Madame Julie Lavergne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

F. PIEL DE CHURCHEVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était une nature chevaleresque, extrêmement délicate et rude en même temps, un brave et riche cœur. La Providence plaça son berceau au centre de Paris, où devait s’écouler presque toute son existence. Elle sut toujours être Française dans toute la beauté et la force du terme.

Son histoire vient d’être racontée en un volume de 250 pages, déjà à sa troisième édition, et d’être couronnée par l’Académie française et par la Société d’encouragement au bien 1.L’ouvrage paraît à son heure, en cette triste fin du XIXe siècle, pour consoler et encourager les timides. Il nous montre l’audace victorieuse et l’invincible sérénité d’une femme aux prises avec les plus énormes difficultés et les plus épouvantables malheurs. Notre Midi, si fier, si loyal, si généreux et si français, se passionne à contempler de telles figures, de si nobles caractères. On admire surtout le dévouement vraiment héroïque que déploya cette femme pendant la dernière guerre, le Siège et la Commune.

La Révolution de 1848 avait déjà fourni à Madame Lavergne l’occasion de faire apprécier son patriotisme. Elle habitait alors l’île Saint-Louis, en plein quartier révolutionnaire. Un jour que plusieurs balles avaient pénétré jusque dans la chambre où elle se trouvait en compagnie de sa sœur et de son mari, elle écrivait : « Nous n’avons pas eu peur : In manus tuas Domine ! » Elle avait souffert, sans doute et beaucoup, en entendant les coups de fusil, mais uniquement parce qu’« ils frappaient des compatriotes ».

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis les journées de 48, et voici que le ciel de la patrie s’assombrit de nouveau. La France est humiliée, plus humiliée que jamais. La capitale va devenir un champ de bataille. Mais c’est dans les grandes infortunes que les grands cœurs se révèlent ; suivons notre héroïne.

Dès le début des hostilités, à un de ses fils, envoyé vers la frontière de l’Est, elle donne le mot d’ordre : « Le devoir veut qu’on parle et l’honneur veut qu’on chante. » Nos premiers désastres ne font qu’exciter son ardeur et son patriotisme.

Le 18 septembre, l’ennemi arrive au pont de Charenton, à deux pas de Paris ; la rumeur publique demande la paix. « Oh ! non, dit-elle, nous ne devons traiter qu’après nous être vengés. »

Sa maison est immédiatement transformée en ambulance, les blessés y affluent. Mme Lavergne est partout à la fois, encourageant les infirmières envoyées à son aide, préparant les remèdes, pansant les plaies. Elle console ceux qu’elle voit tristes, met l’entrain dans l’infirmerie, distribuant aussi raisins, tabac et mots pour rire, « et prouvant enfin que l’on guérit de la petite vérole ».

Un moment, pendant le Siège, on la voit sur le point de succomber à la fatigue. Mais elle rassure ceux qui s’inquiètent sur son état : « La victoire me guérira... N’ayons peur de rien, ne songeons qu’au devoir. » Plus tard elle écrit : « Tout va bien ici ; la cuisine du siège est trouvée si bonne !... » Personne n’a oublié la consigne : « Tant que le bon Dieu n’aura pas donné sa démission, nous serons gais. »

Les obus prussiens, en passant au-dessus de la rue d’Assas, où elle demeure, n° 76, menacent de tout incendier. Alors, sans perdre un instant sa présence d’esprit, Mme Lavergne se met en devoir d’installer, en toute hâte, les malades et tout son monde, dans la cave. Et tandis que les projectiles sifflent de tous côtés, elle rappelle à saint Joseph son titre et... ses devoirs de patron de sa maison : « Saint Joseph, garde à vous ! » Le Saint se montre favorable, « pas un projectile ne touche son domaine ». « Notre maison, dit encore Mme Lavergne, avec son imperturbable gaieté, notre maison détourne les obus, les maladies et les gredins. »

Chez elle, en effet, on est relativement tranquille puisqu’on ne craint rien. On ne redoute pas même la famine, bien que l’on soit légion. C’est que la maîtresse de maison ne s’est pas laissée prendre au dépourvu.

Quelques jours avant le siège, pendant qu’autour d’elle tout le monde perdait la tête, elle s’approvisionnait pour longtemps. Et la voilà, maintenant, trop heureuse de pouvoir nourrir non seulement sa famille, mais encore les soldats logés chez elle, ses malades, ses voisins et tant d’autres « soldats affamés », qui lui viennent tous les jours, comme à leur providence assurée.

