Antoine Martel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Roger PONS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour l’histoire spirituelle, le temps qui suit les grandes épreuves collectives est toujours ingrat. Les âmes risquent de se laisser étourdir ou enliser. Combien ont cédé au vertige et à la pesanteur, dans les facilités et les tourbillons de l’après-guerre ? Pourtant, il est téméraire de condamner une époque sur un regard superficiel. Là où abonde l’iniquité, dit le Seigneur, surabondera la grâce. On voudrait ici raconter un de ces miracles que la grâce a produits pendant l’« entre deux guerres », l’histoire d’une âme qui a traversé un monde veule et durci en faisant le bien, d’un témoin fidèle qui a fait rayonner le Christ parmi nous, d’un héros de la vie intérieure qui demeure pour beaucoup un modèle et un intercesseur. Nombre de bons esprits craignent pour notre pays les tentations d’après la victoire. L’exemple d’un Martel sera pour eux un réconfort. Il porte assurance que toujours se lèvent des hommes de Dieu. Et où trouver pour chacun de nous leçon plus urgente, appel plus pressant à la charité ?

Que l’on ne s’attende pas à lire ici de grands exploits, ou à découvrir de nouvelles façons de prier. La vie de Martel est unie et simple ; simple est son âme, toute donnée au Christ. Un héros de la charité, certes ; mais un héros aux gestes sobres, qui n’a pas laissé derrière lui d’œuvre tangible, qui n’a pas attiré l’attention des chroniqueurs. Il faut se simplifier et s’humilier à son exemple pour pénétrer le mystère de son âme. On ne saurait parler de lui sans s’engager un peu sur sa voie.

 

Qui fut Martel ? Un jeune professeur. Carrière brève. Mort prématurée.

Il naît en Franche-Comté, en 1899. Élève consciencieux, il n’arrive à compter dans sa classe qu’aux alentours de la rhétorique. En 1918, il est admissible à l’École Normale. Malade, il ne peut se présenter à l’oral. Il poursuit ses études comme étudiant libre à la Sorbonne. En 1921, il est reçu premier à l’agrégation de grammaire. Par une décision en apparence inattendue, il se voue alors aux langues slaves. Il fréquente l’École des Langues Orientales, entre en 1923 à la Fondation Thiers, fait pour sa culture plusieurs voyages en Pologne et en U.R.S.S. Une fois, à Léningrad, il frôle l’aventure et a maille à partir avec le Guépéou. Chargé de cours de russe et de polonais à la Faculté des Lettres de Lille, il travaille à une thèse de philologie slave, il se dévoue à ses étudiants, il est un professeur scrupuleux et clair. Aux vacances de Pâques 1931, il prolonge son absence. On apprend qu’il a pris un congé de maladie. On devait apprendre sa mort quelques mois après. Le 12 octobre 1931, à trente-deux ans, une poussée de tuberculose intestinale l’emporta. Grand, efflanqué, toute son âme était dans ses yeux lumineux et bons. Il n’avait jamais eu qu’une santé précaire ; et sans doute ses imprudences d’ascète et ses séjours en Russie avaient-ils aggravé un mal latent.

Telle est, aux yeux du profane, sa notice individuelle. La thèse est demeurée sur le chantier. Elle a été publiée, plusieurs années après sa mort, par les soins de l’École des Langues Orientales. Mais elle n’intéresse que de rares spécialistes. Le vrai Martel est ailleurs. Seules ses Lettres nous permettent aujourd’hui de l’entrevoir. Une première édition, procurée par Pierre Deffontaines et quelques amis, a été rapidement enlevée. La Revue des Jeunes a fait paraître l’année dernière une édition remaniée et augmentée 1. C’est grâce à ce livre que Martel est encore vivant parmi nous. Son nom dépasse maintenant les milieux fermés qui l’avaient d’abord gardé pieusement : Équipes sociales, Anciens du Sana, Universitaires catholiques. Beaucoup de cercles de jeunes se sont mis sous son patronage. La curiosité du public chrétien, avide de témoignages vécus, à la recherche d’une sainteté de style moderne, se tourne de plus en plus vers lui.

La Préface mise en tête de la réédition des Lettres contient des détails biographiques susceptibles d’étoffer le curriculum vitae précédent. On y lira comment à cet appel vers les peuples slaves qui oriente à vingt-deux ans la carrière scientifique de Martel, Monsieur Portal, le lazariste ami de lord Halifax et du cardinal Mercier, par son zèle pour la cause de l’union des Églises, sut donner un sens nouveau et une justification nouvelle. Les curiosités profanes et purement intellectuelles passent au second plan. C’est à connaître, à aimer ses frères orthodoxes et à préparer la fin du schisme que Martel, champion patient de l’œcuménisme, voudra se dépenser désormais. On y lira comment la fréquentation du Groupe tala 2, la rencontre d’instituteurs publics, un essai de vie fraternelle en communauté avec quelques jeunes universitaires aidèrent Martel à dégager sa vocation intérieure, à entrevoir la beauté spirituelle du dépouillement. On y lira enfin les démarches de sa charité, quand, installé à Lille, il eut la pleine liberté de ses mouvements, quand il eut conquis toute sa taille surnaturelle. Certaines anecdotes ont la beauté simple de la Légende dorée. Martel a des ruses délicates de bon Samaritain. Il donne tout ce qui est à lui, son argent, son temps. Il abandonne la moitié de son appartement à tel chômeur, à tel convalescent. Il lave les pieds de son frère d’élection, un « allongé », ancien ouvrier fourreur. Il a déclaré la guerre à la misère : à celle qu’il rencontre sur sa route, dont il ne se reconnaît jamais le droit de détourner les yeux ; à celle au-devant de laquelle le jette son âme ardente. Ce n’est pas assez de guérir : il essaie de prévenir. Il organise des groupes amicaux, des foyers d’entr’aide pour les plus déshérités, les anciens malades de Zuydcoote ou de Berck, que le sana ne rend jamais à la société sans de lourdes hypothèques. Il anime plusieurs cercles d’Équipes sociales. Partout où il passe, il sème des « réunions d’Évangile » : des chrétiens de milieux différents, souvent éloignés, se groupent à son appel pour étudier en commun la parole de Jésus, et s’aider les uns les autres à lui donner barre sur leur vie. Il prend en charge tout spécialement ses frères de l’Université et guide leur vie religieuse collective. S’aperçoit-il que les habitués de son église paroissiale connaissent mal l’Évangile ? Il s’installe sous le porche, avec l’assentiment de son curé, et vend le Nouveau Testament de Crampon à la sortie de toutes les messes. On n’en finirait pas d’énumérer les initiatives, pour ne pas dire les inventions, de sa charité, sous son double aspect d’effort pour servir et d’effort pour unir.

