Saint Mayeul

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raymond OURSEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Souvigny où s’attarde, par-dessus le touriste qui déambule, un écho des liturgies révolues, Souvigny dont le titre ébranlait jadis les cohortes de malades rameutés de tous les horizons, Souvigny n’est plus, à deux lieues de l’Allier qui roule et tourbillonne, qu’un gros bourg assoupi sur un souvenir qui l’écrase. La bordure ultime des planèzes d’Auvergne que ponctuent d’héroïques hospices vient mourir à ses pieds en moutonnements larges, et la plaine commence là, qui ne finira qu’aux récifs de la mer brumeuse. Sur ce carrefour opulent et triste, l’ordre de Cluny posa de bonne heure sa puissance. Soulevant à Dieu, d’un effort inlassable, les lourdes lignes du pays alentour et les chevrons des toitures fauves, un énorme et long vaisseau étire, inexplicable, sa plénitude sans brisure ; cette cathédrale en plein vent, carcasse et catafalque, développe à l’abri de deux basses tours l’ordonnance des cinq nefs où les pèlerins harassés, des heures durant venaient autrefois flâner, en écarquillant leurs yeux : soûls de lumière et de peines, éblouis par l’incendie des hautes verrières, émus de tant d’augustes voisinages. Les assises, trapues, sont romanes, rapetassées plus d’une fois par des générations économes ; mais là-haut, sous le faîte extrême de la voûte, s’enlève une ligne de pierre que la grâce flamboyante a parée d’atours et qui fuit droit, jusqu’au point transcendant où elle vient enfin ployer, dessus le tabernacle, comme un chrétien qui fléchit le genou au terme de son étape, et elle désigne l’objet et le vocable spécial qui méritèrent ces splendeurs d’amour, de noblesse, de savantes épargnes. Au flanc sud du transept, tout humble à l’huis de la chapelle où dorment des sires de Bourbon, une armature de pinacles et de guimpes enchâsse une quadruple armoire ; derrière ses panneaux peints gisent des poussières vénérables ; c’est, en haut, saint Léger qui fut évêque-comte d’Autun, et saint d’extrême justesse, saint Principin-du-Bourbonnais qui fut, ainsi qu’on voit souvent, plus pieux que lui, martyr et bien moins célèbre ; en bas, à portée d’hommage et de prière, les deux incontestables, Mayeul et Odilon, solidairement bienfaiteurs de Souvigny, grands abbés de Cluny, familiers des papes et des rois, apôtres du monde. Au moûtier clunisien, fructifié déjà par un demi-siècle de tâches, Mayeul, ancêtre exemplaire, avait apporté la couleur, l’accent, le soleil et la ferveur de ses plateaux de Provence.

 

