Le manque de vie de l’esprit

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert PELLETIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I – L’IMPRIMÉ.

 

 

On ne lève pas souvent le voile sur l’étonnante quantité de livres publiés en notre province ; à peine la critique littéraire commence-t-elle à en railler un peu la pauvre qualité de pensée et de style. Mais ce n’est pas tout. Le Canada français déverse encore l’activité de son esprit dans un nombre formidable de revues, de journaux, de bulletins et d’annales : source éternelle d’ironie. Notez que le périodique accapare la fleur de notre culture ; joignez que la bonne volonté des rédacteurs crève d’ordinaire les yeux autant que l’inanité de leurs efforts crève le cœur. Car les exigences de l’administration, à l’âme plus ou moins « corrompue par le sourd désir de l’or », neutralisent l’esprit dans la plupart des journaux et des revues, imposent des commentaires superficiels sur une actualité insignifiante, tuent toute vue pénétrante ou toute pensée personnelle. Bref, faites la somme de nos publications, computez leurs tirages respectifs, et rendez-vous en compte : si l’imprimerie révèle chez nous une assez florissante activité commerciale, elle atteste encore plus l’état d’impuissance où la vie intellectuelle en est arrivée.

Or, c’est le rendement des presses qui détermine quotidiennement le niveau de notre classe instruite. C’est par la presse que le rabâchage, qui stigmatisait naguère le pauvre d’esprit, est devenu l’altier dandinement de notre élite. C’est à cause de la presse que le commérage, autrefois satirisé même chez le bas peuple, est désormais la principale et souvent la seule gourmandise intellectuelle de ceux qui lisent. Gavé de journaux à faits divers, de revues à commentaires de nouvelles, d’annales qui sont souvent des cubes de populacière niaiserie, et de romans aux tendresses en clichés, l’esprit se ramollit et devient incapable de réflexion, passe peu à peu aux limbes de l’instinct et y demeure. L’instinct même, délayé avec persistance, perd ses vertus animales, et finit par tout attendre passivement du vague miracle de l’imprimé, comme la plante adventice qui périt faute de tuteur. De là aussi notre tendance, qui se généralise extrêmement, de compter sur l’État plutôt que de cultiver nos ressources d’êtres raisonnables.

Le tableau n’est pas chargé, en dépit d’une vaine instruction trop répandue et d’un intellectualisme de façade dont les apparences nous leurrent. Car la réalité l’atteste : dans tous les domaines notre infériorité s’accentue par manque de vie de l’esprit. Dans tous les domaines nous perdons pied et cédons notre place, parce que nous n’obéissons guère qu’aux aveuglements de l’inconsciente routine, quand ce n’est pas aux impulsions de moteurs dirigés par l’adversaire.

On a souvent fait le procès de notre vie nationale, par exemple ; et l’on a jugé que nous fûmes, individuellement et collectivement, maintes fois criminels. Eh bien, non : depuis l’ère de Papineau et de Lafontaine, notre activité nationale ne fut même pas assez intelligente pour cela. Faites-en l’analyse, et vous ne trouverez souvent que pensée ratée, vertu ratée, passions ratées, actions ratées, bref, une vie nationale ratée. Depuis 1860, nous l’avons presque toujours abandonnée aux forces instinctives de la qualité la plus courte, la plus médiocre, la plus vaine. Encore aujourd’hui, comptez ceux qui éclairent les effets futurs de leurs discours, de leurs écrits, de leurs mesures, au phare de l’intelligence ou de la prévoyance politique. Ils sont si rares qu’on a même perdu l’habitude de les comprendre et, dans certains journaux de notre « élite », on fait la critique acerbe de leurs initiatives les plus salutaires, ou bien on se demande « ce qu’ils veulent dire ».

