Sainte Geneviève

 

(420-512)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André PÉRATÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux jours de grande épreuve, lorsque la France, assaillie, ravagée par les armées barbares, se rassemble et se redresse pour les repousser, le cri qu’elle jette vers le ciel ouvre les nuées d’orage, où, parmi les éclairs, apparaissent les deux sabres qui la protègent. Celle-ci est une jeune et vive guerrière qui, à la tête de ses troupes, l’épée haute, lance son cheval droit à l’ennemi ; celle-là, grave, de visage mûr, semble une infirmière qui se penche sur nos blessures, nous console et nous rend l’espoir. L’une et l’autre, enfants, ont tenu en main la houlette des bergères ; mais l’Esprit de Dieu les conduisit par des voies très diverses. À Jeanne d’Arc il fut enjoint de souffrir et de mourir pour sauver la France ; à Geneviève il appartint de la créer, en lui donnant un cœur : Paris a reçu de sa haute sagesse et de sa charité profonde les premières clartés qui, accrues d’âge en âge, en ont fait un des flambeaux du monde.

À l’opposé de Montmartre, par-dessus l’ample vallée de la Seine, au midi, la montagne Sainte-Geneviève domine le fleuve et les toits innombrables, d’où s’élèvent des tours, des clochers, un arc de triomphe. En bas sont les théâtres et les banques, en haut les écoles, les couvents, l’activité de la pensée et de la prière. La coupole majestueuse d’un temple dédié jadis à la patronne vénérée de Paris semble planer sur le grand espace aérien. Derrière les lourdes colonnes de sa nef, les murs sont revêtus d’un décor de peintures étrangement inégales, mais dont quelques-unes imposent au passant la vision de paysages délicieusement calmes. C’est, comme déployée en une large tapisserie, toute la beauté de l’Île-de-France : des figures s’y meuvent, nobles ou rustiques, gracieuses ou sévères, baignées d’une même atmosphère de douceur et de piété.

Des moutons paissent au travers d’une prairie qui s’allonge vers l’horizon, dans l’ombre projetée par les grands hêtres dont les troncs limitent cet asile de paix. Toute blanche, au milieu de la prairie, une enfant agenouillée prie tendrement, les yeux sur une petite croix rustique, et, plus près de nous, son père et sa mère ont interrompu leur journée pour la regarder avec admiration. Puis le même paysage s’élargit ; un fleuve le pénètre, des maisons à toits de chaume y abritent les travaux de l’été. Et voici que d’une barque amarrée devant nous deux évêques sont sortis, qu’entoure tout un peuple ému ; les enfants, les vieillards, les malades s’approchent ; et, au milieu de la troupe respectueuse et qui fait cercle, la petite bergère blanche est debout, répondant aux paroles du plus âgé des prélats, qui appuie paternellement la main sur sa tète.

Tels apparaissent, à l’entrée de l’église, les premiers tableaux du religieux poème, auxquels répondent vers le fond de la nef, d’autres peintures parallèles. La figure blanche en est encore le centre ; mais c’est une femme parée d’une vieillesse auguste. Le cours paisible du grand fleuve amène jusqu’aux murs de la ville des navires chargés de la nourriture impatiemment attendue par un peuple affamé ; les porteurs de paniers et de vases arrivent avec leur charge, et la haute porte s’ouvre, et une procession sort, évêque, moines, porteurs de cierges, et peuple aux mains levées, qui acclame la bienfaitrice et la vénère ; elle, appuyée à son bâton, les bénit et sourit.

Enfin, par une image de paix suprême, le grand poème s’achève. La lune baigne de sa clarté bleue la ville et la vallée où luit le ruban d’argent du fleuve. Au premier plan, bien haut par-dessus les toits et la plaine, une terrasse dallée s’ouvre devant le seuil d’une cellule modeste où brûle une lampe ; et debout, une main posée sur la muraille basse où resplendit la lueur nocturne, la même femme auguste et simple et voilée de blanc contemple avec sérénité ; elle veille sur la ville endormie.

