Le vrai Louis Jouvet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

PAUL-COURANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deviens qui tu es.

SAINT AUGUSTIN.

 

 

Nous ne connaissons pas notre visage authentique, encore moins celui d’autrui. La vie terrestre, telle que les hommes l’ont façonnée, y pose un masque de bienséance, y inscrit parfois nos passions ou nos maladies. Or, comme le tableau de basse époque, décapé, révèle à l’amateur émerveillé un Primitif ignoré, quel médecin discernera notre âme sous les couches de crasse charnelle, de temporelles inutilités ; quelle mystérieuse Véronique nous tendra le voile où le visage du Christ doit inéluctablement, si nous sommes de vrais vivants, substituer aux nôtres, ses traits ?

On détecte davantage, à l’expression d’un acteur, ses rôles, que sa personnalité humaine ; mais fort peu d’entre nous, acteur ou non, présentent à découvert les reflets de cette montée au Golgotha qui imprègne la destinée de toute créature.

La figure célèbre – dirais-je populaire – de Louis Jouvet échappe imperceptiblement à cette loi du secret. De curieuses interférences entre l’acteur, l’homme et son âme, dégagent des lueurs de vérité : nous allons essayer de saisir les données acquises d’un être dont, entre tous, l’évolution fut constante. Des recoupements nous éclaireront peut-être, car le masque superficiellement impassible de Jouvet n’abrita point une personnalité unie, d’une pièce, mais au contraire complexe à l’extrême.

Un matin de 1951, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois s’emplissait d’une foule de fidèles, dont beaucoup étaient des artistes réputés. Comme chaque année, la cérémonie des Cendres, instituée selon le vœu de Willette, se déroulait.

En brisant son crayon malicieux pour s’envoler vers d’autres féeries, le charmant dessinateur que ses farandoles de pierrots et de pierrettes firent surnommer le « Watteau montmartrois », exprimait le désir que les Cendres fussent posées au front des artistes au cours d’une messe spéciale. Ils se souviendraient alors que si l’Art élève souvent aux lisières divines celui qui l’exerce, ce dernier demeure cependant un grain de poussière, prompt à se dissoudre dans l’infini de la création. Le bon Willette avait, dès 1914, composé le texte d’une prière à l’intention de ceux qui mourraient dans l’année. Ce touchant office devint effectif en 1926, à la mort de Willette 1.

L’usage veut que la prière soit lue par une des notoriétés présentes. Or, en 1951, Louis Jouvet acceptait à son tour cette fonction.

Avant d’accomplir sa tâche, Jouvet fut saisi d’une transe mystérieuse ; il se trouvait à côté du Père Carré qui lui tenait les mains, et elles tremblaient. Était-ce donc, cette lecture, une si forte émotion pour l’interprète de tant de rôles ?

Dans l’esprit et le cœur du grand comédien, des courants inconnus s’entrecroisaient, dont il n’eût pas clairement expliqué le remous.

Cependant, quelques mois après avoir prêté sa voix à la prière de Willette, comme si sa longue silhouette funambulesque incarnait le Pierrot des ultimes Cendres, Louis Jouvet mourait subitement. On le savait cardiaque. Dès 1915, son cœur donnait des traces de faiblesse, il se savait atteint dès avant la guerre de 1939.

Inquiet, hanté certes, de l’idée de la mort, il voulut d’abord renoncer à sa tournée de 1950, en Amérique : il s’y décida par patriotisme, sur les instances du Gouvernement qui déplorait, s’il ne partait pas, que la France ne fût pas représentée outre-mer, cette année-là.

Il se fatigua ; dopé de drogues, selon la superstition de ses études pharmaceutiques de jadis, il eut néanmoins des syncopes, et prit, avec son fils et son secrétaire, des dispositions testamentaires. Les syncopes se renouvelèrent, lorsque, de retour, il consentit à tourner l’Histoire d’Amour, son dernier film. Il avait résolu d’y renoncer, mais le producteur aux abois comptait sur lui. Jouvet, pitoyable, céda.

Le public cherche son plaisir, exige ses vedettes préférées et ne se doute pas toujours au prix de quels efforts meurtriers elles se dépensent quotidiennement.

Né en Bretagne par hasard, mais de souche limousine par son père, et ardennaise par sa mère, Louis Jouvet, tôt orphelin de ce père, fut élevé par une mère d’intelligence et de piété remarquables. Il en reçut l’influence et poursuivit ses études, commencées à Lyon chez les Frères Maristes, dans ce même collège Notre-Dame, à Rethel, où Verlaine avait été professeur. Éducation foncièrement chrétienne, certes, que Jouvet enrichira plus tard de tourments intérieurs, de questions ; prémices d’une conversion, car les idées reçues constitueraient peu de chose sans l’adhésion volontaire.