Toutefois, nous ne nous arrêterons pas à ces dehors, si émouvants soient-ils. Nous ne rechercherons pas l’image pittoresque. Cette vie de plus en plus dépouillée, de plus en plus donnée au Christ, il ne faut pas croire qu’elle a été aisée et douce. Pour la comprendre, il faut la rattacher à ses racines spirituelles. Alors en apparaîtra la beauté tragique et exemplaire. C’est ce que nous voudrions tenter.

 

 

Une immense détresse, une immense espérance : c’est entre ces deux pôles que s’est tendue l’âme de Martel. Il ne s’agit pas de constructions théologiques. Martel répugne un peu aux abstractions, aux systèmes qui risquent de masquer la réalité comme un écran. Il s’agit de deux intuitions fondamentales, qui vont commander et comme aspirer cette vie. Martel a, d’une part, le sens le plus concret du mal qui est dans le monde ; d’autre part, il baigne dans l’attente surnaturelle du « Royaume de Dieu » et de la parousie. Rien d’extraordinaire en apparence, parce que nous sommes habitués à ces mots, parce que les mots, justement, se laissent manier sans peine et nous réveillent mal de notre somnolence. Mais si nous étions bien éveillés... Un Martel nous arrache à notre torpeur. Voyons-le jeter tour à tour sur la terre des hommes et sur le livre de Dieu un regard nouveau.

 

Le mal est dans le monde. Martel le découvre à chaque pas. Il en prend chaque jour une conscience plus directe, plus douloureuse. La blessure s’avive au fond de son cœur. Esprit concret, que son tempérament attachait aux êtres et aux choses plus qu’aux idées, que ses fréquentations slaves, ses séjours en pays slave avaient encore déraidi et rendu attentif aux rencontres, aux signes, à la vie des humbles et à la misère sous toutes ses formes, Martel a été harcelé toutes les minutes de sa vie par les mille offensives du mal. C’est la souffrance, c’est la maladie, c’est l’ignorance, pire encore, c’est l’indifférence. Quand il tourne son regard vers lui, ce sont des défaillances, des raideurs, des refus qui s’amorcent.

Les hommes sont pétris de rancunes, séparés par des préjugés qui s’érigent en doctrines, assoiffés de jouissances viles. Ils tournent le dos aux Béatitudes. Ils disent non.

 

La grande œuvre, c’est de commencer la conversion du monde par celle de nous-mêmes. Or, il faut le dire, notre faiblesse est si grande que pour avoir l’angoisse de cette conversion, comme l’élan dans la prière, il faut que nous sentions presque physiquement nous étreindre tout le mal qu’il y a encore dans le monde et en nous-mêmes. Et c’est l’école à laquelle nous place Notre-Seigneur en nous mettant sous le regard la maladie qui ronge, ou l’indifférence qui chloroforme, ou le temps précieux qui se gaspille. Que de crève-cœur quand nous regardons autour de nous directement, nous qui croyons qu’un peu de la flamme apportée par le Christ brûle en nous 3.

 

Plus tragique que l’erreur de ceux qui, de tout temps, se sont abandonnés à leurs passivités est la démission de ceux qui ont entendu l’appel et qui un jour s’engourdissent, refusent de persévérer. Bientôt, l’homme qui s’est vraiment donné au Christ se retourne, et ne voit personne. Où sont ses amis, ses camarades de route ? Il marche seul. Depuis Gethsémani, toute âme élue doit subir l’épreuve de l’abandon, forme la plus insidieuse du mal.

Rien de littéraire, d’apprêté dans cette expérience. « Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché » donne à Baudelaire la sensation de la bêtise et du vide. Ici, nous sommes sur un autre plan. Ce n’est pas un spectacle que l’on contemple avec dégoût et tristesse. C’est une brûlure que l’on ressent à l’intime de l’âme, en toute humilité, en grande détresse. Aux mauvais jours, ce serait la tentation de la violence ou du découragement.

 

Mais voici que le chrétien a ouvert l’Évangile et qu’il écoute les paroles du Maître vibrer en lui, comme elles pouvaient vibrer dans le cœur de ceux qui laissèrent tout et le suivirent. Ils le suivirent, parce qu’il leur promettait un Royaume mystérieux. C’est ce Royaume que Martel attend, que Martel cherche à découvrir à travers les défaillances de notre temps. Deux idées dominent pour lui le message évangélique : l’idée de charité et l’idée de Royaume. Comment édifier ce Royaume, dont le Seigneur nous dit qu’il est au milieu de nous ? Martel creuse sans cesse les mêmes textes éblouissants, qui remplissent son âme d’attente. Il a faim et soif du Royaume. Il est un espérant. C, Charité ; R, Royaume ; il inscrit ces deux lettres majuscules en marge des chapitres le plus souvent médités de son évangile, une petite édition polonaise à couverture bleue. C’est l’Amour qui donnera les clefs du Royaume.

 

Vous avez lu la messe d’hier. Vous aurez été frappé, sans doute, du peu de place que tient l’évocation de Noël dans la liturgie de ce jour. L’Église veut renouveler en nous le sentiment de l’attente ; mais tout en nous rappelant les siècles pendant lesquels nos pères attendaient le Messie, elle souligne que l’attente doit toujours être notre attitude. Noël n’a pas inversé nos regards. Nous attendons plus que jamais Celui qui doit à la fois réaliser en nous ce qu’Il veut de nous et réaliser « de nouveaux cieux et une terre nouvelle », instaurer son Royaume.

