Méditation sur un état d’âme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adrien PLOUFFE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne façonne pas la personnalité d’un homme en lui donnant perpétuellement des coups d’encensoir sous le nez ; de même on ne crée pas un peuple en lui roucoulant aux oreilles des phrases émollientes, des compliments doucereux, des louanges à tout casser. Avec ce système qui n’a rien de commun avec la franchise, on n’arrive jamais à former une race d’hommes solides et de femmes fortes ; on étouffe les efforts et les aspirations possibles, on arrête l’essor du talent et Jean-Baptiste reste gros Jean comme devant.

Est-ce en admirant béatement ses qualités qu’on devient quelqu’un ? Est-ce en contemplant sa petite personne dans un miroir éclatant d’illusions qu’on réussit à faire son chemin ? Il serait peut-être temps d’arracher le voile d’imposture et de fatuité qui couvre notre peuple, si nous ne voulons pas que ce voile se change en linceul recouvrant notre destinée, avec l’épitaphe suivante : Ci-gît un peuple qui n’eut pas la volonté de vivre et de se tenir debout ; il continue de dormir ici à l’ombre des érables patriotiques.

Qu’on ne nous taxe pas de broyer du noir dans le mortier d’un pessimisme exagéré. Nous n’avons aucune raison de nous targuer aujourd’hui d’un optimisme qui serait hérissé de dangers. Nous trouvons des déficiences dans tous les domaines ; il faut avoir le courage d’effectuer un retour sur nous-mêmes et de procéder à un sérieux examen de conscience, si nous voulons remonter le courant et reprendre par un effort constant et par un travail acharné la place à laquelle nous avons droit dans ce pays. La première place ! Mais ce n’est pas en dormant que nous la reprendrons ! Nous l’avons perdue par notre faute, par notre incurie, par notre paresse intellectuelle, par notre manque de civisme, en limitant notre patriotisme au chômage du 24 juin de chaque année.

Nos ancêtres furent admirables : ils ont défriché la forêt après avoir vaincu les sauvages, ils ont labouré le sol, bâti des maisons, des écoles, fondé des paroisses, ils ont créé une Nouvelle-France sur cette terre d’Amérique. Mais cela ne suffisait pas : il fallait prolonger leur œuvre en créant une âme canadienne-française. Or nous avons à peu près failli à la tâche, et si nous n’avons pas le ferme propos de travailler à notre relèvement personnel et national, nous descendrons la côte. Ce n’est plus le temps de rêver, de nous nourrir de chimères qui ne serviraient qu’à nous conduire à la déchéance.

 

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Nous nous croyons de bons catholiques et nous ne sommes pas chrétiens. Notre religion ressemble à celle de ce brave homme qui disait un jour : « Je fais mes devoirs religieux, je vais à la messe le dimanche, je fais maigre le vendredi, je vais à confesse et je communie. » Et comme un malin lui demandait : « Et puis après ? » notre phénomène répondit : « Après, après, c’est tout. Vous êtes bien difficile ! »

Quand nous mettrons-nous dans la tête que les manifestations extérieures de la religion ne sont qu’une faible partie de la religion ? Est-ce que le Christ est venu au monde pour organiser des cérémonies religieuses ou s’il est venu sur terre pour nous prêcher une loi d’amour ?

À l’église Sainte-Catherine dernièrement, le Père Marie-André Dieux s’écriait avec son cœur d’apôtre : « Vous n’entrerez pas au ciel avec des médailles, mais vous irez au paradis si vous pratiquez la charité chrétienne. » Et il terminait son courageux sermon en disant : « Je vous souhaite d’avoir l’esprit de charité, car la charité, c’est le chemin royal qui conduit à la vérité. »

Avons-nous cet esprit de charité ? Allons donc ! Avons-nous cessé nos luttes fratricides, comme nous le recommandait Honoré Mercier il y a déjà longtemps ? Non, nous allons à la messe le dimanche, mais le reste de la semaine nous mangeons notre prochain à belles dents. La charité, mais c’est toute la religion, c’est le résumé du christianisme en deux mots, c’est la quintessence de l’Évangile, et tant que nous ne nous aimerons pas les uns les autres, nous aurons beau esquisser de grands signes de croix et assister ostensiblement à la messe, nous n’aurons qu’un vernis superficiel de catholicisme, mais ce catholicisme n’imprégnera pas nos âmes. Malgré soi on pense à ces sépulcres blanchis que le Nazaréen dénonçait il y a près de deux mille ans. Et l’abbé Groulx, dont on ne suspectera ni le patriotisme ni l’intelligence éclairée, n’a-t-il pas dit que nous n’avions qu’un catholicisme de surface ?