Louis Jouvet, épris de théâtre, quitta les facilités où l’entraînaient deux oncles pharmaciens, un troisième, médecin. On dénicherait son nom au bas des distributions de l’Odéon d’Antoine, mais la rencontre de Jacques Copeau, en 1912, contresigna sa vocation.

Jacques Copeau, précurseur, père du Théâtre contemporain, de forte conviction catholique, de fine culture, rêva de bouleverser les arts de la scène par une mystique idée profonde qui retrempait le fleuve dévoyé aux puretés glaciaires des sources ; elle rejoignait la ferveur quasi monacale pressentie par Mounet. On apprécie, dans une tendre et enthousiaste correspondance (1914-1916), publiée dans les Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud – Jean-Louis Barrault (cahiers II et VII), l’envergure des projets du maître et la confiante admiration du disciple. Or, le Vieux-Colombier, parti en flèche, croulait inexplicablement en 1924. Éternelle et noble velléité d’Icare : l’intransigeance de Copeau n’acceptait ni compromissions ni diminution de son idéal ; il se retira. Confiné dans une étude théorique du Théâtre, il se résigna à demeurer un drapeau, à se réaliser par le prolongement de ses disciples. Instigateur d’un Théâtre catholique qui, malgré d’éparses tentatives, n’a jamais existé, Jacques Copeau reste pourtant un des grands conciliateurs entre l’Église et le Théâtre 2.

Plus que pour quiconque, cette défaite constitua pour Jouvet un effondrement : donc, on ne pouvait rien tenter qui tirât l’art du bourbier commercial ou des routines ; il fallait s’en tenir aux recettes éprouvées du boulevard !

Jacques Hébertot, mécène-né, ouvrit généreusement à Jouvet, comme à Baty et à Pitoëff, la Comédie des Champs-Élysées. Jouvet y entreprit avec sagesse une éclatante carrière personnelle. L’artiste, toutefois, demeurait blessé : « Tous, tant que nous sommes, déclarait-il, nous ne ferons jamais que du Copeau ! »

Au milieu des houles, attelé à la tâche, Jouvet s’écartait des prospections spirituelles. Au début de sa carrière, le courant n’était pas interrompu : pendant la guerre de 1914, mobilisé, il lisait saint François d’Assise ; un rapprochement s’opérait entre la fraternité des compagnons du saint et la communauté artistique imaginée par Copeau ; il priait sans doute, il communiait. Plus tard, on le vit simplement demeurer respectueux des choses de la religion, comme disent les bonnes gens qui craignent de s’engager.

Il paraît intéressant de risquer un coup d’œil sur le caractère même de Louis Jouvet. On y notera de curieuses étapes : « Je ne serai jamais un grand acteur et ça m’est bien égal », écrivait-il à Copeau qui l’avait initialement engagé comme régisseur. Affirmation doublement fausse, mais à son insu : il deviendra un grand acteur et il le souhaitait sans oser y croire. Modestie, humilité peut-être, timidité sûrement, mais surtout complexe d’infériorité. Jouvet, artiste tendre et sensuel, – de cette sensualité cérébrale qui est la pire, – n’était pas beau, or il se croyait laid : il fuyait ses yeux obliques, son maigre visage asymétrique, vaguement asiate. Il se composait à la ville une personnalité sardonique, voire satanique. À la scène, il se réfugiait derrière le masque du grime et du farceur, il se dissimulait sous l’artifice du maquillage 3. En dépit d’une inclination aux hautes expressions (il m’a avoué qu’il avait joué la tragédie, en ses débuts obscurs), il se vouait aux fantoches et aux ganaches.

On vit, je crois bien pour la première fois, et sur la formelle insistance de Jules Romains, sa tête telle que la nature l’avait faite, dans Knock, mais passée à un enduit rigide d’impassibilité.

Louis Jouvet, cependant, évoluait : le monde entier contribue à former un être ; ni ses succès ni sa vie passionnelle ne restèrent étrangers aux métamorphoses qui s’opéraient en lui. J’ai connu un Jouvet aimable et courtois. La seconde rencontre de son existence, celle de Giraudoux, fut providentielle. Au cours des manifestations d’un œuvre chatoyant et poétique, il osait désormais insinuer sa sensibilité propre, jouer le visage nu. Il avait d’ailleurs changé physiquement ; la maturité, puis l’âge venu, il cachait des années, sa silhouette efflanquée de jadis le laissait svelte. Son âme accomplissait un cheminement souterrain sans presque s’en apercevoir ; elle nuançait, sculptait son visage par l’intérieur ; à soixante ans passés, dans Don Juan, sans truquage, sans postiches, il était devenu beau.