Nous attendons, ou plutôt nous devrions attendre. En réalité, il faut bien constater que la majorité des chrétiens d’aujourd’hui ne sentent plus d’une manière vivante cette impatience de la seconde venue du Christ, et même celle de la mort regardée comme témoignage pour le Christ, qu’éprouvaient les premiers chrétiens... « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice. » Ce désir vital de la justice, qui n’est que celui du Royaume, il me semble qu’il nous est encore lointain. Mais il faut qu’il grandisse en nous si nous voulons vraiment hâter l’heure de la réalisation, dans le monde, de la justice suivant le Christ et sa réalisation en nous-mêmes. Il me semble que si nous désirions fréquemment cette transformation profonde à laquelle nous sommes appelés, individuellement et dans ce corps qu’est l’Église, la mort nous serait douce. Ce serait quelque chose comme la scène d’Emmaüs, le moment où nos yeux apercevraient enfin sans voiles Celui qui depuis longtemps faisait route avec nous et qui rendait nos cœurs tout embrasés... Et dans toute notre vie il y aurait comme une impatience de ce moment, un écho du : « Venez, Seigneur Jésus », de l’Apocalypse 4.

 

Dans cette lettre, l’âme de Martel chemine entre ses deux pôles, l’angoisse de la tiédeur et de l’assoupissement universels ; l’attente de la seconde venue du Christ, du jour où seront mûrs les fruits de la Rédemption. Gardé du découragement par son attente, de la présomption par cette brûlure du mal en lui constamment douloureuse, Martel s’en va sur les chemins de la charité. Il faut l’accompagner, et suivre dans sa purification, dans ses approfondissements, dans ses épreuves particulières cette âme loyale et inquiète.

 

 

À ce déchirement intérieur, Martel ne va pas prêter une attention complaisante. Il ne s’ausculte jamais. Il ne se complaît pas en lui. Ces deux intuitions contradictoires et complémentaires, c’est à des gestes immédiats et concrets qu’elles le poussent. Il est engagé. Sa vie est d’abord une offensive de la charité et de la prière.

Comment prie-t-il ? Nous pénétrerons son secret si nous écoutons une de ses prières.

 

Mon Dieu, nous vivons si peu de temps...

Notre journée compte si peu de vie intense.

 

Et cependant, nous sommes les vivants, et par nous vous voulez que le monde se sauve.

 

Vous nous avez encouragés à prier toujours sans jamais nous lasser... Je vous prie donc pour Madeleine et pour Marcel. Et quand ils seront guéris je prierai pour d’autres, et puis pour d’autres. Car il faut que votre règne arrive, que vous trouviez de la foi quand vous viendrez sur la terre, que ce monde pécheur se guérisse 5.

 

Mon Dieu, augmentez en moi la foi.

Par Jésus-Christ, mon intercesseur tout-puissant, je vous demande que vos serviteurs Madeleine et Marcel soient guéris...

Et s’il faut que le mal qui guette nos frères soit anéanti par de l’amour, donnez-moi la force d’être co-rédempteur de mes frères 6.

 

L’accent de ces prières, c’est vraiment celui qui marque toute la vie de Martel. Sa prière commence par un acte d’humilité ; il se rappelle son néant. Mais il ne s’abaisse que pour s’élever ; car au sens de sa propre faiblesse, il joint le sens mystique de sa responsabilité de chrétien : le Seigneur attend de nous que nous collaborions à la Rédemption. Avec force et supplication, il nomme alors à Dieu ses deux amis les plus menacés dans leur chair et dans leur âme. Il essaye de barrer la route du mal sur un de ses fronts d’attaque et de progrès. Que de foi, que de simplicité dans ce peu de mots ! Toutefois, voici ce qui est le plus remarquable : cette image des deux frères souffrants qu’il regarde en lui pour les confier à Dieu, elle fait place bientôt à la longue théorie des malheureux, de tous ceux qui tendent et qui tendront les bras vers la Justice et vers l’Amour. La prière de Martel s’élargit, en même temps que sa vision des foules douloureuses. Ces simples notes, jetées au soir d’une journée de fatigue, n’unissent-elles pas l’angoisse et l’attente, le sens de la misère et l’espoir de la Parousie, ce que le message chrétien a de plus général et de plus grandiose, ce que la douleur d’un ami a de plus intime et de plus personnel ?

Cette prière d’un soir, c’est aussi le reflet d’une journée de Martel : une journée qu’ont habitée de hautes pensées, monnayées en humbles démarches fraternelles. Il est le bon Samaritain, qui porte chaque jour le souci de ses frères ; il est aussi l’âme droite, avide de se redresser toujours et de se purifier davantage.

 

La racine de sa charité, c’est la conviction mystique que tous les chrétiens se tiennent dans un Corps. La théologie de l’unité a reçu un grand lustre, ces derniers temps, par l’effort des docteurs allemands. Mais pour beaucoup de fidèles, elle reste une vue de l’esprit, une construction idéologique. Martel, lui, prend à la lettre les paraboles du Christ et les consignes de saint Paul. C’est en vivant de cette doctrine, plutôt qu’en étudiant des traités, qu’il l’approfondit. Et voici qu’elle est devenue pour lui aussi impérieuse, aussi liée à sa personne qu’un instinct.

Il parle de lui-même comme d’un novice, qui s’exerce à une forme particulière de vie consacrée, la vie de l’amour fraternel. On goûtera la fraîcheur de cette lettre, qui est tout un programme :

 

Je commence à m’exercer à contempler le Christ dans nos frères. Mon voyage proprement dit a été une vraie source de joie pour moi. J’ai regardé tous ces étrangers avec lesquels je roulais pendant des heures comme des frères bien-aimés mis par le Seigneur sur ma route pour que, par ma prière intérieure, je les aide, que je m’offre en même temps à leur fraternité... J’ai eu l’enfantillage de demander intérieurement au Seigneur que le personnage le plus rébarbatif du compartiment me dise quelques mots ; eh bien ! avec moi seul il a engagé une très aimable conversation, et il n’était pas Français. Une autre fois, c’est un petit Allemand de cinq ans que, n’ayant pu communier le matin, je saluais en dedans de moi comme un Enfant Jésus, et le bambin est venu gentiment me baiser la main. Même s’il n’y a en tout ceci que des coïncidences naturelles, je veux y voir des signes d’encouragement dans le noviciat que j’entreprends de l’amour fraternel.

Je n’ai pas pu réaliser mes projets de pèlerinage : je les ai remplacés par une aumône et par une longue promenade à travers le Ghetto, où j’ai tâché de visiter avec amour mes frères juifs.

J’ai éprouvé une fois de plus que le message de l’amour fraternel est le grand message que nous ayons à apporter au monde en ce moment. Il en a faim. Travailler et prier pour que cette lumière se répande, c’est l’esprit même de la Pentecôte, qui est vie, c’est-à-dire amour 7.

