L'enfance de Charles Péguy

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel PÉGUY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la veille du jour anniversaire de la mort de Charles Péguy, tombé héroïquement à Plessis-l’Évêque, le 5 septembre 1914, son fils, M. Marcel Péguy, a bien voulu évoquer pour les lecteurs du Figaro l’enfance humble et laborieuse du grand poète. On jugera d’après ces pages du haut intérêt du livre auquel M. Marcel Péguy met en ce moment la dernière main et qui paraîtra prochainement sous ce titre : La Destinée de Charles Péguy.

 

...Vers la fin de l’Empire, ma grand-mère fit la connaissance d’un ouvrier menuisier, Désiré Péguy, petit homme doux, travailleur, que tout le monde connaissait et aimait bien dans le faubourg. La guerre de 1870 vint retarder leur mariage. Le menuisier partit avec les mobiles du Loiret, qui firent le siège de Paris. Il coucha dans la neige, et mangea de ce pain noir du Siège dont il avait rapporté un petit morceau que l’on conservait soigneusement, et que l’on montrait au jeune Charles Péguy, les jours où il avait été tout à fait sage.

Le 3 janvier 1873, mon père naissait dans la petite maison du faubourg Bourgogne, – cette maison que l’on a maintenant rasée, pour tracer la rue Charles-Péguy, qui de nos jours joint le faubourg au quai qui borde la Loire et le récent canal de Combleux à Orléans. Dix mois plus tard, Désiré Péguy, qui avait été très atteint par les fatigues et les privations du Siège, mourait.

Fils unique, mon père vécut toute son enfance entre deux femmes qui n’aimaient guère le laisser jouer avec les autres enfants du faubourg : déjà elles craignaient pour lui les mauvaises fréquentations. Boitier, le maréchal ferrant qui habitait en face, n’avait-il point des idées subversives ? Ne parlait-il point de socialisme ? Fallait-il laisser le petit Charles jouer avec ses fils ? Pour ma grand-mère, il n’y avait rien à attendre de quelque réforme sociale que ce soit, il n’y avait qu’un moyen d’échapper à la misère, et c’était de travailler durement toute sa vie, pour s’acheter une petite maison et un petit jardin une fois devenus vieux.

L’essentiel était de devenir le plus tôt possible un bon apprenti, puis un bon ouvrier chez un bon patron. Sa mère et elle-même auraient-elles souffert de tant de misère si, arrivant à Orléans, elles avaient alors « eu un métier » ?

Ma grand-mère ne parvint jamais à persuader mon père que tous est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et qu’il faut se garder de rien changer à un ordre social où, selon elle, les miséreux sont simplement des gens qui expient leur paresse. Mais par contre elle réussit à lui donner très tôt le goût du travail. L’enfant, qui ne jouait guère, s’amusait à aider sa grand-mère dans les soins du ménage : il essuyait les vieux meubles luisants, il balayait la paille envahissante. Un peu plus tard, il secondait sa mère et il apprenait ainsi un premier métier, celui de rempailleur et de canneur de chaises. Mais cela n’était point un métier d’homme, et je ne vis mon père canner qu’une seule fois, un jour où il voulait voir s’il n’avait point « perdu sa main ».

Mon père fit aussi l’apprentissage de jardinier. Il y avait derrière la petite maison un jardin où sa grand-mère, qui était de la campagne, lui apprit à faire pousser toutes sortes de légumes. Dans la suite, jardiner fut sa grande distraction, quand il ne jouait pas avec nous à la « balle au chasseur ». Ce goût étonna fort, un jour, une étrangère, admiratrice de mon père, qui mit quelque temps à comprendre que, parlant de lui, « cultiver son jardin » voulait tout bonnement dire y faire pousser des haricots, « gloire de Palaiseau ».

Mais tout cela n’était pas très sérieux. Il fallait que mon père eût un joliment bon métier, un de ces métiers « qui ne se perdent pas », et pour lesquels il faut avoir son certificat d’études avant d’entrer en apprentissage.

Pour avoir son certificat d’études, il faut aller à l’école. Mais à l’école, les enfants ont des camarades qui peuvent donner « de mauvaises idées ». Ma grand-mère décida donc que son fils irait à l’école le plus tard possible. Elle lui apprit à compter de tête, ce qui est très amusant, parce que l’on arrive à des résultats « justes et merveilleux » ; elle lui apprit à lire au moyen d’un petit abécédaire bon marché ; mais elle ne put lui apprendre à écrire ; sitôt qu’on mettait un porte-plume entre ses doigts, il se barbouillait d’encre, et faisait passer la plume à travers le papier.

On mit donc mon père à l’École Normale. Je veux dire qu’on le mit cette fois-là à l’école annexe de l’École Normale des instituteurs du Loiret, dont on apercevait à quelque distance la grille magnifique. Mon père avait alors sept ans.

La vie scolaire fut pour mon père un émerveillement. Au lieu de marcher comme tout le monde, ou de courir comme de mauvais garnements, les élèves n’allaient-ils point au pas, deux par deux, sous la conduite d’élèves-maîtres dont le sobre uniforme noir se rehaussait de lisérés et d’insignes violets ?