Voilà le décor qu’a composé Puvis de Chavannes à la gloire de la patronne de Paris ; et cette admirable simplicité de la fresque convient à traduire le récit du clerc, presque contemporain de sainte Geneviève, qui nous a conté naïvement sa vie et ses miracles : unique source, mais toute limpide, de notre information, où se reflète dans la lumière une image parfaitement pure. À peine sent-on la distance que les siècles, le langage et le costume ont mise entre nous et l’aînée de nos sœurs de charité ; les gestes sont les mêmes, et leur bienfaisance n’a pas cessé de s’exercer sous le ministère invisible des anges.

 

 

Aux premières années du cinquième siècle, la France, en tant que France, n’existait pas ; c’était la Gaule, conquise par Borne à une civilisation nouvelle, conquise aussi à une religion nouvelle par les missionnaires chrétiens, dont les premiers avaient été des martyrs. Les campagnes, après les villes, achevaient de se libérer des antiques superstitions, et de modestes églises y avaient remplacé les temples rustiques des faux dieux ; les évêques, à l’exemple de saint Martin, parcouraient les diocèses récents, pour y nourrir leurs ouailles de la pâture évangélique.

Parmi les habitants du village de Nanterre, que sépare de Paris, vers l’occident, une des boucles capricieuses de la Seine, deux époux jeunes encore, de condition moyenne, Sévère et Gérontia, élevaient leur bétail et cultivaient leurs champs. Une fille leur était née, qui fut baptisée sous le nom de Geneviève, et dont la piété candide ne tarda pas à donner des signes évidents de sa vocation. La grande solitude des champs, qui enveloppa ses premières années, fut une école de recueillement où cette petite âme, attentive à l’hymne d’adoration qui se renouvelle chaque jour dans la lumière, sans qu’il lui fût besoin d’ouïr les voix des saints ou des anges, se mûrit comme une fleur précoce aux leçons de la divine Sagesse, ; et cette intelligence qui dépassait son âge valut à l’humble bergère la protection décisive de l’un des grands pasteurs de l’Église des Gaules.

En l’année 429, les évêques Germain d’Auxerre et Loup de Troyes, délégués par leurs collègues et par le pape Célestin pour aller en Bretagne attaquer l’hérésie pélagienne, que saint Augustin et saint Jérôme venaient de combattre en Afrique et en Palestine, se rendirent, par la voie fluviale, de Sens à Lutèce ; et comme, vers la fin de l’hiver, ils continuaient de suivre la Seine avant de remonter vers le nord, ils voulurent visiter Nanterre, dont les habitants se réunirent dévotement sur leur passage. Ils remarquèrent alors, seule, à l’écart des autres, cette enfant délicate et grave dont le front s’éclairait de la lueur qu’il est parfois donné aux âmes saintes de percevoir ; et déjà Germain l’interroge, la bénit, l’encourage à se consacrer au Christ ; il la garde auprès de lui dans l’église, tenant sa main appuyée sur la tête juvénile et sérieuse, et lui transmettant la vertu secrète qui fleurira un jour en autorité et en charité, pour faire de cette vierge une conseillère et une conductrice des âmes. Le lendemain, à l’aube, les saints voyageurs reprenaient leur route ; mais, avant de partir, Germain avait confirmé l’enfant chère au Seigneur dans la renonciation totale à ce qui appartient au monde.

La complaisance divine en Geneviève fut dès lors manifeste. Gérontia, sa mère, dont la nature un peu sèche et rigide se rebellait contre une volonté trop détachée de la sienne, s’emporta un jour jusqu’à la frapper au visage. Que se passa-t-il ? un ange eut-il mission de châtier l’imprudente ? Sa vue se troubla, elle se sentit devenir aveugle. Il fallut que, sur sa demande, Geneviève allât puiser de l’eau, dont la fraîcheur, vivifiée d’un signe de croix, ranima peu à peu la lumière qui allait s’éteindre.

Ce doux miracle nous apparaît comme la seule note colorée sur la trame des années de retraite où la sainteté se prépare : vie cachée, secret noviciat tout de prière et de méditation parmi les travaux domestiques ; la petite bergère garde son troupeau, aide ses parents, donne à tous l’exemple des vertus modestes que réchauffe l’amour. Enfin le jour arrive où, bien avant l’âge requis – elle a quinze ans –, l’évêque de Paris l’admet à la consécration, et lui impose le voile, la bandelette de laine pourpre ceignant la chevelure qui, selon la coutume de la Gaule, doit demeurer intacte.