 

Ce noviciat, Martel a eu la chance de pouvoir l’exercer dans des milieux restreints, devenus, grâce à lui, vraiment fraternels. Il a évité ainsi l’écueil des ambitions trop vastes qui s’effondrent parce qu’elles ne trouvent jamais d’objet à leur mesure, ou parce qu’elles n’enserrent que des abstractions. Aux Équipes sociales, auprès des ouvriers de la banlieue lilloise ; aux Anciens du Sana, auprès des malades, des convalescents ou des incurables, qu’il a aimés du plus ardent, du plus ingénieux amour, et qui l’ont mené à approfondir le mystère de la souffrance ; dans les groupes des professeurs catholiques, auprès de ses collègues qu’il réussissait à entraîner sans jamais se mettre en avant, Martel a été essentiellement le héros de l’amour fraternel, le messager de l’unité surnaturelle. Ut sint unum ! Cette coalition mystique, n’était-ce pas la façon la plus efficace, la plus réaliste de mettre en déroute le mal (égoïsme, incompréhensions, solitude, lâchetés, mesquineries) et de poser les pierres du Royaume ? Il l’a dit, aux Journées Universitaires de Montpellier, quelques mois avant sa mort dans des pages qui dépassent l’auditoire auquel elles s’adressaient, et à force de conviction et d’ardeur, s’élèvent à un authentique lyrisme.

 

... Nous ne nous réunissons pas pour nous congratuler, ni pour nous distraire à écouter des causeries, nous nous réunissons pour nous encourager à servir le Christ ; mieux, pour faire venir le Christ parmi nous. Nous savons qu’il a dit : « Quand deux ou trois d’entre vous se réuniront en mon nom, je serai au milieu d’eux. » Osons croire à cette parole, et entraînons-nous à considérer que le centre de nos groupes, ce n’est aucun des membres en particulier, mais Jésus lui-même, autour de qui nous sommes rassemblés... Lui, il ne manque pas à sa parole. Il demeura au centre du collège apostolique en dépit des incompréhensions, des doutes, de la trahison même, et Il n’a pas cessé d’instruire ses disciples jusqu’à la fin : c’est eux qui L’abandonnèrent et non pas Lui qui les quitta. Il vient donc quand nous parlons de Lui, de même qu’Il rejoignit sur la grand’route les disciples d’Emmaüs qui s’entretenaient à son sujet. Pourquoi faut-il que, comme eux, nous soyons si longtemps avant de reconnaître sa Présence ? Comme nos groupements deviendraient plus fervents, et comme nous y serions plus fidèles encore si nous avions la foi d’y rencontrer le Christ ! Nous serions tout attention dans l’attente du moment où, par une parole dite, par un sentiment éveillé, par une atmosphère transformante, Il rendrait comme sensible son passage...

... Une prise au sérieux du caractère religieux de nos groupements permettra aussi de demander les efforts douloureux que coûte à notre vieil homme la vie d’union ; car il en coûte de dominer ses répugnances, de refouler ses activités, d’être sans cesse à la recherche du Christ triomphant, sollicitant et souffrant dans l’âme des autres ; il en coûte surtout d’être prêt à découvrir à autrui, si cela est nécessaire, le plus intime de soi. En vérité, c’est bien une mort du moi qui est réclamée pour que nos groupements vivent ; nous en avons été avertis, du reste : « Si le grain ne meurt, il demeure seul. » Mais pour suggérer aux membres d’un groupement cette mort à soi-même, il faut leur montrer une œuvre qui mérite leur don total... N’ayons donc pas peur de rappeler, avec la grandeur du service qui nous est confié, le mystère enthousiasmant de la Jérusalem nouvelle qui s’édifie au milieu de nous, avec, déjà présent en son centre, le Christ-Roi 8.

 

S’il travaille à grouper ses frères dans l’Unité d’un seul corps, Martel travaille aussi chaque jour à se rendre plus digne du rôle qu’il joue auprès d’eux. Il fait régulièrement son examen de conscience. Sa méthode ? La voici :

 

Il y a deux manières de faire l’examen de conscience : ou bien on prend la liste des commandements et on s’examine, ou bien on essaye de se représenter la personne et la vertu de Notre-Seigneur ; on sent alors d’une manière toute directe la distance qui peut nous séparer du Maître. Pour ma part, c’est cette dernière façon de faire qui me touche le plus et qui m’est la plus féconde 9.

 

Il s’applique à devenir plus pur, c’est-à-dire plus détaché et plus transparent. Écoutez sa prière de publicain :

 

Le Seigneur m’a délivré de tentations. Que je ne l’oublie jamais, de peur que ma situation ne devienne bien pire qu’elle ne fut jamais. Je ne puis être délivré d’aucun défaut ni entraîné vers aucune vertu sans que le Seigneur intervienne. Faites-moi donc plus humble, plus pauvre, plus simple, plus compatissant, plus donné, plus vrai avec moi-même 10.

 

Se détacher, c’est rompre des liens. Beaucoup de ces liens peuvent paraître légitimes. Mais Martel a entendu un appel exceptionnel. Il ne transige pas. L’ascétisme le sollicite, et voici qu’il devient pour quelques-uns de ses amis un objet d’étonnement. Sur cette voie, il rencontrera bientôt l’épreuve.

La poursuite de la transparence n’est qu’une forme particulière de détachement. Il faut quitter ses habitudes de langage, ses timidités, sortir de soi, essayer de faire rayonner les vérités que l’on a comprises. Il faut se refaire un cœur d’enfant, chasser de leurs derniers repaires les complaisances malsaines et les subtilités dangereuses ; et, pour l’intellectuel voué par métier à l’exercice de l’esprit critique, il existe un devoir supplémentaire de fraîcheur, de spontanéité et d’élan. Martel n’avait rien tari ni terni en lui. Il savait parler simplement, simplement avec les autres, simplement avec Dieu ; et comme tout se tient, il avait appris aussi à écouter, et pouvait aider les autres à vaincre leurs gaucheries et leurs embarras intérieurs.

