L’île d’Ischia

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. H. L. NICOLOVIUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’île d’Ischia, située à l’entrée orientale du golfe de Naples, peut avoir dix milles d’Italie de circonférence, en suivant toutes les sinuosités que forment ses bords. Elle a un évêché suffragant de Naples, trois paroisses et un couvent de religieuses.

La description que l’on va lire parut en Allemagne en 1796, dans un almanach intitulé : Taschenbuch von J. G. Jacobi, und seinen Freunden. L’auteur est G. H. L. Nicolovius, secrétaire de la chambre des finances à Eutin. Ce morceau nous a paru intéressant non seulement par son sujet, mais par le fond et la couleur du style. On accuse la langue allemande d’être gênée dans sa marche, et embarrassée de longues périodes traînantes qui fatiguent l’oreille et l’attention. Ici, loin que ce défaut se fasse sentir, on sera peut-être étonné de la brièveté, de la construction naturelle des phrases ; elles rappelleront peut-être la naïve simplicité des classiques grecs et surtout de Xénophon. On n’y trouvera aucun de ces ornements que prodiguent les modernes. Qu’on nous permette une autre réflexion. L’auteur est protestant ; il a eu à décrire les mœurs d’un petit peuple catholique dont la religion n’est même pas très éclairée, et il a parlé de la croyance de ces insulaires avec respect, de leurs erreurs (car elles étaient telles pour lui) avec bienveillance ; et il a mis de l’intérêt jusque dans le récit de leurs superstitions. Cet exemple, rare dans tous les pays, même dans ceux où la tolérance est formellement établie, n’est peut-être pas indifférent à remarquer.

C. V.

 

 

 

 

L’ÎLE d’Ischia n’est qu’une montagne dont la forme indique un volcan éteint. Elle a de petits promontoires qui s’avancent dans la mer. Quelques bourgades s’étendent le long de ses côtes. L’île entière est semée d’habitations éparses qui s’élèvent jusqu’à la hauteur où la culture doit s’arrêter. La blancheur des maisons fait un contraste agréable avec la verdure des vignes et des jardins où elles sont à demi-cachées. Au sommet de la montagne, on a creusé dans la roche volcanique un hermitage composé d’une chapelle et de trois cellules. Elles sont habitées par autant d’hermites. L’un d’entr’eux va faire la quête deux fois la semaine dans toute l’île. Il en rapporte du pain, de l’huile, des œufs et tout ce qui est nécessaire pour le service de l’autel. Les habitants lui font l’aumône avec joie et se recommandent à ses prières. Tous les ans ils font un pèlerinage à la chapelle. Nous y allâmes une fois ; nous fûmes reçus cordialement par les hermites, et traités aussi bien que leur pauvreté le permettait. L’un d’eux cependant, vieillard décrépit, ne faisait aucune attention à nous. On le voyait soir et matin à genoux devant la chapelle ou devant l’autel. Sa conduite piqua notre curiosité : nous l’abordâmes dans un moment favorable. Nous apprîmes qu’il était allemand, qu’ayant quitté sa patrie dans la force de l’âge, pour faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, il n’avait jamais revu ses foyers. Nous le questionnâmes sur son âge. Je suis né, nous dit-il, d’une voix tremblante et cassée, je suis né en 17... mais je ne sais pas dans quelle année nous sommes.

Le ciel est propice à cette île, et s’y montre presque toujours sans nuages. Les hivers y sont doux, les reptiles sans poison ; les sources guérissent de plusieurs maladies. Le gouvernement y exerce aussi sa bienfaisance. L’île est exempte d’impôts. Le roi la visite tous les ans et dote de pauvres filles. Un hôpital y et entretenu aux dépens d’une société charitable établie à Naples. Plusieurs centaines de malades y reçoivent des soins et des secours pendant la saison des bains. Plusieurs barques sont uniquement occupées à ramener les convalescents à Naples et à porter de nouveaux malades à l’hospice. Les boiteux qui ont obtenu leur guérison laissent leurs béquilles dans l’île et les consacrent à la Madone ou à quelque patron particulier.

Les arbres, les arbustes et les plantes qui aiment les terrains volcaniques réussissent à merveille dans cette île. On voit çà et là des bosquets de chênes et de châtaigniers. On ne les laisse croître que dix ans ; l’oranger, le grenadier, le figuier, l’azérolier, l’arbousier sont les arbres les plus communs des jardins. Le myrte et le lentisque sont les arbustes sauvages les plus nombreux.