La retraite hors du monde n’était pas alors une claustration ; les vierges du Seigneur avaient leur place dans l’assemblée des fidèles ; auxiliaires du clergé, assistant les malades, sœurs de charité qu’entouraient le respect et l’affection de leur clientèle de pauvres gens. Ainsi Geneviève, que la mort soudaine de ses parents, peu de temps après sa prise de voile, avait douloureusement surprise, trouvait à Paris, où la fixaient désormais ses vœux, une famille nouvelle dont le nombre allait croître rapidement. C’est là qu’il faut l’imaginer maintenant, dans l’enclos des murailles bordant l’île où se confine la petite cité, allant et venant de la maison de sa marraine, sise près du pont qui gagnait la rive gauche de la Seine, tantôt vers Saint-Jean le Rond, le baptistère, tantôt vers Saint-Étienne, la cathédrale, ou, par delà le fleuve, au sud et au nord, dans les faubourgs où l’appelaient des maladies à soigner, des deuils et des misères à consoler. Cette vie, toute de prière et de charité, au sein de sa nouvelle famille, ébauche encore bien vague d’un grand peuple, va durer soixante-dix ans.

L’accueil fait par le peuple de Paris à cette fille de Dieu que son intelligence et sa bonté supérieures devaient distinguer des autres vierges n’alla pas sans quelque difficulté. L’auréole mystérieuse de la sainteté suscite parfois un trouble mauvais dans les natures frustes et à demi brutales qui en redoutent confusément l’approche et le bienfait. La sainteté future de Geneviève transparaissait dans ses regards et ses gestes. Déjà l’amour qui la possédait l’avait soumise à ses tourments : elle fut, au début de sa nouvelle existence, saisie d’une défaillance qui la tint durant trois jours comme morte, transportant son âme dans ces régions surnaturelles d’où l’on redescend illuminé intérieurement, prêt à juger à leur prix toutes les choses de la terre, prêt aussi à supporter toutes les épreuves au long du chemin clairement entrevu.

La première épreuve vint de la calomnie. Ceux qui attendaient des merveilles étaient désappointés par les apparences d’une vie toute simple et pure, où se cachaient avec soin d’extraordinaires mortifications, l’abstinence presque totale qu’elle s’imposa jusqu’à l’âge de cinquante ans, et ces larmes dont l’effusion de sa prière trempait secrètement sa cellule. Des regards méfiants, des chuchotements la suivaient ; le petit peuple des marchands, des bateliers surtout, dont la corporation était déjà très forte, passait par moments du rire à l’insulte. Cela ne dura pas ; l’heureuse intervention du saint évêque Germain qui, se rendant à nouveau en Bretagne, s’arrêta avec l’évêque de Trèves, Sévère, pour visiter et bénir encore Geneviève, retourna ces esprits mobiles ; et l’éloge de la jeune vierge, prononcé hautement par cet homme universellement vénéré, la désignait à guider dans les voies de la justice, de la paix, de la charité, parmi des luttes inévitables, ces âmes comme blotties sous son manteau maternel, les enfants qui feraient un jour la patrie française.