Une lutte longue et silencieuse, pour se détacher et pour acquérir la transparence ; lutte entreprise afin de se rendre plus digne de la confiance de ses frères, plus accueillant aux exigences divines, afin de devenir un bon ouvrier du Royaume : telle a été, pendant les premières années de sa maturité, la vie intérieure de Martel. Ce qui couronne ces efforts vers une charité plénière, c’est, enraciné dans les profondeurs de son être, le sens de ses responsabilités personnelles. Dans le Corps mystique, tous les chrétiens sont solidaires. Martel a la conviction qu’aucun de ses gestes n’est indifférent. Il se sent responsable – et ce sentiment est une dure souffrance – de la détresse spirituelle et même corporelle de ses frères, des victoires prolongées de la douleur et du mal, de tout le péché du monde. « Toute la mer change pour une pierre », dit Pascal. De même, pense Martel, l’Église change pour une défaillance, pour un manque, une lenteur d’un de ses membres. Voici les dons reçus ; voilà l’œuvre accomplie : tragique bilan, toujours déficitaire ; car l’on se sent toujours en reste avec l’Amour. C’est dans un de ces instants d’insatisfaction douloureuse qu’il s’écrie, au souvenir de Lourdes :

 

... Je reviens de Lourdes bien bouleversé par le contact avec la Grotte. Je me suis senti si pauvre, si coupable du mal qui se propage par le monde... Demandez à Dieu et à Marie ma conversion 11.

 

Jusqu’où pouvait descendre l’humilité de Martel, la lettre suivante le montrera. Il médite la belle page de saint Paul sur le véritable esprit de charité ; alors, il s’inquiète :

 

... Comme je suis loin de tout cela ! Je viens d’en avoir la compréhension plus particulière dans un cas concret. Dans cette famille malheureuse dont je vous ai parlé, le mari, qui était en prison, vient de rentrer ; je risquais de le rencontrer, devant aller chez eux ce matin (je ne l’ai pas vu, du reste). Mais en pensant à ce que je pourrais dire à cet homme, je me rendais compte qu’il me serait impossible d’avoir une action sur lui tant que je n’aurais pas eu dans le fond du cœur la conviction qu’en définitive il était meilleur que moi et que j’étais pécheur. Cela peut paraître exagéré ; et pourtant l’Imitation écrit bien : « Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui » (I, 2). Et encore : « Ne pensez pas avoir fait de progrès, si vous ne vous croyez au-dessous de tous les autres » (II, 2). J’ai demandé au Seigneur qu’il me fasse sentir cela à propos de ce frère ; en tous cas, nous avons pu parler de lui en chrétiens, avec sa femme et son fils 12.

 

Que cette âme était loin des satisfactions pharisiennes ! S’il se compare à un pauvre misérable, c’est pour le déclarer meilleur que lui. Notre esprit est toujours trop juridique pour accepter ces jugements. Aussi bien ne nous est-il pas demandé d’y souscrire. Cette condamnation que Martel porte contre lui-même n’a pas de valeur objective. Mais elle trahit le désarroi d’une âme affamée d’amour, tremblante devant les générosités de l’Amour infini, impatiente de la lenteur et de la pauvreté de son don. Le péché est égal en tous, dès lors que nous manquons à l’Amour. Voici que s’annonce la crise qui allait être l’épreuve particulière de Martel.

 

 

L’angoisse du mal, l’attente du Royaume, chaque jour Martel les ancre en lui davantage. Chaque jour s’augmente le nombre de ceux qui comptent sur lui, qui attendent de lui un secours, une visite amicale, une solution de leurs difficultés. Chaque jour avive la souffrance de découvrir tant d’âmes engourdies, mourant d’inanition ou alourdies de fausses richesses. Comment faire pour être tout à tous, pour enrayer le mal toujours renaissant, pour promouvoir le règne de Dieu ? Je suis un serviteur inutile, se répète Martel. Le temps qui s’écoule lui apporte de nouveaux devoirs, lui pose sans cesse de nouveaux problèmes. Ne doit-il pas cependant poursuivre sa tâche professionnelle, exceller dans son devoir d’état, prendre rang parmi ses pairs dans la discipline qu’il a choisie ? C’est un déchirement continuel. Où est sa vocation essentielle ? Quel appel doit-il suivre d’abord ? S’il faut sacrifier quelque chose pour alléger sa barque, est-ce la science, l’enseignement ou l’apostolat et la charité ? Longtemps, il essaie de faire face partout. Il presse le pas, tiraillé entre des exigences concurrentes, incapable de dire non à ses frères les malheureux. Et qui donc n’est pas, d’un biais ou de l’autre, un malheureux ? Happé par mille mains, retenu par sa mission intellectuelle, il s’interroge anxieusement sur ce que Dieu veut de lui. Il s’est offert tout entier et sans réserve pour travailler à la Vigne. Que le Seigneur lui assigne une ligne et un chantier.

De longue date, Martel, pétri cependant d’esprit familial (il faudrait pouvoir citer quelques admirables lettres à sa mère), ami du foyer et des tout-petits, a rayé le mariage de ses perspectives d’avenir. Sera-t-il prêtre ? Sera-t-il moine ? Comment devenir le meilleur témoin, le meilleur ouvrier ? Il décide, provisoirement, de rester mêlé au monde ; il y circule avec une âme de novice. Chaque jour, il prie pour que le Seigneur l’éclaire. Pour reconquérir l’équilibre, il veut rendre plus absolu son détachement, plus lumineuse sa transparence. Mais la vie terrestre peut-elle connaître l’équilibre, une fois qu’elle a entendu les appels qui étourdissent un Martel ? La parfaite lumière, le parfait détachement, ce seront les conquêtes de l’au-delà, après le passage de la mort et les épreuves purificatrices. Les efforts que fait Martel pour se sanctifier davantage augmentent son malaise essentiel, son inadaptation à notre terre-à-terre. Cette crise, qui en apparence le raidit, au vrai elle achève d’assouplir son âme et de la mûrir. Au terme de cette croissance, Martel retrouvera la paix intérieure ; mais l’heure ne sera pas loin où le Maître le relèvera de sa mission.

Éclairons un peu cette âpre lutte.