Laissons juger notre vie religieuse par ceux qui en ont la compétence. L’an dernier, La Revue Dominicaine a fait, auprès des intellectuels laïques, une enquête sur le sens religieux de notre peuple. Plus que les témoignages objectifs, la conception générale des réponses le révèle : mous n’avons pas l’idée du sens traditionnel du catholicisme, que nous prenons avec gloire et sans nous en rendre compte pour un ensemble de mouvements purement grégaires. Le Père Raymond Voyer confirme cette opinion dans une étude récente, et d’un souple discernement, qu’il résume en ces mots : « Des sensibilités catholiques, mais non des intelligences catholiques. »

 

Après ce qui constitue le tronc, passons aux maîtresses branches de notre arbre social. Dans la finance, par exemple, où nous n’avons rien inventé mais où nous avons imité sous le prétexte de garder notre patrimoine, où en sommes-nous ? C’est ici que nous jouons notre avoir le plus à l’aveugle, que nous sacrifions la plus aux hasards de l’imprévoyance. Nos surhommes n’y voient goutte et, obéissant aux mots d’ordre qu’ils ne comprennent pas et dont ils ne soupçonnent pas l’origine, ils drainent notre richesse mobilière vers l’agiotage ou vers le néant. Sauf dans quelques institutions de second ordre, les règles de pratique de nos financiers mènent tout à la faillite. Elles leur vaudront à eux-mêmes, tôt ou tard, la mort par apoplexie – apoplexie due à l’excès de papiers sans valeur et non pas, je vous prie de le croire, à l’abus de placements bien gagés.

Pour les mêmes raisons, notre vie industrielle est plus que jamais mort-née ou à l’agonie. Elle s’est soumise à une finance à très courte vue, parce qu’elle manquait elle-même de qualités morales et de discipline de l’esprit bien plus que de capitaux. Nous ne tenons plus guère que de petites portions de l’industrie du vêtement, du tabac, des aliments. La tannerie et la cordonnerie paient tant de royautés sur un matériel appartenant à l’étranger qu’on peut le dire : l’étiquette et la main-d’œuvre seules y sont à nous ; les profits industriels, non ou très peu. Alors, que nous reste-t-il ? Peuple de main-d’œuvre et de petite épargne qui enrichit les autres, que nous manque-t-il pour recourir à la coopération et nous suffire à nous-mêmes, si ce n’est une intelligence normale et convenablement éduquée ?

Les qualités morales et intellectuelles ne sont pas moins à la manque dans notre vie commerciale. Sans doute, quand l’épicier du coin étouffe ou se fait expulser, on s’en aperçoit encore puisque ça tombe immédiatement sous le sens ; et cela provoqua, ces dernières années, une réaction bizarre. Des sensations purement végétales nous avertissaient que la plante à sève plus forte que la nôtre prenait notre place. Et dans nos contorsions d’agonisants, nous demandions qu’une vague Providence coupât la plante la moins avariée... afin qu’on pût mieux admirer, sans doute, notre paralysie intellectuelle et nos attitudes lymphatiques. Mais nous n’avons pas songé à guérir notre impotence, à prendre des forces, à nous remettre en marche pour vaincre, sur notre propre champ, l’étranger qui à ses débuts ne possède généralement pas plus de capital que nous et réussit surtout par calcul, savoir-faire, travail, économie. D’ailleurs, notre commerce de gros et de demi-gros devrait nous intéresser beaucoup plus : il tient à sa merci le détaillant, le producteur industriel et agricole, et tous les consommateurs ; il est au premier plan de notre influence économique et nationale ; il préside même notablement, par son ascendant général, aux mœurs de la famille et de la société. Or, notre dégringolade y fut, ces dernières années, plus accentuée que dans le commerce de détail. Plutôt que de nous en émouvoir et de nous resserrer les coudes, nous faisons encore la guerre à la plus solide sauvegarde d’indépendance que notre peuple ait sur pied : la Coopérative Fédérée.

Notre vie agricole ne fut pas saccagée par la Guerre, comme en France, en Belgique, en Allemagne. Or le paysan d’Europe vit d’ores et déjà aussi bien qu’en 1914. Pourquoi y a-t-il chez nous déséquilibre et marasme, quand le prix d’achat des fermes a peut-être varié moins ici qu’outremer ? Où est la raison profonde de nos difficultés, si ce n’est dans le tarissement de la réflexion personnelle, dans l’absence de calcul élémentaire ? On dirait que notre paysan, à la lecture du journal, apprend à éparpiller sa famille en service pour « faire vivre » des instruments dispendieux, instruments dont il ne se sert pas dix jours par année, et que la main-d’œuvre salariée remplacerait de façon bien plus économique. Notre classe agricole a d’ailleurs oublié presque totalement le savoir-faire industrieux qui la rendait naguère si indépendante : elle vend à vil prix la matière première pour acheter presque tout à haut prix, même ces vêtements éphémères qui ne lui siéent pas plus que « les souliers de bœuf » à un salonnard. Enfin, dans tous les pays, le paysan est renommé pour son esprit d’économie, voire pour sa pingrerie, tandis que notre habitant est devenu plutôt un dissipateur, un conformiste de la mode, un snob parfois déréglé au point de tenir tour à tour au pensionnat sa dizaine d’enfants – ce qui serait proprement ridicule même si nous n’avions que d’excellents éducateurs. Bref, il y a contamination et avilissement dans le plus sûr réservoir de caractère, d’activité industrieuse et de bon sens que notre peuple ait jamais eu.

