Les Pensées de Jean-Paul

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alfred de MUSSET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frédérik Richter, dont la Revue de Paris nous a fait lire quelques traductions élégantes et fidèles, est peut-être de tous les écrivains allemands celui que les Français aimeront le plus en sa qualité d’Allemand, et qu’ils détesteraient avec le plus d’acharnement s’il avait le malheur d’être né en France. Il n’y a pas une de ses pensées qui, lue dans le cabinet, ne plaise et n’enchante par un certain côté ; il n’y en a pas une qui, mise dans la bouche d’un comédien, ne fût bafouée par le parterre. C’est un singulier pays que le nôtre. En compagnie, nous avons toujours envie de rire. Si vous marchez entre deux pavés, devant trois personnes, vous serez moqué pour une entorse ; mais, si le pied vous tourne, lorsque vous donnez le bras à votre ami dans la campagne, il se précipitera de bon cœur pour vous secourir. Il est clair de même que parler de sentiment à une française dans un cercle nombreux, c’est vouloir s’exposer à quelque raillerie, et jouer le rôle du paratonnerre, qui attire, parce qu’il ne craint pas de recevoir ; tandis qu’il arrive quelquefois que la même thèse, soutenue dans le tête-à-tête, est en chance de réussir. Les Français, je crois, sont impitoyables en masse et au grand jour ; mais prenez-les à part, raisonnez, parlez sérieusement et franchement, prouvez-leur qu’ils doivent trouver que vous avez raison, et ils finissent par le croire et se montrer débonnaires.

C’est ainsi que Frédérick Richter, dans ses ouvrages bizarres et inimitables, ne s’est jamais adressé (même en Allemagne) à la foule, ce juge grossier et vil. Il parle à la méditation, au silence des nuits, à l’amant, au philosophe, à l’artiste ; il parle à tous ceux qui ont une âme et qui s’en servent pour juger, plutôt que de leur esprit ; il s’adresse à ces auteurs infortunés qui ont la mauvaise manie de laisser saigner leur cœur sur le papier ; lui-même il leur ouvre le sien ; il est plein de franchise, de bonté, de candeur. On voit s’il mérite le nom d’original.

Mais comment être original en France ? Cela est rendu impossible par cette perpétuelle habitude qu’ont les Parisiens de marcher le visage au vent, et dans l’observation continue du voisin. Voir et être vu, tels sont les deux mots qui ont tué l’originalité et l’ont torturée sur l’enclume de la convenance ; car le mot que tous les sots ont à la bouche est : « Qu’il faut faire comme tout le monde » ; mais ceci n’existe pas dans un pays de bourrus, où chacun, armé de sa pique ou gonflé de sa choucroute, s’en va tête baissée.

La belle nation où l’on se coudoie ! où l’on se grise, sans être suivi des polissons ! où l’on chante dans les rues ! Affublez-vous d’une épée, d’une perruque, on ne vous dira rien. C’est dans cette foule préoccupée qu’Hoffmann, enluminé de punch et ses culottes barbouillées d’encre comme celles de Napoléon, rencontrait trois de ses amis et tenait une conversation d’une heure à chacun d’eux, sans que pas un s’aperçût qu’il avait oublié son chapeau au cabaret.

Jean-Paul ne fut guère plus riche que Le Corrège, et ne s’en soucia guère davantage. Il est évident qu’il vécut dans le monde des fous, qui est celui des heureux, mais il puisa dans la médiocrité la fable délicieuse de Lenette (Siebenkaese), dont les larmes sentimentales, arrachées par la lecture d’un roman, allaient tomber dans le pot-au-feu. Ce dont Jean-Paul se plaint le plus volontiers, c’est la bêtise des femmes quand elles sont bonnes, ou leur méchant cœur lorsqu’elles ont de l’esprit. L’Hespérus est le roman chéri d’Hoffmann ; Titan, La Loge invisible, Quintus Fixlein, Le Ministre pendant le Jubilé, La vie de Fibel, Les Procès du Groenland, Récréations biographiques sous le crâne d’une géante, Choix de papiers du Diable, etc., tels sont les titres des ouvrages de Jean-Paul, titres qui seuls doivent empêcher les trois quarts du temps un homme qui se respecte d’ouvrir le livre. Le traducteur des Pensées, dont nous avons à parler ici, a suivi une idée qui a été généralement adoptée en Allemagne. Toutes les œuvres de Frédérick Richter embrassent un cercle de quarante-trois ans, et forment à peu près soixante volumes ; on les a réduits à six, sous le titre de Chrestomathie de Jean-Paul.

C’est là que sont rassemblés les traits les plus saillants de cet esprit, et qu’en la considération des paresseux, le compilateur assidu a pris, comme Lenette, la cuiller à pot.