Sc détacher toujours plus totalement des mirages et des valeurs secondaires, tel est donc le premier but de Martel. Mais le drame surgit tout de suite. N’est-il pas professeur, engagé dans des recherches importantes, obligé pour sa thèse à des enquêtes d’érudit ? Sans doute a-t-il rêvé de servir l’Église par la science, d’approfondir l’histoire religieuse de la sainte Russie pour se mettre en mesure, au moment marqué par Dieu, d’être un « pacifique », un bon ouvrier de la réconciliation et de l’unité. C’était là un moyen providentiel de concilier devoir de savant et flamme d’apôtre. Martel a vécu longtemps de cet accord. Seulement, les circonstances politiques rejettent dans un lointain bien obscur toute tentative d’ordre religieux pour renouer avec la Russie. Le christianisme orthodoxe est dans la torture ou sous le bâillon : pour combien de temps ? Quand les préoccupations œcuméniques s’éloignent, Martel se détache vitalement de son travail de slavisant. Cependant, le devoir d’état n’en reste pas moins là, impérieux et contraignant. Il faut beaucoup de temps pour devenir un excellent spécialiste. Est-ce conciliable avec le détachement absolu, avec le don de chaque minute ?

 

Ma vie est dévorée par les exigences des autres sur moi.

Je crois faire loyalement l’effort de travailler à ma thèse et à l’œuvre scientifique, et presque chaque jour s’impose à moi, inéluctable, une démarche qui mange mon temps. Suis-je vraiment coupable, ou est-ce le Seigneur qui me coupe de l’œuvre de science ?

De toutes façons, la situation ne pourra pas durer. Je suis mené où je ne voulais pas aller. Où ? je ne sais pas 13.

 

Petit à petit cependant un désir s’impose à lui, des profondeurs de son être. Est-ce l’appel qui se précise ? Martel entend la voix de la Russie. Le détachement absolu, il le conçoit de plus en plus sous la forme d’un départ définitif en Russie. Il rêve d’aller vivre là-bas, coupé de tout ce qui fut sa vie passée, pour y partager les souffrances du peuple, y rayonner, exemplaire et silencieux, comme le P. de Foucauld au cœur du désert. Il s’offre pour la rédemption de ce pays malheureux entre tous. Certainement, le nom de l’ermite de Tamanrasset ne reviendrait pas si souvent dans ses lettres, s’il ne pensait pas au fond de lui-même à transposer en terre slave l’expérience saharienne du P. de Foucauld, s’il n’enviait pas ce total renouvellement du cœur auquel le P. de Foucauld était arrivé à travers ses dépouillements. D’abord, il tâche de ne pas se montrer complaisant à cet appel de la Russie. Si c’était un mirage, une tentation, pour le dégoûter de sa vraie mission ?

 

Je voudrais revenir un peu sur la nostalgie de la Russie. Voyez-vous, c’est quelque chose de trouble en moi que ce désir de retourner là-bas pour longtemps. Aussi j’ai décidé de ne chercher jamais moi-même à partir. J’attendrai que l’on me demande, si l’on doit me demander. Il y a dans ce désir une part de mauvaise vanité et de gloriole, certain attachement au pays et aux gens ; il y a peut-être aussi un sentiment plus généreux. Je sens ce grand peuple qui souffre et peine, et j’aurais joie, je crois, à partager un peu sa misère, à supporter volontairement ces maux qu’il est contraint de subir. Cela, plus que le sentiment que je pourrais lui apporter dans sa détresse quelque soulagement. Je serais tellement noyé et si impuissant...

Supposons pur ce désir de partager la souffrance de celui qui souffre. Qu’en pensez-vous ? En stricte raison, c’est absurde. Et pourtant il y a dans l’âme humaine (pas seulement dans l’âme chrétienne) quelque chose qui nous dit que la sympathie peut bien être ce que le mot signifie étymologiquement : « la souffrance avec ». Ce désir de partager la peine de celui qui est éprouvé ne nous paraît-il pas comprendre le désir de souffrance qu’ont eu tant d’âmes saintes, uniquement parce qu’elles savaient que leur Bien-Aimé, Notre-Seigneur, avait subi le martyre, qu’il continuait à souffrir dans son corps mystique, qu’il « était en agonie jusqu’à la fin des temps » ? N’est-ce pas là comme un témoignage suprême de l’amour 14 ?

 

On sent déjà ici combien, malgré les scrupules d’une conscience délicate, Martel est attiré par ce témoignage de la souffrance. Au fur et à mesure que passent les jours, il reconnaît là l’exigence vitale de son âme. S’il avait vécu, je suis sûr que nous l’aurions vu partir un jour pour l’Est, et qu’il y serait demeuré jusqu’au témoignage suprême, celui que scelle le sang du martyre.

 

Je me crois lié aux pays russes par des liens essentiels. J’ai mission de prier pour eux et de les aider à se sanctifier. Je me rends compte que dans mes rapports avec les Anciens du Sana, et même dans notre œuvre fraternelle, il n’y a pas pour moi un appel comme celui du pays russe. Je me prête sans m’engager. Dans la pratique, il est vrai, cela se traduit par peu de chose, et même dans ma prière je ne note pas une dominante en faveur de la Russie ; mais cela est passager. J’attends toujours le départ pour là-bas. Je crois qu’avec la grâce de Dieu, je saurais y vivre, m’y adapter, faire aimer la vie surnaturelle, la sainteté. J’ai offert ma vie pour ce pays, je maintiens mon offrande 15.

 

Dieu a certainement ratifié cette offrande. Nous ne voyons ici-bas que l’envers de la trame historique, et avec des yeux de myopes impatients. Quand nous considérerons l’endroit, ces élans inconnus, ces sacrifices muets, ces échecs offerts, de quelle lumière ils illumineront pour nous le déroulement de l’histoire ! Mais Martel n’est encore, à ce moment-là, que l’un de nous, un pèlerin qui s’avance à tâtons. Rien ne pouvait mieux montrer que cette nostalgie d’une vie douloureuse et sainte, abandonnée à ses frères russes, jusqu’à quel degré il poussait la hantise du détachement.

Il faut poursuivre cependant la vie sur son rythme quotidien. Dans les joies de l’amitié, Martel trouve aussi une occasion de scrupule. Il ne pense qu’à se donner, il a honte de recevoir. Il repousse maintenant les douceurs de la vie de relation ; il supprime les visites, même à ses collègues, même à ses intimes, quand ses intimes n’attendent rien de lui : tant il est inquiet de toute complaisance vis-à-vis de soi-même, de toute concession à l’esprit mondain ; tant il est impatient de tout ce qui pourrait diminuer les minutes employées à la lutte directe contre le mal. Il fuit les occasions de détente, comme si c’était des occasions de chute. Il s’étonne d’ailleurs lui-même, il s’adresse des reproches ; mais la poussée intérieure est la plus forte. Tous les liens doivent se rompre qui peuvent compromettre sa liberté d’allures et diminuer l’élan de sa vocation.