De tout cela il faudrait sans doute conclure que nous devons, au prix de notre salut, fermer toutes nos écoles qui n’ont pas un caractère professionnel. Hélas, nous ne sommes pas logiques à ce point. Je doute même que le précurseur biblique, vu notre décrépitude avancée, choisirait de crier cela dans notre désert.

 

Alors, pour faire notre humble part de lutte pour la vie du Canada français, recourons au palliatif, aidons les rares revues et les rares journaux qui ne précipitent pas notre peuple dans la misère d’où ils ont la mission de le tirer. Si la vie de l’esprit est la rédemption des enlisements de l’instinct, suggérons-la, indiquons-la à ceux qui vont périr, le cerveau trop plein de l’ignoble médiocrité des balivernes. Sans poursuivre les invalides mentaux qui nous fuiront, sans nous attarder aux inconscients repus qui nous diront dans le bâillement qui les achève : « Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ? », agitons des idées pour garder en branle le pendule de l’esprit chez plusieurs, pour le mettre en branle chez nombre d’autres dont la bonne volonté n’est pas morte.

C’est le seul mot d’ordre de cette nouvelle revue. Nous n’avons pas la prétention d’en distribuer à tout moment, de nous donner l’air de racheter tout le monde. Le rachat n’est pas en nous ; il est dans l’éveil et l’activité des facultés intellectuelles chez ceux qui nous liront et qui propageront dans leur milieu leur propre vie mentale. Il n’est même pas bon que, pour nous complaire, on se range sans étude à nos avis. Il faut faire beaucoup plus : abandonner l’automatisme, aménager ses propres ressources, et penser par soi-même. Trop de bonnes gens, les uns naïfs, les autres déchus, nous instruisent afin que nous n’ayons pas de « misère », que nous vivions dans la paresse, que nous soyons indéfiniment des poids morts, c’est-à-dire un passif plus lourd à notre pauvre actif traditionnel. Nous nous soucions fort peu de tenir ici une autre succursale du bazar de l’enseignement ou du renseignement, à quoi les Canadiens français doivent leur mal. Nous visons à faire penser nos lecteurs, non pas à leur épargner la réflexion. Car ce qui régit, bon gré mal gré, la vie des hommes en société, ce n’est pas le plus grand amas possible, dans chaque crâne, de faits lointains ou prochains, passés ou présents ; non, c’est l’affaiblissement ou l’accroissement de la vie de l’esprit qui détermine tout changement en mieux ou en pire.

Il ne faut pas tout attendre de nous. Victimes de notre milieu et de notre formation, nous sommes nous-mêmes des pauvres, incapables de mettre au monde le nombre infini d’idées qui fasse vivre tout un peuple. Avouons-le même : nous n’élèverons pas souvent nos lecteurs à la métaphysique, comme dans les pays où la vie intellectuelle possède un solide fonds de circulation. Songez qu’il faut un commencement même dans la vie des idées ; songez que le Cardinal Villeneuve a compté sur les doigts d’une seule main les Canadiens français de notre époque dont le produit intellectuel existe en quelque domaine que ce soit.

 

 

 

II. LE GRÉGARISME.

 

 

Le mois dernier 1, nous faisions voir comme le Canadien français déchoit dans tous les domaines par manque de vie de l’esprit, et nous indiquions une cause de cette anémie intellectuelle : le trop grand nombre de publications qui encombrent le cerveau de faits divers, l’abusent de renseignements insignifiants et neutralisent sa vie raisonnable. Cet agent de paralysie mentale, très apparent, et qui propage son action sur une grande surface, n’est pourtant pas le seul. Il dérive lui-même de causes plus profondes et plus confuses qui commandent avec grande autorité, même à l’imprimerie. L’une de ces causes est l’association grégaire.