En 1910, mon père gardait encore toute son admiration pour ces jeunes « hussards noirs » de l’enseignement laïque d’antan. Mais, le jour de la rentrée, toute cette belle ordonnance lui joua un mauvais tour : comme le groupe d’élèves dont il faisait partie revenait de l’École Normale vers la Porte-Bourgogne, il se fit qu’il était le premier à devoir quitter les rangs. Gros embarras de mon père : comment devait-il prendre congé du sous-maître qui commandait le détachement ? Ne sachant que faire, il passa devant la maison de sa mère, continuant à marcher tout droit. Il fallut que sa grand-mère, qui attendait sur le pas de la porte, se demandant s’il devenait fou, lui criât : « Tu ne viens donc pas manger la soupe, aujourd’hui ? »

Ce qui était non moins merveilleux, dans cette vie scolaire, c’est que tout était maintenant déterminé par un emploi du temps rigoureux. Mon père, au lieu de se lever, de s’habiller, de se débarbouiller un peu au hasard de la matinée, le fait maintenant à des heures fixées d’avance, une fois pour toutes. Il se lève à six heures ; sitôt qu’il a déjeuné d’un bon morceau de pain trempé dans du café noir, il apprend ses leçons. Puis c’est la classe du matin. Il déjeune à onze heures et demie, revoit rapidement ses leçons pour la classe du soir. Après l’école, s’il se trouve en avance pour son travail scolaire, il reprend son ancien métier de rempailleur de chaises, qui est maintenant pour lui un délassement. Le soir, après dîner, en vain il cherche à travailler encore ; il tombe de sommeil. – C’est à peu de chose près sur le même horaire que sera toujours organisée la vie de mon père, qui se levait tôt, déjeunait tôt, et dînait tôt ; qui travaillait beaucoup le matin, peu l’après-midi, et jamais le soir.

Enfant, mon père se couchait tôt. Mais comme il ne voulait point perdre son temps, il révisait une dernière fois, en s’endormant, son travail scolaire de la journée. Et ainsi rêvait-il souvent de ses devoirs, et il lui arrivait de trouver en dormant des solutions qui lui avaient échappé toute la journée. – Il devait d’ailleurs garder cette habitude de travailler en dormant : il me souvient par exemple qu’en 1913 (il écrivait alors Ève) mon père me dit en se levant que, tandis que je devais traduire la version grecque qu’il me donnait à faire, il allait, lui, écrire une centaine de vers qu’il avait composés en dormant.

Il avait été décidé qu’il allait être maître d’école pour apprendre à écrire aux enfants. L’expérience montra qu’il est parfois difficile, même aux maîtres d’école, d’apprendre à écrire à certains enfants, – ceux-ci dussent-ils devenir plus tard des écrivains. Les jeunes élèves-maîtres qui de semaine en semaine se succédaient à l’école annexe eurent toutes les peines du monde à apprendre à écrire à mon père : tout d’abord celui-ci fut intérieurement fort vexé qu’on lui fît écrire en blanc sur du noir avec des crayons d’ardoise, alors que tout le monde écrit avec de la couleur sur du blanc ; et puis ses doigts lui refusaient vraiment toute obéissance et puis en fin de compte, à la fin de la classe, les corrections du maître venaient encore souligner et compliquer la blanche saleté poussiéreuse.

À force de volonté, de patience, mon père parvint quand même à se faire une belle écriture droite, régulière, serrée, et que par la suite il devait serrer de plus en plus. Dès lors il ne rencontra plus aucune difficulté ; il fut régulièrement premier de la classe en écriture, comme en calcul, en géographie et en histoire.

Vers 1880, l’école laïque (une école laïque qui d’ailleurs avait encore ses crucifix dans ses classes) avait un énorme prestige. Et un prestige de bon aloi, un prestige qui n’était dû à aucune basse démagogie. Ainsi, chaque fois qu’on voyait dans une école primaire un élève qui semblait remarquable, on rêvait d’en faire un instituteur. On décida donc que le jeune Charles Péguy, son certificat d’études passé, reviendrait un jour à l’École Normale du faubourg Bourgogne, comme élève-maître cette fois. En un sens, c’était encore faire de lui un bon apprenti chez un bon patron, puisqu’il était entendu que le meilleur patron, c’était encore l’État.

Pour se préparer à devenir ainsi un élève-maître, mon père entra à l’École primaire supérieure de la rue des Turcies, dans le vieil Orléans, près de la Loire, mais cette fois en aval du vieux pont. Il ne resta d’ailleurs que six mois dans cette école.

En ce temps-là, l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire étaient des mondes fermés, étrangers l’un à l’autre. Mais 1’École Normale du Loiret avait alors comme directeur un homme énergique qui avait « un tempérament de fondateur », M. Naudy. « Il faut qu’il fasse du latin », avait-il dit en parlant de mon père. Et « le repêchant par la peau du cou », il réussit à le faire entrer à Pâques au lycée d’Orléans. Il semblait donc à ce moment que la destinée de mon père était de devenir non plus instituteur, mais professeur.