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De Valensole où son père, noble et soldat de stature magnifique, avait forcé tout seul un loup monstrueux qui écumait le pays, il était, comme bien d’autres, « monté » à Lyon pour y étudier sous maître Antoine, recteur des écoles de la vieille Primatie. Dans le milieu moins que recommandable des étudiants déracinés, il avait su conserver intacte son adolescence. Assez tôt toutefois, les spéculations pures pesèrent à cet actif peu soucieux de syllogismes ; il quitta Lyon pour Mâcon, convié là-bas par des compatriotes qui s’étaient fixés aux rives de la Saône indolente, mais indécis encore sur son avenir. Les choses s’orientèrent bon train ; l’évêque de cette ville le distingue entre tous, lui propose tout de go d’être son archidiacre. Uniment, avec cette disponibilité candide qui sera la marque de sa carrière féconde, le jeune homme accepte. Lors d’une tournée de visites, il accompagne son supérieur à Cluny. Étape décisive. De Mâcon, le chemin grimpe parmi des vagues de crêtes jalouses qui cisaillent le ciel ; la plaine de Saône miroite sous leur garde, et elle déploie jusqu’aux lointains infinis ses longs rubans appliqués. Au Bois-Clair, un autre horizon se démasque en ondulations amples où le granit mauve affleure sous les bosquets en touffes ; c’est ici que la très vieille terre commence. Au creux, sur un lopin qui relève d’Aquitaine, le moûtier de Cluny a gîté ses bâtisses toutes menues encore, et noyées de bleu. Les moines, bien sûr, reçoivent fort civilement leur évêque, et l’on bavarde ; avec cette insistance aiguë et dérobée dont chaque étranger se voit, sans qu’il s’en doute, dénudé dans ces demeures mi-closes, les frères dévisagent le jeune compagnon ; il a le visage « angélique », sa faconde est « melliflue ». Et, dans le même temps, ils songent qu’il ferait bon compter à leurs côtés un garçon si pur et visiblement dévot ; l’évêque, gagné par la chaude fraternité de ce chapitre, considère qu’après tout, s’il laissait là son familier cher, il ne le perdrait pas tout à fait ; et lui, Mayeul, estime à part soi qu’il serait bien doux d’abandonner pour une pareille paix le »commerce du siècle » et ses tracas multiples. Dieu, certes, avait ménagé cette triple grâce simultanée. L’archidiacre, aussitôt, met en ordre ses affaires mâconnaises, troque les chapes d’or de son office contre la bure. À Cluny, on l’accueille avec des démonstrations d’extrême allégresse, car chacun discerne en cette « conversion » le doigt divin. Et Mayeul, pour un temps, disparaît dans l’anonymat d’une stricte obéissance.

Ce serait le providentiel privilège de la fondation clunisienne que d’être, durant trois siècles, régie par des meneurs d’hommes insignes et perspicaces. En ces années 950, parmi le fracas des rudes batailles alentour et l’insécurité tumultueuse, le vieil Aymar, tout perclus, cacochyme, demi-aveugle, y présidait avec une opiniâtreté lasse ; il eut tôt fait de distinguer, lui aussi, le néophyte, de pénétrer cette richesse de silence et de joie. Il fit de lui son coadjuteur, puis à point nommé, démissionna, de telle sorte que l’unanimité, à la vérité peu nombreuse encore, des moines du couvent, se portât sur Mayeul pour lui succéder. Le petit peuple, mi-citadin, mi-rural, qui nichait tout autour (car jamais les moines bénédictins n’ont récusé l’humble voisinage des cités temporelles), tous les braves