Saint-Michel

 

FRAGMENT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

11 novembre 1820.

 

Au moment ou la France reconnaissante mêle aux actions de grâces qu’elle doit à la Providence le souvenir de son ancien protecteur, de saint Michel, vainqueur des ténèbres et des démons ; du puissant archange qui a couvert de ses ailes célestes le berceau de notre duc de Bordeaux, et qui veille sur lui du milieu de ses phalanges sacrées ; j’ai pensé qu’on ne dédaignerait pas de chercher dans une notice rapide les faits qui attestent la longue intercession de ce puissant tuteur de la monarchie, et la description du monument que la religion et les rois lui avaient élevé, sur le point le plus intéressant et peut-être le plus négligé de cette superbe France, qui est bien loin de connaître et d’apprécier toutes ses richesses. Voyageur obscur, mais religieux, au travers des ruines de la patrie, et attentif à chercher partout l’abbaye antique et le château abandonné dont le temps sape les murailles, j’étais prosterné, quelques jours avant la naissance de cet enfant que le génie inspiré par le sentiment a surnommé notre enfant à tous ; je priais sur les degrés de la chapelle du puissant prince des anges, à l’extrémité de la Normandie et de la Bretagne, entre Granville, Avranches, Dol et Pontorson, sur les grèves de l’Océan.

Dans cet endroit limitrophe entre deux illustres provinces et la mer immense, s’élève une pyramide de granit de cinq cents pieds de hauteur, sur un quart de lieu de circonférence. Les traditions du pays rapportent que cette montagne n’est qu’une lave énorme qui tomba dans la mer à une époque reculée des siècles. À une demi-lieue plus loin gît un long roc en forme de tombe, qui a conservé le nom de tombe de Bélénus 1, parce que c’est là peut-être que les histoires religieuses de l’antiquité gauloise plaçaient la chute de cet usurpateur des régions de la lumière, que les druides nommaient Bélénus, les Grecs Phaéton, et les Latins Lucifer : noms tout à fait analogues dans leur étymologie, puisqu’ils annoncent partout l’esprit qui a présidé au jour, dans l’absence de l’ange du soleil. Cette pyramide victorieuse, cette pierre foudroyée qui en est voisine, et qui porte encore des traces visibles d’une révolution accomplie hors de la terre, devaient nécessairement offrir de poétiques emblèmes à l’imagination mélancoliques des druides. La pyramide et le tombeau eurent leur consécration et leurs sacrifices, et les monuments les plus dignes de foi de cet âge incertain attestent que la pyramide sacrée, desservie par des prêtresses gauloises, compta parmi elles cette Velleda que la muse de M. de Chateaubriand a mieux immortalisée que l’histoire. Pourquoi le poète, né si près du mont Saint-Michel, sous ces délicieux ombrages de Combourg qui ont leur lac comme Mantoue, a-t-il transporté la vierge du soleil au milieu des sables des Vénètes ? C’était à lui qu’il appartenait de peindre le mont Saint-Michel, et de raconter les grandes catastrophes de ce sol unique sur la terre qui a conservé dans son existence présente le vague et les terreurs du passé : car le voyageur qui arrive au mont Saint-Michel est surpris d’en toucher les bords ; il doute de pouvoir les quitter, et après de longues excursions, il s’étonne de le retrouver encore, au milieu de ce désert mouvant qui change tous les jours de forme.