Mme Lavergne se confie en Dieu, ne tenant rien en réserve pour ses enfants, lorsqu’elle voit les provisions s’épuiser. Sa foi l’a sauvée : juste le jour où il ne lui reste plus rien à donner, on apprend que l’armistice est signé. « Alors seulement, assure-t-elle, nous nous sommes aperçus que nous mourions de faim. »

Une femme courageuse, partie le matin de Versailles, accourt, apportant deux pains blancs, les premiers qu’on ait vus depuis deux mois. Du pain blanc, c’est une fortune, quel festin l’on va faire ! Ah ! bien oui, les enfants se contenteront du pain du siège, quelques jours encore. Les deux pains blancs seront pour les pauvres malades de l’ambulance.

La Commune succède à l’invasion, Paris est en pleine guerre civile. Tous ceux qui le peuvent prennent la fuite, Mme Lavergne ne bouge pas. Ses fils ont plusieurs moyens de s’évader, mais elle les garde sous ses ordres. Elle ne veut pas davantage épargner à ses filles la vue du sang, du feu, de la mort, parce qu’elles ont des devoirs à remplir auprès des blessés. Elle tient à leur laisser voir de près toute la grande infortune de la France, à les habituer au danger, à les préparer à monter, si c’est nécessaire, « à monter, sans pâlir, les degrés de l’échafaud, comme ont fait tant d’autres Françaises, aussi jeunes et aussi délicates qu’elles-mêmes ».

Parmi les soldats de l’armée régulière, tous n’ont pas également fait leur devoir, au commencement de la Commune. Plusieurs, troublés par la peur, avaient déserté leur poste et étaient passés dans la garde nationale fédérée. Aujourd’hui ils sont dévorés par les remords, mais le moyen de se tirer maintenant de cette ignominie ? Rester parmi les communards serait continuer de trahir, donc c’est impossible. Mais est-il plus facile de rejoindre le régiment quand toutes les issues de la ville sont gardées ? Et parviendrait-on à tromper la vigilance des sentinelles, qu’on n’éviterait pas le Conseil de guerre, en arrivant à Versailles. Rien n’est impossible à la foi. Dès qu’elle est mise au courant de la situation, Mme Lavergne n’hésite pas un instant. Avec cette sainte audace qui triomphe de toutes les difficultés, elle ouvre chez elle « une sorte de bureau de rapatriage pour les soldats égarés dans la commune ». Et son génie rend possible l’impossible même ; tous ceux qui s’adressent à elle sont sauvés.

Sa maison n’est pas un asile moins sûr pour les prêtres échappés à l’arrestation des otages. Le P. Milleriot, jésuite, demeure caché chez elle, tout le temps de la Commune. Maintes fois les communards viennent recommencer leurs perquisitions, c’est en vain. Comme si une puissance supérieure les arrêtait ou les aveuglait, ils ne dépassent jamais la cour. On peut dire que « le 76 de la rue d’Assas est la maison aux miracles » !

Cependant les troupes régulières franchissent le mur d’enceinte ; guerre dans les rues. Mme Lavergne déploie toute son activité. Un soir, les fédérés, las d’une journée passée à la besogne : à dépaver les rues et à élever une barricade devant la maison, à faire des arrestations et à tirer, pour s’amuser, sur quelques passants, les fédérés, dis-je, se précipitent en masse à la porte du 76 demandant à boire. – « On n’ouvre pas. – Nous briserons la porte à coups de canon ! » Soudain Mme Lavergne se montre à une fenêtre grillée du rez-de-chaussée, les bras chargés de bouteilles cachetées. Il y en a pour tous. C’est ainsi qu’elle parvient à calmer ces forcenés et « à les soûler jusqu’au lendemain ».

Le 24 mai, les Versaillais se sont rapprochés ; leurs balles pleuvent dans le jardin, la mitraille tonne si fort que les maisons s’ébranlent. Deux maisons voisines sont en feu, les baraques proches de la poudrière lancent des flammes. On lui crie : « Sauvez-vous, tout va sauter. – Partez si vous voulez, répond froidement notre héroïne, moi je reste. » Et elle entonne l’Ave maris Stella, que ses enfants chantent avec elle.

Les Versaillais sont tout auprès, « leurs balles sifflent comme des merles, mais on ne s’inquiète pas ». Le drapeau rouge est d’abord arraché du poste d’en face. Mme Lavergne commande : sur son ordre, ses enfants volent « sous le feu des deux partis, » arrachent aux troupes régulières leurs drapeaux tricolores et montent les planter au sommet de la barricade. « – Ah ! Madame, retenez-les, ils vont être tués et nous faire massacrer. – Ce sont mes enfants, s’ils n’y allaient, je les y mènerais. » En même temps ses filles entourent les blessés.

