Le déisme dans l’art

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Octave de PARISIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA  réalité, quelle que soit sa force d’action, ne montera jamais jusqu’à l’art, si elle n’est transfigurée par la poésie de l’idéal ; le sentiment de l’idéal, qu’est-ce autre chose que l’idée de Dieu, qui donne au monde une âme universelle. Soyez panthéiste si vous n’êtes pas chrétien ; croyez à tous les dieux, comme Phidias, ou croyez à un seul Dieu, comme Léonard de Vinci ; mais si vous voulez traduire par la palette ou par le ciseau la splendeur du vrai, ne commencez pas par nier votre âme.

L’athéisme qui nous envahit achèvera de tuer le sentiment de l’art dans ses manifestations grandioses ; le néant au ciel, c’est l’abîme sur la terre ; supprimer Dieu, c’est éteindre le soleil de l’âme.

Ce qui a fait la force des Grecs, c’est qu’ils reconnaissaient Dieu partout, c’est qu’ils divinisaient toutes choses ; c’est qu’ils se sentaient possédés par l’esprit surhumain : un Grec athée n’a jamais souillé le portique.

C’est le sentiment de la misère humaine qui a créé l’athéisme ; quand l’homme se voit sans l’idée de Dieu, il se voit si dénué qu’il ne croit pas à l’œuvre de Dieu ; c’est le sentiment de la grandeur humaine qui a révélé Dieu. Comprendre et admirer l’homme, c’est comprendre et admirer Dieu. Tout grand esprit a regardé Dieu en soi.

Les naturalistes proclament la Science comme le maître suprême ; le maître suprême, Raphaël l’a dit, c’est le sixième sens, c’est le mens divinior, c’est la poésie qui voit mieux, parce qu’elle a les yeux du corps et les yeux de l’âme. Un artiste aura beau étudier l’anatomie, il ne trouvera pas la nature plus vraie dans ses mouvements, dans ses expressions, dans ses attitudes, que Phidias et Apelle, qui n’avaient jamais étudié l’anatomie.

Pourquoi les modèles de l’antiquité seront-ils éternellement les modèles de la beauté, de la force, de la majesté, de la grâce ? C’est que les artistes sculptaient et peignaient sous le regard des dieux avec la simplicité du génie, sans vouloir dépasser le but, comme font les nôtres, dominés tour à tour par les vaines théories et les vaines pratiques ; ne pas savoir, c’est trop peu ; trop savoir, trop. La simplicité est le premier article de foi pour le sculpteur comme pour le peintre, ou plutôt ce n’est que le second, car le premier, c’est l’idée qui resplendit sur toutes les belles œuvres. Je défie un athée de faire un bon tableau ou une belle statue, il aura beau y épuiser ses forces, il aura beau y mesurer au compas toutes les lois de la grandeur et de la beauté, il aura beau être irréprochable au point de vue de la ligne et de la couleur, si l’âme n’illumine pas le marbre ou la toile, l’œuvre ne vivra pas.

Mais l’École enseigne le génie, disent les pédants. L’art, le grand art, l’art que Phidias et Michel-Ange ont fait divin, n’a pas d’école. L’école, supprimant la passion dans l’homme, supprime l’homme lui-même. Quand un sculpteur ou un peintre se révèle, c’est Dieu lui-même qui vient continuer son œuvre primitive. Chaque artiste est un commentateur qui explique les pages sublimes du beau, ce rêve de Dieu qui est la vie de notre âme.

Plantez toute une année un sculpteur de seconde main devant la Vénus de Milo, un peintre médiocre devant l’école d’Athènes, ils n’en feront pas moins des barbouillages honnis dans tous les musées, et des Galathées qui ne descendront jamais du piédestal ; au contraire, un jeune homme qui n’a vu aucun des chefs-d’œuvre consacrés s’écriera un jour : « Et moi aussi, je suis peintre ! Et moi aussi, je suis sculpteur ! » parce qu’il aura vu en lui, dans les mirages de son imagination, apparaître les images du beau comme des défis jetés à son esprit, comme des amorces du monde futur, comme des révélations de l’infini.