Quand les lumières du christianisme eurent dissipé les ténèbres de l’idolâtrie, les peuples embrassèrent la nouvelle croyance avec cette facilité qui résulte de la persuasion, et qu’aucune autre religion n’a trouvée dans la multitude, avec cet abandon de la foi qu’on ne peut attribuer ni à la puissance des fortunes ni à celle du sabre. La Montagne du Soleil fut longtemps le seul refuge du culte druidique ; protégé par une situation presque inviolable, il dominait encore de là sur des campagnes immenses, et les enceintes de rochers qu’on remarque au sommet du mont Dol semblent indiquer que la partie du peuple qui était restée attachée à l’ancien culte venait ranimer son zèle et sa piété à la vue du sommet sacré. Cependant, la croyance même que les druides avaient imprimée à leurs sectateurs était fondée sur des faits naturels ou célestes, que les traditions des fausses religions défigurent, mais que la vraie religion peut seule expliquer. Il est vrai qu’un esprit des ténèbres avait insulté à la puissance de Dieu en essayant d’envahir le trône de la lumière ; que cette intelligence immense et redoutable, si ce n’est pour le Dieu dont elle provenait et qui n’avait rien ménagé à la mesure de ses forces, parce que Dieu ne peut pas être vaincu ; que cet ange de la fausse clarté avait succombé sous le prince des anges, sous ce premier-né d’entre tous les saints, auquel la poésie chrétienne a donné la garde du soleil. Un apôtre de la foi chrétienne arriva, et il apporta le culte du vrai Dieu sous l’invocation de Saint-Michel, au sauvage idolâtre de la montagne. On ne saurait dire quel prestige employa l’éloquence de ce pauvre solitaire, quand il eut traversé de périls en périls, et suivi de quelques néophytes à demi barbares, les ravins dangereux de la rivière de la Vie et de la rivière de la Lune, que les paysans appellent encore aujourd’hui la Zée et la Pélène. Quoi qu’il en soit, prisonnier volontaire entre le collège des prêtres gaulois et une grève que la mer venait de recouvrir, il parla de mystères incompréhensibles dans une langue presque inconnue, et il fut écouté. Les druidesses, qui vendaient aux marins des flèches toujours sûres pour calmer les tempêtes, quand ils les avaient lancées avec adresse sur la surface des flots, et qui ne recevaient d’eux en récompense que des présents dont le plus secret était le plus agréable ; ces vestales de l’idolâtrie s’empressèrent de devenir celles du Christ, parce qu’il manquait dans leur croyance stérile les plus doux aliments du cœur. Elles se réservèrent, dit-on, le privilège d’attacher une jolie coquille à la mante demi-circulaire du voyageur ; et sur le même emplacement où fut située autrefois leur hutte sauvage, habite la bonne femme chrétienne qui distribue aujourd’hui des coquilles et des chapelets au pèlerin.

C’est vers le commencement du huitième siècle que saint Aubert, douzième évêque d’Avranches, vint construire le petit ermitage qu’on nomme encore la Chapelle de saint Aubert, entre le pied de la montagne et la grève du grand pays. On raconte qu’il eut alors la pensée d’élever un monument à saint Michel sur le rocher du Soleil, et que parvenu à grande peine à son sommet, il fut retenu un moment par les doutes du peuple, qui ne concevait pas qu’on pût tracer sur la pente presque verticale de la pyramide une route au char des ouvriers ; car le chemin jusqu’alors impraticable, qu’on y parcourt maintenant, était tout hérissé de rocs formidables suspendus sur un abîme. Cependant le vieillard affermi par la foi, et supérieur aux inquiétudes de la foule, se saisit d’un jeune enfant qui s’était introduit parmi elle, et le soutenant sur les profondeurs effrayantes du précipice : « S’il plaisait à Dieu, s’écrie-t-il, ces rochers qui opposent selon vous un obstacle si invincible à mes desseins et qui menacent ma solitude, s’abaisseraient sous le pied de cet enfant ; ils descendraient jusqu’à la retraite du pauvre prêtre, et l’entoureraient comme un enclos, car ce que Dieu protège est à l’abri de tous les dangers. » Les rochers descendirent en effet et embrassèrent d’une ceinture sauvage et pittoresque la baie étroite de l’ermitage. On remarque toujours sur leur masse irrégulière, dans un des brisements les plus bizarres de cette grande ruine naturelle, l’empreinte du pied d’un enfant, gravée avec une franchise et une naïveté qui excluent jusqu’à la pensée qu’elle puisse être l’ouvrage du ciseau. On sent que dans des siècles si étrangers au goût et au sentiment de l’art, ce n’est pas ainsi que l’art aurait procédé, et que cette pierre n’est point travaillée, mais qu’elle a obéi.