Elle est mère, elle est chrétienne, elle est Française, elle connaît tous ses devoirs. Elle sent qu’« au-dessus de ce que la morale des hommes a étiqueté : Devoir, il y a ce que la morale divine a intitulé : Sacrifice », selon l’expression d’un publiciste pourtant fort peu clérical.

Horreur ! La poudrière éclate. Les enfants sont saufs, mais la mère est atteinte. N’importe, il lui reste assez de force pour courir au secours des soldats qui viennent de tomber.

Enfin l’État-Major apparaît, un cri retentit : « Vivent nos libérateurs ! » Aussitôt Mme Lavergne va à son jardin et, de ses mains ensanglantées, coupe des roses et des lauriers, que ses filles vont porter aux officiers. « Marie, raconte-t-elle plus tard, Marie donna la première rose au général Rivière, en lui disant : Général, c’est la France qui vous l’offre. »

Le soir, on achève d’éteindre l’incendie qui avait gagné les étages supérieurs, et l’on s’empresse de régaler les soldats exténués.

Et plus tard, Mme Lavergne n’hésitera pas à dire à une de ses parentes : « La journée du 24 a été terrible, mais l’une des plus belles de ma vie. Sais-tu pourquoi ? Pas un de mes enfants n’a pâli, n’a reculé d’une ligne ! »

... Mais je ne voudrais point, en insistant plus que de raison sur le rôle patriotique de Mme Lavergne durant la guerre, laisser une fausse idée de l’héroïne et la faire prendre pour une femme de la trempe de Jeanne Hachette, tout simplement !

Son biographe nous la représente enfant et jeune fille, épouse et mère, artiste et brillant écrivain, réalisant, à tous les âges de sa vie et dans toutes ses situations, sa sublime devise : « Le seul bonheur en ce monde est de faire son devoir en aimant Dieu. » L’ouvrage est émaillé de plusieurs jolis portraits. C’est un livre délicieux du commencement à la fin ; le seul reproche à lui faire, c’est d’être trop court ; joli défaut, n’est-ce pas ?

Que dire de Mme Lavergne comme poète, sinon qu’elle fut poète dans l’âme ? L’auteur de sa vie n’a pas pu consacrer au poète un chapitre spécial, parce qu’il a été obligé de semer la poésie à travers toutes les pages du livre.

Pour Mme Lavergne, pour cette âme délicate et sensible, il fallait rechercher, en tout lieu et à tout moment, la beauté des œuvres du bon Dieu. À Paris aussi bien qu’à Versailles et partout, elle avait besoin de retrouver la pure nature, les oiseaux et les fleurs, la parure des cieux et la fraîcheur des bois.

Elle mérite, comme poète autant qu’en sa qualité d’artiste, l’application de ce mot d’Auguste Préault : « Voyez-vous cette étoile, dit l’artiste au vulgaire ? – Non. – Eh ! bien, moi je la vois. »

Il est toujours bien une étoile que personne n’avait remarquée – pour parler sans figure –, personne, Mme Lavergne exceptée, c’est celle qui brillait au-dessus des tours de Notre-Dame, le matin de la naissance de sa première fille. L’enfant s’appellera donc Lucie, c’est-à-dire Lumière – c’est, du reste, le nom de son aïeule – jusqu’à ce que, à vingt ans, en entrant en religion, elle reçoive de sa mère un autre nom infiniment gracieux, le nom de sœur Stella, étoile – souvenir de l’étoile de sa naissance.

Bocage, oiseaux et fleurs, Coppée avait tout cela, plus admirable et plus réjouissant, à la Fraizière, et cependant, aujourd’hui qu’il est cloué à la capitale, il ne méprise pas les lilas de Paris. Il trouve même belles ces pauvres fleurs, écloses à la hâte, serrées « en bottes à l’étalage de la fruitière ou dans la petite charrette de la marchande le long du trottoir ». Mme Lavergne ne se montrait pas plus difficile.

C’est que les poètes voient des choses que ne voit pas le vulgaire, et ce que le vulgaire voit, les poètes ne le voient pas comme lui. Là, d’ailleurs, où le nôtre ne trouvait pas de poésie, il en jetait à pleines mains, au caprice de ses désirs.