Un petit volume in-18 compose seul aujourd’hui cette réunion ; quel dommage qu’en passant par l’alambic la pensée humaine prenne le chemin contraire à celui de l’eau de roses, et qu’à la troisième ou quatrième épuration elle se dessèche, au lieu de s’exprimer en quintessence !

« Messieurs les classiques, dit le traducteur, ne manqueraient pas d’accueillir ce petit ouvrage, si je pouvais faire éprouver à quelques-uns de mes lecteurs une partie du plaisir que j’ai trouvé dans les productions de Jean-Paul. »

Hélas ! j’ai bien peur, pour ma part, que messieurs les classiques ne soient point ici de l’avis de monsieur le traducteur, quand il n’y aurait pour cela d’autre raison que sa traduction est faite en conscience. Quel sujet important il y aurait à traiter ici ! Il est probable que Jean-Paul, quand il écrivait et qu’il avait quelque chose en tête, ne faisait pas attention au moyen qu’il employait pour se faire comprendre, et qu’il s’inquiétait uniquement d’être compris. L’affectation, cette chenille qui dévore les germes et les boutons les plus verts, n’a jamais attaché sa rouille sur lui. Il écrivait comme il sentait, et l’on pouvait en dire ce qu’on a écrit de Shakespeare : sa plume et son cœur allaient ensemble. Et là qu’arrive-t-il ? Que, là où sa pensée est noble, le mot est noble ; là où elle est simple, le mot est simple ; là trivial, là sublime, là ampoulé.

Ampoulé et trivial sont deux mots qui remplissent merveilleusement et arrondissent avec aisance la bouche d’un sot. Ce sont deux expressions poudrées comme les gâteaux qu’on vend en plein air ; c’est dans le siècle du grand roi (qui fut le grand siècle) qu’on imagina le trivial et l’ampoulé. Voici comment :

Quelqu’un qui n’avait pas d’idées à lui prit toutes celles des autres, ramassa tout ce qui avait été dit, pensé, écrit ; il compila, replâtra, pétrit tout ce qui avait été pleuré, ri, crié et chanté ; il fit du tout un modèle en cire, et l’arrondit convenablement. Il eut soin de donner à sa statue une physionomie bien connue de tout le monde, afin de ne choquer personne. Boileau y passa son cylindre, Chapelain son marteau, et les limeurs leur lime ; on fit un saint de l’idole ; on le plaça dans une niche, sur un autel, et l’Académie écrivit au bas :

« Quiconque fera quelque chose où rien ne ressemblera à ceci, sera trivial ou ampoulé. »

C’est-à-dire qu’un amant qui perd la raison, un joueur qui se ruine et saisit un pistolet pour finir sa peine ; c’est-à-dire qu’une mère qui défend sa fille, comme dans certain chapitre déchirant de la Notre-Dame ; c’est-à-dire qu’une verte gaieté, puisée dans l’oubli de toutes choses ; que toutes les passions, que toutes les folies, tout cela est ampoulé ou trivial ; c’est-à-dire que Napoléon montrant les pyramides est ampoulé ; que les baïonnettes de Mirabeau seraient triviales dans une tragédie ; que Régnier est trivial, Corneille ampoulé. Racine faillit l’être, lorsqu’il ouvrit les bras de Phèdre au froid Hippolyte, mais il se couvrit du manteau de son maître.

Dans les trois premières lignes de son monologue, Faust dit qu’il mène ses écoliers par le bout du nez ; cependant dix lignes plus bas il s’élève au-dessus du langage et de la démence des hommes. Pauvre Goethe ! Comme te voilà, dans l’espace d’une demi-page, trivial et ampoulé ! Et les marmots du bon Werther, et sa gamelle, et ses petits pois qu’il fait cuire lui-même ! Comme tout cela soulève un cœur profondément sensible aux violations des convenances et aux fautes de grammaire !

Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ceux qui osent soutenir de pareilles niaiseries s’imaginent se donner raison en s’emplissant la bouche des mots d’idéal, de beau, de noble ; qu’il ne faut pas sortir d’un certain cercle ; que l’art doit embellir la nature. Cela est bon pour les écoliers, ou pour les directeurs de théâtre qui cherchent de quoi éconduire un auteur importun.

Qui est plus grotesque, trivial, cynique, qu’Hoffmann et Jean-Paul ? Mais qui porte plus qu’eux dans le fond de leur âme l’exquis sentiment du beau, du noble, de l’idéal ? Cependant ils n’hésitent pas à appeler un chat un chat, et ne croient pas pour cela déroger.