Ainsi se fonda, sous les auspices de saint Aubert, le temple de saint Michel. Le pieux évêque, rendu à sa solitude dans l’espace resserré qui sépare la montagne de l’abîme, et qu’un homme franchit en six pas, accomplit sa destinée de dénouement, sans connaître le monument merveilleux qu’il laissait au monde, si ce n’est par des révélations qui lui venaient d’un monde supérieur. Le vainqueur des démons lui avait apparu quelquefois, et lui avait imprimé le sceau d’une mission divine en appuyant son doigt sur son front. On voit encore, à l’église de Saint-Gervais d’Avranches, la tête vénérable du saint prélat de la montagne, brisée par une mutilation qui, cette fois, n’est pas l’ouvrage de l’impiété. Le coin et le marteau du profanateur révolutionnaire ont respecté la trace miraculeuse du doigt de l’archange.

Deux siècles après, le puissant Rollon, premier duc de Normandie, après avoir reçu le baptême à Rouen des mains de l’archevêque Francion, favorisa la fondation de saint Aubert, et dota le premier le monastère de Saint-Michel dans le péril de la mer. Les clercs qui s’y étaient réunis sous son règne furent soumis par Richard son petit-fils à des statuts réguliers. L’église de Saint-Michel jouissait déjà d’une grande splendeur à l’avènement de Richard-le-Bon, troisième successeur de Rollon. C’est à ses autels que fut consacré le mariage de ce prince avec Judith, sœur de Geoffroi, comte de Bretagne. Robert Ier y reçut l’hommage d’Allain, comte de Dol, après avoir vaincu les troupes de ce rebelle, qu’il repoussa jusque dans les murailles de Rennes. Enfin sous Guillaume-le-Conquérant, dont le nom rappelle tant de gloire, la colonie chrétienne du mont Saint-Michel était parvenue à un tel degré de prospérité, qu’elle contribua de six navires armés à cette grande expédition qui soumit au duc de Normandie les provinces d’Angleterre. À notre passage au mont Saint-Michel, l’état de cette fameuse solitude était bien changé. Il ne restait plus à ce peuple qui avait imposé aux Anglais, du milieu de ses rochers, la loi de ses capitaines, un simple bateau pour porter le pêcheur aux rives de la grande mer. Il attend pour le repas de sa famille la retraite des eaux, et alors les jambes nues, le corps serré d’un gilet brun, la tête recouverte d’une toque à l’antique, son filet et son panier suspendus à une longue perche appuyée sur son épaule, il épie la fuite de la marée pour surprendre un poisson étourdi ou paresseux. Quand elle s’éloigne sans lui rien laisser, ce qui arrive le plus souvent, armé d’un crochet en forme de cuiller recourbée, il revient les yeux penchés sur la grève, en y cherchant avec l’attention de la faim une petite bulle d’eau qui décèle entre quelque grain de sable la retraite d’un coquillage dont ses enfants font leurs délices, et que la Providence a semé abondamment dans ce désert pour les jours de la famine. Jamais il ne se cache sons le rocher, jamais il ne cède au mouvement du reflux. C’est la manne infaillible du mont Saint-Michel, et on a calculé que les évènements les plus funestes ne priveraient jamais d’aliments les habitants de la montagne, tant que Dieu ne leur retirera pas cette grâce. On retrouve ailleurs la coque du mont Saint-Michel, mais bien moins fréquemment, dans des lieux où le peuple dédaigne de s’en nourrir. Elle échappe au luxe qui la recherche, et se multiplie pour le besoin. Je ne sais comment les naturalistes appellent ce coquillage, mais quel voyageur n’a pas remarqué ses valves arrondies en cœur, l’épanouissement de ses cannelures élégantes, le ton chaste et doux de sa couleur, qui se confond avec celle de la grève sous laquelle il repose ? quel voyageur, dis-je, ne l’a pas remarqué, entassé dans le sac à réseaux du pêcheur, ou ornant d’une richesse étrangère et curieuse le camail ciré du pèlerin ?

