légendes anciennes l’avaient établi, ou bien s’il n’y a jamais régné que par son influence, et en nous éclairant de ses feux astraux. Son existence, ainsi que son pouvoir sur toutes les créatures, sont attestés par l’Écriture Sainte ; les moyens qu’il emploie pour se communiquer à nous, et la nature de son existence, nous sont moins connus.

Éden, selon nos idées générales, était un lieu de délice sur la terre, où des créatures parfaites jouissaient d’une éternelle félicité, et d’où ces mêmes créatures, desquelles nous descendons, avaient été chassées à la suite d’une prévarication, dont la punition pèse sur toute notre race.

Le fond et le résultat de la chose coïncide avec les traditions des Orientaux, qui possèdent des détails beaucoup plus étendus que les nôtres. Sont-ils favorisés, ou ne possèdent-ils de plus que nous que des erreurs ? Ce n’est point la question ; si nous jugeons des lumières et des morales par les fruits, nous reconnaissons que nous avons tous également méprisé les dons du ciel, et par conséquent fermé la porte à des lumières plus étendues. Nous savons que Moïse n’a pu dire que ce qu’il a dit, à cause de la brutalité du peuple qu’il instruisait ; et qu’il lui a même fait des commandements qui n’étaient que relatifs à la dureté de son cœur, ainsi que le Verbe lui-même nous l’apprend.

Si l’ineptie des Juifs a posé une digue qui leur a barré le torrent de lumière qu’ils pouvaient recevoir par Moïse, il faut avouer que nous n’avons guère plus de capacité. Combien ne devons-nous pas gémir sur la masse de notre race, lorsque nous considérons l’idée que nous nous sommes vulgairement faite de la simple manducation d’une pomme et d’un reptile tentateur pour déterminer un acte qui a amené un bouleversement tel que notre éternité est passée dans le temps, que notre lumière a été engloutie dans les ténèbres, et que nous-mêmes nous avons été entraînés du sein de la gloire éternelle et précipités au fond de l’abîme infernal, d’où aucune puissance ne peut nous racheter que celle de Celui même qui nous a créés. Une tradition semblable, sans l’esprit qui l’a dictée, qui peut seul nous révéler le mystère, doit nécessairement nous conduire au hideux fanatisme et à l’idolâtrie.

Cependant, remarquons-le bien, c’est par le goût et par la vue que s’est opérée la séduction ; c’est par l’acte de la manducation que s’est effectué le passage de l’être éternel dans le temps, et qu’il a été enchaîné dans l’animalité ; et aujourd’hui, c’est par la manducation que le Rédempteur nous a enseigné dans la sainte Cène que nous pouvions trouver un moyen pour repasser du temps dans l’éternité.

Il n’y a rien de plus sublime que la lettre de la révélation, lorsque l’Esprit s’en élève à notre faveur, comme il n’y a point d’arme plus meurtrière, si l’esprit qui l’a dictée nous abandonne.

En traçant le siège d’Éden, nous ne nous écartons en rien de la révélation ; nous donnons l’histoire de cet évènement fameux, telle que Moïse nous l’a transmise en peu de mots, et ce sont ses propres paroles auxquelles nous donnons la forme métaphorique qu’employaient les sages de l’Orient dans la description de leurs mystères.

L’existence de Satan, comme prince de la colère et souverain dominateur de la terre, est consacrée dans tous les cultes, quoique sous des noms différents. Comme partout on a matérialisé cette puissance en la soumettant à l’intelligence humaine, on n’a enfanté que des erreurs, et avec elles les plus désastreuses idolâtries, soit qu’on l’ait considéré comme Satan tentateur, ou comme mauvais principe, etc.

Une puissance qui lutte continuellement contre le bien, et qui doit être éternelle, nous fournit certainement l’idée la plus atterrante qui existe. Il n’y a cependant rien de plus vrai que Satan est éternel, et en même temps il n’y a rien de plus certain qu’il commande dans ce monde à tous les êtres qui y sont enchaînés, que son esprit domine sur tout et dicte partout ses lois ; s’il n’en était point ainsi, tous les êtres jouiraient de leur perfection primitive, et il n’y aurait ni souffrance, ni mort, ni corruption.

La clef du profond mystère de l’existence de l’abîme infernal ne se trouve que dans le christianisme, dans cette religion d’amour trop inconnue ; et là seulement est aussi le bouclier qui peut nous garantir d’une puissance qui nous est devenue tellement identique, que depuis la conquête d’Éden nous croissons sur sa racine, nous ne nous alimentons que de ses essences.

Décrire en notre langage le siège d’Éden, cette œuvre qui appartient à l’éternelle création, n’est point chose si facile ; nous ne pouvons que jeter un voile métaphorique qui entraîne par ses fictions jusqu’à la porte du domaine de la vérité, et là inviter le VIOLENT qui veut atteindre au domaine céleste, à franchir les limites de l’illusion, abandonnant tout ce qui est sensible et intelligible, abandonnant son être du temps avec toutes les facultés qu’il n’a pu recevoir que de ce monde, pour s’élever par son être éternel sous la loi d’amour, à la région qui est propre à cet être.

Nous comprendrons mieux comment tout ce que nous pouvons dire ou écrire ne peut d’aucune manière nous instruire des mystères de l’éternité, lorsque nous aurons lu l’analyse de notre parole, et reconnu qu’elle appartient tourte au domaine animal. Ce point de vue serait accablant, si nous ne fournissions pas en même temps la clef de l’expression ou du sens métaphysique de toute lettre qui fait que les êtres éternels captifs dans les êtres du temps, peuvent, sous cette écorce grossière, communiquer entr’eux.

Il est des principes fondamentaux en métaphysique comme dans toutes les sciences exactes. Celui que nous posons ici est qu’avec des éléments et des instruments appartenant au temps, nous ne pouvons point atteindre à l’éternité. À présent serons-nous compris lorsque nous dirons que l’Épouse, le but du combat d’Éden, eût été enlevée par la puissance infernale si un germe de vie n’avait point été apporté dans le temps et placé dans tous les êtres et dans toutes les choses par l’Époux qu’a suivi l’Épouse. Ceci appartient au mystère de l’incarnation, ou le Verbe en tout, donnant à tout sa vie et par elle la puissance de recouvrer et Éden et les régions de l’amour.

Le Verbe éternel, qui par sa mort a placé partout ce germe, a aussi prouvé par sa résurrection que si la lettre ne pouvait point arriver à l’éternité, l’esprit ou le Verbe sous la lettre, comme en toute chose et en tout être, pouvait y atteindre, et ressusciter avec lui tout ce que la mort avait englouti, ramenant l’être perdu au sein de la gloire éternelle, uni à l’Épouse innommable ou la Colombe, la Parfaite, l’Église, l’Humanité, ou mille autres noms qui ne nous feront jamais rien connaître de cette épouse ; car, elle nous restera à jamais celée, excepté que rené de nouveau, l’Esprit nous la nomme en langage céleste et éternel.

Le siège d’Éden, ou l’acte du passage des créatures paradisiaques sous la loi de la colère, est une œuvre de l’éternelle création qui a amené l’ordre actuel dans lequel nous sommes captifs.

L’acte de la rédemption, dont la connaissance ou la bonne nouvelle est arrivée jusqu’à nous, est également une œuvre éternelle de la céleste Création par la puissance de laquelle toutes les créatures sont rappelées de la mort à la vie, du temps à l’éternité glorieuse.

Ces deux actes réduits à leurs premiers éléments sont très simples ; le péché et la mort arrivent par un seul dans le monde, et tout est perdu. La grâce et la vie qui en étaient chassées y rentrent par un seul, et tout est sauvé.

Si la sagesse nous montre aujourd’hui ce que sont ces deux actes qui n’en forment qu’un, et qui sont éternels, infinis, et en même temps la source de toute la gloire et de toute la félicité des cieux et de leurs habitants comme de toutes les créatures, telles qu’elles puissent être, notre intelligence doit demeurer anéantie, et tout être doit publier en son langage la gloire de l’Éternel, et attendre en paix et en amour l’accomplissement de l’œuvre de l’éternelle résurrection.

 Une erreur presque générale est que les enfants de la terre veulent toujours voir la résurrection ou rédemption, comme la chute ou conquête d’Éden, à une époque déterminée ; ils le veulent ainsi, parce qu’ils ne voient partout que l’être temporel, quoiqu’ils ne devraient le voir nulle part, puisqu’il est l’être secondaire qui ne peut à jamais être que la conséquence de l’être essentiel ou éternel. Moïse a été une lumière transcendante qui a pénétré les merveilles de la création éternelle, et nous les a communiquées dans le temps. Aussitôt l’être du temps s’en est emparé et a tout arrangé à sa mesure, tandis que Moïse n’a parlé qu’à l’Être éternel, à travers l’être du temps, et pour celui-là tout est éternel.

Le Verbe est venu sur la terre ; il a publié les merveilles de l’éternité par des œuvres, en faisant lui-même ce qu’il nous commandait de faire, en donnant sa vie éternelle pour ses ennemis, en descendant pour eux aux enfers qu’il a embrasés et consumés par les feux de son amour, et il en a ramené tous les êtres captifs pour les conduire au sein de la gloire, et il nous a dit : suivez-moi. Il a plus fait ; il a mis en nous le germe de celui qui seul pouvait le suivre, et il nous a laissé son Esprit avec la puissance de développer ce germe. Pendant sa vie il a parlé en paraboles à l’Être éternel son frère, à travers l’être du temps ; mais il n’a rien écrit ni commandé d’écrire. S’il a permis à ses Apôtres de le faire, c’est par condescendance pour notre faiblesse, car il savait que son Esprit nous était plus que suffisant. Remarquons que par la lettre, on ne parvient à l’être essentiel qu’à travers l’être du temps, et que celui-ci, instrument de Satan, ne manque pas, sous l’impulsion de son moteur, de s’approprier ce qui appartient à son captif, et d’employer cette lettre pour lui donner la mort qu’elle renferme, et par là empêcher qu’il ne vive ; car la vie de l’être éternel est la mort de l’être temporel, appelé dans ce monde par Satan. Il faut que ce dernier rentre dans le sein de sa mère, qui est tout le monde connu, sous la loi de la colère, pour être rappelé de nouveau par l’Élohim, du sein de sa nouvelle mère, Éden, sous la loi d’amour, et captif dans ce monde corrompu.

Si cette rentrée dans le sein de notre mère temporelle ne peut pas être saisie par nos facultés, comme il est arrivé à Nicodème, comment comprendrions-nous la défaite des enfants de la colère, qui sans cesser d’être immortels, meurent pour arriver aux cieux, où n’est admis que la vie abélique, ou la vie d’amour ? Comment comprendrions-nous aussi de quelle manière le nouvel Abel meurt pour ses meurtriers et couronne sa victoire en donnant sa vie pour les faire triompher, afin qu’ils arrivent par lui, pleins de gloire et de magnificence, dans les régions de l’Amour, dont les voûtes retentissent d’allégresse à la vue des armées triomphantes dans la parfaite unité, qui viennent y déployer la gloire de l’Éternel !.....

Nous publions aujourd’hui la conquête d’Éden par Satan, nous le pouvons parce que dans cet acte nous passons sous le joug du temps et, avec toutes les créatures, nous soupirons et gémissons pour notre délivrance ; de même nous pourrions publier la victoire de l’Élohim sur ce même Éden, nous le pourrions à l’instant même, car l’acte est éternel, de tout temps, de tout lieu ; mais AUJOURD’HUI, on ne nous entendrait pas. Il faudrait pour cela que les enfants de la terre, guidés par l’amour, eussent fait un pas vers l’éternité, vers Éden leur ancienne patrie. La résurrection est continuelle, elle n’a jamais été interrompue un seul instant ; cependant elle reste celée à l’Être temporel, tant qu’il est le serpent, l’instrument de Satan, aussi longtemps enfin que nous sommes nous-mêmes, que nous pouvons vouloir et désirer quelque chose pour nous. Ô abnégation ! Partout l’on te prêche et tu n’es pratiquée nulle part ! Celui cependant qui ne renoncera pas à soi et à tout ce qui peut être vu, connu et possédé, soit dans le ciel, soit sur la terre, n’arrivera jamais à l’éternité. Or, la sagesse nous dit à présent que nul n’y arrive que par son frère, par ce frère qui est en nous, cet Abel que nous mettons à mort, lui qui est le seul héritier des cieux, l’élu, le seul agréable à l’Éternel ; mais ô mystère insondable ! Caïn le meurtrier périra-t-il ? Le reprouvé est-il sans espérance ? Écoutons le nouvel Abel, le Verbe éternel qui nous répond sur le Calvaire ; il meurt pour ses meurtriers, il descend aux Enfers à leur place, et tous sont rachetés, tous sont sauvés sans en excepter un seul !

Lorsque nous décrivons l’armée de Satan, nous plaçons dans les rangs de ses Soldats tous les êtres connus, soit animés, soit inanimés ; parce que tout étant sous la loi de ce Prince doit nécessairement lui obéir et le servir, selon sa nature et ses facultés.

