La poésie de René Fernandat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis PIZE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUAND nous descendons la vallée du Rhône, après Vienne la Romaine, les assises grandioses du Pilat se déploient sur l’horizon occidental, tandis que le Rhône multiplie autour de lui les saules et les peupliers. Nous approchons de Saint-Rambert-d’Albon, pays de prairies et de riches vergers d’où partent, chaque saison, des trains entiers de fruits. Saint-Rambert-d’Albon fut le village du poète Jean-Marc Bernard, mort pour la France à Souchez en 1915. Sur une colline, en amont, se détache le clocher carré de Chanas. Plus modeste que Saint-Rambert, le village est aussi plus pittoresque, avec ses maisons étagées, dans la verdure, sous une blanche église. Plus haut encore, dominant l’immense golfe que le Rhône traverse et que ferment les montagnes, le cimetière abrite ses tombes entre quelques cyprès battus des vents. Il faut monter jusque-là, sous un ciel d’orage, lorsqu’en face le Pilat s’assombrit sous les nuées... Plus d’une fois nous songerons à ce spectacle en lisant les poèmes où René Fernandat, enfant de Chanas, célèbre à sa manière, sur le mode lyrique et mystique, « la terre et les morts ».

Ami de Jean-Marc Bernard aux temps heureux d’avant-guerre, René Fernandat se souvient, et il donne au souvenir, dans la prière à l’autel, son expression la meilleure. Car il est prêtre, partageant son temps entre Grenoble, où il occupe une chaire de rhétorique à l’externat Notre-Dame, et Chanas, où les vacances le ramènent vers autrefois, vers le pays d’un père et d’une mère qu’il a tendrement aimés, qui ne cessent d’habiter dans son cœur. C’est au lendemain de la guerre qu’il publia sa première plaquette, Cantiques pour des ombres, inspirée par le culte des morts glorieux ou obscurs. À la louange des héros il associait le maître de Grenoble, son ami Georges Dumesnil, qui, par ses écrits et sa revue l’Amitié de France, comme aussi par son action personnelle, avait exercé une influence inoubliable sur le renouveau des Lettres catholiques. À Jean-Marc Bernard, René Fernandat élève un Tombeau où la douleur et la surnaturelle attente s’expriment en harmonies profondes, accordées aux voix secrètes des paysages.

 

      Ô sentiers duvetés par les roses bruyères,

      Tranquilles bois où les vieux chênes s’endormaient,

      Non, vous ne saurez pas quelle âme vous aimait,

      Ni quel pèlerin manque aux jardins de la terre.

      

      Mais moi, je ne saurais passer sous les grands arbres

      Que hantaient nos soupirs à nos rires mêlés,

      En ne croyant revoir que d’impassibles marbres :

      Tous leurs bruissements je les veux désolés.

 

Dès maintenant nous trouvons chez René Fernandat cette union intime de la nature avec les émotions et les pensées. Voilà bien, croyons-nous, l’un des caractères dominants du lyrisme qui s’épanouira dans Ondes et flammes 1. Pour le poète, l’océan et les arbres ne cessent de chanter la divine louange. Jamais il ne les maudira ; encore moins voudra-t-il s’envelopper dans l’orgueilleuse indifférence du menhir dressé devant les flots. Sa poésie demeure sensible et frémissante comme les peupliers du Rhône agités par le souffle des montagnes proches. Elle fait pénétrer la pitié jusque dans les enfers antiques où Hippolyte et Phèdre elle-même, purifiée par ses larmes, entrevoient les premières lueurs de l’aurore.

 

      Que dans les pins ombreux surgisse une lueur !

      Leurs pleurs mêlés aux miens charmeront ma douleur.

 

L’humanisme de René Fernandat demeure vivant, nourri de grand air et d’effluves rustiques. Humanisme chrétien qui s’affirmera dans les trois importants recueils : La Forêt enchantée, le Royaume des cieux, Voyage au Purgatoire.