Mais ce bateau que tant de besoins réclament, négligerais-je d’ajouter qu’il n’existe pas même pour jeter la rame de miséricorde à l’infortuné surpris par la mer, dans la saison des marées impétueuses, quand le flux qui se précipite au travers des tranchées profondes, que les eaux douces ouvrent continuellement dans la grève, s’accroît, monte, frappe tous les récifs, menace tous les bords, finit par les envelopper en courant, et par faire de tous les points de cette plage dévouée à la mort, jusqu’au plus élevé, un refuge inutile contre l’usurpation certaine des flots ? En vain le malheureux hâte sa marche ; les eaux l’ont prévenu de tout côté, et s’il retourne sur ses pas dans l’espérance de regagner la côte voisine, il les retrouve inondant déjà le large fossé qu’il vient de franchir. La place qu’il occupe est une île, et dans quelques moments elle appartiendra tout entière à l’abîme. Peu de jours avant notre arrivée, un jeune officier de grande espérance mourut lentement dans cet incroyable supplice, à la vue des montois éperdus qui le pleuraient d’avance parce qu’ils ne pouvaient le secourir. Longtemps les plus hasardeux avaient lutté en vain contre la vague, qui les poussait et les ramenait avec elle. Pénétrés de douleur, ils s’arrêtèrent au rivage, et tendirent des bras impuissants vers le voyageur, avec des cris de désespoir. Ils n’avaient point de bateau.

Mais ce n’est pas contre un seul élément que l’homme est obligé de lutter dans les grèves du mont Saint-Michel. Cette grève elle-même recèle, sous sa surface trompeuse, des pièges tous les jours nouveaux. Coupée tous les jours par de nouveaux ravins, qu’elle ne cesse de recouvrir de voûtes mobiles et mal assurées, ponts flottants que la marée jette et abandonne sur des précipices, il n’y a pas de mois où elle ne s’ouvre subitement sous les pieds du passant, tantôt en se fendant en larges crevasses, dans lesquelles ont souvent disparu sans retour la voiture, le cheval et son conducteur ; tantôt plus insidieuse et plus cruelle, en s’affaissant graduellement à chaque pas de sa victime, en liant peu à peu ses mouvements et en finissant par la dévorer vivante. Il y a peu d’années qu’un navire considérable échoua sur les grèves du mont Saint-Michel. Les marées suivantes arrivèrent sans le remettre à flot ; et chaque fois qu’elles l’abandonnaient elles le laissaient plus profondément enfoncé dans le sable. Un jour, les yeux purent suivre les progrès effrayants de ce phénomène ; le pont était déjà caché, les mâts descendirent, les hunes arrivèrent à la superficie de la grève, et puis l’écartèrent à leur tour, et tout disparut.

Ce que j’ai dit de la position du mont Saint-Michel et des circonstances de localité qui le rendent si remarquable, fera aisément concevoir ce qu’il offre d’obstacles invincibles aux tentatives des guerriers et à l’ambition des conquérants. Qu’on ajoute à ces particularités d’un site extraordinaire tous les secours que l’art a pu prêter à la nature pendant une longue suite de règnes glorieux ; qu’on se représente, au sommet de ce grand obélisque de la mer, les murailles prodigieuses de l’abbaye, boulevard religieux et guerrier, forteresse de la patrie et de la foi, qui s’arme tour à tour de la foudre du ciel et de la foudre des hommes, et qui domine, indomptable, sur les déserts de la terre et sur les déserts de l’abîme ; on ne s’étonnera pas que les efforts les plus obstinés aient échoué à ses pieds. Jamais le mont Saint-Michel n’a subi la loi d’un vainqueur, et cette circonstance, qui n’est ignorée de personne dans le pays, fait l’orgueil de ses habitants.