Il sera plus difficile à comprendre pourquoi tous les habitants de la terre, passés, présents et à venir, se trouvent placés en même temps dans les quatre armées. Nous ne pourrons résoudre le problème que lorsqu’ayant lu et médité l’ouvrage qui suit, ou le TRIOMPHE DE L’AMOUR SUR LE FANATISME ET LE MATÉRIALISME, nous aurons reconnu de quelle manière les êtres atteignant par la nature de leur racine au plus bas de l’abîme comme au plus haut des cieux, il peut être éveillé en eux un ange ou une furie, et par conséquent les intermédiaires, c’est-à-dire, des anges ou des furies appartenant à des hiérarchies plus ou moins élevées.

Nous devons donc à présent considérer que le siège d’Éden n’est point un acte du temps, mais une œuvre éternelle de laquelle s’élève le temps comme une explosion phénoménique. Ici nous n’avons point d’expression pour nous faire entendre ! Un mystère fameux se développe dans l’éternité, l’amour a fait briller son armure, la force de son bras s’est déployée, l’univers entier a été témoin de la vaillance de ses guerriers, le champ de bataille est infini. Il est changé par la victoire en un soleil de gloire ; les vaincus sont glorifiés par les vainqueurs, et les vainqueurs deviennent tout éclatants de magnificence par les résistances des vaincus ! Tout est confondu dans l’unité, dans laquelle il faut que tout soit réduit pour passer au grand jour du repos et de la consommation dont Éden, l’éternel et sublime Éden, n’est que le parvis. Là, Caïn et Abel ne sont qu’un ; ils sont l’Époux éternel à jamais uni à l’Épouse; ils sont ce que nulle puissance temporelle ne peut comprendre, nul langage exprimer. C’est alors que le temps paraît comme un voile qui vient couvrir trop d’éclat, trop de grandeur et trop de gloire, et il subsiste jusqu’à ce que les organes célestes des créatures puissent supporter la vue des nouveaux cieux qu’elles vont occuper. Comment comprendrions-nous dans le temps ce qu’est la victoire d’un enfant d’amour éternel ; nous voyons dans notre ordre de choses le triomphe dans la chute ou destruction de notre ennemi, et l’enfant d’amour ne trouve de victoire que dans le triomphe de son ennemi, en mourant pour lui et le forçant, sans blesser sa volonté, à vivre de sa vie et à posséder par lui plus encore qu’il ne peut désirer.

Les créatures que Satan appelle dans son domaine y sont par sa puissance multipliées à l’infini pour attaquer Éden sur autant de points différents, ce que nous n’avons pu exprimer en langage du temps. De même il nous est difficile de faire comprendre comment il suffit que nous appartenions à un chef quelconque, que nous soyons enrôlés sous son étendard pour présentier et participer à tous les hauts faits, soit dans le bien, soit dans le mal, comme si nous étions nous-mêmes le guerrier qui agit. Cependant, tout ne se fait-il pas par l’impulsion d’un seul esprit, tout par lui ne forme-t-il pas qu’un seul corps !....... À présent, condamnons, maudissons nos frères parce qu’ils sont couverts de nos propres iniquités ! Ô lien de fraternité ! pourquoi parle-t-on de toi puisque l’on te connaît si peu. Ô Image de l’Éternel ! combien tu es moins connue encore ! serais-tu cette Image, si tu ne renfermais pas tout, si tu n’étais pas tout !...

Si nous méditons sur les évènements qui ont eu lieu sur la terre, et que nous a transmis l’histoire, nous reconnaîtrons que tous les crimes et tous les horribles sentiments que nous avons mis en jeu sont tous identiques à notre race, et que les éléments eux-mêmes ont de tout temps joué le rôle que nous leur avons prêté. Ici nous n’expliquerons point comment la férocité des animaux provient de l’homme ; il suffit, pour le prouver, d’admettre que cet homme est le chef ou la tête de la création.

C’est donc toujours l’homme que nous avons peint en décrivant la fureur des animaux, depuis le Léviathan jusqu’à l’insecte. C’est lui-même qui, comme chef ou tête de la création, se représente dans tous ses membres. Voyons-le d’ailleurs dans sa conduite morale s’élevant continuellement sur la destruction de ses semblables, s’enrichissant de leurs dépouilles ; faisant enfin ce que ni sa forme, ni ses forces, ni ses lois, ne lui permettraient de faire physiquement.

Une distinction bien essentielle à saisir est celle que nous établissons entre l’homme animal, que nous décrivons dans la seconde cohorte de l’armée d’Orient, et l’homme uni à son être éternel dans le temps pour constituer Caïn, le seul être qui ait le droit de naître dans notre domaine et d’y dominer.

Notre être animal se compose de tout ce que nous pouvons connaître de nous et en nous ; en arrivant dans ce monde, il enchaîne Caïn, l’être satanique qui est le vainqueur d’Éden. Il l’enchaîne d’abord assez pour permettre à l’éducation d’offrir à la société un animal doux, sensible, et même bienfaisant. Mais remarquons-le, l’être essentiel, éternel, reste enchaîné ; s’il se montrait, il dévorerait tout, il consumerait tout, car il est infernal, et il ne déchire que trop souvent le voile de miséricorde, qui est ce même être extérieur lorsque les passions déchaînées montrent le fond de son être.

Remarquons encore que notre être animal est ce que l’Écriture appelle la chair et le sang, non le corps matériel, mais le cercle de nos sens, facultés et puissances ; c’est de lui dont il est dit qu’il n’héritera point du royaume des Cieux, quoique les hommes lui en aient tracé la route et lui aient bâti des temples ou tours de confusion. C’est encore de lui dont il est parlé lorsque le Rédempteur dit à son disciple : Ce n’est point la chair et le sang qui vous a révélé que j’étais le fils de Dieu, parce que l’être extérieur, par aucune de ses facultés, ne peut jamais s’élever hors de son domaine animal ; il ne peut rien connaître ou nommer de ce qui appartient au Royaume éternel.

Caïn, comme nous le démontrons, est enchaîné dans l’être animal ; il n’y est cependant point captif puisqu’il y communique la vie. Mais observons bien ce point essentiel, il y est volontairement enchaîné ou caché ; sa position avec nous est vraiment la même que celle dans laquelle Moïse le peint avec le serpent à l’entrée d’Éden ; il ne peut y pénétrer à découvert parce qu’il est un feu qui dévorerait et l’Épouse et Éden ; alors il reste caché dans l’animalité pour conquérir par elle cette épouse, et lui fournir, par cet intermédiaire, une nature propre à subsister dans l’abîme infernal, ce qu’il espère toujours exécuter à la mort de chacun de nous.

Puisque nous avons en nous Caïn, il est de toute impossibilité que nous n’ayons pas Abel, car ce qui a été uni une fois l’est et le sera éternellement. Abel est l’être éternel qui appartient aux régions de l’Amour ; c’est de lui que vient le salut ; nous ne pourrons point communiquer la vie de cette parole, et nul ne la comprendra si l’esprit d’amour ne s’élève lui-même dans son cœur ; de même nous serons encore bien moins entendu lorsque nous dirons que de Caïn, son frère, vient la gloire du salut, et que c’est de lui que les cieux attendent toute leur magnificence !

Pour arriver à la connaissance des hauts mystères, nous devons bannir toutes nos idées de temps et de lieu ; nous devons nous élever hardiment dans les régions de l’éternité, et nous le pouvons, puisque notre être essentiel est éternel. Quant à notre être animal, temporel, abandonnons-le dans sa région. Seul, il est le serpent que nous indique Moïse, l’instrument du tentateur ; uni à Caïn ou à l’Être éternel, sous la loi de l’orgueil et de la colère, il est notre plus grand et notre plus dangereux ennemi ! Comme animal, il ne peut nullement nous nuire, il est, c’est-à-dire, il était le plus beau des animaux que JÉHOVAH eût créé en Éden, et il a conservé, dans le domaine de la mort, son analogie avec son existence primitive. Or, remarquons-le bien : si l’esprit d’amour nous anime, nos passions les plus violentes, nos facultés les plus puissantes, seront employées à faire d’autant plus de bien dans notre cercle social que l’instrument aura plus d’énergie ; de même si nous sommes animés par l’esprit d’égoïsme, de haine, etc., ou de Satan, et tel est malheureusement notre cas dans ce monde, nous ferons d’autant plus de mal que dans l’autre hypothèse nous pouvons faire davantage de bien.

Aujourd’hui que nous jugeons tout superficiellement, et même sur le seul témoignage des sens, nous estimons ou nous condamnons les êtres d’après la nature ou la capacité de l’instrument. Le Rédempteur n’en jugeait point ainsi : tous ceux qui n’étaient que justes ou pécheurs extérieurement étaient égaux à ses yeux, et même il s’éloignait du juste, qu’il nommait sépulcre blanchi, et il se rapprochait du pécheur, qu’il traitait avec bonté ; or, il n’enseignait à tous qu’une seule chose, l’Amour !... « Aimez-vous les uns les autres, disait-il ; à cela, je reconnaîtrai que vous êtes mes disciples », c’est-à-dire chrétiens. Il savait que l’amour était tout, pouvait tout, et que le pauvre être animal, entre ses mains, pouvait devenir la créature la plus belle ; comme il savait que, quoi que ce soit qu’il fît sous la loi de l’orgueil, il ne pouvait que commettre l’iniquité.

Le Verbe éternel nous recommande à tous de nous aimer les uns les autres, non que nous le puissions faire, mais parce qu’il est toujours prêt en nous à le faire pour nous. Seulement, dans notre ordre extérieur, employons toutes nos facultés au bien de nos semblables, comme nous les employons au nôtre ; et lorsque nous aurons fait le peu qu’il est en notre pouvoir, le Verbe fera en nous ce pour quoi nous n’avons aucune capacité, IL AIMERA EN NOUS NOS SEMBLABLES ! et l’Univers entier se présentera pour nous sous un nouvel aspect.

Remarquons bien la simplicité des paroles du divin Rédempteur ; il commande à l’être le plus grossier de ne pas voler, et à celui qui s’est abstenu de ravir le bien des autres de renoncer à celui qu’il possède, afin qu’il puisse venir aimer en lui pour y accomplir ce qui est impossible à l’homme mais non à Dieu. Or, si nous ne faisons pas ce que notre propre morale ou éducation nous indique de faire, comment ferions-nous ce que nous indiquerait une morale plus élevée ?

Rien n’est plus simple et plus admirable que la religion d’Amour ; elle est la seule et unique, car l’adoration en esprit et en vérité ne peut se faire que par l’amour, et l’amour de Dieu ne peut se prouver que par l’amour du prochain !

L’image du Créateur, dont nous parle Moïse sous le nom d’Adam, qui se montre ou s’élève triomphant à la racine de tous les êtres, et qui vient couronner toute création, est l’enfant d’amour ou l’être qui peut aimer, et dont le germe est partout. Par la puissance du Verbe, le nouvel Adam peut s’élever de nouveau dans tous les êtres, quoique, dans les mystères de la conquête d’Éden, cet enfant d’amour ait été enchaîné par Satan et que Caïn ait reçu par lui le pouvoir de le détruire aussitôt qu’il naît dans ce monde.

Les anciens sages ont toujours considéré Adam, Caïn, Abel, etc., comme des êtres cosmogoniques, qui sont êtres et racines d’êtres, qui sont en nous et qui sont nous-mêmes. Adam, sous la loi d’amour, est l’image parfaite ou l’Élohim racine de notre être céleste, celui dont il est dit : les Élohims créèrent les cieux et la terre. Le même Adam, sous la loi de la colère, est Satan, aussi racine de notre être, mais qui ne peut engendrer que Caïn dans ce monde.

Toutes les créatures de ce monde, n’ayant de facultés que pour haïr, puisqu’Abel est mort en toutes, composent l’armée de Satan.

L’enfant d’Amour, qui compose l’armée d’Éden sous le commandement de l’Élohim, est ce même Abel, mort à l’origine des êtres, et qui, par conséquent, n’est plus à trouver sur la terre.

Moïse, bien mieux encore que les sages Égyptiens et Chaldéens, connaissait les hauts mystères. Il savait que l’éternelle création n’était que l’expression de la Divinité, et que le Créateur pouvait, en soufflant sur la poussière, en faire sortir son image. Il nous explique, en notre langage du temps, le mystère de la création tel qu’elle a lieu éternellement, et notre intelligence, en la saisissant, conçoit notre ordre de choses qui s’élève du chaos, comme si dans ce chaos tout n’existait pas dans son complément ! L’Éternel lui-même ne remplit-il pas tout de sa présence, et où il est, tout n’est-il pas ?

Il est incontestable que Dieu est tout, qu’il est infini, et qu’il ne peut à jamais y avoir que lui. Dès lors, l’universelle création, qui ne peut être que lui-même manifesté, a toujours été et sera toujours ; et toutes les créatures peuvent y lire selon la nature de leurs facultés.

Nos cinq sens sont les portes par lesquelles nous arrive l’ordre actuel de ce monde. Notre intelligence place les limites du domaine qui nous enchaîne, et par aucune puissance de ce monde nous ne pouvons sortir du cercle que nos facultés ont tracé. Le siège d’Éden nous indique le passage du domaine de l’amour que nous avons perdu pour entrer dans celui de la mort, où nous sommes exilés. C’est pourquoi nous pouvons en balbutier, mais nous ne pouvons, comme nous l’avons dit, qu’indiquer la limite qu’il faut franchir pour arriver à la nouvelle patrie.