Avez-vous observé comme le Canadien français – si revêche à la coopération qui requiert une parcelle d’intelligence, qui comporte une petite part de responsabilité et tend à un but précis – est naturellement communiste en toute entreprise qui le dispense de réfléchir, fait de lui un irresponsable, le mène il ne sait où ? La coopération, par exemple, serait notre seul moyen d’indépendance et de salut dans la finance, l’industrie, le commerce, même l’agriculture et la colonisation ; pourtant, elle existe à peine on pourrait dire à titre d’exemple, et encore par la grâce de l’État. Les assemblées et coteries que nous appelons syndicats valent encore moins : notre syndicalisme n’a pas de caractère vraiment professionnel, ne tend qu’en théorie au meilleur accomplissement du devoir d’état puisqu’il met au même rang artisans, apprentis, manœuvres et simples désœuvrés, et il profite surtout au moyen d’une vague mystique de basse classe, à ferments de haine, d’envie et d’autres mesquineries. Il en est de même de la plupart de nos sociétés de bienfaisance ou œuvres sociales : elles doivent, pour se maintenir, lier leur sort à l’exploitation des mobiles les plus vains chez ceux qui apportent leur concours bénévole ou intéressé, car même en mutualité, en assistance, en charité, notre instinct grégaire tient lieu de notions intelligentes.

 

En revanche, nous sommes presque tous enrôlés dans quelque association d’adolescence, de vieillesse, de jeunesse ou d’âge mûr, du sexe masculin, féminin, neutre inc. ou incorporé, groupements dont on ne saurait trouver la raison nulle part, si ce n’est dans des machinations nuageuses ou souterraines. Le signe de ralliement y est toujours un « idéal » d’autant plus beau qu’il ne pourra jamais servir que d’instrument d’avilissement intellectuel, spirituel et moral. Car la vie en troupeau forme à la longue des agrégats d’instincts, pires que l’esprit de parti et pires que l’esprit de clocher, qui tendent essentiellement à empêcher la vie de l’intelligence chez soi d’abord, chez les autres ensuite.

Les programmes de ces unions sont généralement très bons ; nous n’en contestons pas l’excellence, sauf par exception. Mais ils ne peuvent être que des trompe-l’œil, des miroirs à alouettes. La vie de l’esprit, faite de méditation, de réflexion, de voix intérieures montant dans le silence, n’est pas fonction collective. Elle naît de l’individu comme la plante dérive de la graine. Elle ne peut devoir au groupe que l’enserrement qui l’étouffe et la tue. Connaissez-vous une seule coalition d’intelligences qui ait pu durer sans dégénérer ? Ce phénomène est inouï, et il ne faut pas s’en étonner. Par sa nature même, l’association ne coordonne pas les valeurs ; elle tend à les uniformiser, à les égaliser dans la médiocrité. Car ce qui régit l’esprit d’un groupe, c’est la conception que les médiocres se font des choses. Ce sont eux d’ailleurs qui ont irréfutablement raison, appuyés par l’expérience des siècles. Il s’agit de communisme ; or il n’y en a, il n’y en a jamais eu que pour les biens matériels et ce qui y touche de près : intérêts qualifiés de communs, instincts, sentiments, passions et quelques vieilles idées passées dans les habitudes. Aussi les sociétés non hiérarchiques se galvanisent-elles toutes à la longue tout près du sol – si gentilshommes que leurs membres puissent avoir été. Car l’individu ne peut s’y soustraire à la loi commune ; et c’est la fonction de la quantité, surtout lorsqu’on l’emmure, d’opprimer la qualité. Alors nous dira-t-on jamais par quel aveuglement ou quel machiavélisme on se sert des plus beaux prétextes de religion, de patrie, d’apostolat social, pour former tous ces troupeaux où les meilleurs sujets mêmes deviennent forcément les miroirs du terre-à-terre renfermé, les échos et les reflets de la petitesse, les caméléons de toutes les médiocrités ?