Dans la Forêt enchantée 2, la nature ne cesse de consoler le poète qui abrite en elle ses peines, ses souvenirs, ses espérances. Il ne lui en veut pas d’être joyeuse quand il souffre. Loin de chercher à se faire plaindre d’elle et à se refléter égoïstement dans ses aspects changeants, c’est lui qui se réjouit avec elle en plein été, c’est lui encore qui la plaint dans le dépouillement de l’hiver.

 

      Nature, la pitié me ramène vers toi,

      Lorsque pleure le vent sur le cœur des nuages

      Et que sa plainte émeut les déserts et les bois

      Où naguère a gémi l’âme des grands orages !

 

Au sortir de l’épreuve, il lui apporte sa résignation, elle lui donne la sérénité. En elle le poète trouve l’avant-goût de ce bonheur promis aux pacifiques et aux cœurs purs. Les dialogues qu’il engage avec la création, depuis les flots de la mer jusqu’aux plus humbles plantes, se déroulent avec la limpidité des rivières dans les sous-bois, selon le rythme des heures et des saisons. Un matin de printemps, sur le chemin de l’église, il découvre les premières fleurs de l’année ; alors son allégresse fait songer aux effusions de saint François :

 

      Les primevères sont des nids dans la broussaille,

      Le prêtre qui les voit sourit sur le chemin,

      Si le printemps est né, ah ! que joyeux il aille,

      Avant de consacrer une hostie en ses mains,

      Cueillir la véronique au pied d’une aubépine,

      Et qu’il porte au Seigneur, tel un pur souvenir,

      L’offrande des forêts pâles dans la bruine !

 

Du sein des clairières mouillées la prière du poète monte vers l’azur avec l’élan des sapins immenses, des hêtres séculaires. Dans la clarté filtrant parmi les branches, il retrouve des reflets d’enfance perdue ; le silence des ravins, les murmures de la forêt lui rendent les échos d’un grand bonheur indicible dont il gardait la nostalgie. Comment ne verrait-il pas dans les plus beaux aspects de la nature une lointaine préfiguration de la joie immortelle ?

La lumière fait éclater sur les cimes l’alléluia du matin. La mer et la montagne demeurent à l’abri du mal, des péchés et de la souffrance des hommes, tandis qu’elles chantent le Créateur. Le poète leur associe les disparus auxquels le printemps annonce la résurrection. Ainsi la seconde partie du recueil le Royaume des cieux 3 est-elle une évocation, au sens exact du terme. Autour du « village nocturne », « le parfum du silence enchante les étoiles », les bois s’endorment sous les astres qui veillent et prient ; le poète est monté vers le cimetière, sur le coteau où reposent ses parents morts naguère après avoir reçu l’Hostie qui leur assurera la vie éternelle. Et, tout à coup, la nuit fait place à une étrange aurore ; les chers visages apparaissent, illuminés de gloire. L’enfant et les parents se reconnaissent en de pathétiques entretiens. Le poète, humblement, comme aveuglé par une telle splendeur, exprime son immense joie, puis adresse aux élus un au revoir chrétien :

 

      Il me faut vous laisser. Vos jours nouveaux, sans terme,

      Vont goûter du bonheur tous les fruits souverains

      Et se fondre au printemps de vos tièdes jardins.

      Dites-moi quelle joie attend votre jeunesse

      Éternelle, et comment votre immense allégresse

      Se nourrit de Dieu même et puise en son trésor

      Les biens qu’on abandonne aux portes de la mort.

 

Il reviendra vers la terre, gardant en son cœur les paroles qu’il entendit comme en rêve.

 

      Quand je me réveillai, les roses étaient mûres.

 

Ces derniers poèmes du Royaume des cieux, nous ne pouvons les relire sans une émotion intense, car ils traduisent le plus pur de notre confiance chrétienne et font briller de divins rayons à travers les larmes. Gagnés par le rythme suggestif des strophes, par le charme mystérieux des nombreuses cadences, nous revoyons le haut cimetière de Chanas, sur les campagnes heureuses, face aux monts du Vivarais. Le lyrisme du prêtre-poète s’est élargi jusqu’au formidable thème de nos fins dernières : à l’angoisse de ses frères humains il apporte la réponse de la foi, de l’espérance, de la charité.