Lucifer, qui joue l’un des plus grands rôles dans l’armée de Satan, a certainement précédé notre race. La révélation nous apprend que lui et ses anges furent précipités dans les mêmes ténèbres où nous sommes enchaînés aujourd’hui. Beaucoup d’anciennes traditions attestent qu’ils constituèrent sur la terre une race d’êtres très méchants qui, après s’être presque tous entr’égorgés, furent remplacés par d’autres races plus douces, lesquelles eurent beaucoup à souffrir de quelques individus de la race de Lucifer qui avaient survécu au massacre général ; c’est pourquoi les peintres et sculpteurs de l’antiquité, sur le rapport de ces traditions, empruntèrent leur forme à queue et à cornes, ainsi que leur couleur noire, pour peindre des êtres méchants, qu’ils nommaient déeves ou démons.

Pour expliquer la nature et la puissance de Lucifer, et celle des races qui lui ont succédé, nous publierons un autre ouvrage, sur l’origine des races, dans lequel nous développerons les mystères de la succession de ces races dont l’existence est consacrée par la plupart des monuments antiques comme par les traditions de presque tous les peuples de l’Orient.

Là seulement nous pourrons démontrer avec clarté comment, par la même raison que nous renfermons dans nos reins toute notre postérité, nous renfermons en nous, comme en un livre roulé, toutes les races qui nous ont précédés ; et nous pouvons les lire par une faculté indescriptible que nous pouvons nommer mémoire de l’esprit.

Cette faculté peut se développer en nous comme cela a eu lieu en Moïse et en plusieurs autres sages de l’antiquité. Nous devons déjà concevoir que si nos descendants, comme ceux de tous les autres êtres, germes ou pépins, sont infinis, nos antécédents le sont également.

Nous devons ajouter que si nous ne sommes pas tout-à-fait d’accord ni avec les savants ni avec les morales du jour, c’est que nous avons puisé à une source différente ; nous n’avons point cherché la science dans la nature extérieure, mais dans les choses d’en haut. C’est dans l’Évangile de St.-Jean que nous avons reconnu que la lumière extérieure ne nous arrivait point du soleil, et nous avons expliqué comment elle s’élevait de la terre sous l’influence du soleil et des autres astres, en face desquels elle allait en convergeant former l’atmosphère lumineuse à travers laquelle nous apercevons le soleil comme un corps obscur. Ainsi, de même que nos pères ont longtemps cru que le soleil tournait autour de la terre, parce que leurs sens le leur indiquaient, de même, et par une erreur égale, nous avons cru que la lumière nous arrivait du soleil. Nous développons ce phénomène dans le livre du Triomphe de l’Amour sur le fanatisme et le matérialisme.

Toutes les difficultés, jusqu’aujourd’hui insurmontables, qui se sont élevées en métaphysique sur l’origine et sur la cause du mal, comme sur la réprobation, et tant d’autres, s’éclipsent devant la religion d’amour comme les ténèbres devant la lumière. Le siège d’Éden, que nous présentons sous un aspect si atterrant, peut nous fournir la clef des mystères du temps et de l’éternité, si, brûlant du désir de marcher sous les étendards de l’amour, nous demandons à l’Élohim toujours vainqueur, au Verbe éternel qui est en nous, de nous conduire dans les régions paradisiaques où seulement nous pourrons revêtir l’armure de l’enfant d’amour, et devenir cet enfant.

Alors guidés par la sagesse, nous marcherons sous la loi d’amour ; nous ne tremblerons plus à l’idée de l’abyme infernal ; et Satan, pour nous, ainsi que sa terrible armée, n’aura plus rien de redoutable. Nous saurons qu’il n’y a que Dieu, que tout est Dieu, et que Dieu est tout amour. Lorsque les feux de l’abîme seront embrasés, lorsque ses furies se déchaîneront, nous verrons partout la puissance de l’éternel Créateur qui commande partout, et qui accomplit toujours sa volonté. Or, le Créateur ne peut vouloir que la gloire et la félicité de toutes ses créatures. L’amour alors nous instruira des mystères de l’amour ; il peut seul nous montrer comment toute la gloire et toute la magnificence des habitants des régions célestes est due au triomphe des enfants de l’amour sur ceux de la colère, triomphe qui consiste à rappeler ceux-ci des confins les plus reculés de l’abîme pour les placer, par une éternelle résurrection, au sein de la gloire et de la félicité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE

 

SIÈGE D’ÉDEN.

 

 

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CHANT PREMIER.

 

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Jour illustre ! jour mémorable ! où sera la main assez hardie pour tracer le tableau que tu présentes ? Phénomène inconnu ! jusqu’à ton existence est atterrante !.... L’intelligence vaincue reconnaît son impuissance ; tout chancelle en jetant la vue sur ton berceau, et tout tremble en contemplant ta tombe ! Toutes les créatures qui sont au-dessus, comme celles qui sont au-dessous du soleil, habitent un éternel champ de bataille, et toutes souffrent et gémissent dans l’attente de l’issue du combat. Fidèles à leur Prince, elles ont l’oreille attentive à ses ordres, car dès le principe il a été décidé que ce jour serait celui où s’accomplirait l’œuvre mystérieuse...... Or, ce jour est le temps !

Alors tout dans la nature était en suspens ; les êtres, dans un profond silence, méditaient sur ce qui allait avoir lieu. Le calme le plus profond régnait de toutes parts ; dans la crainte de l’interrompre, les aquilons avaient suspendu leurs fureurs ; les zéphyrs ne venaient qu’en tremblant caresser les fleurs des champs ; ils ne balançaient qu’à demi la feuille pendante des forêts. Les torrents avaient reçu des digues, les fleuves impétueux ralentissaient leur course, et les ruisseaux osaient à peine faire entendre leurs murmures enchanteurs. La mer ne dépassait point ses rives ; les volcans ne vomissaient plus ni flamme ni fumée ; tous les oiseaux avaient interrompu leurs chants, et le tigre, la griffe tendue pour saisir sa proie, avait pour la première fois réprimé l’élan de sa rage.

Constant dans sa marche, le soleil seul ne suspendit point son cours ; passif à tous les événements, il ne cessa point d’exercer son influence. À peine son disque radieux s’est-il montré sur l’horizon que la trompette guerrière sonne l’éveil pour les préparatifs du combat. La voix de Satan, ce grand dominateur de la terre et de l’abîme, se fait entendre sur le sommet des montagnes et dans les antres souterrains. Les échos répètent et propagent à l’envi ses ordres suprêmes ; ses paroles retentissantes pénètrent jusqu’au fond des flots ; elles remontent les fleuves jusqu’à leurs sources les plus reculées, et les habitants de leurs rives sont dans l’admiration de ce qu’ils entendent.

 

Discours de Satan.

 

« Anges lumineux, dont tous s’honorent de suivre les lois, vous êtes couverts de lauriers dès la plus haute antiquité, mais vos têtes nobles et altières semblent encore demander de nouveaux trophées ! Sous les remparts d’Éden se présente la moisson la plus brillante ; elle est réservée à votre courage ; que votre glaive arme vos bras invincibles ! que l’honneur qui germe dans vos cœurs, que la vaillance qui vous accompagne, et la gloire qui précède votre marche, vous guident à la victoire. Fidèles à la saisir, comme vous le fûtes toujours, ne revenez du combat que sur le char de triomphe !.......

« Anges secondaires, quel que soit l’être ou l’objet que vous habitiez, mettez tout en œuvre pour seconder vos illustres chefs ; vous êtes l’âme de l’armée, vous en faites la force : sans vous ces chefs sont impuissants ; c’est sur le fer de vos lances qu’ils comptent pour porter des blessures mortelles ; et c’est de l’habileté de vos cavaliers et de la légèreté de vos chevaux qu’ils attendent l’entière destruction de nos ennemis, lorsque s’élançant à leur poursuite vous les atteindrez jusque dans leurs derniers retranchements. C’est sous l’acier étincelant de vos chariots de guerre, que leurs soldats fugitifs doivent trouver une perte assurée ; c’est enfin sous les pieds de vos éléphants que vous devez contempler leurs cadavres entassés, publiant par leur désastre votre invincible puissance.

« Ce n’est point vous seulement que j’invoque, êtres auxquels j’ai donné l’intelligence ! c’est à tous, c’est à tout que mon discours s’adresse : Dieux, princes et souverains ; oiseaux, quadrupèdes, poissons et reptiles, tout en ce jour doit être prêt à m’entendre ! cèdres, et vous tous arbres forestiers qui embellissez les montagnes ; saules et plantes aquatiques qui ombragez les vallons et osez présenter des digues aux torrents les plus rapides ; plantes verdoyantes, qui revêtissez les champs, et faites l’ornement de la nature en l’embellissant des fleurs les plus ravissantes, arbrisseaux qui produisez les parfums, l’ambroisie et le nectar qui sert à enivrer les Dieux ; vous qui êtes aux champs qui vous nourrissent ce que les mines sont aux montagnes qui les recèlent, écoutez tous mon discours ! Rien dans la nature ne doit être sourd à ma voix ! Vous, métaux que j’ai rendus utiles, et vous que j’ai rendus séducteurs, mes paroles, semblables à la foudre, pénètrent les entrailles de la terre ; je brise vos chaînes, et vous montrant à la lumière, je l’étonne par votre éclat. Ô rochers ! vous qui, surpassant la hauteur des nues, vous montrez dignes d’habiter les cieux, je puis vous renverser et vous élever plus haut encore ! et toi, terre, qui sembles te jouer en supportant de telles masses, et qui ne parais point fatiguée de leur immense pesanteur ; toi dont le sein est le voile du mystère, hors duquel tout ce qui existé a dû s’élever pour avoir l’être, je t’invoque ainsi que le dernier des grains de sable qui te composent ; oui ! un seul d’entr’eux, par un mystère qu’il n’appartient qu’à moi d’approfondir, pourrait, en résistant à mes volontés, être un obstacle insurmontable au succès de cette journée.

« Immense Océan !.... ton onde, en ce jour que tu consacres à ma gloire, ne doit obéir qu’à mes ordres ; tout me le promet ! Prompte à enchaîner tes vagues rugissantes pour seconder mes désirs, comment ne le serais-tu pas à les déployer dans toute leur furie, lorsqu’il s’agira d’accomplir mes décrets ?

« Aquilons ! paisiblement attentifs à ma voix, vous retrouverez à mon ordre votre fougue impétueuse ! Ne portez-vous pas dans les lieux que vous indique ma sagesse les germes que je veux propager ? Je leur commande de franchir l’espace, et vous leur trouvez des ailes ! Vous ravagez les plaines, lorsque ma colère a été excitée, vous les agitez comme l’onde de la mer ; vous parcourez les entrailles de la terre, et vous montrant dans un instant sur un autre hémisphère, vous allez jeter l’épouvante parmi les faibles mortels. Ils vous voient, lorsque je vous l’ordonne, fondre sur leurs champs ; ils fuient, car ils redoutent votre puissance ; mais leurs remparts sont ébranlés, leurs forêts détruites, et leurs habitations mises en poudre !.............. Et vous zéphirs si pleins d’attraits, que ne dois-je pas attendre de votre douceur ! Vous ranimez, selon mes vœux, le courage de celui que j’excite, vous agitez les sens de l’objet que je veux séduire !.... Oh ! chargez-vous des parfums les plus suaves et les répandez sur mes paroles, pénétrez vous-mêmes avec mes accents dans le cœur de ma bien-aimée, assurez-y mon triomphe ! À quoi me servirait la gloire du monde entier et même celle que les cieux réclament, si je ne possède pas la REINE D’ÉDEN, cette épouse sublime, la couronne et l’éclat de tout ce qui existe dans l’univers ?.... Ô doutes !.... déchirements !.... et toi, angoissante incertitude !.... Mais non ! sur l’univers aujourd’hui je triomphe ! Où est celui qui peut me disputer la victoire ?.... N’est-ce pas toi, ô feu ! source ignée, racine de toute vie, toi que j’évoque de l’insondable abîme, n’est-ce pas toi qui me l’assures par ta puissance infinie !.... Que, pour seconder mes desseins, les volcans s’empressent à te vomir par torrents ! Que tout ce qui te recèle te laisse libre pour obéir à ma volonté ! Qu’en ce jour, lorsque je t’ordonnerai d’animer la foudre, tu annonces par ton éclair éblouissant qu’elle est prête à tout renverser ; que partout tu saches l’embraser ! Dans les nues, d’où tu épouvantes les mortels par ton redoutable tonnerre qui les frappe avant qu’ils aient aperçu le bras qui le dirige ! dans l’air, où nul ne comprend comment, l’enflammant, tu montres ta magnificence par un météore resplendissant, après avoir brisé la porte du mystère ; et pour étonner encore plus les faibles humains par les effets de ton immense pouvoir, tu rétablis la porte brisée en te compactant dans la colère, et tu fais succéder au phénomène lumineux une pierre dure, opaque et ténébreuse, qui se précipite encore brûlante sur la terre effrayée ! Tu leur enseignes que c’est ainsi qu’à une époque qu’ils ignorent, la lumière, pressée par cette même colère qui voulait la saisir en Lucifer et par Lucifer, sollicita une retraite, et qu’à l’instant parurent les ténèbres. Or, ce fut en elles et par elles que furent rendus visibles et palpables tous les corps qui composent le vaste univers, depuis le moindre des grains de sable jusqu’au plus grand des astres. C’est là que cet ange illustre qui combattit si vaillamment fait sa demeure pour éclairer les mortels ; et la lumière par lui enchaînée dans les corps y demeure captive sans qu’aucune puissance que la sienne puisse l’en arracher.