La maladie affine les hommes : or, une étroite connexion enchaînait de liens compliqués la maladie cardiaque croissante de Jouvet à celle d’une âme en proie aux affres d’une vie menacée. L’angoisse le tenaille ; est-il permis de suggérer que Là-haut sa mère poursuivait son enseignement, veillait sur lui ?

Les essais de conversion d’un homme comme Jouvet, capable de s’examiner sans complaisance, ressemblent au roulement du rocher de Sisyphe. Considérons que nous sommes tous gavés de péchés ; rappelons la mémoire de nos redressements et de nos rechutes : nous nous ferons une idée du décourageant itinéraire que dut subir le grand comédien.

Or, Dieu le maintenait fermement. Il assista de nouveau à des messes (à l’Union Catholique, notamment) ; il s’entretint avec des religieux ; un jour, son secrétaire, vidant les poches d’un costume, avant de le ranger, trouve un chapelet.

Un immense désir de bonté, de charité, naît et consacre le vrai Jouvet. On conte deux historiettes touchantes et cocasses. Son ami, le Père Laval O. P., malade et immobilisé à l’hôpital, lui confie avec appréhension que, faute d’un secours immédiat, un mauvais garçon repentant auquel il s’intéresse risque de retomber. Jouvet ne dit rien mais envoie le lendemain un chèque de cinquante mille francs.

Dans un restaurant où il déjeune avec Henri Jeanson, il réclame le maître d’hôtel qui le sert habituellement ; le malheureux est absent, désespéré du lâchage d’une femme aimée. Jouvet ira lui-même trouver la belle capricieuse au fond d’un faubourg, il la convaincra et la ramènera à l’amant éploré.

Enfin, nous arrivons de nouveau à cette cérémonie des Cendres où le tremblement qui agitait ce jour-là le grand comédien dépassait la notion d’un intersigne : Louis Jouvet, bouleversé, sentait la présence de Dieu dans son restant de vie terrestre et dans l’avènement de sa vie éternelle. Au milieu de cette assemblée fraternelle d’artistes, ce Dieu qu’il recommençait à chercher passionnément se révélait à lui, à l’heure où Jésus passait une dernière journée de paix humaine au milieu de ses disciples et des êtres qu’il aimait.

À la messe de Willette, Louis Jouvet attestait publiquement sa conversion et signait, sans le savoir, son retour à la maison du Père.

Parallèlement, son évolution d’acteur apporte un éclatant témoignage. Depuis longtemps déjà, Jouvet revenait de plus en plus aux grandes architectures des Classiques. Molière, le comédien traqué entre l’Église et le Théâtre, le hantait ; il y satisfaisait une ambition, une secrète aspiration.

Certes, au temps du Vieux-Colombier, il avait figuré un Sganarelle pittoresque ; plus tard, il exprimait avec bonheur la jalousie sensuelle d’Arnolphe ; les personnages du plus tragique dessin l’attiraient. Il aurait aisément réalisé Harpagon et renouvelé Alceste, mais une volonté spirituelle lui désignait les figures torturées par leur dualité. Des raisons aux racines profondes le déterminèrent à choisir Don Juan puis Tartufe. Pour ce grand acteur travaillé par un besoin éperdu de conversion, les dépouilles grimaçantes de ces deux rôles cachaient une vérité religieuse.

La critique jugea incomplet ce Don Juan d’allure baudelairienne : Jouvet n’allait pas aux limites du séducteur satanique. Pour Tartuffe, conséquence logique de la tirade précédente sur l’hypocrisie, on fit la même réflexion. Louis Jouvet, l’âme en désarroi, étouffait entre deux spectres qui lui décelaient les défaites où chacun de nous se dissimule.

Je rencontrai pour la dernière fois Jouvet, toujours au cours de cette cruciale année. Il jouait chaque soir l’imposteur et venait écouter une conférence du Père Carré sur les abîmes du personnage. Conférence étonnante et dont Jouvet s’avoua bouleversé. Nous avions entendu l’éminent dominicain dénoncer les menues complaisances, les commodités quotidiennes où nous nous engluons. Il ne s’agit pas de ce peuple du péché à qui on ne saurait en somme reprocher le refus d’un Dieu auquel il ne croit pas ; mais, sitôt qu’un être franchit la frontière de la Croyance, se prétend rangé sous la loi du Christ, s’il donne encore des gages aux ténèbres du péché, la conséquence devient terrible. Il abrite d’une carapace bienséante le refus de la Grâce, il connaît l’odeur, la densité du péché, il accepte la fraude.