 

Pourquoi suis-je à présent si étranger à la société, aux rencontres ? Je ne goûte vraiment que la société de ceux avec qui je puis parler du Royaume, ou encore la société des enfants.

Mais je ne saurais me répandre dans les groupes amicaux. Je souffre même chez P. Au contraire, je serai joyeux et à l’aise près de Maurice, de Marguerite... ou dans la société des gens qui triment pour gagner leur vie, et qui sont des chrétiens de fait, non d’étiquette.

Et cependant il faut être accueillant, recevoir le prochain comme le Seigneur 16

 

Vitalement lié à cet effort de détachement, il poursuit chaque jour un humble effort d’examen, de purification pour arriver à devenir « le transparent du Christ », pour que les paroles du Maître en son Évangile ne soient plus faussées ni déviées en lui par les imperfections et les sophismes inconscients. Il contemple avec un cœur nouveau, chaque soir, les mêmes versets dont jamais ne s’épuisera la lumière. Il médite avec de jeunes instituteurs, avec des ouvriers, avec une poignée d’amis, dans la chambre de cet ancien malade de Zuydcoote, le principal correspondant des Lettres, un « allongé » avec lequel il a noué une amitié surnaturelle, qui est sans doute la plus belle réussite de sa vie. L’un et l’autre, ils s’entraident à devenir des chrétiens sans détours, sans amour-propre, sans complications ni secrets. Lutte émouvante de bonne volonté, où ils progressent du même pas.

Quand on se rapproche, autant qu’il est possible à une chair opaque, de cet idéal de transparence, quelle douleur de croiser sur son chemin des âmes obscures, de ne pas arriver à faire rayonner la lumière que l’on porte en soi, reflet de celle du Christ, de n’être pas assez spirituel pour lire dans les cœurs ! C’est le drame de tout amour humain. « Cela se peut, madame. On ne voit pas les cœurs », dit amèrement Alceste à la prude qui lui révèle les trahisons de Célimène. C’est le drame de l’amour surnaturel, la plus dure souffrance de l’apôtre. Elle n’a pas été épargnée à Martel. Dans la dernière partie du recueil des Lettres, beaucoup de lettres sont adressées « à un prisonnier ». Triste histoire. Un de ceux qu’il appelait ses « petits frères », et qui participait quelquefois aux cercles d’Évangile, eut une défaillance assez grave, qui le conduisit en prison. Le mal, cette fois, atteint Martel au point le plus sensible de son être : échec d’une tentative d’amitié surnaturelle, impuissance de la charité à libérer les autres de l’étreinte obscure. Son premier mouvement, c’est de s’accuser à la place de l’ami coupable. Il n’a pas su aider, il n’a pas su voir, parce qu’il n’est pas assez « spirituel ». Plus pur, n’aurait-il pas compris quelle bataille se livrait en cette âme ? N’aurait-il pas deviné « cette lutte du ciel et de l’enfer, ainsi qu’il en fut aux siècles de grande foi » ? Une âme a été saisie par la tentation. Dans le vertige, elle a appelé en vain la grâce. Qui dira la détresse implorante de la prière de Martel, ce soir-là ! Il se juge responsable, il se tient solidaire du pécheur. Il n’aura de cesse désormais qu’il n’ait aidé le malheureux à percer ses ténèbres, à comprendre, à accepter cette réparation infamante de son péché. « Pense à celui qui était l’Innocence, lui écrit-il, et qui fut mis au rang des malfaiteurs. »

 

 

C’est à ce moment que le Seigneur envoie à Martel une visiteuse chargée de lourdes grâces : la maladie. Elle allait le conduire à ce détachement absolu, à cette parfaite transparence dont il se rapprochait dans la souffrance. Sur la voie de la sainteté, il allait gravir la dernière étape. Mais c’est l’étape la plus difficile.

L’inquiétude semble devenir désarroi. Martel s’accuse d’être tombé malade par sa faute, parce qu’il n’a pas écouté les sages avis de ses amis, parce qu’il n’a pas su ménager ses forces. Il s’accuse d’avoir triché et d’avoir trahi ; d’avoir négligé son devoir d’état pour des aventures romantiques de charité, où il se recherchait lui-même. Sublime tourment de l’apôtre. Ces heures d’angoisse étaient nécessaires pour que Dieu achève de purifier son serviteur. Entre son ami prisonnier et lui, pense-t-il, nulle différence. Ils sont tous les deux « hors service » par leur faute. Les exhortations qu’il adresse au malheureux, il se les est d’abord adressées.

 

Il me semble que nous éprouvons des sentiments très voisins : ce n’est pas étonnant, puisque l’arrêt brusque que je subis en ce moment, cet avertissement que j’ai reçu de ma santé ont été provoqués après des fautes. Sans doute nous n’avons pas voulu le mal ni toutes les conséquences qui en sont sorties, mais le mal n’en a pas moins été déclenché. Il en faut prendre conscience non seulement pour vouloir réparer, mais pour accepter la situation présente. Quand on m’a dit, il y a un mois : « Ce sont tes excès d’activité éparpillée, tes folies qui t’ont fait tomber malade », j’ai d’abord protesté, me rassurant sur mes bonnes intentions. Mais on m’a fait remarquer que ma fiche professionnelle se trouvait interrompue, et j’ai bien dû constater moi-même que c’était là un grand mal que je n’avais pas prévu, mais qui n’en existe pas moins. Alors, j’ai compris petit à petit que si la maladie me rejetait, pour ainsi dire hors de la société pendant un temps, il me fallait humblement reconnaître que cet exil était la place que j’avais méritée, que c’était même une sorte de privilège, puisque cela coupait court à des positions fausses et permettait une reprise. Ta situation est évidemment plus cruelle que la mienne ; mais il me semble qu’il y a, pour toi comme pour moi, une première source de paix à penser en chrétien que les mépris et les reproches qui nous arrivent tombent juste, et que notre place hors service momentanément est bien la nôtre. (Ceci ne préjuge pas, du reste, de la façon dont Dieu nous juge : Il est plus miséricorde et amour que justice, et Lui tient compte de l’intention.) Ceci n’empêche pas, non plus, les espoirs. La confiance, l’espérance sont des vertus, mais le Seigneur est d’autant plus prompt à venir en aide qu’il voit une humilité non pas feinte, comme celle dont on se leurre en temps de quiétude, mais vécue. Tu as bien raison de lire l’Écriture avec cette pensée d’y trouver auprès des aveux de faiblesse les promesses de Celui qui touche les cœurs comme il sonde les reins 17...