« Ô feu sublime ! tu peins dans tes opérations les mystères les plus hauts et les plus inaccessibles, et MOI SEUL, ton prince comme celui de tous les autres éléments, JE les lis dans tes entrailles et les dévoiles quand il me plaît à mes fidèles serviteurs. Ta gueule n’est-elle pas un gouffre qui engloutit jusqu’à tes propres chaînes ? Que tout tremble devant toi, et que chacun se prosterne pour adorer celui duquel seul tu peux recevoir des lois !.... Ne tiens-je pas entre mes mains la destinée de l’univers ? Le faible ira-t-il dans les cieux pour réclamer un protecteur contre ma force ? Où sont les régions au-dessus desquelles je ne m’élève par la colère ? Descendra-t-il dans l’abîme pour éviter ma vengeance ? Je suis là, toujours prêt à tout engloutir ! La mort, l’enfer et leurs tortures procèdent de moi, je suis leur père, ils exécutent mes volontés. Où est la puissance qui pourra les détruire ? Il n’en existe point, et la force et la souveraineté me sont assurées pour toujours !....

« Habitants de la terre ! Vous qui tremblez au bruit de mes tonnerres en éclats, n’êtes-vous pas encore plus émus par le feu de mon discours ? Mais rassurez-vous, comptez sur la protection du plus magnanime des Rois ! Ô toi, invincible lion qui ne connus jamais la défaite, tigre célèbre par tes exploits, monstres marins qui répandez partout l’épouvante, et vous sirènes enchanteresses !... Habitants des eaux, habitants des bois, soyez-moi tous propices ! Vous, oiseaux qui, planant dans les airs, semblez habiter les cieux, chantez tous mon triomphe !... Franchissez l’espace pour annoncer au monde entier la victoire de votre prince, chargez-vous de fleurs, de myrtes et de lauriers, et les semez sous les pas de mes armées triomphantes !...

« Ne crois pas qu’en ce jour célèbre je t’oublie, ô indomptable Mammouth, et toi, terrible Léviathan, et toi furieux Griffon qui ne connus jamais de joug, et toi enfin, impétueux Dragon l’espérance des enfers !... En ce jour glorieux je vous destine tous à marcher à la tête de mes invincibles phalanges !

« Mais c’est à toi surtout que je m’adresse, ô le plus beau et le plus aimable des animaux ! Tu es le roi de la nature, tu en fais l’ornement, tu es glorifié par-dessus tout, tu es doué de la parole, tu as pour flambeau une lumière qui te guide avec sagesse, tu possèdes enfin une intelligence et un jugement qui t’élèvent au-dessus de tout. Dans ta marche, les plantes s’enorgueillissent d’être foulées et les forêts sont fières de t’avoir servi d’ombrage ! La fontaine où tu te désaltéras pour la première fois, enivrée de ta beauté, n’enseigna-t-elle pas aux fleuves et aux mers à réfléchir les objets, dans l’espérance de te retrouver et de t’admirer encore ? Les vallons émus par ta voix séduisante ne forcèrent-ils pas les rochers à répéter tes accents ? Tout dans la nature ne se réjouit-il pas en entendant les murmures expirants des échos qui s’efforcent de reproduire tes chants ! Si tu as su forcer l’onde à te peindre ; si tu as pu émouvoir et les antres et les marbres endurcis qui les tapissent, jusqu’où ne dois-je pas compter sur toi ? Je placerai dans ta main la pomme mystérieuse, je t’inspirerai une pensée, j’exciterai dans ton cœur un désir, tu pénétreras où il est impossible à la force et à la puissance d’arriver ; je te donnerai courage, sagesse, et beauté, et tu ne combattras point sans vaincre !... »

Enfin il se tut, ce chef universel, et tout ce qui existait se mit en mouvement pour obéir à ses ordres. Tous ceux qui avaient été appelés au combat se présentent dans le champ de la gloire avec les armes qui leur sont propres : chacun prend son rang selon son ordre de bataille.

 

 

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CHANT IIme.

 

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AUSSITÔT l’armée de Satan parut sur tous les points de l’immensité : elle était d’autant plus nombreuse qu’il n’existait rien qui lui fût étranger ; elle se divisait en quatre grands corps, et chacun de ces corps plaça son camp sous les remparts d’Éden.

À l’Orient était le camp des puissances terrestres ; au Nord, celui des puissances aquatiques ; au Midi, celui des puissances aériennes ; à l’Occident, celui des puissances ignées.

 

Puissances terrestres.

 

Le camp d’Orient était situé dans une plaine riante, couverte d’arbrisseaux chargés de fleurs et de fruits de toute espèce. De paisibles ruisseaux roulaient leurs eaux rafraîchissantes à travers les riches bosquets qui servaient à ombrager et à nourrir les animaux réunis des points les plus reculés de l’espace. Au centre du camp s’élevaient à pic des rochers inaccessibles; les quatre plus grands fleuves lui servaient de retranchements ; ses guerriers se divisaient en quatre cohortes :

La première était composée d’êtres à figure d’hommes noirs et velus, qui n’avaient d’humain que la forme. Des Anges de ténèbres les animaient, excitant en eux la férocité la plus inouïe ; leur aspect était hideux, leur stature colossale, et tout tremblait à leur vue. Leur chef montait l’indomptable Mammouth, ils avaient pour arme la massue du meurtre, l’envie était leur casque, la mort leur bouclier, et ses angoisses leur cuirasse. L’erreur leur servait de chaussure, elle endurcissait leurs pieds comme l’airain ; là où ils faisaient leurs évolutions militaires, les pierres étaient mises en poudre, et la terre était polie comme un marbre. Ils avaient le mensonge pour étendard.

La seconde cohorte se composait du plus beau des animaux, qui, des hommes aujourd’hui, est d’autant moins connu qu’ils sont enchaînés dans son propre corps. Depuis cette époque, il n’est que misère et souffrance !... Oh ! qu’il était différent avant ce jour de bataille ! Doué de formes paradisiaques, il n’avait jamais connu la corruption ; son regard était doux, son esprit pénétrant, et ses raisonnements remplis de charme ; il faisait les délices de la Reine d’Éden !... Sa bouche était comme l’organe de la vérité, et son cœur paraissait en être le réceptacle. Tant d’avantages réunis l’avaient fait choisir par le Prince dominateur pour son plus intime confident ; plein de confiance en son génie, il lui laissa le choix de son armure ; avec celle qu’il adopta, il surpassa l’attente de son prince.

Son casque était une branche d’olivier garnie de son fruit ; son bouclier une rose, et sa cuirasse l’assemblage des parfums. Tous les hauts sentiments formaient sa chaussure ; sous ses pas naissait l’attrait le plus séducteur, il avait pour arme offensive une pomme, et pour arme défensive une touffe de violettes ; l’art lui en avait fourni d’artificielles, car les guerriers avaient écrasé dans leurs manœuvres toutes celles qui croissaient en Orient. Au lieu de lance, il portait une branche de lys ; le myrte fleuri lui servait de bannière ; sur chacune de ces fleurs était écrit les mots AMOUR. Son entrée en Éden, ce parvis du grand jour du repos du Seigneur, lui avait permis de copier, aussi fidèlement que son intelligence avait pu le saisir, l’armure des chevaliers du pur amour.

La troisième cohorte rassemblait tous les enfants de la terre qui existent et ont existé ; ils montaient des animaux féroces ou des chevaux fougueux couverts de la peau des monstres les plus effroyables. Ils étaient entourés de machines de guerre et d’éléphants chargés de tours où l’on avait réuni tout ce qui pouvait contribuer au carnage, et précédés de l’airain retentissant, toujours prêt à vomir le feu, le fer et la mort.

La quatrième cohorte réunissait tous les animaux connus : le lion paraissait impatient de faire briller son courage ; le tigre cherchait d’un œil hagard la proie qui lui était promise ; l’ours, l’hyène et la panthère, tous étaient animés du même feu. Le rhinocéros et le taureau furieux briguaient les premières places. Le désir de mettre en pièce animait depuis le plus grand jusqu’au plus petit, mais aucun n’égalait dans sa fougue le Mammouth furibond ; impatient de carnage, il menaçait de détruire tout ce qui l’entourait ; réprimé dans sa rage, il allait jusqu’à se déchirer les flancs ; et avant que d’avoir combattu, sa gueule était teinte de sang et son corps couvert de blessures.

 

Puissances aquatiques.

 

Une mer immense où étaient assemblées les puissances aquatiques formait le camp du nord. Il était retranché du côté des pôles par des montagnes de glace ; au midi, par des volcans, qui se jouaient du vain pouvoir de son onde sur leurs masses de bitume embrasé ; et au couchant, par des récifs affreux ; il présentait au levant une carrière ouverte pour l’attaque d’Éden.

La première cohorte de ses guerriers était des anges de ténèbres animant des corps noirs à figure humaine, dégoûtants, et armés de longues queues ; leur chef montait le terrible Léviathan. Leur casque était formé par les blasphèmes, leur bouclier par l’hypocrisie, et leur cuirasse par l’ardeur du carnage. Ils avaient pour arme le redoutable trident et le poignard empoisonné. L’égoïsme qui leur servait de chaussure produisait dans leur marche un effet si pernicieux qu’il donnait la mort à tout ce que la colère n’animait pas de ses implacables fureurs. La haine était leur étendard.

Les habitants de la terre formaient la seconde cohorte, ils montaient d’innombrables escadres où étaient réunis tous leurs moyens d’attaque, et ces moyens étaient tels que l’art n’avait encore rien produit de plus terrible pour répandre l’épouvante et la mort. Ils proféraient les imprécations les plus infâmes ; la haine, la colère et l’envie leur servaient d’élément, et ces horribles sentiments semblaient être les conditions même de leur existence.

La troisième cohorte comptait tous les poissons de la mer qui entouraient, dans leur marche, ces nombreuses escadres. Le requin et la baleine se montraient avec audace ; il semblait qu’Éden devait tomber sous leurs coups. Mais rien n’égalait l’impétuosité des monstres qui formaient la quatrième cohorte ; ils se tenaient vers les pôles où le Léviathan avait déjà accumulé des montagnes de glace, dont il se jouait en les brisant de sa queue ; le frein que leur imposait le Prince des mers était à peine suffisant pour les empêcher de pousser ces masses flottantes contre les frêles navires, qui leur paraissaient un obstacle à leur valeur.

 

Puissances aériennes.

 

Au midi, un désert aride et brûlant servait de camp aux puissances aériennes. Il avait pour retranchement, au nord, au sud et à l’ouest, les antres de l’abîme, et c’est de ces bouches affreuses qu’étaient prêts à s’élancer, au premier signal, les aquilons furieux. L’Est présentait une tranchée ouverte pour l’attaque d’Éden. Or, quelle que fût la position des assaillants, ce jardin mystérieux était toujours placé à leur orient ; le soleil y est toujours naissant !

La première cohorte était composée des anges de ténèbres habitant des corps à figure humaine, noirs, horribles, et armés de cornes menaçantes. Ils avaient pour casque la fureur ; pour bouclier, la vengeance ; et pour cuirasse, la soif du sang de leurs frères. Les fléaux formaient leur chaussure, et partout où ils portaient leurs pas, ils engendraient des épidémies ou des pestes épouvantables. Ils avaient pour arme l’inexorable faux ; leur chef montait les impétueux Griffons. La colère formait leur étendard.

Tous les enfants des hommes renfermés sous la loi de perdition composaient la seconde cohorte. Ils avaient chacun une monture et des armes analogues à l’esprit qui les animait. Nul ne pouvait contempler sans terreur les différentes armures qu’ils avaient inventées pour la destruction de tout ce qui n’était pas eux-mêmes.

Les oiseaux de toute espèce s’étaient réunis pour former la troisième cohorte. L’aigle marchait à leur tête, les vautours voulaient le surpasser, et jusqu’aux plus petits se disputaient le pas avec acharnement. Les Griffons, retenus dans le camp par leur chef, voulaient avant l’ordre marcher au combat ; et quoique liés par d’énormes chaînes, leur férocité n’en faisait pas moins trembler leurs gardiens. Armés d’immenses ailes, et doués d’une taille colossale, ils surpassaient au vol tous les oiseaux et à la course tous les animaux sauvages. Leur bec égalait la dureté, de l’acier, et leurs serres étaient comme des tenailles mues par de puissants leviers.

La quatrième cohorte rassemblait tous les insectes confiés à l’impulsion des vents. Portés par tourbillons sur les divers points d’attaque, ils devenaient les assaillants les plus redoutables ; devant leurs aiguillons les guerriers les plus valeureux sentaient l’inutilité de leurs armes.