Les habitants ont quelque chose de particulier dans leur langage, dans leur taille et dans leurs habits. La mode n’a point d’accès dans cette île : beaucoup d’inventions de notre luxe en sont bannies par la nature même des lieux. Le terrain ne nourrit que des ânes et des chèvres. Il est âpre dans toute l’île, et les voitures n’y peuvent rouler. Le roi lui-même, à peine sorti de sa barque, se voit réduit à l’humble monture dont le plus pauvre insulaire se sert comme lui.

Ce fut au printemps que nous visitâmes pour la première fois cette île. Nous passâmes deux jours dans le bourg d’Ischia. Nous y cherchâmes en vain une auberge ; on nous adressa à des gens qui, dit-on, seraient bien aises de nous recevoir. Une bonne vieille mère, une femme de moyen âge, et une petite fille furent nos hôtes. Elles n’avaient que deux petites chambres que nous partageâmes. Elles ne nous quittaient pas un instant. Sans cesse autour de nous, elles s’informaient avec affection de la santé de nos amis absents ; et le premier jour, lorsque je me réveillai, je vis auprès de mon lit la bonne vieille occupée à ramener sur mes épaules ma couverture que j’avais dérangée en dormant.

Après avoir fait dans l’île plusieurs petits séjours, nous y revînmes en automne et nous passâmes quelques semaines dans le voisinage des bains. Notre hôte, natif de Sorrento, s’était établi depuis longtemps à Ischia, où il était généralement connu par son surnom du Sorrentin.

C’était un vieillard aisé, possesseur de plusieurs vignobles. Sa femme, une fille de 17 ans, un fils plus âgé et un autre plus jeune composaient sa famille. Deux servantes y vivaient dans l’égalité la plus parfaite, hors des heures du travail. Une pauvre parente, nommée Fortunata, âgée de quatorze ans, était sans cesse dans la maison.

On montait par un escalier de la rue dans la cour qui était bornée de deux côtés par la maison, et des deux autres par la vigne et par une muraille basse qui la séparait de la rue. Il n’y avait point de communication d’une chambre à l’autre ; chacune avait une porte sur la cour, une petite fenêtre presque sous le toit, ou une ouverture dans la porte même. Ces chambres ne servent que la nuit et en cas de pluie. En tout autre temps, la cour est le lieu où l’on se réunit ; c’est la salle d’assemblée. Une treille en garantit une partie des ardeurs du soleil ; c’est à son ombre que se prennent les repas. Une autre partie de la cour est occupée par une petite cuisine isolée ; une citerne est à côté.

Les toits sont plats dans toute l’île : on y fait sécher les fruits et on s’en sert à d’autres usages. Le nôtre était couvert d’une tente. La fille de la maison y faisait la sieste ; son vieux père y passait quelquefois la nuit. Vous y montiez par une échelle ; si vous la retiriez à vous, votre poste devenait inaccessible ; si on vous l’enlevait, au contraire, on vous retenait prisonnier.

Le soir, la cour devenait une salle de bal ; on en ôtait la table et les chaises, et les degrés qui se trouvent devant la porte de chaque chambre servaient de sièges aux spectateurs. Je n’ai jamais vu mieux exécuter la Tarentella, cette fameuse danse napolitaine. Ce sont ordinairement deux jeunes filles qui la dansent, tandis qu’une troisième chante en s’accompagnant du tambourin. Les plaintes d’un amant malheureux ou séparé de sa maîtresse, et quelquefois le dépit d’un amant dédaigné, sont le sujet le plus ordinaire de ces chansons. Madona e Cupinto (la vierge et Cupidon) y sont quelquefois invoqués ensemble. L’agrément de cette danse consiste dans la variété des attitudes, dans le jeu du tablier, dans la diversité des figures que tracent les danseuses, dans le bruit des castagnettes qu’elles tiennent à la main, ou dans le claquement des doigts qui y supplée. Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’elles savent modifier à leur gré l’expression ordinaire de cette danse. Fortunata la dansa un jour, pour nous faire plaisir, avec un gros paysan lombard, et lui donna l’expression d’une raillerie amère.