gens de la bourgade naissante ratifient par leurs clameurs une élection aussi avantageuse à la prospérité de l’institution qui les couvre. Désormais, il n’y aurait plus pour Mayeul qu’à accomplir honnêtement son métier d’abbé ; bien d’autres l’ont fait, sans doute, que l’Église jamais ne canonisera ; durant ce demi-siècle qui le vit gouverner Cluny, les historiens sérieux qui méprisent les légendes ne glanent guère que des besognes tranquilles, moyennes et normales à une telle fonction. Sa force cependant vint de maintenir à Cluny l’œuvre d’équipe et ce niveau de charité pleine qui, dans la dégénérescence des mœurs ambiantes, assuraient, à eux seuls, le rayonnement de la jeune communauté ; l’entente y demeurait allègre, gage de trésors renouvelés ; d’année en année s’élevait le chiffre des novices ; la beauté du culte, particulièrement célébrée depuis le musicien qu’avait été l’abbé Odon de Touraine, requérait une église plus vaste ; Mayeul y attela ses moines, et peut-être des ouvriers lombards, racolés en Italie, qui se louaient volontiers. Il lui fallut, sans relâche, se lancer sur les routes peu sûres, d’un moûtier à l’autre, du Royaume à l’Empire, des sentiers de la Bourgogne et de Saint-Denis en France jusqu’à la Rome lointaine, ouvrant la lignée de ces clunisiens présents à toute la Chrétienté qui était leur domaine. Il entretint au gré de ses marches de solides amitiés, qu’il savait accueillir simplement : humilis abbas cluniacensis. L’empereur Otton lui offrit l’archevêché de Besançon, puis la tiare ; il les refusa l’un comme l’autre ; du pape, il ne consentit à soutirer aucun privilège exorbitant, mérite rare à l’époque : la fameuse exemption clunisienne, s’il l’avait préparée sans doute, lui est de peu postérieure. Ducs de Bourgogne, d’Aquitaine et de Normandie, comtes de Chalon, seigneurs de Bourbon, hauts personnages au cœur plein de turbulence, riches de bâtards autant que de bonnes œuvres, évêques et abbés le suppliaient à l’envie de réformer un monastère, de diriger leurs âmes périlleuses, de les conseiller dans leurs affaires célestes et temporelles. Dévoré par le zèle de Dieu et le soin de Cluny qu’il lui confondait, il partait, comme saint Paul, affronter les périls de la terre et de l’eau. Il remit ordre à Marmoutier, à Saint-Maur-des-Fossés, aux abbayes bourguignonnes de Vézelay, Saint-Bénigne de Dijon, Bèze, Saint-Jean-de-Réôme, fonda ou réunit à Cluny bien des prieurés épars à travers la France, préparant ainsi l’envol foudroyant de la génération suivante, suscitant une pépinière de saints, de bâtisseurs, de naïfs artistes. Il lui advint, alors qu’il traversait les Alpes terrifiques, d’être blessé et pris par les Sarrazins ; tout Cluny se dépouilla pour acquitter sa rançon, et l’affaire fit un bruit tel qu’une levée vengeresse extirpa les Infidèles, pour jamais, de leurs repaires. À l’appel du Roi de France, il s’ébranlait enfin, bien qu’il fût vieux et caduc, pour tâcher de réformer le royal Saint-Denis : mission entre toutes ingrate. Il s’était toujours refusé le repos que son dévouement obtenait aux autres ; dans le radieux sourire du printemps charollais, il partit par la Loire, Moulins et Souvigny ; là, un mal irrémédiable le prit ; il s’alita, veillé par les moines de ce prieuré avec consternation, et peut-être, l’obscure fierté qu’il leur fût, à eux, réservé de voir un tel héros mourir. On lui demanda s’il souffrait :