En vain les Anglais, maîtres de toute la Normandie, entreprirent de s’emparer de cette position en 1418 et en 1423. En vain même ils réussirent à porter une armée de quinze mille hommes sur le rocher de Tombeleine, dont ils restèrent maîtres jusqu’à l’année 1449. Cent dix-neuf chevaliers, dont l’histoire nous a conservé les noms, se dévouèrent à saint Michel, sur les flancs de son rocher, et le dernier retranchement de l’honneur français fut sauvé de l’opprobre d’une conquête. Un seul jour offrit aux assaillants quelques chances de succès. Ils étaient parvenus à la base de la montagne, et leur avant-garde en avait gravi à demi les sentiers périlleux. Tout à coup, de la hauteur de l’abbaye, s’ébranlent et roulent de toutes parts, sous la main des assiégés, d’énormes blocs de pierre qui entraînent, renversent, brisent tout ce qu’ils rencontrent dans leur chute. Le brave Jean de la Haye profite du désordre de l’ennemi, et se précipite, avec sa petit garnison, sur les Anglais épouvantés. Une terreur panique s’empare d’eux à l’aspect de ce chevalier qui, les cheveux flottants, la visière relevée, la lance basse, semble porté par des ailes et descendre du ciel même. Un bruit se répand que saint Michel s’est placé à la tête des guerriers normands pour la défense de son temple, et l’armée, qui se croit poursuivie par une vengeance divine, se disperse sur les grèves, où des légions entières trouvent une mort cent fois plus affreuse que celle qui menace le guerrier dans le hasard des combats. Le reste se réfugia sur les côtes voisines, en laissant à celle de saint Michel, comme l’éternel monument d’une tentative honteuse, d’énormes canons de fer et des boulets de granit, qu’on voit encore couchés sur le roc, à la porte de la ville. Depuis, dans les deux invasions successives, dont l’ambition de Buonaparte a attiré sur nous le fléau, les pauvres pécheurs du mont Saint-Michel, à défaut des chevaliers qui l’ont autrefois protégé, n’ont pas laissé altérer l’ancienne renommée de ce rocher invincible. On a vu des généraux, des princes étrangers, que la curiosité ou la piété y avait conduits, surpris sans doute d’être obligés de déposer leurs épées victorieuses entre les mains d’un paysan français, pour obtenir qu’on soulevât devant eux cette herse encore vierge, qui n’avait jamais ouvert de passage à l’ennemi.

Ce fut en mémoire de la célèbre résistance du mont Saint-Michel, en 1425, « et afin que tous nobles courages soient excités et plus particulièrement émus à toutes œuvres vertueuses, que Louis XI fonda, quarante-six ans après, un ordre de chevalerie sous l’invocation de l’archange premier chevalier, qui combattit l’ennemi dangereux de l’humain lignage, et du ciel le trébucha, et qui en son lieu et oratoire, appelé mont Saint-Michel, s’est toujours particulièrement gardé, préservé et défendu sans être pris, subjugué, ni mis ès mains des ennemis du royaume ». On montre encore aux curieux la salle antique et superbe des réceptions, ces voûtes imposantes, ces colonnades majestueuses qui virent conférer le collier d’or à coquilles d’argent qui distinguait les membres de l’ordre, aux Sancerre, aux d’Estouteville, aux d’Armagnac, aux Tanneguy du Châtel, aux Crussol, aux La Trémouille. Elle est occupée maintenant par une filature de coton, dont les travaux remplissent les longues et douloureuses journées des malfaiteurs du département de la Manche.

Dans des temps déjà reculés de notre histoire, quand le Mont Saint-Michel voyait accourir à ses autels des voyageurs de tous les psys et de tous les rangs, Philippe-le-Bel enrichir son reliquaire des épines de la sainte couronne ou des fragments de la vraie croix, et François Ier, confondu parmi les autres pèlerins, unir ses prières royales pour la prospérité de son peuple aux prières de l’orphelin, de l’infirme et du mendiant ; à cette époque s’élevait, à la pointe du rocher qui domine la montagne, une statue colossale de saint Michel, faite de cuivre doré, qui resplendissait d’un éclat extraordinaire lorsqu’elle était frappée des rayons du soleil. L’étranger qui arrivait par la grève de Pontorson, quand cet astre commence à descendre vers son couchant, apercevait sur son disque de feu la figure gigantesque de l’archange, enveloppée des traits du jour comme d’une auréole, et prête, suivant les besoins du monde, à prendre son vol vers la voûte céleste ou à l’arrêter sur la terre. Saisi d’une religieuse terreur, il se prosternait avec respect et se livrait à la prière jusqu’à ce que les feux du crépuscule se fussent éteints par degrés à travers le feuillage des figuiers et des amandiers de la montagne ; car ces arbres, si étrangers à son sol et à sa température, croissent naturellement de tous côtés dans les fentes du rocher ; et il admirait encore dans cette végétation miraculeuse les bienfaits de l’ange du soleil envers son peuple favori.