Avons-nous l’esprit d’honnêteté ? Avons-nous l’esprit de justice ? Disons-nous toujours la vérité quand nous prêtons serment sur la Bible ? Je veux le croire, mais en observateur qui sait regarder et qui sait écouter, je suis porté à penser que nous sommes bien malades sur ce point. Nous devrons revenir à l’Évangile...

À ce propos, j’ai plaisir à signaler une initiative de la Propagande Catholique Romaine de la Bible qui vient de publier l’Évangile de N.S.J.C., présentée, compilée et annotée par un sulpicien, M. Lepin. Une magnifique innovation, mais, entre nous, nos frères de la religion protestante n’ont pas attendu si longtemps pour répandre les belles pages de la Bible.

 

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Jusqu’à un discours désormais célèbre, mais que d’aucuns ont trouvé trop sévère tellement on est habitué aux éloges mielleux, on nous aurait considérés comme des fauteurs de discorde et des patriotes à rebours, si nous avions dénoncé nos déficiences et mis les points sur les i, comme Son Éminence le Cardinal Villeneuve l’a fait avec un courage d’apôtre qui voyait clair. Sa conférence a réveillé les endormis – et ils sont légion –, elle a fouetté les énergies, elle a suscité des espérances. Dans son magistral exposé, le cardinal soulignait d’une façon saisissante l’insuffisance de notre enseignement universitaire actuel : « Nous n’avons rien produit, disait-il, nos grands hommes se comptent sur les doigts de la main, nous sommes sans défense devant les idées nouvelles qui nous menacent. »

Quelques mois plus tard, le journal l’Ordre, organe de pensée française, était fondé par Olivar Asselin dans le but de servir les intérêts supérieurs des Canadiens-Français. Il a claironné le réveil nécessaire, il a donné des coups de boutoir, il a réclamé des réformes dans notre enseignement. L’élite a accueilli le nouveau-né avec une joie sans pareille. L’Ordre osait dire tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Hélas ! quand ces lignes paraîtront, l’Ordre aura cessé de vivre. Je sais bien qu’il est difficile, voire impossible, de parler de certains faits sans heurter les vues, sans stigmatiser les intentions de quelques-uns... mais on peut se demander s’il n’eût pas été préférable que ce vaillant journal continuât son œuvre salutaire en mettant un peu d’eau dans le vin d’une intransigeance bien excusable dans les circonstances. Une œuvre imparfaite ne vaut-elle pas mieux que le silence ? Les lettres reçues à l’Ordre et ailleurs prouvent qu’on appréciait les services rendus par ce journal. Sa disparition suscite des regrets dans tous les milieux et l’observateur impartial ne peut s’empêcher de le reconnaître.

Mgr Camille Roy, dans une conférence au Cercle Universitaire, a pratiquement donné raison à l’Ordre qui demandait des réformes dans l’enseignement secondaire, réformes que tout le monde souhaite ardemment.

M. Athanase David, auquel nous devons tant de fructueuses initiatives, nous reprochait récemment d’avoir peur des mots et il nous conseillait d’ouvrir nos fenêtres sur de plus larges horizons. Excellentes et judicieuses paroles, à condition qu’on les applique d’une façon intelligente et avertie. Il faut ouvrir nos fenêtres afin d’intensifier notre culture, de nous documenter, de nous préparer pour les nouveaux combats que nous aurons à affronter demain. On voit poindre à l’horizon certains fantômes qui n’ont rien de rassurant : l’anticléricalisme, le communisme et l’athéisme.