Irait-on dire à un musicien : « Il y a dans la gamme des notes ignobles, et dont vous ne sauriez vous servir, s’il vous plaît ? » À un peintre : « telles de vos couleurs sont ampoulées, vous les laisserez de côté ? » Non ; toutes les notes, toutes les couleurs peuvent servir ; pourquoi, et de quel droit dire à un écrivain : « Tarte à la crème ne peut aller ici ? »

Savez-vous ce qui est trivial, hommes difficiles, gens de goût ? C’est de ramasser dans les égouts des répertoires et les ordures des almanachs des idées mortes de vieillesse, de traîner sur les tréteaux des guenilles qui ont servi à tout le monde, et d’aller comme les bestiaux désaltérer votre soif de gloire et d’argent dans les abreuvoirs publics. Nous reviendrons sur les pensées de Jean-Paul.

 

Paru dans le journal Le Temps, le mardi 17 mai 1831.

 

 

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« La providence a donné aux Français l’empire de la terre ; aux Anglais, celui de la mer ; aux Allemands, celui de l’air. »

Cette bizarre pensée est la première chose que nous avons connue de Frédérick Richter ; elle est aussi folle précisément que sage (il est triste de songer que, de ces trois empires, deux seulement sont restés en la possession du maître que Jean-Paul leur assigne). Il est vrai que la domination de l’air est une propriété inattaquable. Kant, Goethe sur les montagnes de Werther, Schiller au fond de son cabinet, Hoffmann assis sur la table d’un estaminet, Marguerite accoudée sur la fenêtre gothique et regardant passer les nuages au-dessus des vieille murailles de la ville, Klopstock, Mignon, Crespel, Firmion, tous les génies, toutes les créations de l’Allemagne, vivent dans l’élément des rêveurs et des oiseaux du ciel. La réalité, la clarté, le matérialisme de la poésie française, doivent, dans cette acception du moins, donner aux Français la terre, la froide terre pour empire : c’est ainsi que le Pirate et le Don Juan de Byron s’emparent de l’océan.

« Sous l’empire d’une idée puissante, nous nous trouvons, comme le plongeur sous la cloche, à l’abri des flots de la mer immense qui nous environne. »

Et plus loin :

« Je veux m’élever au-dessus de l’océan des êtres comme un nageur intrépide qui lutte contre les vagues, et non comme un cadavre, par la pourriture. »

Ces deux pensées sont sœurs ; il me semble qu’elles en ont une encore ; c’est ce mot de Saadi :

« Ne vous attachez point à la surface des hommes, et creusez quand vous voudrez trouver ; le talent se cache toujours. Ne voyez-vous pas que la perle demeure ensevelie au fond de l’océan, tandis que les cadavres remontent à la surface des flots ? »

Ce serait une véritable rage de commenter qu’il faudrait avoir, pour ajouter à de telles idées un seul mot ; j’ai ouvert le livre et je poursuis :

« Pourquoi les âmes pures sont-elles en proie à une foule de pensées dégoûtantes et empoisonnées qui glissent sur elles, comme les araignées sur les lambris les plus brillants ? Ah ! nos combats diffèrent peu de nos défaites. »

« Le cœur frappé du feu de l’enthousiasme devient étranger à tout sentiment terrestre ; il ressemble à ces lieux consacrés par la foudre où les anciens n’osaient ni marcher, ni bâtir. »

Tel est Jean-Paul, lorsqu’il parle de lui ; car n’est-ce pas toujours lui que dans de telles paroles il met en scène ? C’est l’ennui du monde plus que le mépris des hommes qui l’attriste ; on sent, lorsqu’il en laisse échapper quelque chose, avec quelle joie il se renfermait dans sa coquille, comme ces insectes qui se cachent à l’approche de l’homme, et qui s’entrouvrent à la rosée des belles nuits. « Notre vie, dit-il, est semblable à une chambre obscure ; les images d’un autre monde s’y retracent d’autant plus vivement qu’elle est plus sombre. » C’est ainsi qu’il prouve, par cette constante fantaisie de solitude, et en même temps par cette profonde connaissance du cœur humain qui respire et palpite sans cesse en lui, c’est ainsi, disons-nous, qu’il démontre que la vie extérieure et l’expérience des choses ne sont point, comme on le dit, nécessaires au poète qui veut peindre ; avec deux jours de réflexions, Jean-Paul avait vécu autant qu’un autre en deux années de voyages et de passions ; ainsi celui qui porte en lui l’élément de tout peut tout deviner. Un amour lui apprend tous les amours ; une femme, toutes les femmes ; un ennui, tous les chagrins ; ainsi que chaque sensation qui fait saigner une fibre du cœur se continue toujours à l’infini dans son être. Si la destinée lui a épargné de grandes traverses et de grands bonheurs, c’est qu’elle savait sans doute que le délicat instrument qu’un souffle ébranlait et faisait vibrer, conservé sous la poussière de la médiocrité, se serait brisé sous la rude main du malheur.