 

Puissances ignées.

 

À l’occident, un étang embrasé servait de camp aux puissances infernales. Des volcans, dont les cratères toujours ouverts vomissaient la flamme, le soufre et le bitume, formaient ses retranchements. Ses guerriers étaient les chefs de tous les anges chassés comme eux du domaine de la lumière. Ils animaient des corps ténébreux, à figure humaine, d’une stature et d’une forme affreuses. Dignes enfants de l’abîme, ils étaient animés de toutes ses furies. À d’immenses cornes, image de leur force, ils réunissaient une queue d’une grandeur démesurée, symbole de leur puissance. Habitants du feu, ils en bravaient impunément les effets, mais non les éternelles tortures ; ils ne recevaient dans leur sein que la flamme et la fumée, ils ne se nourrissaient que de charbons ardents et de bitume en fusion. Les brandons de la discorde leur servaient de casque, ils avaient pour cuirasse la fausseté, et pour bouclier, l’enfer. L’horrible propriété, ou le rapport de tout à soi, composait leur chaussure ; les crimes les plus noirs se multipliaient sous leurs pas. Ils avaient l’orgueil pour étendard.

Les puissances ignées, réunies par l’insondable unité colérique, ne formaient qu’un seul corps d’armée dont le centre était composé de tous les monstres qui sont les habitants corrompus de la terre, qui ont existé, existent ou existeront. Ils flottaient dans l’étang embrasé ; son feu dévorant les rendait d’autant plus redoutables, pour ce jour de bataille, qu’ils en étaient alimentés et lui servaient alternativement de pâture.

Le plus vaillant de tous ces guerriers était incontestablement le chef de ces quatre armées, nommé le GRAND DOMINATEUR, à cause de son orgueil et de sa colère, et l’ancien serpent à cause de ses subtilités. Il prend autant de dénominations que de formes, jusqu’à en emprunter de paradisiaques, comme il le fit en revêtissant le corps du serpent à la porte d’Éden ; mais son vrai nom est SATAN. En cette journée fameuse, il montait le plus redoutable de tous les Dragons. Il prenait avec emphase le titre de Roi des Rois. Tous lui rendaient hommage et obéissaient à ses ordres : il était et il est encore le chef universel de tous ceux qui existent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Tout dans l’univers tremble devant lui ! Lorsqu’il est irrité, sa colère embrase tout ce qui l’entoure, et l’objet de sa vengeance est anéanti avant qu’il ait levé le bras pour le frapper. Son sceptre est celui qui pèse sur toutes les nations ; sa loi est suivie par tous ceux qui vivent dans leur propre volonté ; mais la mort en affranchit !.... La mort de l’Élohim !..... C’est là le grand mystère inconnu dans ce monde.

 

Signal du combat.

 

Ce Roi des Rois, monté sur son dragon, après avoir en un instant parcouru les rangs de ses innombrables soldats, les stimule encore chacun en particulier par de nouvelles harangues. Il veut, s’il est possible, faire passer dans l’âme de ses guerriers déjà trop animés la rage et la fureur que lui-même respire ; il entre dans les plus petits détails ; il visite toutes les armures ; il craint que la moindre omission ne soit un obstacle à sa victoire ! Enfin, satisfait du zèle et du courage de ses dévoués serviteurs, il donne le mot d’ordre ; il commande à ses hérauts de faire entendre le fameux signal, et l’étendard de feu et de sang est partout déployé.

 

 

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CHANT IIIme.

 

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Préparatifs des enfants d’Éden.

 

Les habitants d’Éden n’étaient point demeurés spectateurs inactifs de tant d’apprêts redoutables. Leur chef, leur aimable chef, avait assemblé sur les remparts ses phalanges guerrières. Il avait désigné leur armure, et fait réunir, sur tous les points, les trains de guerre les plus propres à s’opposer à un tel ennemi. Dès l’aurore tout était en mouvement dans la région de l’Amour, et chacun de ses enfants apportait sur les remparts les objets qui lui avaient été inspirés pour leur défense.

L’Élohim mystérieux, par lequel tout a l’être, et sans lequel rien n’existe, était le roi et chef suprême d’Éden. Ce Prince, qui est tout AMOUR, prononça un discours aussi modeste que celui du Prince de la colère avait été orgueilleux.

 

Discours du Prince de l’Amour.

 

« Amis ! (tel était le nom que ce généreux chef donnait à ses soldats) un objet précieux est confié à notre garde, on veut nous le ravir ! Nos ennemis s’avancent avec leur train de guerre ; ils ont placé leur camp sous nos remparts. Là, ils ont réuni tout ce qu’il y a de plus terrible !..... Faut-il tant d’appareils pour nous combattre ? Que leur avons-nous refusé ? Quelle insulte leur avons-nous faite ? Ils veulent avec nous mesurer leurs armes, ils se vantent de nous avoir déjà vaincus, et ils ne sont point encore entrés en lice ! Chevaliers de l’Amour ! ne démentez jamais le sentiment qui vous anime ! guidés par ses lois, hâtez-vous de revêtir votre armure, et de vous présenter à la rencontre de l’ennemi. Selon l’ordre de votre division hiérarchique, la défense des remparts d’Orient est confiée aux habitants des campagnes ; celle des remparts du Nord, aux habitants des villages ; celle des remparts du Midi, aux habitants des villes ; et celle des remparts d’Occident aux habitants de la Cité sainte. »

Éden, le berceau de l’éternelle lumière, commençait à peine à la voir jaillir de son sein comme un torrent de gloire, sous l’influence d’un astre inconnu dans le temps, que déjà ses remparts étaient couverts de preux chevaliers, tout brûlants des feux de la guerre d’Amour.

 

Armée de l’Orient d’Éden.

 

À l’Orient, les guerriers des campagnes formaient le front de l’armée ; l’Amour avait composé leur casque d’une branche d’olivier, leur bouclier d’une rose ; et leur cuirasse de ses feux : ils avaient la paix pour chaussure : sous leurs pas naissait l’éternelle félicité. Les fruits paradisiaques étaient leur arme offensive, et l’humble violette cueillie en Éden, leur arme défensive. Leur lance était une branche de lys surmontée d’une perle qui avait crû sur sa tige ; rien de comparable à sa beauté ne pouvait être trouvé hors de ce jardin mystérieux. Un myrte fleuri fécondé par l’Amour, leur servait d’étendard.

Le centre de l’armée était composé de tous les enfants des guerriers, portant sur leur tête des corbeilles de fruits ; ils chantaient tous suivant l’impulsion de leur cœur : – « Nos ennemis nous demandent une beauté, nous leur en amenons mille ; ils se sont fatigués pour réunir les machines les plus formidables, afin d’assurer notre perte ; ils arrosent de leurs sueurs le pied de nos remparts, ils veulent en saper les fondements, et nous accourons chargés de ce que nos champs produisent de meilleur, pour les soulager dans leurs peines et assurer leur bonheur. Nous creuserons sur nos murs de petits canaux pour faire couler dans leur camp le lait frais du matin ; nous leur ferons également parvenir les vins les plus précieux ; nous leur enverrons par torrent le miel amassé dans nos parterres et embaumé de l’essence des fleurs les plus suaves ; sa douceur les invitera à se baisser pour en goûter ; ils seront délicieusement enivrés de son parfum. Les fruits que nous leur prodiguerons les délasseront de leurs fatigues ; nous y joindrons avec profusion l’ambroisie et les aromates les plus rares et les plus propres à les fortifier. »

Les jeunes filles qui formaient l’arrière-garde de l’armée chantaient animées du même esprit ; elles agitaient des guirlandes de fleurs, elles montraient avec transport des couronnes de myrte et de laurier ; nul ne pouvait entendre leurs accents sans être pénétré de leur feu d’Amour. – « Arrivez, guerriers terribles qui vous croyez invincibles, nous venons pour couronner votre victoire, nous venons semer des fleurs sous vos pas, nous venons vous offrir ce que nous avons de plus cher ! » – Et lorsque leur voix harmonieuse se mêlait aux instruments de musique, on n’entendait plus que le chant de la guerre, mais de la guerre d’amour!.... Dans le lointain les vieillards répétaient par intervalles : – « Nous vous offrons les jeunes beautés qui sont l’ornement de nos campagnes ; leur innocence fait leur parure, leur cœur n’est mû que par les plus purs sentiments. »

 

Armée du Nord d’Éden.

 

Au Nord, les guerriers assemblés sur les remparts, y réunissaient ce que leur industrie avait pu produire de plus riche et de plus magnifique. Les vieillards, les femmes et les enfants, tous y étaient confondus, dans l’empressement qu’ils ressentaient de venir offrir leurs trésors à leurs ennemis. On y remarquait de splendides parures, enrichies des pierreries les plus précieuses, et l’œil restait étonné en contemplant tant de richesses entassées et tant de zèle à les offrir.

On ne pouvait distinguer l’armure de leurs guerriers, la sagesse divine l’entourait d’une nuée éblouissante, qui rivalisait par son éclat avec la pure lumière. Leur étendard était deux cœurs embrasés d’amour, supportés par la colombe, nommée, dans les mystères, LA PARFAITE. On remarquait, dans les mains des enfants, des frondes et des arcs, dont ils se servaient pour envoyer, sur les vaisseaux ennemis, les bijoux et les pierreries qu’ils ne pouvaient y porter eux-mêmes. Ces enfants, tout brûlants du feu d’amour, chantaient en chœur avec les jeunes vierges et les guerriers : – « Accourez du fond des mers, phalanges altérées de notre sang ; s’il vous est utile, nous sommes tous prêts à le répandre ; non-seulement nous sommes disposés à nous immoler pour vous, mais avant que votre main inflexible ait tranché le fil de nos jours, nous voulons, avec tous les habitants d’Éden, vous offrir nos trésors et le fruit de nos travaux ; nous voulons vous servir jusqu’au dernier soupir, et même, s’il est possible encore, nous voulons, après l’avoir rendu, que nos corps ensanglantés servent de trophées à votre victoire. »

 

Armée du Midi d’éden.

 

Les soldats des villes, chargés de la défense des remparts du Midi, n’avaient pas été moins empressés à se présenter revêtus de leur armure. L’amour était leur casque, la générosité leur bouclier ; ils avaient pour cuirasse le dévouement absolu pour le bonheur de leurs frères. Un rayon de gloire céleste formait leur chaussure ; partout où ils portaient leurs pas naissait la paix et l’abondance. Leur étendard était l’agneau sans tache, entouré d’une atmosphère lumineuse.

Leur train de guerre se composait de toutes leurs richesses : les bijoux les plus rares étaient partout étalés, les remparts en étaient éblouissants ; partout on remarquait des chefs-d’œuvre de la plus grande beauté. Les enfants, qui formaient le centre de l’armée, élevaient, en balançant dans leurs mains, des couronnes et des diadèmes d’or enchâssés de pierreries. Tout pénétrés du feu d’amour, ils chantaient avec ravissement : – « Nos ennemis courent après des richesses, nous en avons à leur offrir plus qu’ils n’en peuvent recevoir ; nous ne serons jamais plus satisfaits que de nous en dépouiller en leur faveur : si les parures que nous venons leur offrir ne leur semblent point assez belles, nos mères et nos sœurs s’empresseront d’en préparer de plus brillantes encore pour les en revêtir. » Les vieillards, qui composaient l’arrière-garde de l’armée, répétaient, animés du même esprit :  – « Le vœu des enfants d’Éden est de combler leurs ennemis de toutes sortes de richesses, et de sacrifier pour eux et leur vie et leur félicité pour toujours. »

 

Armée de l’Occident d’éden.

 

À l’Occident, les habitants de la cité sainte avaient suivi un tout autre plan de défense. Le front de l’armée se composait de leurs filles les plus belles, toutes vierges et pures comme la lumière qu’elles habitaient. Vêtues d’habillements somptueux, elles étaient assises sur des trônes d’or, couverts d’étoffes pourpre, parsemées de perles et de pierres précieuses ; les chevaliers qui les accompagnaient jouaient de la harpe tandis que les vierges chantaient des hymnes sacrés à l’honneur de l’Éternel. L’harmonie de ce concert était si sublime que nul ne pouvait l’entendre sans être embrasé d’amour !