Il y a plus de pitié encore, d’inquiète et douloureuse tendresse dans le troisième livre de René Fernandat, Voyage au purgatoire 4, qui porte en épigraphe le premier verset du Languentibus et développe la grande idée du rachat par la douleur. Mais rien de doctoral, rien de didactique. Le poète a tellement fait sienne la doctrine de l’Église, il a tellement médité sur les âmes du purgatoire, qu’il souffre et qu’il espère avec elles. C’est une suite de prières et de recueillements lyriques, d’un accent personnel, intime presque, dirions-nous, composant une symphonie d’abord en mineur, en teintes de flamme et de cendre. Jamais l’âme ne se décourage ; elle accepte la nécessaire purification en gardant la soif de Dieu, et même elle rend grâces. Orphée et Eurydice chantent en stances élyséennes l’attente du Christ. Les pécheurs repentants poursuivent un douloureux voyage à travers d’étranges forêts, des campagnes incertaines où revit la douceur de paysages tant aimés. La nuit durera longtemps, peut-être ; elle ne sera pas sans aurore. Pathétique entre tous est le Chant de l’âme la plus désolée :

 

      Vous ne pouvez pas fuir ma plainte,

      Ni reculer à l’infini

      Le moment tendrement béni

      Où mon âme enfin sera sainte !

      Son étincelant repentir

      S’envolera dans un soupir

      Vers les rives de l’innocence,

      Vers votre grand ciel inconnu

      Où mon rêve est souvent venu

      Dans le secret du pur silence !

 

On songe à la réponse que Pascal entendit sur cette terre : « Console-toi ; tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » Le Seigneur est proche, la souffrance des pécheurs hâtera sa victoire. Le finale se déploie en strophes de huit vers d’une architecture harmonieuse et sobre (quatre octosyllabes entre deux groupes de deux alexandrins), avec l’ampleur d’un choral de Bach.

Telle est donc, trop rapidement parcourue, l’œuvre du prêtre-poète que sollicitent de plus en plus les grands sujets. Ses dernières œuvres, parues en diverses revues, comme Christus ou les Amitiés de Saint-Étienne, célèbrent l’ascension des âmes délivrées, en route vers le bonheur éternel. Sans doute achèvera-t-il bientôt, dans un nouveau recueil, le cycle commencé par le Voyage au purgatoire et le Royaume des cieux. Cette poésie du souvenir et de l’espérance, de la douleur conduisant à la joie, n’est-ce pas le chant de route qui enchante et réconforte le long des chemins de la terre ? Toute l’œuvre de René Fernandat est elle-même un voyage vers les lumineux horizons de l’âme.

Dans les Mages et l’Étoile 5, son beau livre de prose qui est encore un poème, il nous montre Balthazar, Gaspard et Melchior à la recherche de l’Enfant-Dieu ; pour lui, ils ont abandonné leurs fabuleuses contrées, ils ont renoncé aux vaines splendeurs de leur paganisme. Le lyrisme chrétien, semblable au cortège des trois rois, offre ses trésors au seul Maître des cœurs en dédaignant l’éphémère et, comme l’a dit Louis Le Cardonnel, cet « art subtil et pervers qui ne cherche pas Dieu ». René Fernandat, prêtre et poète, restitue à Dieu les aspects de sa création, les voix profondes de l’océan, de la montagne, de la forêt, le recueillement des paysages pareils à quelque lointain miroir d’un ciel qui sera plus beau encore.

 

 

Louis PIZE.

 

Paru dans la revue Le Noël

en avril 1938.

 

 

 



1 Éditions du Pigeonnier, 1922.

2 Garnier, éditeur, 1927.

3 Garnier, éditeur, 1932.

4 B. Arthaud, éditeur, Grenoble, 1934.

5 Les Mages et l’Étoile, d’abord publiés avant la guerre dans la revue Les cahiers de l’Amitié, de France, parurent en 1929 aux éditions Dardelet, Grenoble, avec d’admirables lithographies de Marcel Sahut. René Fernandat a encore donné, comme œuvres en prose, deux magistrales études sur Paul Valéry, l’une au Pigeonnier, l’autre chez Arthaud, à Grenoble.

 

 

 

 

 

 

 

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