Depuis longtemps cette statue n’existe plus. Aujourd’hui le sanctuaire même est abandonné à ceux des détenus qui travaillent le bois et le fer, et le chant des saintes solennités y est remplacé par le cri aigu de la scie, le sifflement du rabot et le retentissement de la cognée. Le tableau qui représente le prince des anges a été relégué dans une des ailes du chœur, au fond d’une chapelle obscure, devant laquelle les prisonniers entendent tous les jours la prière. C’est là que les pèlerins qui viennent implorer son intercession, toujours assurée à la pureté du cœur et à la sincérité de la foi, soit introduits par un guichetier, seul lévite qui veille maintenant à la porte du tabernacle. Ils voient tout au plus errer dans le lointain quelques saintes femmes dont la robe grise et le voile flottant leur rappellent le touchant ministère : anges terrestres, qu’une résignation sublime enchaîne dans toutes les demeures de la misère et du désespoir ! À cet aspect, ils sentent se ranimer leurs espérances, et comprennent que le ciel n’est pas encore désert.

Parmi les voyageurs qui se trouvèrent réunis à nous dans la chapelle de Saint-Michel, nous avions remarqué six enfants de dix à douze ans, venus à grandes journées du fond de la Picardie, et dont la pieuse ferveur, excitée sans doute par un intérêt commun à tous, ne s’exprimait que par des torrents de larmes. Il s’agissait peut-être de la santé d’un aïeul chéri, abandonné par la médecine et qui n’avait plus de recours qu’à Dieu ; mais nous n’eûmes pas le temps de nous en informer. À peine leur prière fut-elle achevée, et leur modeste offrande déposée devant le saint, que nos jolis pèlerins, chargés de coquillages et de rosaires, et portant suspendue à leur cou, sur un large ruban en sautoir, une feuille ovale d’argent battu à l’image de saint Michel, se hâtèrent de regagner leur pays. Comme la grève d’Ardevon était très périlleuse ce jour-là, nous les suivîmes longtemps de l’œil avec une inquiétude qui s’accroissait encore chaque fois que les rebords d’un ravin nous cachaient la petite caravane, et nous ne fûmes entièrement rassurés qu’en voyant le sommet de leurs bourdons se perdre dans le feuillage gracieux des tamarins qui marquent la limite des plages mobiles et le terme du danger.

Près de moi j’avais observé aussi une jeune dame enceinte, dont un attendrissement profond absorbait toutes les pensées, et je conçus que des vœux exprimés avec tant d’ardeur et de sensibilité n’étaient pas indignes de parvenir au séjour des anges. Comme quelques-unes des particularités de sa vie m’étaient connues, je crus pénétrer le secret de sa prière, et j’osai le lui dire. Mère infortunée d’un fils trop tôt ravi à son amour, c’était sans doute un fils qu’elle demandait au ciel et qu’elle plaçait d’avance sous la protection du saint archange. Les yeux mouillés de larmes à ce souvenir, et cependant un doux sourire sur les lèvres : « Vous ne m’avez pas devinée, me répondit-elle. Non ! je n’ai pas l’orgueil d’espérer que je puisse intéresser à mes souhaits et à mon bonheur les célestes intelligences qui entourent le trône de Dieu. C’est pour la France que je prie, c’est d’elle seule qu’une Française devait s’occuper dans ce jour de sollicitude et d’espérance. J’ai demandé à saint Michel la naissance d’un duc de Bordeaux. »

Quelques jours après, nous nous rencontrâmes à Poitiers au moment où le canon proclamait la nouvelle du 29 septembre. Des hommes du peuple, qui passaient en groupes joyeux sous les fenêtres de son appartement, nous apprirent que le prince était né le jour de Saint-Michel. « Le jour de Saint-Michel ! s’écria-t-elle ; vous voyez bien qu’il m’a exaucée ! » Et elle tomba à genoux.

 

 

 

Charles NODIER.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 



1 Tombeleine.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net