Lorsque, tout enfant, Julie Ozaneaux – c’est son nom de jeune fille – allait voir « grand’mère », grand-mère l’attendait « sur le perron fleuri ». À peine s’était-on embrassé que la fillette courait, avec son frère et sa sœur, « revoir leurs chambres parées de fleurs et de rideaux blancs, le jardin, la prairie ». Pendant que les enfants jouaient sur la cour, rien n’échappait à leurs yeux malins. On remarquait qu’au retour de sa tournée d’inspection, « la bonne-maman ramassait toujours quelque plume tombée de l’aile d’une poule ou d’un oiseau qui avait passé, et elle la portait précieusement dans le fournil, où un grand tonneau contenait toutes les dépouilles des volatiles immolés à la cuisine. Chaque année on y puisait pour faire de bons petits oreillers pour les enfants pauvres. »

Jeune femme, Mme Lavergne accompagnait, avec son mari, ses enfants en vacances. Souventes fois ils montaient ensemble « sur le coteau couvert de bruyères roses ». Plus loin « le silence du bois n’était interrompu que par les chants joyeux de leurs enfants ou le rare gazouillement des oiseaux ». Tant de riens, qu’elle observait naturellement, lui révélaient des mystères. Les deux époux, épris des mêmes sentiments et des mêmes amours, recherchaient sans cesse « les choses invisibles de Dieu à travers les splendeurs et les ombres du monde visible ».

Pendant la commune, lorsque les obus et autres projectiles de mort, lancés de la gare Montparnasse, « sifflaient comme des merles » en passant par centaines au-dessus de la rue d’Assas, Mme Lavergne, tranquille comme l’enfant sous le regard de sa mère, arrosait son jardin, « tant elle aimait les fleurs et craignait peu les balles ».

Le 24 mai, au matin de la guerre dans les rues et de la rencontre des deux armées devant sa demeure, que voyait-elle « tout près de la barricade, caché sous le feuillage d’un marronnier du Luxembourg » ? Un rossignol qui chantait. En rappelant ce détail, elle ajoute : « Cette petite bête me réjouit le cœur ; je louai Dieu avec elle. »

Ses nombreuses lettres, ses livres, elle les écrivait, la plupart du temps, assise sous les arbres de son jardin. Ce sol, il faut en convenir, était « privilégié ». Il avait été formé avec « toute la terre végétale du jardin de Mme de La Fayette », qu’elle avait achetée rue Féron et fait transporter rue d’Assas, afin de posséder chez elle une relique de ce lieu charmant « où, toujours mourante, mais toujours aimable et aimée, Madeleine La Vergne, comtesse de La Fayette, réunissait parmi les fleurs, Mesdames de Sévigné, La Rochefoucauld, Scarron et bien d’autres esprits d’élite ».

Notre poète pense aux fleurs jusqu’à son dernier soupir. Pendant sa dernière maladie, il lui en faut autour de son lit. La veille de rendre son âme à Dieu, elle sent le besoin de remercier ce divin Maître, de la grâce qu’il lui fait, d’aimer encore, « comme à vingt ans », la beauté de ses œuvres, les champs, les bois, les verts horizons, le ramage des oiseaux, la variété des fleurs.

Ceux qui ont lu les Légendes de Montbriant savent qu’elle avait rêvé de faire « un livre sur les fleurs, dédié à Celui qui a dit :  Je suis la fleur des champs et le lis des vallées ». Elle fit mieux pour elle, en allant Le voir « de l’autre côté du ciel ».

 

 

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Je n’ai point analysé la Vie, j’ai seulement présenté à ceux qui ont eu l’amabilité de me lire, quelques traits de l’héroïne et du poète, glanés çà et là à travers l’ouvrage. Mais il contient mille et mille choses charmantes, paroles et exemples, tout à fait propres à attendrir et à remuer fortement les cœurs, à les encourager dans le chemin de la vertu.

C’est un vrai monument de piété filiale que M. Joseph Lavergne a consacré à la mémoire de sa mère ; mais il n’y a pas à soupçonner de partialité le témoignage d’un tel fils. Il a tenu à laisser sa mère se raconter elle-même, ou se faire raconter par des étrangers, « au moyen de documents non créés en vue d’une biographie », comme il me le disait naguère. Le fils s’est effacé autant qu’il a pu. Et, quand il s’est trouvé obligé de narrer lui-même, il l’a fait avec son style à la saint Luc, tant vanté par sa mère.

Son livre est un petit chef-d’œuvre d’art autant que de littérature, propre à délecter également et l’intelligence, et le cœur, et les yeux.

 

 

F. PIEL DE CHURCHEVILLE,

Revue du Midi, 1887 – juin 1914.

 

 

 

 

1. Madame Julie Lavergne. Sa vie et son œuvre, par Joseph Lavergne. Paris, Taffin-Lefort. Nîmes, librairie Gervais-Bedot, un beau vol. in-16 avec portrait. Prix 3 f. 50, franco : 4 frs.

  

 

 

 

 

 

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