L’anticléricalisme peut surgir à nos portes un de ces jours, les murmures sourds d’aujourd’hui peuvent devenir des cris et des clameurs... et les réactions vont toujours trop loin : l’histoire contemporaine pourrait nous en fournir de sinistres exemples. Quant au communisme, ce principe dissolvant des énergies ouvrières, il faut déjà le combattre. Si l’athéisme doctrinal n’est plus à la mode, il n’en est pas moins vrai que les individus peuvent y arriver graduellement. Je sais que Barrès, il y a vingt ans, disait à Beauquier que les idées de la libre pensée avaient fait leur temps, mais la roue a tourné depuis. L’athéisme fleurit à Moscou, il remontre sa tête en d’autres pays. Et le propriétisme, actuellement, est touché dans ses forces vives. Tout cela signifie que nous aurons à lutter. Sommes-nous prêts pour la lutte ? Attention et préparons-nous ! Il faut avoir l’esprit aguerri et le cœur profondément chrétien pour défaire les principes nocifs qui sont venus à bout de résistances autrement solides que la nôtre.

En hygiène, malgré les efforts du Service Provincial d’Hygiène, du Service de Santé de Montréal, du Ministère de la Santé Nationale, nous sommes en retard chez nous : c’est un fait indéniable et qu’il faut souligner. On rencontre dans le peuple, dans la bourgeoisie et même dans l’élite, des préjugés inconcevables. Et quand, à l’instar de tout bon Français, on a un cœur d’apôtre, on se demande si on ne rêve pas devant certaines inconsciences qui sont aptes à blesser la santé des autres et par conséquent la charité chrétienne. C’est ainsi que par négligence, inconscience ou mauvaise volonté, et le plus souvent par ignorance, on laisse jouer dehors des enfants qui sèment la coqueluche, la rougeole et autres maladies contagieuses, et cela en dépit des conseils qu’on a donnés. C’est ainsi qu’à Montréal la mortalité infantile est plus élevée chez les nôtres que chez les Anglais et – horresco referens – que chez les Juifs.

Pourquoi n’a-t-on pas le souci de la bonne santé, l’intelligence de la vie ? Je le sais fort bien, mais le cadre de cet article ne me permet pas de développer ce que je pense à ce sujet.

Notre français ? Quand nous voulons nous en donner la peine, nous parlons une assez bonne langue, mais la plupart du temps, nous ne pensons pas à soigner notre langage et alors il pèche sur bien des points. Trop souvent notre conversation est une salade d’anglicismes, de solécismes, de barbarismes et de locutions vicieuses. Un peu d’attention et la fréquentation des bons auteurs apporteraient une amélioration notable à notre parler, à notre vocabulaire qui est d’une pauvreté désolante.

La « refrancisation » est une œuvre de longue haleine, d’autant plus que les enfants, auxquels on s’efforce d’enseigner la bonne prononciation à l’école primaire, perdent tout ce qu’ils ont appris quand ils reviennent à la maison. Ah ! si les parents avaient le bon esprit de donner un coup de main aux professeurs !

Les Français, gens polis et civilisés par excellence, qui, pour nous plaire, disent que nous parlons la langue du grand siècle, nous rendent un piètre et pitoyable service et ils n’avancent guère le moment où nous parlerons le français comme il le faut.

Quant aux Canadiens qui prétendent sérieusement que nous parlons mieux le français qu’en France, je préfère leur répondre par un haussement d’épaule et par un sourire indulgent.

 

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Soyons donc assez francs pour reconnaître que nous ne sommes pas encore parfaits. Nous ne sortons pas de la cuisse de Jupiter, nous ne sommes ni des phénix ni des as ! Mais par une sorte de machiavélisme qui nous sert bien mal, nous nous croyons plus « fins », plus savants, plus forts que tous les autres. C’est le meilleur moyen de rester au bas de l’échelle et de ne jamais parvenir au faîte de la suprématie. Nous aimons à dissimuler nos défauts, à telles enseignes que nous considérons comme de tristes patriotes les hommes qui nous disent nos quatre vérités. Cessons donc une fois pour toutes cette comédie hypocrite où nous ne jouons pas le beau rôle.