 

Du fond même de l’humilité et de la détresse surgit l’espoir. Les trois derniers mois de la vie de Martel ont été des mois de grande souffrance physique et surtout spirituelle. Sa vie ne se termine-t-elle pas dans un échec ? Mais les plus grandes réussites ont ici-bas le visage crispé de l’échec. C’est la loi, depuis le Calvaire.

Cependant, le Seigneur s’approche. Par des touches subtiles, fausses joies, rechutes, consolations et sécheresses, Dieu achève doucement d’attirer à lui son serviteur. Petit à petit, la paix descend. Dans la liberté et dans la lumière, Martel s’apprête à recevoir le baiser transformant de la mort, et à entrer, par elle, au partage de la joie et de l’amour. 12 octobre 1931... Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus. « Dieu attache un prix, avait-il souvent répété avec le psalmiste, à la mort de ceux qu’il a sanctifiés. »

Est-ce par une sorte de prescience qu’à Pâques 1931, aux Journées Universitaires de Montpellier, se sentant solidaire de ses aînés, les Lotte, les Péguy, les Constant, Martel avait salué la mort avec un accent qui tirait des larmes à l’auditoire ? Rien ne pourrait mieux terminer le portrait spirituel d’un homme qui voulut, de toutes ses forces, devenir « un disciple vrai » de Jésus, que cette page si belle dans la simplicité de son ascension :

 

Nos existences, lorsqu’elles sont consacrées, non seulement atteignent la plénitude de leur développement, en baignant dans la puissance de la « vraie Vie », comme dit l’Apôtre, mais elles sont appelées à des dépassements humainement imprévisibles. L’Évangile nous en avertit : « Celui qui sera trouvé fidèle en de petites choses sera établi sur de plus grandes. » Dieu ne peut pas, en effet, pénétrer dans nos existences sans les enrichir, sans les transformer. Et plus l’instrument qui s’offre à lui est pauvre, humble, plus il se plaît à le faire servir à sa gloire. Il y a donc de l’inattendu, du toujours neuf dans une vie donnée comme elle doit l’être, et c’est une occasion de plus de bénir le Seigneur. L’idéal n’est-il pas qu’il se substitue à notre volonté même ? Quelle grâce ce serait dans nos vies si nous pouvions entendre un jour ce qui fut dit à l’apôtre Pierre : « Bon et fidèle serviteur, bien des fois tu as mis ta ceinture à tes reins pour te préparer au travail, et tu es parti là où tu voyais une tâche à faire, un malade à guérir, une âme à éclairer. À présent, laisse. Cette fois, c’est Moi qui vais te ceinturer avec ma force, puis je te mènerai là où tu n’aurais pas voulu aller, mais où j’ai besoin que tu rendes témoignage à mon nom. » Un jour peut-être aussi, comme nos aînés, les Lotte, les Péguy, les Constant, nous perdrons pied dans la lutte contre le mal, ainsi qu’il advint autrefois du Christ sur le Calvaire, et, en apparence, ce sera le désastre. Mais « bienheureuse Passion », dit l’Église, bienheureux désastre, dirons-nous, parce que, service suprême, il aura pour effet de mêler plus intimement à la pâte le levain des résurrections 18.

 

L’action de Martel est aujourd’hui plus profonde, plus largement rayonnante que de son vivant.

Destinée exceptionnelle, sans doute. Mais qui n’y trouverait matière à émulation, à entraînement ? Traquer les sophismes qui rassurent à bon compte ou paralysent ; se détacher de toutes les entraves qui gênent la croissance spirituelle, assouplir l’intelligence dans une lutte constante pour la simplicité ; et surtout se rapprocher du concret, de la vérité, de la vérité de la souffrance, de la vérité de la misère, de la vérité de l’Évangile et de l’amour, croire aux paroles et aux promesses et jouer sa vie sur cette foi, se nourrir sans aucune exaltation de l’attente des Béatitudes, voilà la leçon de Martel. Ou mieux, car il n’a pas professé, il n’a pas prêché de doctrine, voilà son exemple. Voilà le sens de ses démarches et la ligne même de sa vie.

 

 

Roger PONS.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en février 1940.

 

 

 

 



1  Antoine Martel, Lettres et Témoignages, nouvelle édition. Éditions de la Revue des Jeunes, 135, boul. Saint-Michel, Paris-Ve. Un vol., 302 pages, 16 fr.

2  Groupe catholique de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Un tala, en argot normalien, est un catholique.

3  Lille, 1er mars 1928, Lettres et témoignages, p. 57. Toutes les références renvoient à la réédition de la Revue des Jeunes (1939).

4  Paris, 3 décembre 1928. Pages 78-79.

5  Note manuscrite. Inédite (porte comme date : janvier 1930).

6  Note manuscrite. Inédite (8 janvier 1930).

7  Cracovie, 7 juin 1930. Pages 414-142.

8  Vertus professionnelles et esprit de charité. Rapport d’Anloine Martel présenté aux Journées universitaires de Montpellier (Pâques 1931) ; publié dans le Bulletin Joseph-Lotte (no spécial de 1931), cf. Lettres et témoignages, pp. 280-283.

9  Pugny, 1er septembre 1928 (en retraite). Page 76.

10  Note manuscrite. Inédite, mars 1930.

11  Paris, 31 juillet 1930. Page 148.

12  Lille, 15 février 1931. Page 164.

13  Note manuscrite. Inédite. 2 mars 1930.

14  Saint-Omer, 26 juin 1929. Pages 104-105.

15  Note manuscrite. Inédite. 2 mars 1930.

16  Note manuscrite. Inédite. 7 avril 1930.

17  Baume-les-Dames, 7 juin 1931. Pages 176-178.

18  Vertus professionnelles et esprit de charité, pp. 170-171.

 

 

 

 

 

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