La Gaule, vers le milieu de ce siècle, était toute bruissante du tumulte des invasions. Depuis que les Vandales et les hordes barbares innombrables sorties d’outre-Rhin s’étaient, en 406, abattues sur le sol fécondé par la sage civilisation romaine, les Francs de Clodion, venus eux-mêmes de Rhénanie, avaient contribué à rétablir la paix et à restaurer les régions ravagées ; mais voici que l’avalanche des Huns menaçait de n’y plus laisser pierre sur pierre. Le « Fléau de Dieu », Attila, chef des armées sauvages qui avaient leur origine dans les steppes de l’Asie, et s’étaient déjà répandues sur les rives du Danube, d’où elles pouvaient atteindre Constantinople et Ravenne, marchait vers Orléans, après avoir écrasé Metz. Il était difficile de croire que Paris serait épargné par cette nuée féroce de sauterelles qui laissait derrière soi le sol dénudé et à vif. Les habitants préparaient leur exode ; ils restaient sourds aux exhortations de Geneviève, qui se disait assurée par Dieu de leur salut. Les femmes priaient avec la vierge, les hommes exaspérés se prétendaient trahis, lorsqu’une fois de plus une voix sainte calma leur fureur, et les arrêta dans leur fuite. Le grand évêque d’Auxerre, saint Germain, était mort, et de sa tombe il leur parlait, il les retenait encore ; le diacre Sedulius, qu’il avait chargé d’un suprême message pour Geneviève, arrivait à temps pour l’arracher à ses pauvres ouailles, changées en lions rugissants. La preuve de la connivence de Geneviève avec le ciel ne tarda pas à paraître : Attila, se heurtant au barrage dressé par Aétius sous les remparts de Châlons, rebroussa vers le Rhin le flot dévastateur, qui devait, l’année suivante, s’abattre sur la terre italienne.

Geneviève est dorénavant la patronne de Paris. Childéric, le roi franc, successeur du fils de Clodion, Mérovée, obéit, lorsqu’il séjourne dans la ville, à ses conseils, à ses requêtes. Le biographe de la sainte rapporte à ce propos une charmante anecdote. Le roi, qui venait de ramener avec ses troupes des prisonniers condamnés à mort, craignant de céder aux prières de Geneviève, sortie ce jour-là, de la ville, fit clore la porte par où elle devait rentrer. La vierge, vite avertie, revint sur ses pas, franchit le pont, et, souriante, toucha du doigt la haute porte, qui aussitôt tourna sur ses gonds massifs ; les condamnés eurent la vie sauve.

Ce doux miracle n’est qu’une des nombreuses petites fleurs qui jaillissent du sol sous les pas de notre sainte. En voici un autre, bien menu, mais qui, adopté par les imagiers, a conservé longtemps sa vertu d’emblème. Geneviève avait, depuis son enfance, une grande dévotion à saint Denis, le premier apôtre et martyr de l’Île-de-France, dont la tombe, sous l’abri d’un très humble oratoire, attirait de fort loin les pèlerins. Par ses soins, par ses instances auprès du clergé parisien fut entreprise la construction d’une basilique, dont elle suivit assidûment les travaux. Or, un jour qu’en procession avec ses compagnes elle gagnait le sanctuaire, le cierge que tenait une des pieuses filles fut éteint par le vent. Il suffit à Geneviève de le prendre en main pour qu’il se rallumât, et, le vent l’ayant éteint de nouveau et la flamme ayant de nouveau reparu, la victoire appartint finalement à la sainte. Ainsi les bons imagiers la représentèrent, avec le cierge allumé qu’un diable, muni d’un soufflet, veut éteindre, mais qu’un ange infatigablement rallume et entretient.

Elle fut, comme saint Martin, grande ennemie du démon ; dans un voyage à Tours, elle continua l’œuvre du saint évêque en délivrant nombre de possédés. Elle semblait douée des mêmes vertus actives qui avaient illustré le grand thaumaturge des Gaules ; du moins son biographe croit-il nécessaire d’insister sur des miracles qui, plus encore que ceux de saint Martin, continuent ceux qui nous sont narrés par l’Évangile. Pourquoi la main dont le contact ranimait la flamme des cierges n’aurait-elle pas eu le pouvoir de ranimer la flamme d’une vie près de s’éteindre ? Aimons, admirons ce miracle des cierges qui, nous est-il dit, se reproduisit maintes fois ; au point que les parcelles de la cire touchée par la main bienfaisante, dévotement recueillies, suffirent pour rendre à plus d’un malade la santé.

Voici Geneviève établie dans la vénération de son peuple. Des années paisibles se succèdent au cours desquelles sa haute sagesse s’affermit, jusqu’à ce que vienne la dernière épreuve, où la libératrice de Paris apparaîtra plus visiblement encore instruite des révélations d’en haut.