Mais ce n’est pas tout. C’est même le moindre mal que l’association atrophie chez soi les valeurs intellectuelles, puisqu’elles brisent l’égalité conforme à sa nature et propre à son champ clos. Quand elle a duré un certain temps et que s’est formé l’esprit grégaire hostile aux supériorités, toute poursuite du vrai, du bien, du beau qui se peut tenter ailleurs lui devient désagréable comme une injure personnelle. Qu’elle aperçoive ici ou là des idées, une certaine culture, un bienfaisant pouvoir d’action, et il faut qu’elle les abatte par les moyens d’irresponsable, c’est-à-dire illimités, dont elle dispose. Une ressource très facile de ces associations, je l’ai laissé entendre plus haut, c’est d’obliger tout écrivain – journaliste, revuiste, homme de lettres – à rabâcher sous peine de perdre la clientèle, non plus comme autrefois d’un individu exceptionnel et inapte à toute réflexion, mais de tout un groupe, de tout un clan, de toute une classe, et peut-être de deux, et peut-être de dix. De là surtout que nos livres, revues, journaux rééditent toujours les mêmes banalités, ravalent les doctrines jusqu’à l’ignominie, se passent de vie intellectuelle digne de ce nom. J’excepte naturellement les rares Olivar Asselin ou Père M. A. Lamarche qui, pour ne pas abdiquer leur caractère d’homme et de catholique, se contentent d’un tirage presque illusoire.

Voyons maintenant si la multiplicité des associations grégaires n’exerce pas une influence déprimante sur des institutions plus nécessaires au bien de la société que l’imprimerie. Que vaut, par exemple, l’admirable hiérarchie du catholicisme sans la paroisse ? Elle en est la base. C’est là qu’on fait passer dans les actes et dans la vie la vertu, le sens et la fin de la doctrine catholique qui poursuit le perfectionnement de l’individu et, par l’individu, de la société. C’est la paroisse qui donne au messager du Christ le moyen de prendre contact avec la conscience individuelle, qui multiplie les occasions de la voir à la tâche, de connaître ses besoins, de la suive dans ses occupations de tous les jours, d’y introduire le levain évangélique et d’en maintenir l’activité. Or cette vie paroissiale n’existe presque plus dans le Canada français. Au lieu d’être le point de rencontre obligatoire (sans être le seul) du curé et de ses ouailles, l’église marque désormais la distance de plus en plus grande qui les sépare.

C’est que l’église et le presbytère sont devenus la lice de nos innombrables associations étrangères à la paroisse. Chaque groupe exploite, outre ses propres relations, et grâce à son directeur ou aumônier, la bienveillance confraternelle des membres du clergé et leur tendance un peu gobeuse à se solidariser, même sans ouvrir les yeux, pour toutes fins se donnant comme sanctifiantes ou cléricales. Depuis les vieux « Amicalistes » jusqu’aux tout jeunes « Scouts », toutes nos unions grégaires fournissent de temps à autre leurs agendas onctueux. Et le curé ou desservant a toujours devant lui des prônes et des sermons tout faits, qui parfois n’intéressent pas une seule âme de sa paroisse. La loi du moindre effort aidant, de même que l’exemple du voisin, il prend l’habitude d’être le phonographe de cette matière hétérogène.

Il y a d’ailleurs ici relation naturelle d’influence en sympathie. On ne peut admirer indéfiniment le groupe dont la fonction première est d’annihiler plus ou moins le sentiment de la responsabilité personnelle sans en arriver à l’affaiblir chez soi. À force d’ouvrir la porte et les bras à l’association qui remplace plus ou moins chez ses membres la conscience individuelle par le culte de l’apparence et le besoin de l’hypocrisie, on finit nécessairement par ravaler peu à peu sa propre conscience. Et si l’on a de la sympathie pour les unions qui tendent à mécaniser les valeurs intellectuelles, spirituelles et morales et à les réduire au simple formalisme, la sympathie vient aussi pour leurs règles de pratique dont on ne distingue pas la malfaisance et dont on prend l’habitude sans examen.

Ne nous étonnons donc pas que, soumis à ces influences, et à celle de la routine chère à tous les Canadiens, le curé et ses vicaires se forment un esprit tourné vers le dehors, tandis qu’au dedans la vie paroissiale dépérit jusqu’à n’être plus constituée que d’apparences. Car l’âme qui doit la vivifier en est presque absente, et elle ne se soucie même plus d’étudier son champ d’apostolat. Il ne reste alors aux desservants que le gabarit des occupations rituelles et, aux fidèles, que des pratiques incomprises et stériles – sans compter, naturellement, les chatteries des femmes et les simagrées des hommes rivalisant pour se faire bien voir. Qu’on ne se récrie donc pas pour le simple plaisir de nous payer une fois de plus de mots : dans un très grand nombre de juridictions curiales, à la ville et surtout à la campagne, c’est à cela que se résume d’ordinaire, non pas notre esprit catholique puisque plusieurs familles cultivent encore la bonne semence d’autrefois, mais la vie paroissiale d’aujourd’hui. Et je n’hésite pas à dire que ce dépérissement d’une institution vitale, toujours par manque de vie de l’esprit, est largement imputable aux influences indues de nos innombrables associations.

