Le peintre qui fait penser

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis PERROY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’AMOUR est toujours un vol de l’âme vers quelque chose qui lui est extérieur. Dans ce vol qui tend à l’union, elle développe sa plus grande activité, puisque son terme est de ne faire qu’un des deux choses séparées.

À cette lumière s’évanouit un des principes chers à l’impressionnisme, et par quoi il touche à la science, au métier, beaucoup plus qu’au grand art.

– Il n’y a pas de sot sujet, dit l’impressionniste, et qui me défendra de prendre pour thème de mon tableau un banc à l’ombre ou au soleil ?

– Certes, nul ne vous le défend ; mais le banc, une fois fait, s’il n’y a pas autre chose qu’un banc, et si ce banc ne me fait penser à autre chose qu’à m’asseoir, j’aurai certainement réalisé un tour de force qui me fera songer à la virtuosité de l’auteur, mais ne me fera guère sortir de lui. Or, mon âme, pour être émue, veut un vol plus étendu, plus profond ; elle veut penser davantage qu’à l’habileté du peintre, à son procédé, à sa richesse de palette.

Quel sera donc, en définitive, le peintre qui fera penser ?

Celui qui s’oublie lui-même, qui ne veut pas faire penser à lui, mais qui me transporte tellement profondément et naturellement dans son sujet, que, ne songeant plus au cadre étroit qui enserre la toile, je suis mêlé à l’évènement qui s’y déroule.

Quand je m’arrête devant l’Exécution du doge Marino Faliero, d’Eugène Delacroix, je ne songe pas à l’habileté qu’a dû développer le peintre pour triompher de la difficulté d’un pareil sujet.

Non, je suis tout à coup l’un des spectateurs. Du premier regard je saisis le calme effrayant et effrayé de tous ces personnages, je vois ce grand escalier de marbre, aux marches luisantes de soleil, et sur le palier de cet escalier, je suis attiré par ces porteurs des insignes royaux du doge, la grande robe de brocart garnie d’hermine, le bonnet ducal sur un coussin : on dirait qu’on attend le souverain ! Cependant, à droite, sur le devant de la balustrade, un homme sombre lève, d’un grand mouvement libérateur, une grande épée qui semble dire à une grande foule invisible et silencieuse : « Justice est faite. » Je ne vois pas la foule, je la devine à tous les regards fixes de ces personnages officiels qui, de haut en bas, plongent dans la cour, invisible elle aussi, et il y a un calme, une indifférence, une sorte de vengeance satisfaite dans ces regards, malgré leur impassibilité triomphante.

Triomphante ? et de quoi ? – « Justice est faite ? » et sur qui ?

C’est alors, alors seulement, qu’au bas de l’escalier de marbre, étendu de tout son long, sur un grand tapis noir, à demi affalé sur un billot, une main livide et crispée très en avant, c’est alors seulement que je vois un grand corps revêtu d’une tunique violet pâle. À côté, il y a debout, regardant aussi la foule, un bourreau coiffé de rouge. Je ne vois pas la hache, elle disparaît dans l’ombre du corps ; je ne vois pas la tête, elle est tombée de l’autre côté du billot ; je ne vois même pas l’horrible blessure, le cou brutalement tranché...

Mais je vois dans le bas du tableau, bien en contrebas, une figure effarée, dont les yeux démesurément ouverts fixent quelque chose de terrifiant, dans l’ombre sanglante, derrière le billot.

Elle est là, je le sens, la tête du doge Marino Faliero, et dans l’œil épouvanté du Vénitien, je la vois moi-même avec horreur !

Voilà le tableau qui fait penser.

C’est quand je suis sorti de ce terrifiant spectacle que je songe seulement à demander « l’auteur de tout cela ».

On comprend mieux qu’une scène historique nous fasse penser ; c’est à tous égards plus facile et pour le peintre et pour le spectateur.

Mais un simple paysage a également son âme : si on y met un peu de la sienne, on la trouvera.

Comme dans tout homme supérieur il y a une qualité qui doit nous saisir et d’où tout le reste découle, dans tout bon tableau il y a un point où l’œil se prend d’abord : il y monte et descend de là pour juger l’ensemble.

C’est souvent ce point qui fera éclore notre pensée.

Penser auprès d’un tableau, c’est l’achever.

... Je venais de quitter l’Italie. Ce n’était pas sans tristesse intime que j’avais laissé cette terre nourricière des arts et ce ciel où les pensées ont des ailes toutes pleines de lumière. L’esprit ainsi occupé et aussi le cœur, je tombai sur l’Indifférent, de Watteau. Tout le monde connaît cette figure déconcertante.

Il s’avance, tout éclatant des mille reflets de ses habits de satin, son petit mantelet rose jeté sur une épaule, esquissant un pas de menuet, les deux mains tendues où l’on devine des castagnettes. C’est la pose facile, le plaisir aisé, la légèreté incorrigible.

Derrière, des arbres s’estompent vaguement dans ce ciel inimitable de Watteau, tout rose, tout jaune et tout lilas. On voit à peine la terre qui le porte, il semble au-dessus. Rien ne l’arrête, il danse, il chante, on le croirait ! Et cependant son visage est triste, et une sorte de mélancolie envahissante se répand sur ses traits et de là passe à toute la nature.

Et c’est ainsi qu’après avoir commencé à le regarder avec un éclair de gaieté, je finissais par une teinte de tristesse.

Il n’y a pas d’indifférence pour qui sait comprendre.

« L’insignifiance du monde rapproche de Dieu. » Précisément parce que l’indifférence étant le seul refuge où va se blottir l’âme qui ne voudrait pas croire, l’évidence du rien qui l’entoure la fait sortir de cet abri.

Et quand l’oiseau est hors de cage, il monte. Et quand l’âme sent qu’elle ne peut être indifférente, et quand elle ne veut pas haïr, il faut bien qu’elle essaye d’aimer.

Que d’âmes auraient des ailes, si elles voulaient écouter leur intelligence, et la suivre jusqu’à Dieu !

... Cet Indifférent m’avait peut-être entraîné bien loin ; mais je vis au moins, dans cette crise de ma psychologie intime, quelles évocations peuvent jaillir de l’œuvre d’un grand maître...

 

 

Louis PERROY.

 

Paru dans la revue Le Noël du 23 mars 1916.

  

 

 

 

 

 

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