Durant le long règne de Childéric, les Francs n’avaient pas cherché à disputer au patriciat romain le gouvernement de la Gaule. Le roi, retiré dans Tournai, sa capitale, y était mort en 481 ; mais son jeune fils, Clovis, ne montra point la même modération ; vainqueur du romain Syagrius, installé à Soissons, il se rendit maître de tout le pays riverain de la Seine, à l’exception de Paris. Pendant dix ans, Paris résista, non pas à un siège brutal où l’armée franque se fût ramassée pour l’attaque, mais à un investissement lointain et lent. Le roi païen n’ignorait pas le respect inspiré par Geneviève à son père ; et d’autre part, le grand évêque de Reims, Rémi, essayait une action sur son âme par l’entremise de la très chrétienne princesse Clotilde, devenue en 492 reine des Francs. Un moment vint toutefois où la ville, plus étroitement cernée, sentit la dure menace de la famine ; mais tous alors, prêts à obéir, levaient sur Geneviève des yeux confiants. Geneviève n’hésita point. Appelant à l’aide ses vaillants bateliers, elle prit le commandement d’une petite flottille qui remonta la Seine pour gagner l’Aube et s’y ravitailler. Elle eut raison – faut-il dire, avec le biographe, miraculeusement ? – des quelques obstacles dressés par la nature ou combinés par l’ennemi ; un arbre qui barrait la rivière fut abattu et la laissa passer ; à Troyes et Arcis, triomphalement accueillie, elle chargea de vivres ses onze bateaux, qui redescendirent l’Aube et la Seine, non sans péril de tempête et de naufrage ; les prières de la sainte apaisaient les éléments. Paris émerveillé reçut sa bienfaitrice avec des transports de reconnaissance ; malades et pauvres furent les premiers servis ; l’odeur des pains qui cuisaient dans les fours montait joyeusement vers le ciel.

Le siège avait continué ; cependant Clovis se détournait de la Seine pour lutter, vers le Rhin, contre les Alamans. De la bataille qu’il leur livra, en 496, date l’avènement de la France chrétienne, « la Geste de Dieu par les Francs » : le Dieu de Clotilde, invoqué dans l’extrême angoisse, avait donné la victoire ; et bientôt saint Rémi baptisait Clovis avec ses Francs ; le Sicambre adorait ce qu’il avait brûlé, brûlait ce qu’il avait adoré. Dès lors la domination du roi chrétien s’étendait, de proche en proche, sur la Gaule ; Paris n’aurait pu résister davantage, et Geneviève n’avait plus le désir de résister.

Ce dut être un très imposant spectacle que l’entrée solennelle de Clovis et de Clotilde dans la cité gallo-romaine, où les magistrats et le clergé étaient assemblés pour les recevoir. Quel fut alors le rôle de Geneviève, protectrice et mère du peuple de Paris ? La vit-on, à la tête de ses compagnes, qui présentait au roi victorieux les brebis de son troupeau, l’humble troupeau des enfants, des indigents, des estropiés ? Ou plutôt n’attendit-elle point que le cortège royal fût au seuil de la cathédrale, pour s’agenouiller avec eux devant le Dieu des armées, et chanter l’hymne de remerciement ? La jeune reine à qui elle venait d’ouvrir ses bras trouverait en elle l’appui le plus tendre et l’affection la plus vigilante ; des entretiens échangés par la pupille de saint Rémi avec la fille chérie de saint Germain, de cet accord d’une jeunesse désireuse d’agir et d’une sagesse éprouvée par les ans devait naître la beauté future du royaume de France ; la justice et la miséricorde, la force et la bonté s’étaient rencontrées et unies.

On se plaît à croire que parmi les fondations charitables et pieuses que Clovis multiplia dans le royaume, si toutes ou presque toutes sont dues aux conseils de la reine, plusieurs, et non des moindres, furent préparées selon les projets de Geneviève. La plus grande sans doute fut l’église parisienne que les souverains édifièrent sur la montagne de Lutèce, cette « montagne Sainte-Geneviève » qui a Paris à ses pieds. C’est là qu’ils voulurent avoir leur tombeau ; et, selon le vieux rite barbare, Clovis en délimita l’emplacement en lançant devant lui la francisque, sa hache de guerre. Ainsi, au lieu même où s’élève aujourd’hui le Panthéon, cette première basilique, dédiée aux deux princes des Apôtres, ouvrit à la prière une nef longue de deux cents pieds, toute resplendissante de peintures et de mosaïques. Clovis n’en vit point l’achèvement ; la mort vint le surprendre dans la plénitude de ses forces, et son sarcophage de pierre, dans la crypte de la basilique, attendit trente-quatre ans que celui de sa veuve l’y vînt rejoindre.