Cette même grâce, cette même finesse de tact qui se faisait remarquer dans leurs jeux et dans leurs danses, brillait aussi dans leurs actions et dans leurs discours. Le matin en nous réveillant nous trouvions une grappe des plus beaux raisins suspendue sur notre table. Pendant que nous déjeunions le vieux père de famille nous apportait une corbeille de ses meilleurs fruits. Souvent le soir Francesca sa fille nous invitait à nous promener : elle nous conduisait dans une des vignes de son père, nous faisait asseoir aux plus beaux points de vue, et cueillait pour nous les raisins les plus mûrs. Chemin faisant, elle nous apprenait le nom et les vertus de chaque plante qui lui paraissait digne d’attention. Elle et Fortunée avaient dans toutes leurs manières une noblesse et une aisance qui dans notre Allemagne supposeraient la meilleure éducation. Mais aussi malheur à qui manquait de cette grâce qui, en général, leur est naturelle ! Fortunée, par cette seule raison, ne pouvait souffrir la fiancée de son frère. En vain lui faisions-nous observer qu’elle avait d’ailleurs toutes les qualités solides, qu’elle entendait le ménage, qu’elle savait coudre, blanchir, etc. Oui, répondait Fortunée ; mais, premièrement, elle est laide : secondement elle ne sait ni jouer, ni danser, ni chanter ; elle ne sait rien, ....... elle est laide, laide !....... et nous n’obtînmes jamais que cette réponse à nos représentations.

Fortunée était fort mal vêtue quand nous arrivâmes ; au bout de quelques jours, nous lui donnâmes un habillement complet à la mode du pays, le petit corset de velours noir, le tablier, la jupe et le voile. Bientôt nous nous aperçûmes que sa gaîté avait disparu : au milieu de la joie qui régnait dans la maison, nous la vîmes seule, triste et rêveuse, sans pouvoir en apprendre le motif. Un soir enfin, pendant la danse, je m’assis auprès d’elle et je lui répétai la question qu’on lui avait faite plusieurs fois : Qu’as-tu donc Fortunata ? Te manque-t-il quelque chose ?..... Cinquaglie ! (des boucles-d’oreilles) me répondit-elle bien bas. Je la regardai croyant qu’elle se moquait de moi : jamais elle n’avait été plus sérieuse.

Ils commencèrent de bonne heure à nous tutoyer. Nous leur demandâmes s’ils en usaient ainsi avec tout le monde ? – Non, répondirent-ils, ce n’est qu’avec ceux que nous aimons. L’amitié aime à donner des noms. Ils n’eurent point de repos qu’ils n’en eussent trouvé pour chacun de nous. Dans la suite ils s’en servirent toujours pour nous appeler ; c’était un vrai plaisir pour eux. Le plus gros d’entr’eux fut nommé Pallone (le Ballon), le plus jeune et le plus frais, Rosa di Maggio (Rose de Mai).

Nous reçûmes souvent de pareils témoignages de bienveillance des autres habitants de l’île. Nos fréquentes promenades sur des ânes, qui avaient chacun leur conducteur, nous firent faire connaissance avec beaucoup de pauvres vignerons. Dès qu’ils nous apercevaient, ils nous engageaient à entrer dans leurs vignes. Venez, venez, me dit un jour un certain Filippo, dont j’avais refusé l’invitation, je vous donnerai les meilleurs raisins ; il n’y a que moi seul qui sache où ils sont ; je ne les ai pas montrés même à ma femme. Nous recevions souvent des honnêtetés de gens tout à fait inconnus. Je me rendais un jour à l’église, pour assister à une confirmation ; il faisait chaud. Un âne remarquable par sa beauté et par son harnois attira mon attention ; je m’arrêtai pour le considérer à mon aise. Voulez-vous monter ? me dit un homme bien vêtu, qui, en même temps s’approcha de moi ; l’âne m’appartient. Je refusai son offre, mais il insista ; il continua sa route à pied, et se retournant vers l’enfant qui conduisait l’âne, il lui cria de bien aller et de m’attendre à la porte de l’église. Je n’avais jamais vu cet homme, et je ne l’ai pas revu.

Nous montions quelquefois le soir sur une hauteur l’on voyait le coucher du soleil et le lever de la lune. Non loin du pied de la colline demeurait une femme, nommée Maria Giuseppe, qui dès qu’elle nous apercevait nous apportait une assiette de fruits, s’asseyait familièrement auprès de nous, et nous parlait de son ménage, du retour prochain de son mari, de ce qu’elle voulait lui préparer pour sa bienvenue et de tous ses petits intérêts.

Il est vrai qu’ils reçoivent quelquefois un salaire en retour de leurs complaisances. Dans cette île, comme dans toute l’Italie méridionale, il y a plus d’un homme avide d’argent ; mais cette avidité est celle d’un enfant, qui désire tout ce qu’on lui montre. Sans songer au prix de l’argent, ils vous demanderont une somme exorbitante pour leur marchandise ou leur travail ; mais pour l’ordinaire ils se contentent sur-le-champ de ce qu’on trouve juste de leur offrir. Si vous faites l’aumône à un pauvre, il la recevra avec une indifférence apparente, mais ce n’est point par ingratitude ; c’est seulement qu’il trouve tout simple que vous veniez à son secours. Aussi n’est-ce que fort difficilement que les enfants apprennent à dire : Je vous remercie.