Mais lorsque Jean-Paul, portant ses regards autour de lui, les arrête sur le monde, sur les femmes, par exemple, que de pensées pleines de charmes et d’une sensibilité profonde viennent se presser sous cette plume âcre et mordante !

« Les femmes ressemblent aux maisons espagnoles, qui ont beaucoup de portes et peu de fenêtres ; il est plus facile de pénétrer dans leur cœur que d’y lire. »

« L’âme d’une jeune fille ressemble à une rose épanouie ; arrachez à cette rose épanouie une seule feuille de son calice, toutes les autres tombent aussitôt. »

« Sachez habituer de bonne heure votre fille aux travaux domestiques, et lui en inspirer le goût ; que la religion seule et la poésie ouvrent son cœur au ciel. Amassez de la terre autour de la racine qui nourrit cette plante délicate, mais n’en laissez point tomber dans son calice. »

Voilà, si je ne me trompe grossièrement, de ces pensées qui vous remettent en tête les vierges d’Albert Dürer, avec leurs visages doux et tristes ; malheureusement ces charmantes gravures ne marchent que dans les drames de Goethe, et jamais dans les rues de Vienne ou de Berlin. Jean-Paul le savait assurément et ne manquait pas de se moquer de lui-même :

« Heureux, s’écrie-t-il, celui dont le cœur ne demande qu’un cœur, et qui ne désire de plus ni parcs à l’anglaise, ni opéra séria, ni musique de Mozart, ni tableaux de Raphaël, ni éclipse de lune, ni même un clair de lune, ni scènes de romans, ni leur accomplissement ! »

Et, lorsque ce sexe qui n’est point appelé « beau » vient à tomber entre ses mains, on peut voir sa philanthropie :

« Les hommes, dit-il, comme les navets, doivent être clairsemés pour se bien développer. Les hommes et les arbres rapprochés manquent de fixité. »

« L’enfant joyeux court sur un bâton, le vieillard morose se traîne sur une béquille : quelle différence entre ces deux enfants ? L’espérance et le souvenir. »

« Les jeunes gens tombent à genoux devant leur maîtresse comme l’infanterie devant la cavalerie, pour la vaincre ou pour recevoir la mort. »

Nous épuiserions tout le petit volume qui renferme ces gouttes d’un vin précieux, si nous voulions citer chaque trait naïf, chaque expression pittoresque, singulière, imprévue. Après avoir tenté d’extraire les plus remarquables, nous voyons que nous aurions dû nous borner à conseiller de le lire d’un bout à l’autre. Ceux qui ont pris plaisir à ces grandes pages tant rebattues que Vauvenargues nous sert comme des tartines de beurre, trouveront dans le livre de Jean-Paul bien des bouchées amères, douces, inattendues ; mais il faut les plaindre s’ils n’en disent pas, après tout, et sans se pouvoir rendre compte de l’effet produit sur eux, ce que l’auteur lui-même dit des génies semblables à lui :

« D’où vient donc que dans les ouvrages des grands écrivains, un esprit invisible nous captive sans que nous puissions indiquer les mots et les passages qui produisent sur nous cet effet ? Ainsi murmure une antique forêt, sans qu’on voie une seule branche agitée. »

Nous finirons cet article par quelques mots qui finissent ce livre :

« Celui qui a marché longtemps vers un but éloigné jette un regard en arrière, et, plein de nouveaux désirs, mesure en soupirant la carrière qu’il a parcourue et à laquelle il a sacrifié tant d’heures si précieuses. »

« Aujourd’hui, avant la nuit, j’ai recueilli toutes les rognures qui sont tombées de ce livre, au lieu de les brûler comme font d’autres auteurs ; j’ai déposé en même temps dans mes tablettes toutes les lettres des amis qui ne peuvent plus m’en écrire, comme les pièces d’un procès terminé par l’instance de la mort ; c’est ainsi que l’homme devrait toujours enrichir ses archives, et fixer, quoique desséchées, les fleurs de la joie dans un herbier ; je ne voudrais même pas qu’il donnât ni qu’il vendît ses vieilles hardes, mais qu’il les suspendît dans ses armoires comme les dépouilles mortelles de ses heures moissonnées, comme les marionnettes de ses plaisirs écoulés, et le caput mortuum des temps passés. »

 

 

Paru dans le journal Le Temps, le lundi 6 juin 1831.

 

 

 

 

 

 

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