Mais une tombe plus glorieuse n’avait pas tardé à attirer dans cette crypte la dévotion d’un peuple reconnaissant des bienfaits passés, et impatient de nouveaux miracles. Geneviève, âgée de quatre-vingt-neuf ans, cinq semaines après la mort du roi Clovis, avait enfin gagné sa vraie patrie. Ses dernières années s’étaient écoulées dans une paix bienfaisante, et parmi les témoignages d’une incessante vénération. L’humble bergère, devenue plus que reine, la conseillère des serviteurs de Dieu, répandait autour d’elle les trésors de sa charité ; elle incarnait, pour tant d’âmes à peine dégagées encore de la barbarie primitive, les figures augustes de la religion et de la patrie. Clotilde la fit ensevelir sous l’autel même de la basilique inachevée, par-dessus le caveau réservé aux sépultures royales. « Geneviève, écrit Godefroid Kurth, l’historien de Clovis et de Clotilde, en prenant possession de l’église du mont Lutèce, la remplit tout entière du rayonnement de sa gloire. La basilique bientôt ne fut plus qu’à elle : on ne la connut plus sous le vocable des Douze Apôtres ni sous celui de saint Pierre, on se souvint seulement qu’elle y reposait, et le sanctuaire désormais ne porta que le nom de la sainte. Et, par un étonnant renversement des rôles, Clovis et les siens, dans leur dernière demeure, semblèrent n’être que les hôtes de Geneviève. »

La basilique fut achevée selon les ordres de Clotilde, qui longtemps, régente du royaume, vint y chercher, près de l’amie si précieuse, dans la méditation et la retraite, les consolations nécessaires, avant d’aller poursuivre à Tours une vie sanctifiée par les plus dures épreuves, patiemment et humblement subies. Sa dépouille mortelle fut conduite de Tours à Paris, où, près de la tombe de Clovis, elle reposa sous la protection perpétuelle de sainte Geneviève.

 

 

L’histoire de Geneviève ne se termine pas à sa mort. Pendant les siècles qui vont suivre, sa sollicitude toujours présente pour son peuple de Paris s’affirmera de mille manières ; les miracles se succéderont autour du tombeau. Saint Éloi, au septième siècle, revêtit ce tombeau, comme il avait fait ceux de saint Denis, de saint Martin et de saint Germain, d’un ouvrage somptueux d’orfèvrerie. Deux siècles plus tard, durant les invasions normandes, les reliques de la sainte furent confiées à une châsse, ainsi que celles de saint Germain et de saint Marcel, et, portées sur les remparts de la ville, elles en repoussèrent les assiégeants. Au douzième siècle, les religieux de saint Augustin, appelés par Suger à régir la basilique de Sainte-Geneviève et son abbaye, leur donnèrent une merveilleuse splendeur ; les écoles de Sainte-Geneviève, non moins que celles de Notre-Dame, furent l’origine de l’Université de Paris ; et une église nouvelle, Saint-Étienne du Mont, devint la paroisse de ce quartier florissant des écoles.