Serait-il raisonnable de supposer que l’action de ces groupes ou troupeaux pût être plus intelligente et bienfaisante dans la vie sociale ou nationale ? Il ne semble pas. On connaît le caractère inhumain, féroce, de leur intervention dans la fameuse grève de l’Hôpital Notre-Dame, où l’on s’est révélé d’un seul coup vierge de la notion des sociétés civilisées et des attributs de l’être raisonnable. On sait un peu moins l’apport avilissant de ces associations au dernier congrès de colonisation. Car elles y ont fourni leur écot ; et s’il est aisé de ne pas tenir compte de leurs données de sous-primaires en ces problèmes, en revanche, il n’est pas facile, vu la force souveraine du nombre en régime électoral, d’ignorer leur mise en demeure mainte fois renouvelée : « Donnez ceci ; donnez cela ; donnez encore au colon » ; – c’est-à-dire songez avant tout à lui faire l’aumône, à lui ôter le sentiment de sa responsabilité et de sa dignité, à lui former un vil esprit de « quêteux ». Admirable intelligence des œuvres sociales que celle-là ! Mais l’aide éminemment sociale qui consisterait à organiser le travail coopératif pour l’installation, le défrichement, l’érection des bâtisses, l’achat et l’usage des instruments, la vente des produits, la construction des routes, l’instruction professionnelle des colons et de leurs ménagères, non, nos champions en niaiseries philanthropiques et humanitaires n’y pouvaient pas songer. Ce n’est pas eux qui ont rien suggéré ni proposé de tout cela qui fit pourtant le succès de la colonisation sous le régime français, de tout cela qui est devenu plus facile aujourd’hui grâce à la coopération de l’État et qui est rendu plus nécessaire à cause de l’habitude de nos ouvriers au travail d’équipe, de tout cela enfin qui doublerait les chances de réussite du colon et nous coûterait à peine le tiers, mettons la moitié, des aumônes stériles que nous lui faisons sous forme de subventions des gouvernements. L’occasion était trop belle pour nos associations de montrer le vide de leur intelligence et la décrépitude de leur caractère : elles ne l’ont pas manquée.

On pourrait multiplier les exemples et les arguments prouvant que l’association grégaire tend et réussit à abaisser le niveau intellectuel, spirituel et moral chez soi et dans la société, que la vie en troupeau dégrade l’homme peu à peu et mène à la dégénérescence sociale. Nos associations, ces ingénues de l’anticatholicisme, n’offrent en vérité qu’un avantage : celui d’offrir des champs faciles d’observation à qui voudrait établir scientifiquement pour notre instruction le moyen de tuer avec le moins de douleur possible tout ce qui a une supériorité quelconque dans la vie et de rapprocher l’homme de la bête.

Les esprits naturellement confus, et ceux que la mauvaise éducation a perdus dans les ratiocinations visqueuses, invoqueront peut-être contre nous l’exemple de la communauté familiale. Disons tout de suite que celle-ci repose sur la diversité naturelle de l’homme et de la femme se complétant l’un par l’autre, non pas sur l’identité de leur travail intellectuel ; la famille se disloque même, ou s’avilit, dès qu’elle tend à l’uniformité, même relative, des aptitudes et des facultés. Qu’on ne se réclame pas non plus du modèle des communautés religieuses : on y demande la prestation de trois vœux afin, précisément, que l’individu soit plus isolé des contingences sociales, que son for intérieur soit plus libre dans la poursuite de la perfection, et que son esprit donne ainsi le meilleur rendement dont il soit capable. Enfin, qu’on n’essaie pas, de grâce, à nous écraser sous le haut savoir de nos universités où l’on distribue maintenant des doctorats en sciences sociales aux faiseurs de « l’âme syndicale » et de « la conscience collective » ! Car il sera toujours facile de prouver que de telles bévues sont la contrepartie de la doctrine que le catholicisme a enseignée pendant dix-neuf cents ans.

 

 

Albert PELLETIER.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 



1 Chapitre premier du présent article. (Note du webmestre.)

 

 

 

 

 

 

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