Mais comment ouvrir les yeux du peintre vers l’idéal ?

Où est la grammaire de l’art ? Winckelmann me dit de pleurer comme lui devant l’Apollon du Belvédère, et Diderot me dit de rire de son beau rire attique et gaulois ; je n’écoute ni l’un ni l’autre. Aujourd’hui, on sacrifie la Vénus de Médicis à la Vénus de Milo ; dans cent ans, on adorera quelque nouvelle Vénus, encore ensevelie dans le linceul jaloux de l’antiquité. Le beau est absolu, mais il est divers, et la critique pédante a toujours tort.

On aura beau donner des lois des grands maîtres, les maîtres nouveaux les violeront un jour de révolte dans l’intérêt de l’art lui-même, parce qu’une des règles du beau, c’est la variété. Prud’hon et Géricault, pour ne citer que deux noms de notre grand dix-neuvième siècle, sont-ils moins peintres, ces écoliers de l’école buissonnière, que David, qui voulait toujours conduire le génie à l’École ?

Puisque ce n’est ni la science ni la main qui manquent aux peintres et aux sculpteurs, il faut bien ce soit le sentiment du beau.

C’est le sentiment du beau qui continue l’œuvre de Dieu par les créations de la peinture comme de la poésie. Les vierges de Raphaël vivent, comme les créations d’Homère et de Shakespeare.

La peinture et le théâtre devraient être nos meilleurs livres, aujourd’hui que nous n’avons plus le temps de lire ni de méditer.

La peinture et le théâtre ont cette supériorité qu’ils s’adressent à tout le monde et que leur éloquence est immédiate. Il faut aller longtemps au collège pour comprendre Virgile, il faut être initié pour entendre Beethoven ; mais quiconque a des yeux n’a qu’à rester une heure devant Michel-Ange ou Raphaël, devant une tragédie de Corneille ou une comédie de Molière, même s’il ne sait pas lire, pour arriver à l’émotion du beau et du bien. Les poètes et les musiciens ont leurs élus ; les sculpteurs et les peintres tiennent leur cour plénière, pour tous ceux qui voient.

L’homme n’a pas été créé seulement pour être le spectateur de Dieu, mais pour aimer et continuer l’œuvre de Dieu. L’homme, il est vrai, continue souvent l’œuvre de Dieu, comme ces ouvriers des Gobelins qui ne voient pas ce qu’ils font ; les religions elles-mêmes ne se sont pas contentées de se prosterner dans l’esprit de Dieu et d’emprunter aux poètes les hymnes et les symboles ; elles ont appelé l’art à leur culte : Jupiter, c’est Phidias qui l’a montré aux païens ; la Mère de Dieu, c’est Michel-Ange qui l’a montrée aux chrétiens, quand les peintres byzantins n’avaient plus leur action.

Chaque exposition qui s’ouvre, chaque musée qui s’inaugure est une petite porte ouverte sur la lumière ; tout artiste dont les tableaux illustrent une muraille, dont les statues peuplent une salle déserte, a exercé, vis-à-vis des esprits qui ne voyaient pas, une véritable charité. Donner la lumière, c’est donner bien plus que le pain, c’est montrer l’école de la vie. Une exposition ou un musée est donc une bibliothèque qui parle la langue de tous ceux qui ont des yeux ; on y vient pour perdre une heure ; mais ce temps perdu, c’est du temps gagné, car, à son insu même, on y a appris plus d’une grande action, plus d’un beau sentiment, plus d’une page d’histoire.

Le théâtre a la même action, s’il ne joue que des chefs-d’œuvre. Mais, même devant une comédie médiocre, l’homme qui rit est dégarni de ses mauvais desseins, comme, dans un drame de troisième ordre, l’homme qui pleure est avoué d’un bon sentiment. Et, d’ailleurs, faire la lumière dans l’âme par la peinture des passions, c’est faire l’homme meilleur.

 

 

Octave de PARISIS.

 

Paru dans La Grande Revue en 1888.

 

 

 

 

 

 

 

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