Les Enfants qui formaient le centre de l’armée portaient des coupes d’or remplies du feu d’amour où brûlaient les parfums et l’encens offert par les habitants d’Éden. Ils chantaient animés du même esprit que les vierges ; leurs naïves expressions pénétraient tous les cœurs, elles s’élevaient jusqu’aux cieux. « Redoutable conquérant, disaient-ils, tu veux que devant toi tout fléchisse ; nous, nos sœurs et nos guerriers se sont-ils élevés au-dessus du dernier d’entre vous ? Tu veux nous embraser, tu veux que nous brûlions de ton feu ! Vois la flamme qui nous anime, vois nos cœurs consumés !.... As-tu un feu qui puisse ajouter au nôtre, ou même approcher de son ardeur ! Si nous descendons dans l’étang embrasé qui forme ton camp, tes furies brûlantes et les tisons ardents qu’elles dévorent ne seront-ils pas pour nous comme les glaçons durcis par les frimas que ballottent les mers des pôles ! Ce n’est point pour nous élever que nous vantons la primauté de notre feu, nous te l’apportons dans nos coupes, nous te supplions de le recevoir ! Si tu veux régner en Roi, où trouveras-tu plus de puissance ? Ton sceptre peut, il est vrai, tout consumer, mais ne serait-il pas à l’instant même anéanti par notre feu d’amour ? Écoute, ô ennemi que nous chérissons ! Nous ne venons opposer à ta colère que la mélodie de nos chants, et aux monstres qui peuplent ton abîme que nos vierges dans toute leur parure. Si pour faire ton bonheur, il faut qu’elles habitent avec tes furies ; si, enchainés à ton char, il faut que nous soyons nous-mêmes tes esclaves et que nos guerriers humiliés soient les derniers de tes serviteurs, nous venons tous nous présenter pour subir notre sort ! Nous t’apportons nos plus précieux trésors, nous t’apportons notre feu ! Vois L’étendard qui nous unit : deux cœurs réduits en un seul par l’amour, et toujours brûlant de ses feux. Ô combien tu connais peu le pouvoir de l’Amour ! Que tu es loin de le comprendre ! Devant lui, toutes tes furies infernales seraient en un instant métamorphosées en créatures paradisiaques, et nos vierges ne pourraient posséder en elles et par elles que leur époux glorieux ; et nous tes esclaves ! ne trouverions-nous pas, dans ton cœur embrasé et consumé de notre feu, toute la magnificence céleste, et toute la liberté des enfants de l’Amour ! Quant à nos guerriers, en s’humiliant devant toi, ils brilleraient du plus vif éclat, par l’effet même de ta victoire : car c’est en publiant ton triomphe qu’ils publieraient leur gloire !....

Les guerriers formaient ici l’arrière-garde de l’armée ; un simple diadème orné d’une perle, mais de la perle sans prix, leur servait de casque. La pure vérité était leur cuirasse, une larme leur tenait lieu de bouclier ; elle était produite par la douleur de voir leurs ennemis malheureux. L’abnégation leur servait de chaussure ; ils n’avaient qu’un but : la gloire et le bonheur éternel et temporel de leurs frères ; aussi les maux disparaissaient partout où ils portaient leurs pas, et tous les êtres tressaillant d’allégresse se demandaient, dans l’excès de leur joie, si jamais ces maux et l’enfer lui‑même avaient existé ! Une lance brisée était leur seule arme ; c’est appuyés sur ses débris qu’ils attendaient le signal du combat. Le pur amour était leur étendard !....

Le roi d’Éden, porté sur un char de lumière, avait parcouru tous les remparts ; semblable à un rayon de la divine aurore, il avait tout animé d’un nouveau feu ! Il ne rompit le silence que pour donner le mot d’ordre, mais qu’il est éloquent ce Roi magnanime, lorsqu’il se tait ! C’est alors qu’il se fait mieux entendre de tous les siens, c’est alors qu’il les pénètre, pour les transformer en autant d’êtres célestes ! C’est alors qu’il embrase de son feu et qu’il rend le dernier de tous aussi grand et aussi invincible que lui-même.

 

 

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CHANT IVme.

 

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Attaque.

 

LE soleil recevait à peine sa couronne de lumière des mains de la nature que déjà les puissances infernales faisaient entendre le fameux signal ! La trompette qui l’annonça fit frémir jusqu’aux monts, la terre fut ébranlée jusque dans ses fondements, et les rochers, en chancelant, s’écroulèrent avec fracas. La mer cessa de respecter ses rives, elle semblait, en les couvrant, vouloir les engloutir à jamais ! Les aquilons s’élancèrent hors de leurs antres avec d’autant plus de furie qu’ils y avaient été plus longtemps comprimés. Les volcans ne peuvent point assez fournir de feu et de bitume, ils vomissent jusqu’aux entrailles de la terre ! L’abîme enfin dans l’abîme n’est plus trouvé, il est partout, et c’est dans l’espace que l’on voit planer et ses monstres et ses furies, exerçant des ravages épouvantables.

Tous les éléments déchaînés fondent comme une tempête affreuse sur le paisible Éden. Les redoutables moyens d’attaque sont partout mis en jeu, et partout ses remparts sont renversés sans que nul des enfants d’Éden s’oppose aux efforts redoublés des soldats de Satan. Partout la brèche est ouverte, et bientôt les généreux guerriers de l’Amour n’ont plus d’autres retranchements que les ruines de leurs tours renversées. Tant de désastres cependant ne peuvent abattre leur courage, la crainte est un sentiment que leur cœur ne connut jamais ; on les voit, au contraire, animés d’une céleste vaillance, faire couler sur les décombres les plus précieux nectars, ils les couvrent des fruits qu’ils apportent à ces farouches assaillants, ils se précipitent sur la brèche pour leur offrir leurs plus précieux trésors ; ils vont eux-mêmes placer des couronnes sur la tête des vainqueurs, et c’est de caresses et de baisers qu’ils accablent ceux qui, gravissant les ruines, arrivent dans les régions de l’amour et de la paix !

 

Combat d’Orient.

 

Les guerriers de la seconde cohorte des puissances terrestres furent les premiers qui envahirent Éden, ils moissonnaient déjà les fruits de leur victoire ; chacun des enfants de l’Amour leur prodiguait trésors et caresses ; trop fortunés vainqueurs, ils s’enivraient et de triomphe et de gloire ! Ils ne pouvaient que présager un éternel bonheur ; il ne se présentait plus devant eux que la coupe des plaisirs ; lorsque tout-à-coup la fumée du carnage qui s’exerçait dans leur propre camp s’éleva jusqu’à eux, elle vint empoisonner la félicité qu’ils croyaient posséder pour toujours. La trompette, en sonnant l’alarme dans la plaine d’Orient, leur annonce qu’il faut quitter les régions de la paix pour aller réprimer les désordres de leurs propres guerriers. Le furieux Mammouth, avant que de sentir l’éperon, avait pris sa course impétueuse, renversant et foulant et ses chefs et ses soldats ; il voulait, sur leurs cadavres mutilés, arriver à l’ennemi ; seul il veut combattre, seul il se croit digne de vaincre. Il méconnaît jusqu’aux guerriers qui, déjà couverts de gloire, ne reparaissent que pour rétablir l’ordre ; loin de les écouter, il les rend, au contraire, victimes de leur zèle ; il fait voler en éclat leur armure ! Tout allait périr sous sa dent meurtrière, il menaçait de tout anéantir, et rien ne s’opposait plus à sa puissance ! Il n’est pas le seul qui contribue au désordre ; le Tigre contre le Tigre déploie toute sa fureur ; tous les animaux déchaînés voient, au milieu de leur rage, un ennemi dans chacun de leurs semblables, ils se déchirent, ils se dévorent, et la mort allait tout engloutir, lorsque quelques-uns des plus faibles trouvent leur salut dans la fuite.

Les Mammouths restés seuls dirigent contre les Mammouths leur colère enflammée ; la plaine où ils exercent leurs ravages ressemble à ces mers agitées, dans le fort de la tempête, lorsque les lames roulantes viennent à l’envi se briser l’une contre l’autre ; c’est ainsi qu’on voyait ces fougueux animaux se renverser, se relever, puis se renverser encore, acquérant de la fureur en raison du sang qu’ils perdaient, et cette même fureur, qui bientôt seule circule dans leurs veines, fait qu’ils ne cessent de combattre qu’en cessant d’exister!

 

Combat du Nord.

 

Au Nord, le Léviathan exerce encore plus de ravages, il méconnaît et les chefs qui le guident et les monstres qui combattent à ses côtés ; il répandait partout le désordre et l’effroi ; il brisait de sa queue les montagnes de glace qu’il avait accumulées ; il lançait leurs débris contre les frêles navires qui, embossés sous les remparts, en sapaient déjà les fondements, et bientôt toutes ces flottes innombrables sont écrasées et confondues dans les ruines des bastions qu’elles venaient de renverser.

Les guerriers d’Éden descendent en vain dans la brèche pour secourir les malheureuses victimes de tant de désastres ; ils ne peuvent en sauver aucune ! Les glaces, agitées par la vague, et encore plus par les monstres furibonds, avaient anéanti toutes ces formidables escadres, et avec elles les soldats qui les montaient : Les Léviathans se délectent dans un semblable désordre, ils y retrouvent leur élément ; ils croient avoir vaincu et, pour saisir leur proie, ils gravissent les montagnes de glace qu’ils ont entassées ; mais elles s’enfoncent et par leur froissement les mettent en pièces en les entraînant dans l’abîme ; les flots, après les avoir engloutis, s’empressent à les vomir, et la lumière pâlit en les voyant reparaître ! De rage et de fureur animés ils montent l’un sur l’autre pour arriver à l’ennemi ; ils vont saisir leur proie !.... Lorsque ceux qui les supportent, jaloux de se voir précédés sur la brèche, déchirent les vainqueurs de leurs dents meurtrières, ils les couvrent d’un torrent de venin empoisonné. La vengeance qui naît de la vengeance a bientôt rendu l’onde témoin du plus horrible carnage. En vain les chefs de l’armée, par un dernier effort, veulent arrêter ce désastre, ils ne font que hâter l’instant de leur perte ; eux et les guerriers qui les environnent sont méconnus ; excepté les poissons les plus timides qui ont pris la fuite, tout est dévoré ou détruit ; et bientôt le dernier des Léviathans, après avoir donné la mort au dernier vaincu, reste seul, luttant contre les horreurs du trépas dans une mer qui, noircie par son sang, blanchissait sous les bonds qu’il faisait pour échapper à la mort.

 

Combat du Midi.

 

Au Midi, les Griffons, n’écoutant d’autre loi que leur impétuosité, avaient brisé leurs chaînes et entraîné leurs cavaliers ; un ordre pour eux est une insulte, l’aiguillon une attaque ; ils déchirent celui qui le fait sentir ! Furieux, ils s’élèvent au-dessus des abîmes ténébreux qui servaient de retranchement à leur camp ; ils y précipitent tout ce qui s’oppose à leur volonté ; seuls ils volent au combat ; seuls ils se croient dignes de disputer la victoire. Cependant les aigles et les guerriers qui les animaient planaient au-dessus des murs d’Éden ; les oiseaux de toute espèce les suivaient dans leur vol hardi ; les chefs indiquaient déjà les lieux où il fallait descendre, la victoire paraissait assurée, lorsque l’aigle, dont le regard intrépide avait toujours bravé l’astre le plus éclatant, résiste aux ordres qu’il reçoit ; ébloui par l’atmosphère lumineuse qui entoure l’agneau, il met le désordre dans tous les rangs des guerriers, et c’est à l’instant où leurs chefs s’efforcent de les rallier qu’arrivent les turbulents Griffons : ceux-ci, jaloux de se voir précédés par les aigles qui leur sont si inférieurs en force et en courage, les renversent et avec eux leurs guerriers.

Les aquilons déchaînés dans toute leur furie exerçaient partout des ravages épouvantables ; après avoir ébranlé les fondements de la terre, ils soulevaient de leurs puissants leviers les remparts d’Éden, et c’est à l’instant où ils les renversent avec fracas que les aigles et leurs guerriers sont précipités pêle-mêle parmi les décombres.

Les chefs qui survivent font sonner la retraite pour rallier les débris échappés au carnage. Ils enchaînent de nouveau les Griffons, ils veulent les soumettre au joug, ils veulent leur dicter des lois ; mais ces monstres exaspérés ne veulent rien entendre, ils veulent être libres et combattre sans frein.

Le temps se passe en débats ; les aquilons déchaînés ne connaissent point ces lenteurs. Après avoir ébranlé les fondements d’Éden, détruit ses remparts, renversé ses bastions, ils soulèvent les sables brûlants de leur propre camp, et l’air n’est bientôt plus qu’un épais nuage de poussière embrasée. Les oiseaux qui ne peuvent fuir trouvent dans ce conflit une mort assurée. Les guerriers les plus intrépides sont enfouis et étouffés par les tourbillons de feu, de sable et de fumée. Les Griffons seuls bravent tous ces dangers ; ils respirent même avec plaisir cette atmosphère desséchée ; ils cherchent un ennemi, une proie qu’ils puissent dévorer ; çà et là ils s’élancent d’un vol incertain et, dans la rage qu’ils éprouvent de ne point rencontrer de combattants, ils se déchirent, ils se dévorent entr’eux, et tous ensemble tombent dans les décombres des citadelles, où les cadavres entassés de leurs guerriers éprouvaient encore les tortures et les angoisses de la mort.

 

Combat du Couchant.