Reconnaissons crânement nos déficiences intellectuelles, artistiques et scientifiques, nos défaillances morales, nos insuffisances, et après avoir reconnu ce qui nous manque, mettons-nous au travail pour acquérir la culture, la compétence, cette compétence qu’un Édouard Montpetit réclame depuis longtemps. Mais pour que le succès couronne nos efforts dans tous les domaines, il faudra secouer notre apathie légendaire et ne pas rester englués dans une inaction qui contient des germes de mort. Ceux qui se croient les fils de la poule blanche et qui attendent qu’une automobile en platine conduise la fortune à leur porte, vont au-devant des défaites les plus pénibles.

Tous à l’œuvre ! Que notre devise soit : Travailler pour servir et servir pour sauver notre patrimoine. Soyons avec des hommes renseignés et quelques bons bergers qui travaillent à notre relèvement. On admet qu’il faut renouveler nos méthodes d’enseignement et donner aux études une orientation plus conforme à nos besoins et à notre temps. Que toute l’élite canadienne-française soit de cœur avec les esprits qui savent voir clair.

Soyons des serviteurs fervents et pratiques de notre belle langue. Soignons notre prononciation, enrichissons notre vocabulaire, restons convaincus que nous avons des progrès à faire avant de parler convenablement le français.

Mettons une sourdine aux luttes de nos stériles vanités. Les bons chrétiens, les vrais catholiques ne se mangent pas entre eux. Pratiquons la bonté envers le prochain, afin que notre vie intérieure s’accorde un peu plus avec les manifestations publiques de notre religion. Autrement notre catholicisme ne sera qu’un catholicisme de parade. Et le Christ n’a pas prêché l’Évangile pour que nous allions à l’église comme au spectacle ! La liturgie catholique doit soutenir en nos âmes l’esprit d’indulgence, de douceur et de miséricorde humaines et, puisque nous croyons à la présence de Dieu sur les autels, il faut que les cérémonies religieuses se transforment dans notre cœur en reflets de bienfaisance, de dévouement, de justice, d’honnêteté et de charité, qui rayonneront ensuite dans tous nos gestes, dans toutes nos paroles, dans toutes nos actions.

Pourquoi médire de notre voisin, pourquoi le calomnier, pourquoi lui voler ses droits, son bien, ses idées, pourquoi l’envier s’il a des richesses ou du talent ? Pourquoi mentir quand on doit servir la vérité ? Pourquoi violer à tout moment la loi fondamentale de la religion chrétienne : s’aimer les uns les autres ? En un mot, pourquoi pratiquer officiellement la religion catholique et se conduire dans la vie comme des païens de la décadence ?

 

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Tous ceux qui méditent sur nos problèmes, tous ceux qui songent à l’avenir, tous ceux qui se penchent sur nos misères, pensent que le temps est venu de rallier à l’œuvre de notre survivance toutes les bonnes volontés et toutes les intelligences.

Ah ! nos pères ne s’endormaient pas sur leur besogne, ils ont conquis le sol, à nous maintenant de conquérir l’esprit ! à nous de prouver que nous n’avons pas dégénéré et que nous sommes dignes d’eux ! Réveillons-nous donc de notre léthargie, si nous ne voulons pas nous y enliser à tout jamais !

Soyons fiers de nos origines : pensons français, parlons français, gardons les qualités françaises, reconquérons-les si nous ne les avons plus : l’amour du beau et du vrai, l’esprit d’économie, de courage et de ténacité, le sens de la mesure, de l’honnêteté et de la justice, l’enthousiasme pour les nobles causes, le goût du travail intellectuel, le dédain de la tartuferie et en général de tous les gens qui affectent ridiculement et hypocritement la vertu, la modestie et la piété.

C’est ainsi que nous jouerons un rôle sain, utile et magnifique ; c’est ainsi que, maîtres des évènements, nous apprendrons à faire les pages de l’histoire – et que nous saurons durer.

 

 

Adrien PLOUFFE.

 

Paru dans Les Idées en mai 1935.

 

 

 

 

 

 

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