Les habitants d’Ischia, comme tous ceux de l’Italie, ne se servent guère du mot homme ; celui de chrétien le remplace, et chrétien est pour eux le synonyme de catholique. Cependant ils virent que nous n’observions point leurs usages religieux et ne s’en mirent point en peine. Courage et contentement, voilà ce qu’ils trouvent dans leur croyance. Ils s’élèvent rarement au dessus de la mère de Dieu dans leurs expressions pieuses. C’est à Notre-Dame qu’ils vous recommandent, en vous quittant et en vous souhaitant une sainte nuit (santissima notte). C’est à elle qu’ils s’adressent dans leurs maladies. Lorsqu’un adulte meurt, on prie pour le repos de son âme. La mort d’un enfant est regardée comme un bonheur. Tu es triste, me dit Francesca un jour qu’il était mort un enfant de notre petite caravane ; tu es triste, je sais bien à quoi tu penses. Et moi aussi je pense à l’enfant, mais je suis heureuse, car il est en paradis.

Les fêtes religieuses sont pour eux des jours de joie. Dès notre arrivée, ils nous avaient dit qu’il faudrait rester dans l’île jusqu’à la fête de leur patron. Comme en effet notre séjour se prolongeait, et que nous commentons à partager nous-mêmes leur impatience, ils nous donnèrent la vie de leur Saint à lire, afin, disaient-ils, que nous vissions aussi quel homme c’était.

Il beato Giovanne (c’est son nom) était d’Ischia où plusieurs de ses parents et de ses connaissances vivaient encore. Il avait été moine à Naples. Sa réputation de sainteté était déjà grande pendant sa vie. On l’avait vu suivre un jour une procession sans que ses pieds touchassent la terre. Une autre fois, il avait traversé une pluie à verse sans être mouillé. Un jour de Saint Janvier, il voulut, comme tant d’autres, s’approcher du maître-autel afin de prier devant le sang miraculeux, mais il perdit sa béquille dans la foule, et fut obligé de s’asseoir tristement à la porte de l’église. Au bout de quelques instants, on vit la béquille traverser les airs, passer au dessus des têtes du peuple qui poussait des cris de joie, et venir s’appuyer contre la poitrine du saint vieillard. À sa mort le peuple se porta en foule pour voir le cadavre, et l’on fut obligé d’y mettre une garde. Cela n’empêcha pas un de ses orteils de disparaître subitement, sans qu’on ait pu savoir depuis ce que cette relique est devenue. Lorsque nous exprimions à nos hôtes notre étonnement de ce qu’ils honoraient un patron qui n’était pas encore canonisé, ils se mettaient à rire. Il ne serait pas saint ! disaient-ils ; et il a fait tant de miracles !

Sa fête arriva enfin. On la célébra avec toutes les cérémonies d’usage. Le soir, il y eut une illumination générale. Les toits de toutes les maisons furent garnis de lanternes de papier huilé. Nous jouîmes avec nos hôtes de ce spectacle et des cris d’allégresse qui retentissaient de tous côtés. On nous fit remarquer avec respect quelques maisons mieux éclairées que les autres. Là, nous disait-on, demeure un parent du saint ; ici c’est une de ses nièces. On s’appelait, on se répondait d’un toit à l’autre par des coups de sifflet perçants. Et moi aussi, dit tout à coup notre vieil hôte, je veux faire une offrande à notre saint. Il alla prendre un vieux baril dans son grenier. On y mit le feu ; on s’amusa quelque temps à le voir en flammes ; on le roula avant qu’il crevât, dans un chemin creux, et on le suivit avec des cris de joie. La journée finit par des danses et des jeux. Il nous semblait que nous dussions passer là notre vie. Il fallut pourtant se séparer. Tous les Allemands vous ressemblent-ils ? nous avaient-ils demandé souvent. Au moment de prendre congé, ils parlèrent beaucoup de venir nous voir pendant notre séjour à Sorrento et de nous recevoir encore chez eux. Ils avaient besoin comme nous de cette espérance. Ils nous accompagnèrent jusqu’à la barque. Nous ne les avons pas revus.

 

 

G. H. L. NICOLOVIUS.

 

Paru dans Archives littéraires de l’Europe en 1804.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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