 

Au Couchant, l’attaque avait été bien plus terrible ! Une partie des assiégeants, portés sur leurs Dragons, avaient élevé des tourbillons de feu qu’ils faisaient pleuvoir sur les plaines d’Éden, mais les enfants les recevaient dans leurs coupes, et le feu d’amour qu’elles contenaient dévorait celui des Dragons et de leurs guerriers ! D’autres étaient descendus aux pieds des remparts qu’ils avaient embrasés, en les frappant avec leur sceptre. La tranchée est partout ouverte, et les monstres s’élancent de leur étang de feu ; ils se roulent à l’envi dans ses flots enflammés jusqu’à l’entrée de la brèche ; ils vont, en la gravissant, déployer leur fureur jusqu’au pied des Vierges qui composent le front de l’armée. Celles-ci, sans s’émouvoir, continuent leurs chants célestes ; l’âme agrandie par le danger, elles sentent doubler leur courage et s’accroître la mélodie de leurs hymnes sacrés ! Les monstres étonnés s’arrêtent ; ils éprouvent pour la première fois un sentiment qu’ils ne peuvent définir ; leurs sens sont enivrés, et tout leur être reçoit une chaîne dont ils savourent la douceur. Ils écoutent avec saisissement la voix harmonieuse des vierges ; vaincus par leur beauté, ils restent dans un état d’extase et de stupeur qui tend au délire.

Les guerriers qui planaient dans les airs et ceux qui avaient incendié les remparts par la puissance de leur sceptre, chantaient déjà et leur gloire et leur triomphe ! Réunis sous la conduite de leur chef, ils se disposaient à prendre possession d’Éden qu’ils croyaient avoir vaincu. La trompette qui annonce leur victoire prématurée ouvre la marche ; ils gravissent les ruines des remparts, et au milieu de leurs cris de joie ils arrivent près des monstres qu’ils trouvent endormis, enivrés par le plaisir. Ils les éveillent, ils les excitent au combat ; mais c’est en vain, leurs sens sont trop épris : loin d’obéir, ils s’élèvent avec rage contre leurs propres chefs ; ils les saisissent, ils les accablent par la pesanteur de leur corps informe ; ils les renversent, et tous ensemble roulent à travers les décombres jusque dans l’étang embrasé. Les monstres furibonds ne lâchent point une proie qu’ils croient dans leur délire avoir ravie à Éden, et ils dévorent leurs propres guerriers ! Le Roi des Rois, malgré tous ses efforts pour arrêter ce désastre, éprouva son impuissance ; à ses yeux, l’abîme engloutit la plupart de ses soldats. Exaspéré des résistances qu’il éprouve, il anime son Dragon, il parcourt tous les points d’attaque, rassemble les guerriers que le gouffre n’a point engloutis, se met à leur tête et retourne à l’assaut ; il pénètre sans obstacles jusques dans les champs d’Éden ; un rayon d’espoir vient ranimer son courage ! Il voit la victoire sous les drapeaux.

 

Satan prend son sceptre.

 

Le premier de son sceptre il frappe l’enseigne fameuse et son sceptre est anéanti ! Les guerriers saisis d’effroi se refusent à la charge, ils n’entendent point l’ordre qui leur en est donné, chacun craint de perdre son signe de royauté. Alors ce chef forcené les presse, les harangue avec force, il leur montre des enfants ! Et la honte de fuir devant eux, encore plus que le désir de la gloire, les force au combat. Ils avancent, et bientôt ils sont en face de ces enfants de l’Amour qui leur tendent les bras, chantant des hymnes à leur honneur. – « Venez, les bien-aimés de nos cœurs, venez partager notre demeure ! Tout notre bonheur est de contribuer à votre gloire et de vous offrir nos plus précieux trésors. » Étonnés d’un pareil discours, ces fougueux assaillants ne savent s’il faut redouter un piège ou commencer le carnage. Satan, voyant qu’ils hésitaient, entre dans le plus inexprimable courroux. – « Lâches, s’écrie-t-il, si vous craignez leur feu, renversez leurs coupes et bientôt vous les verrez tomber sous vos coups, sans qu’aucun de vous ait à redouter la perte de son sceptre! » Les enfants n’attendent point, eux-mêmes ils obéissent ! Et le feu d’amour ruisselant sur la terre atteint les assaillants ; il s’attache à leur armure, elle fond à son ardeur, et leur sceptre lui-même est à l’instant consumé. Honteux de leur nudité, honteux de se voir sans armes et sans titre, ces guerriers épouvantés fuient dans leurs gouffres ténébreux pour y cacher leur humiliation et leur opprobre.

 

 

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CHANT Vme.

 

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Vengeance de Satan vaincu.

 

SATAN, dans son horrible désespoir, veut se venger, même en succombant, et sa vengeance ne peut tomber que sur les siens ! Il les accable de toute son exécration. Pour faire usage des droits qui lui restent, il évoque la colère, il lui ordonne de comprimer les monstres, de les emprisonner, et de les réduire plus bas que les reptiles. Ce sont eux qui aujourd’hui forment tous les animaux à coquillage, soit dans les mers, soit dans les fleuves, soit enfin dans les entrailles de la terre où ils composent ces vastes et éternelles couches qui nous étonnent autant par la forme de leurs coquilles que par leur immensité. Il ordonne ensuite à la mort de monter en croupe sur son Dragon, et avec elle il va parcourir tous les autres points d’attaque.

 

Désastre de l’Orient.

 

Il arrive au camp d’Orient qu’il trouve encombré d’une quantité inouïe de cadavres déchirés. La mort s’extasie à l’aspect de sa pâture ; mais Satan frémit en voyant tant de fidèles serviteurs inutilement sacrifiés ; pour la première fois il semble s’apitoyer ; il déplore surtout le sort des intéressants guerriers armés en enfants d’amour ; leurs figures n’étaient point altérées par les terribles coups de la mort. Une partie des fleurs et des fruits qui formaient leur armure couvrait encore avec grâce leurs formes séduisantes ; le reste, répandu çà et là sur le champ de bataille, semblait vouloir changer ce triste lieu de carnage en un parterre émaillé de fleurs. Continuant de parcourir ces champs d’horreur que tant de massacres avaient illustrés pour toujours, il arrive près du dernier Mammouth qui était à son dernier soupir ; en le rendant, il cherchait encore à se dévorer lui-même ! Ce triste monarque, pour se venger des maux que ce monstre avait occasionnés, le maudit ; il ordonne à la mort de l’engloutir, lui et sa race, à jamais.

 

Désastre du Nord.

 

Il se transporte de là au camp du Nord. En y arrivant, la mort elle-même ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment d’horreur, malgré l’excès de joie qu’elle éprouve à la vue de la multitude de cadavres dont les flots étaient couverts. Quelques-uns, froissés par les glaces et les fragments des vaisseaux, étaient si horriblement mutilés qu’on ne reconnaissait pas même à quelle famille ils appartenaient. Les Léviathans et les monstres, quoique morts depuis longtemps, agitaient encore les flots par les mouvements convulsifs de leurs queues, et leurs mâchoires béantes broyaient indistinctement et les cadavres et les débris des vaisseaux que la vague y apportait.

La mer dans son bouleversement se présentait sous un aspect effrayant ; ses flots semblaient ne se calmer que pour laisser lire, sur leur surface brisée et sanglante, toute l’horreur de cette journée : là, c’était un chef tenant encore les débris de son trident ; les lames le montraient et le cachaient aussitôt, comme pour voiler sa honte. Ici, c’était un monstre à moitié dévoré, tenant lui-même dans sa gueule un autre monstre expirant dans les angoisses. Là enfin c’était les restes épars des tristes habitants de la terre ! Ces malheureux, apportés par leurs frêles navires, paraissaient n’être venus que pour publier, par leur désastre, leur faiblesse, leur vanité et l’impuissance de leurs blasphèmes.

Satan, bouillonnant de colère, cherche quel peut être l’auteur de tant de maux ! Il n’a garde de se voir lui-même ; il promène lentement un œil sombre et sinistre sur tout ce qui l’environne, il le fixe sur les Léviathans, il les indique à la mort pour qu’elle les fasse disparaître, et dès ce jour leur race a fini d’exister.

 

Désastre du Midi.

 

Accablé de désespoir et de rage, le monarque éperdu oublie la marche qu’il doit suivre ! Où ira-t-il ? Il n’a que trop vu ! Cependant son Dragon a reçu l’ordre et il le transporte dans le camp des puissances aériennes. Là s’anéantit jusqu’à la moindre de ses espérances ! On aperçoit peu de cadavres, les décombres des remparts d’Éden et les sables brûlants du camp ont tout enfoui ; mais les ravages des aquilons présentent une scène d’horreur impossible à d’écrire. Le camp, au lieu d’une plaine unie, n’offre plus que des gouffres entr’ouverts, ou des montagnes de sable entremêlées de cadavres impitoyablement déchirés. Les vents étaient calmés, les soupirs des mourants étaient étouffés ! la vie avait disparu !

Ô silence de la mort, plus affreux que les cris de la douleur, tu n’étais point sans éloquence ! On croyait encore entendre le chant des oiseaux qui naguère embellissaient ces lieux et ravissaient tous les êtres par leur mélodieuse harmonie ! Une voix mystérieuse semblait sortir de ces amas de poussière et dire à tous que là était enseveli l’ornement et la gloire de la nature !

........ Scènes d’horreur, et vous, fléaux, qui désolez la terre, dites-nous ce que les éléments, dans ce silence horrible qui succède aux grandes catastrophes, retracent des maux qu’eux-mêmes ont occasionnés?.... Dans tous ces champs de carnage, les guerriers étaient engloutis, mais ni la terre, ni les flots, ni les gouffres embrasés n’enchaînaient point leurs mânes immortels ; çà et là on les voyait errants, ils indiquaient à l’œil plein d’effroi des armes fracassées, de sang encore dégouttantes ; ils montraient de larges blessures, ouvertes par la colère et envenimées par la haine et la vengeance. Les furies, qui avaient animé tous ces farouches combattants, n’étaient point anéanties, elles planaient dans l’espace, elles y étaient menaçantes, et Satan lui-même en paraissait intimidé. En vain ce fauteur exécrable de tant de maux cherche sous ses pas un être qui donne quelque signe de vie ! Les gémissements, les angoisses même d’une victime expirante, eussent peut-être calmé son horrible désespoir ! Cependant au pied des bastions, dans un amas informe de sang et de membres divisés, respirait le dernier des Griffons, ne luttant contre la mort que dans l’espoir de la donner encore. À ses griffes sanglantes étaient suspendus les restes de ses propres guerriers ; à son bec on voyait les débris de leurs armures ; dans son regard, on lisait la rage toujours naissante qui l’avait animé. Satan, en commandant à la mort de le dévorer, éprouve quelque soulagement ; il veut que ni lui ni les siens ne reparaissent jamais au nombre des vivants.

 

Destruction des monstres et des races d’animaux qui ne se retrouvent plus sur la terre.

 

Ainsi périrent ces animaux terribles, dont les races ne sont plus retrouvées sur la terre ! Ainsi fut exterminée, et dans ce même jour, une multitude innombrable de différentes espèces d’êtres dont on ne retrouve plus que quelques débris pétrifiés ou conservés par les glaces. Il n’y eut d’épargné, dans ce désastre général, que les animaux les plus faibles et les plus timides, parce que, dès le commencement du combat, ils trouvèrent leur salut dans la fuite. Quant aux races formidables des enfants de Lucifer et de Satan, noirs, à figure humaine, armées de queues et de cornes, qui avaient régné si longtemps sur le globe, toutes furent anéanties ! La terre et les pierres réclamèrent ce qui leur appartenait; leurs os, en s’identifiant avec ces dernières, leurs premiers éléments, disparurent de leur sein, et leurs formes n’y furent plus distinguées.

Cependant la terre, en nous ouvrant son sein, nous montre quelques-uns des débris des derniers animaux exterminés, dont les os ne sont point encore entièrement confondus avec la pierre qui les réclame. Les traditions nous transmettent une partie de leurs hauts faits ; les monuments les plus antiques nous retracent quelques-unes de leurs images ; car la volonté de l’homme, en opposant colère à colère, a forcé de tout temps l’art à fixer sur le marbre le souvenir de leur existence. Les races, toujours jalouses de transmettre leur histoire à la postérité la plus reculée, nous ont laissé partout les traces, soit des anges de ténèbres, soit des monstres qui ont habité la terre, et dont le grand Destructeur aurait voulu, pour ne pas être couvert de honte, anéantir jusqu’à la mémoire !

Irrité de la conduite de ses propres enfants, Satan les renia dans sa colère, il les enchaîna au centre de l’abîme, et jura que ceux qu’il appellerait dans la suite sur la terre pour composer sa race, n’auraient plus ni cornes ni queues, et qu’ils seraient privés de cette longévité qui approchait de l’état des êtres immortels. Lui-même, confus de sa défaite, après avoir abandonné à la corruption les débris de son armée, se retira avec quelques restes de ses soldats au sein des plus affreuses ténèbres, où il espérait trouver quelque soulagement à ses inexprimables tortures.

 

 

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CHANT VIme.

 

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Retraite triomphante des enfants d’Éden.

 

CEPENDANT, le plus grand ordre n’avait pas cessé de régner en Éden ; et avant que la lumière se fût refugiée dans son asile mystérieux, le signal de la retraite s’était fait entendre sur les quatre parties des remparts. Les enfants guidaient les vierges et les guerriers dans le chemin qui conduit à la Cité sainte ; ils chantaient des hymnes à la gloire de leur Roi victorieux, et les jeunes filles qui répétaient leurs chants en augmentaient la mélodie par l’inexprimable douceur de leur voix.