« Je ne souffre de nulle part ; de toutes mes moelles, j’aspire à Dieu source de Vie. »

Il mourut doucement, le 11 de mai 994, fut enseveli sur le lieu même, en l’église priorale. Le Roi Hugues pourvut aux funérailles.

Il n’avait pas, de son vivant, accompli beaucoup de miracles ; par exemple, jamais il ne lui arriva de ressusciter des morts, opération qui était pourtant des plus aisées en ce temps. On n’en cite guère qu’un seul, mais qui vaut tous les autres, tel que le raconte Pierre Damien. Il y eut un jour un moine qui avait gravement péché contre Dieu et contre son abbé Mayeul ; tout en versant des larmes abondantes, il supplia le saint homme de lui obtenir la rémission de ses fautes. Sur le chemin passait un lépreux :

« Veux-tu, pour pénitence, simplement l’embrasser ? » suggéra Mayeul. L’autre, ivre de repentir, obéit. Et dans l’instant même, rapporte la chronique, ses péchés lui furent remis, et le lépreux guérit de sa lèpre.

Pour trois grands siècles, l’abbé Bernon, naguère, avait fondé Cluny solidement sur la pierre ocre et tendre parmi les bocages languides ; à Cluny, saint Odon avait, après lui, légué la musique bienheureuse, et le vieil Aymar la résignation souveraine d’un malade ; Odilon, plus tard, étendrait aux limites du monde la paix clunisienne, et saint Hugues sa majesté. Mais c’est à Mayeul que Cluny dut la compassion qui arme la Charité et guérit toute souffrance des hommes. Pour ce bref regard jeté sur un misérable et cette intuition bénéfique, Dieu consacra Mayeul, post mortem seu transitum, l’un de Ses plus grands thaumaturges, à l’égal du grand Martin de Tours et d’Ulric de Bavière. Près de là même, le bon saint Menoux rendait la tête aux bredins, et il n’a jamais manqué d’ouvrage en ce monde ; à Mayeul cependant, Dieu interdit toute spécialisation qui amoindrît son efficience ; celui qu’un lépreux seul avait bouleversé naguère serait le médecin de tous les cas désespérés. Dès après l’an mil, une étrange épidémie révéla sa vertu et la divine élection ; c’était une sorte de feu qui brûlait intérieurement les membres, jusqu’à ce qu’ils se détachassent du corps. Massivement, l’on courut au tombeau ; pour cette fois, les bras arrachés ne se ressoudèrent pas, sans doute, mais l’épidémie cassa net. Et l’évènement ouvrait pour l’histoire le grand, douloureux et profitable chemin de Souvigny ; les abbés de Cluny, dont il décuplait le prestige de lumineuse sainteté, le divulguèrent, agrandirent par deux fois l’église où Mayeul reposait. Là, triomphe après triomphe, parmi le chant des Te Deum et les clameurs pitoyables, les aveugles étaient illuminés soudain de clarté, muets, arthritiques, contrefaits, hydropiques, sourds, démoniaques, chancreux se relevaient guéris ; devant le sépulcre, les cierges éteints, mystérieusement se rallumaient, ou bien brûlaient de jour en jour sans consumer leur cire ; un pèlerin dépouillé sur sa route récupérait soudain ses effets disparus, un autre traversait le fleuve de Loire dans un bac qu’aucune main humaine ne dirigeait parmi les tourbillons saumâtres. Seigneurs de Bourbon qui furent patrons du monastère et les garants de sa survivance, comtes d’Auvergne et ducs de Bourgogne, rois de France agenouillèrent devant le caveau noir, usé, luisant de toutes ces étreintes, leurs hautaines noblesses. Personne après la Sainte Vierge Marie, s’écrierait Pierre le Vénérable, personne parmi les saints ne peut se flatter de tant de miracles sur la terre. Et le prodige renouvelé durait pour huit longs siècles.

 

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De notre temps, la grande église de Souvigny lentement agonise sur ses trésors déserts ; par le travers des nefs où mousse le salpêtre, des pancartes que l’humidité rouille, s’épuisent à rappeler des rives de la mort le miracle que nous avons tari : « jours d’indulgence aux conditions ordinaires... confrérie de saint Odilon... grâce d’une bonne mort... âmes du Purgatoire... ». À Cluny, la merveille de saint Hugues n’élève plus au ciel que deux moignons béants ; mais, sur les ruines orgueilleuses qui palpitent encore aux soleils des midis, la vieille âme, enfin, s’est renouvelée. Au plein cœur du vignoble mâconnais, la communauté des prêtres de Lugny, ainsi qu’aux premiers jours barbares, réenracine la conquête clunisienne, tandis que lui répond, sur l’horizon des pâturages calmes d’où cette haute lumière a brillé, la méditation de nos frères de Taizé. Et dans la cité même, une congrégation de moniales, donnée aux écoles, aux services d’hôpital et aux missions étrangères, dispense chaque jour le baiser au lépreux, rénove sur les frontières chrétiennes la compassion de Mayeul au nom de source et, comme lui, rachète le monde des abîmes. Car le monde peut se passer de philosophes et de savants, de musées et de professeurs, peut-être même de marchands. L’Église peut se passer de temples grandioses. Mais le monde a toujours besoin de ferveur, de silence et d’amour. Le monde et l’Église ont toujours besoin de Mayeul.

 

 

Raymond OURSEL, Saint Mayeul.

 

Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.

 

 

 

 

 

 

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