On sait quel était le prestige du latin sur mon père, et quelle influence eut sur lui cette discipline. Ce qu’ont peut-être moins bien vu ses biographes, c’est que mon père ne fit point que du latin au lycée d’Orléans, mais aussi du grec. Si le latin lui apprit à mieux serrer, à mieux préciser sa pensée au cours des exercices de traduction, thèmes et versions, le grec lui apporta la révélation d’un monde nouveau pour lui, et qui le séduit. Je ne suis pas loin de penser que mon père fut un des derniers disciples de Platon. Et disciple n’est pas assez dire, et il faudrait employer le terme d’adepte, dans le sens le plus religieux que l’on peut donner à ce mot.

Mon père avait été au catéchisme. Sa mère l’y avait envoyé, bien qu’elle ne fût guère croyante, parce qu’il faut « faire comme tout le monde ». Les jeunes vicaires de la vieille paroisse de Saint-Aignan (« tout le monde n’a pas unie paroisse comme ça », devait dire plus tard mon père) lui avaient donc appris le catéchisme, et il avait fait sa première communion. Mais au fond de lui-même, mon père, qui se refusait à croire qu’il fût nécessaire que la misère existât pour punir les hommes qui sont paresseux, ne trouvait pas très plaisant qu’il y eût un enfer pour châtier ceux des hommes qui sont par trop mauvais. Pourquoi Dieu, qui est parfait, a-t-il fait des créatures imparfaites, qu’il faille punir en ce monde ou dans l’autre ? Mon père n’allait point jusqu’à nier Dieu, et le monde surnaturel, pour éluder cette question de l’enfer. Mais il voulait un monde et un ordre surnaturel qui ne comportât aucune exclusion. Et c’est ce que lui offrait la doctrine platonicienne.

Si l’on veut comprendre certains points apparemment restés obscurs de la conversion de mon père, il faut voir que ce n’est pas la conversion d’un homme qui découvrit un jour le monde surnaturel, mais celle d’un homme qui est passé progressivement du monde surnaturel imaginé par Platon à l’ordre surnaturel révélé par les prophètes et par le Christ.

Sur un autre point, l’entrée au lycée d’Orléans eut sur mon père une influence décisive : la bourse qu’on avait obtenue pour lui était une bourse de demi-pensionnaire. Pour profiter de tous les avantagés attachés à cette bourse, sa mère l’envoie au lycée le matin très tôt, pour y prendre son petit déjeuner, auquel il a droit. Et il y reste très tard, parce qu’il a également le droit de travailler à l’étude du soir, après les classes. Du coup mon père n’est plus un enfant toujours fourré dans les jupes de sa mère ou dans celles de sa grand-mère. Il se lie maintenant avec quelques camarades. Il cause avec eux de choses et d’autres, et d’autres points de vue sur le monde social lui sont présentés.

Et surtout il se fait lui-même d’autres points de vue sur le monde. Le dimanche et le jeudi, il retourne à l’École Normale y faire du sport avec les jeunes normaliens (Naudy, ce « créateur » avait entre temps fait installer un terrain de jeu) ; il va nager dans la Loire, où il risque un jour de se noyer ; il va faire des aquarelles le long de la Loire, ou en pleine campagne. Mais surtout il fait de longues marches, parfois seul, parfois accompagné d’un ou deux camarades, auxquels il ne cause guère. Comme plus tard sur ces plaines voisines de Lozère, où nous allions tous les deux, presque chaque soir, marcher deux ou trois heures en silence, vers l’étang et le Christ de Saclay, mon père réfléchit en marchant. Il se demande s’il convient bien que chacun cherche à se sauver lui-même, temporellement et éternellement, ou s’il convient que tous se donnent totalement à la cité, pour assurer le salut de tous. Mon père a alors l’âge qu’avait Jeanne quand elle aussi s’est demandé si elle devait continuer à garder ses moutons, ou se consacrer corps et âme à sauver la France, afin que plus tard puisse être sauvée une chrétienté qui, par la conversion des infidèles, doit englober un jour le monde entier.

En 1890, mon père passe la première partie de son baccalauréat, et l’année suivante la seconde. Puis vient une année de préparation à l’École Normale Supérieure, année passée au lycée Lakanal, à Sceaux, près de Paris. Ayant échoué au concours d’entrée, mon père retourne à Orléans, pour se libérer de son service militaire, par un volontariat d’un an. Après avoir quitté, sergent, le 131e régiment d’infanterie, il entre alors comme boursier au collège Sainte-Barbe, à Paris, pour y reprendre la préparation du concours de l’École Normale Supérieure, où il entrera en fin d’année. C’est alors qu’il trouve ses « amitiés d’élection », ses amitiés d’homme. C’est alors notamment qu’il trouve Marcel Baudouin, – et que sa destinée, qui s’était ébauchée à Orléans, commence à se réaliser. C’est alors qu’il commence une âpre lutte contre la misère et contre le mensonge, en attendant que, converti, il se jette dans une œuvre d’apologétique aussi ardente que personnelle.

 

 

 

Marcel PÉGUY.

 

Paru dans Le Figaro du 3 septembre 1938

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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