Les guerriers méditaient en silence sur cet évènement, et les plus âgés d’entre eux disaient à voix entrecoupée : – « Ces étrangers s’étaient rassemblés des points les plus reculés de l’espace, ils avaient amené ce que leur génie avait inventé de plus formidable, ce que leur esprit avait conçu de plus terrible ; mais l’Éternel les a vaincus par leurs propres moyens. Eux-mêmes se sont donné la mort, leurs monstres les ont dévorés, les éléments qu’ils avaient évoqués les ont engloutis ! Il n’y a que toi, ô Tout-Puissant, qui aies pu opérer ces merveilles ! Quant à nous, qui sommes tes enfants, nous avons vu ta puissance, nous avons vu briller ta gloire, et cela nous a suffi, car nous ne pouvons que désirer l’accomplissement de ta volonté ! Nous avons vu nos ennemis venir de loin, et leur approche ne nous a point effrayés ; nous avons suivi ton impulsion, nous leur avons ouvert les bras, nous sommes allés à leur rencontre aussi loin que tu nous l’as permis ! Nous nous fussions trouvés heureux de les recevoir à notre table, de les y voir même assis à notre place, et de les servir comme leurs esclaves ; mais, ô Éternel ! tu ne les as pas trouvés dignes de franchir la limite qui nous sépare, et tu as anéanti leur race à jamais !

« Ce n’est point parce que la victoire nous est restée que nous te remercions, ô Dieu Amour ! Ce n’est point de la perte de nos ennemis que nos enfants et nos vierges se réjouissent, c’est de ton triomphe, ô toi, seul et unique vainqueur ! Leur allégresse vient de ce que l’éclat de ta gloire rejaillit sur eux et les enivre des plus pures délices. »

Bientôt, des quatre remparts, les phalanges victorieuses arrivent aux portes de la Cité sainte ; avant de les ouvrir, la sentinelle demande le mot d’ordre, le Roi d’Éden ordonne qu’il soit prononcé, et l’air retentit de ces mots : AMOUR ET DOUCEUR.

 

Victoire des enfants d’Éden révoquée en doute.

 

Le Roi ordonne encore à la sentinelle de demander, avant d’ouvrir les portes, le mot d’ordre de l’ennemi, mais personne ne peut répondre, et les portes demeurent fermées. La consternation devient générale ; des hérauts parcourent l’enceinte de la Cité, ils annoncent que celui seul qui pourra donner le mot d’ordre de l’ennemi prouvera qu’il a vaincu, qu’il serait introduit le premier en triomphe et présenté à la jeune vierge, la reine d’Éden, et à son futur époux ; qu’il serait enfin comblé et d’honneur et de gloire.

 

Triomphe de l’animalité.

 

Il ne se trouva personne ni au Couchant, ni au Midi, ni au Nord ; mais l’Orient fournit un vainqueur ! L’un des animaux qui combattait, sous les étendards de Satan, pour les puissances terrestres, parvenu sur les remparts, s’était mêlé avec les guerriers d’Éden, où il était demeuré inconnu à cause de la conformité de son armure. Ayant rompu sa lance en escaladant les remparts, on ne remarquait point qu’il y manquait la perle. Favorisé d’ailleurs par l’inexorable justice qui déclare, dans le secret de ses jugements, qu’il n’est point arrivé au milieu des enfants de l’Amour sans en avoir reçu le pouvoir de la puissance suprême, il se présente aux hérauts et déclare qu’ayant vaincu il possède le mot d’ordre. Il fut aussitôt introduit vers la sentinelle pour le révéler ; les hérauts furent chargés de le publier, et chacun frémit en l’entendant : MORT ET CORRUPTION était la devise du farouche assaillant. Avant de faire ouvrir les portes, le Roi d’Éden défendit de prononcer ces mots terribles dans l’enceinte de la Cité, et même il commande de les oublier pour toujours.

Le guerrier victorieux fut amené en triomphe jusqu’aux portes du palais, et l’époux futur vint le recevoir pour l’introduire au pied du trône où était la jeune vierge destinée à être la reine et la splendeur d’Éden. Or, c’est elle-même qui était l’objet du combat terrible qui venait de se livrer.

Un festin splendide avait été préparé pour tous les soldats d’Éden, et un animal y fut appelé pour occuper le premier rang. Ce fut entre l’époux et l’épouse que sa victoire le fit asseoir ! Mystérieuse et trop funeste division, que les enfants de la terre connaissent d’autant moins qu’ils occupent tous aujourd’hui la même place !... La jeune vierge, après l’avoir félicité, lui posa sur la tête une couronne de gloire, et tous les convives, dont le nombre était incalculable, rendirent honneur au fortuné guerrier ! Tous éprouvaient la joie la plus vive, les vieillards seuls y prenaient part avec peine.

L’astucieux vainqueur, ravi de son heureux destin, s’entretenait avec la jeune vierge qui lui dévoile son cœur, aussi loin que s’est étendue la victoire des puissances terrestres. Mais par un mystère inconnu, l’Amour veillait à ce qui appartenait à l’Amour, car l’Amour n’avait point été vaincu, et rien de son domaine ne pouvait être livré. Déjà un voile impénétrable cachait Éden en Éden même ! Il dérobait l’épouse à l’épouse, à son vainqueur !... Cependant l’heureux guerrier poursuivait sa proie, et le rempart qui la lui ravit, le tombeau qui la renferma et que seul il saisit, ne l’empêchèrent pas d’en reconnaître toute la valeur et d’en voir toute la beauté ! Il se prépare à porter le coup fatal, si funeste à Éden, si funeste à lui-même, si funeste à tout ! Esclave de Satan qui l’inspirait, il n’obéissait plus qu’à son impulsion.

Il témoigne à la jeune vierge son étonnement de ce que ni elle ni son futur époux ne goûtaient point aux fruits de la terre, tandis que tous en savouraient les douceurs et que, transporté d’allégresse, chacun se livrait aux plaisirs et à la joie. – « Nous ne devons toucher à rien de créé, jusqu’à ce qu’ayant triomphé sur toute la nature, nous ne puissions plus être dominés par elle. Nous recevons une nourriture céleste, au moyen de laquelle nous participons aux vertus et essences de notre père ; c’est par elle que nous atteignons partout dans la nature, excepté au centre mystérieux que notre père s’est réservé, et que nous ne devons connaître, saisir et goûter qu’en lui et par lui. Nous ne mangerons donc de tous les fruits d’Éden que lorsque, établis Rois à perpétuité, leurs vertus et qualités procéderont de nous ; tandis qu’aujourd’hui ce serait nous qui procéderions d’eux si nous nous nourrissions de leurs essences ; et de Roi de la création nous deviendrions ses esclaves. Tous les habitants d’Éden sont dans l’attente de l’accomplissement du plus grand des mystères, la réunion DE L’ÉPOUX ET DE L’ÉPOUSE ! Pour que l’époux et moi ne fassions qu’un, comme notre Père céleste n’est qu’un, comme l’Élohim victorieux, l’image inconnue, n’est qu’un ! Alors seulement aura lieu notre triomphe, et nous serons confirmés dans l’état de perfection pour lequel et dans lequel nous avons été créés dès le principe !... Oui ! créés deux en un seul être! » – « Ô beauté, céleste essence de la sagesse même ! dans la profondeur des mystères on vous nomme SOPHIE, LA COLOMBE, LA PARFAITE ! Vous commandez à l’univers entier, et jusqu’à son créateur est épris de vos charmes ; pourquoi craindriez-vous donc de vous désaltérer aux fontaines d’Éden, et de vous nourrir de tous les fruits qui croissent dans ses jardins ? Si quelques germes imparfaits tendent encore à y reparaître, votre sagesse et votre vertu ne sauront-elles pas en triompher ? Vous vaincrez votre ennemi dans ses essences, vous surmonterez tout ce qui s’oppose à votre parfaite félicité, et la couronne que vous acquerrez sera immortelle. Le mal sera soumis à votre puissance, vous lui commanderez en souveraine, et le vrai bien vous sera connu. » – Il lui présente alors la pomme qu’il avait reçue du Prince du mensonge. – « Voici un fruit que je vous ai conservé du repas, mangez-le comme un rafraîchissement salutaire. »

La beauté de ce fruit était incomparable, et son goût semblait égaler sa beauté ; les paroles du tentateur étaient captieuses, et l’épouse mangea le fruit, et par elle son époux.

Ils ne l’eurent pas plutôt reçu qu’ils inqualifièrent avec son essence ; les puissances terrestres germèrent dans tout leur être, et rien n’y fut plus trouvé qui ne procédât d’elles. Leurs yeux, qui jusqu’alors n’avaient rien pu voir que de paradisiaque, furent ouverts à une région toute différente ; et tout ce qui appartenait au domaine de l’AMOUR leur fut irrévocablement fermé.

Déjà tous les guerriers d’Éden s’étaient retirés dans l’asile inconnu ; ils avaient disparu comme la lumière devant les noires ténèbres ! Le temps fut leur voile, tout ce qui est dans le temps fut leur tombeau ! Et Éden lui-même n’était plus en Éden !....

Les malheureuses victimes ne s’aperçurent de ce qui se passait autour d’elles que lorsqu’elles ne purent plus se regarder sans honte. Elles n’osent s’interroger sur leur état, tant il leur semble déplorable ! Déjà leur vainqueur les avait entourés de la terrible chaîne qu’avait forgée SATAN ! Sur chacun de ses anneaux étaient gravés les mots affreux MORT et CORRUPTION. Or, cette chaîne était le corps animal, passé sous la loi d’orgueil et de colère, celui que tous les habitants de la terre revêtent aujourd’hui. Quant au corps paradisiaque qu’ils avaient habité jusqu’à ce jour désastreux, il ne fut plus trouvé nulle part, tant était impénétrable la prison qui l’avait englouti. Cependant, tout resta en tout, car les œuvres de l’Éternel sont indestructibles, et rien ne peut en ternir ni la pureté, ni l’éclat !

Ô mystère insondable ! l’épouse, la gloire et la splendeur d’Éden passe dans le temps ; son époux, l’Élohim par lequel tout est créé, la suit dans ce sépulcre, et un animal, instrument inerte, voile cet acte de la création ! Un cercle de passions et de facultés compose ce corps animal, seul connu dans le temps ; là il reçoit le vêtement de peau des essences de la terre, et il est nommé SERPENT parce que, semblable à ce reptile dégoûtant, le moi est toujours rampant et pivotant sur lui-même. Ennemi constant de ses prisonniers, il est condamné à en recevoir la mort aussitôt qu’il cesse de la leur donner. Il a le mensonge fixé sur les lèvres et la corruption dans son cœur.

Le serpent, devenu être temporel, n’en conserva pas moins toute sa subtilité, ce qu’il prouva en consommant son œuvre. Voyant ses victimes honteuses de leur dégradation, il les flatte par l’espoir d’une souveraineté imaginaire. Il leur promet, si elles veulent faire leur royaume de ce monde et adorer son prince, de les faire participer à une gloire bien supérieure à celle qui venait de leur être ravie.

Les infortunés captifs, se couvrant de plus en plus d’ignominie, marchent sur les traces limoneuses de leur vainqueur ; alors, EUX-MÊMES, ils le suivent dans ses détours sinueux, ils arrivent, à travers les décombres d’Éden, à la ténébreuse retraite du Roi des Rois détrôné. Ses gardes consternés étaient couchés sur la cendre, l’excès de leur désespoir ne leur permettait plus de veiller à sa sûreté ; ils ne voient ni le serpent ni ses esclaves qui pénètrent sans obstacle jusqu’aux débris du trône. Là cet orgueilleux monarque, sans sceptre, sans couronne et sans gloire, n’existait plus que par le désir de ne point être ! Le serpent l’appelle, mais dans son nouvel état il est méconnu. – « Quel reptile nouveau peut donc avoir été produit dans ce jour funeste, où je n’ai semé que la mort ? – Je suis ton fidèle serviteur, je t’apporte ton sceptre et ta couronne, ils sont dans le cœur du Roi et de la Reine d’Éden que j’ai enchaînés à ta puissance ; là sera dorénavant ton trône, car c’est de là que tu domineras sur toutes les nations. »

Satan, étonné, ne sait s’il doit s’en croire lui-même ; mais il contemple ses victimes, captives dans l’animalité, et il entrevoit toute l’étendue de son triomphe. Il est ravi, et dans son extase il les nomme ses enfants ; il leur promet de les établir Rois et dominateurs sur la terre, de leur rendre Éden avec tous ses trésors, il ne leur demande que de suivre l’impulsion de son esprit et d’exécuter sa volonté, qui, dès ce jour, ne pourra plus être que la leur, puisqu’ils ne sont déjà plus qu’un seul et même être.

 

Triomphe de Satan par le Serpent.

 

Ils avaient d’avance acquiescé à tous ses désirs, et ce monarque détrôné retrouve en eux son sceptre, sa couronne et son empire ! Or, celui qui avait tout perdu, et auquel il ne restait pour asile que l’abîme sans fond, obtint, par son entrée dans leur cœur, une victoire complète. C’est de là que, depuis cette époque, il gouverne tous les peuples, leur faisant éprouver, avec son joug de fer, et la MORT et la CORRUPTION.

 

 

Louis MURE-LATOUR, Le siège d’Éden, 1827.

 

 

 

 

 

 

 

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