Cependant la dévotion de Paris ne cessait pas de croître autour de la châsse miraculeuse, et la fête instituée par le pape Innocent II, à la date du 26 novembre 1130, commémora l’extraordinaire intervention qui, l’année précédente, avait délivré la ville et la France de cette sorte de peste rouge que l’on appela le « mal des Ardents ». Rassemblés sous le triple porche de la cathédrale, des grabats, des brancards portaient la troupe gémissante des malades, les yeux tournés vers la châsse dont ils attendaient le salut. Elle descendait la montagne, elle franchissait la Seine, elle entrait dans leurs rangs, passait entre les mains tendues pour la toucher. Plus de cent malades la touchèrent, cent furent guéris. Désormais la procession des précieux restes sera l’occasion de notables bienfaits : les inondations de la Seine s’arrêtent, le comte d’Artois, frère de saint Louis, obtient sa guérison ; et c’est alors que la caisse primitive, trop simple encore et toute de bois, prend la forme d’une église d’or et d’argent, reliquaire magnifique, chef-d’œuvre de l’orfèvrerie en cette glorieuse époque de l’art français, objet d’un culte fervent du pieux roi, dont les dernières paroles seront une invocation à « madame sainte Geneviève ».

La tradition royale des processions de la châsse était établie ; elles étaient décidées sur requête du Parlement. Le savant Érasme, guéri d’une fièvre quarte par l’action de la sainte, a décrit la procession de 1496, « la châsse conduite de sa place ordinaire à l’église de Notre-Dame, l’évêque venant au-devant d’elle avec toute l’Université, les chanoines réguliers, avec l’abbé, l’escortant nu-pieds et en grande pompe. » Plus tard, au dix-septième et au dix-huitième siècle, les estampes nous montreront la solennité de ces cérémonies ; et, dans l’église de Saint-Étienne du Mont, on peut voir encore le grand tableau de Largillierre qui représente le prévôt des marchands et les échevins rendant grâces à la sainte qui a sauvé de la famine, en 1694, Paris et le royaume.

Au cours du dix-huitième siècle, le culte rendu à sainte Geneviève alla s’affaiblissant ; les religieux génovéfains et les chanoines, devenus étrangement indifférents aux plus nobles traditions de la France, et plus soucieux de luxe et de bien-être que de véritable piété, n’hésitèrent pas à demander à Louis XV la construction d’un temple mieux adapté par ses proportions et son style aux besoins spirituels de l’époque. L’autorisation obtenue, ils eurent la barbarie de faire abattre, sans en rien conserver, la vénérable basilique ; le passant qui, aujourd’hui, traverse la rue Clovis ne se doute point qu’il foule aux pieds l’emplacement même d’un des plus anciens sanctuaires de la France.

Le grand temple grec commencé en 1757 s’appela sous la Révolution et s’appelle aujourd’hui le Panthéon ; seules, les admirables peintures de Puvis de Chavannes y évoquent dignement les gloires d’autrefois. Quant à la châsse, que conserve Saint-Étienne du Mont, ce n’est plus qu’un reliquaire moderne où sont renfermées quelques parcelles autrefois distribuées à divers sanctuaires. Les malheureux qui, en 1793, essayèrent de faire table rase du passé, en supprimant ce qui avait formé, élevé, entretenu l’âme de la France, décrétèrent que ces pauvres ossements innocents, cette tête où avait siégé la Sagesse, expieraient le crime « d’avoir servi à propager l’erreur ». La châsse merveilleuse du treizième siècle, avec son cortège de statuettes de vermeil, fut brisée et fondue à la Monnaie ; le corps de sainte Geneviève fut brûlé en place de Grève, et ses cendres jetées dans la Seine, comme l’avaient été, par la main des Anglais, celles de l’autre vierge patronne de la France, sainte Jeanne d’Arc.

 

 

Mais sainte Geneviève n’a pas renoncé à son ministère secourable ; nous la savons toujours présente dans la cellule suprême de ce monastère où n’ont point cessé de faire secrètement retraite les âmes meurtries par la lutte, et confiantes dans la récompense à venir. Que voit-elle, de sa fenêtre haute, du réduit où brûle toujours sa lampe de vierge sage ? En bas, c’est la ville de plaisir et de vanité, le tumulte des nuits, l’éblouissement des théâtres, les danses, la séduction raffinée ou grossière ; sur la montagne, autour d’elle, brûlent silencieusement les lampes du travail et de la piété ; à ceux mêmes qui l’ignorent elle envoie sa bénédiction maternelle. Sainte Geneviève veille sur Paris.

 

 

 

André PÉRATÉ,

dans La vie et les œuvres

de quelques grands saints.

 

 

 

 

 

 

 

 

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