Le visage de Tartufe se plaque dès lors sur son visage, masque de chair indélébile, insulte au soleil de Dieu. Risque effrayant dont, tous, nous sentons le frôlement, l’incitation luciférienne dans le fond même de notre âme tavelée par ses origines peccamineuses.

Ève Lavallière, frappée par l’affirmation de l’existence du diable, a connu la nécessité de fuir en direction opposée : Tartuffe, c’est le diable : nous le devenons, sans ce retournement total qu’exige la Conversion.

Hélas ! cette rigueur, la transparence des âmes, cette neige inaccessible aux attouchements du temporel, comment les acquérir et s’y maintenir, quand on vit dans le siècle ? Moins assaillis peut-être (ce n’est pas certain), au fond d’un cloître, les tentations spirituelles surgiraient alors : ce ne sont pas les moindres ; le péché contre l’Esprit demeure seul imperméable à la Miséricorde divine.

Mme Dussane remarque que Jouvet travaillait Tartuffe à la lueur de Bernanos, et que si l’on envisage avec insatisfaction le résultat, ce demi-ratage garde plus de prix qu’une réussite. Il logeait, certes, son personnage dans une aire intérieure, dévastée, dessillée. Mme Dussane note également, par analogie aux guérisons miraculeuses, les maladies miraculeuses, cures de l’âme en danger. Elle précise, selon son intuition de femme et sa science de comédienne, que Jouvet survivant eût jalonné les étapes de sa conversion par le choix des œuvres et des rôles.

On appuiera cette impression sur une déchirante parole prononcée par Jouvet dans ses ultimes jours. Il mettait alors en scène une adaptation de La Puissance et la Gloire de Graham Greene. Il avait choisi d’y jouer le prêtre coupable mais accroché au sacerdoce. Comme son vieil ami Léon Chancerel s’étonnait que cette création fût une adaptation :

– Vous ne recevez donc pas de manuscrits de pièces intéressantes ?

– J’ai des piles de manuscrits, répondit Jouvet, mais une pièce moderne et une autre pièce moderne, c’est toujours la même histoire. Maintenant, je ne peux plus jouer que des pièces pour lesquelles je pourrais mourir !

On connaît la suite. Au cours d’une répétition, Louis Jouvet fut terrassé. Il mourait en pleine ouverture d’âme sur la Lumière divine, modifiant de jour en jour sa vie, ce qui constitue les fins de la Conversion. Entré dans les Ordres, son profond combat intérieur l’eût porté vers les religieux contemplatifs ; demeuré dans le monde, il honora une carrière moins éloignée, redisons-le, qu’on ne le croit, de la vocation apostolique ; mais, pour parer aux écueils des pires séductions, Dieu lui donna – selon l’admirable expression de Mme Dussane –, une grâce d’inquiétude.

Il faut constater une présence de Louis Jouvet parmi nous. Certes, son œuvre est vivante, sa voix vibre à nos oreilles, on le revoit dans les films ; mais il ne s’agit pas de cette présence intellectuelle et même mécanique. La permanence de Jouvet tient dans les démarches non encore accomplies de sa conversion. Laissons l’acteur dans le panthéon du Théâtre ; mais l’homme qui nous ressemble tant, avec ses atermoiements devant les longues patiences de Dieu, avec ses élans et ses chutes, appartient à cette atmosphère qui nous enveloppe comme un brouillard fraternel, comme un rideau de protection. Les êtres qui ont quitté brusquement notre monde y rôdent parfois encore, âmes nostalgiques, avides de nos prières ; âmes aussi que nous n’entendons guère et qui, pourtant, voudraient transmettre leur message. Nous devons tenter de le traduire et d’y puiser un enseignement.

 

 

PAUL-COURANT, Des planches... à Dieu,

Librairie Arthème Fayard, 1956.

 

 

1. Voir : Léon-Adolphe WILLETTE, Prière.

2. Une des filles de Jacques Copeau appartient à un ordre missionnaire, à Madagascar.

3. Mme Dussane, dans sa si pénétrante conférence sur Louis Jouvet, remarque que l’idéal du jeune acteur est d’interpréter les amants et les séducteurs. À ce compte, Jouvet n’eût jamais fait de carrière, du moins à ses débuts, s’il ne s’était résigné aux grimes. Mme Dussane cite cette belle réflexion de notre comédien : « Ce qui m’a sauvé, c’est que j’ai aimé le Théâtre plus que ma dignité ! » Quel émouvant aveu !

 

 

 

 

 

 

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