Une page d’histoire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

l’abbé V. POSTEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne permettons à aucun événement,

à aucune souffrance de rider

la surface de notre âme.

 

Mgr D’OUTREMONT.

 

 

De tous les grands seigneurs de son temps, Henri II, duc de Montmorency, fut le plus aimable et le plus aimé.

Henri IV, qui avait voulu être son parrain, ne l’appelait que son fils et lui donna toutes les marques de la plus constante affection. À l’âge de dix-sept ans il était amiral, à trente-quatre ans maréchal de France. Joignant à la valeur la plus brillante le nom le plus français, les formes les plus attachantes, le caractère le plus généreux, il était l’idole de la cour et des provinces, du peuple et de l’armée. Dans une expédition maritime contre les protestants, il abandonna pour plus de cent mille écus de munitions qui lui appartenaient comme amiral, somme qui, à cette époque, représentait le triple d’aujourd’hui : « Je ne suis pas venu ici, dit-il noblement, pour gagner de l’argent, mais pour acquérir de la gloire. » Une mésintelligence dont gémissait tout le royaume existait entre la reine-mère, le roi et son frère Gaston d’Orléans : Montmorency crut qu’en abattant Richelieu il rétablirait la concorde. Le Languedoc se soulève à sa voix ; il combat de sa personne ; mais vaincu à Castelnaudary, en 1632, il tombe vivant entre les mains de son ennemi, qui lui fait faire son procès à Toulouse et l’envoie au supplice.

Il est peu d’événements de cette difficile époque de nos annales qui aient excité à un aussi haut point l’intérêt public. On dévorait avidement les détails de la procédure, de la sentence, de l’exécution ; toute la France semblait suspendue aux lèvres des juges qui condamnèrent, puis à celles du roi, qui pouvait, qui devait faire grâce, et qui aurait fait grâce sans Richelieu. Le ministre n’eut garde d’alimenter en ce point la pitié générale, qui se tournait en indignation contre lui. Aussi les monuments historiques à cet endroit sont-ils assez peu nombreux. L’un d’eux, le plus précieux certainement, nous est tombé entre les mains. Tel a été pour nous le douloureux attachement de ces pages que nous avons résolu de les tirer de l’oubli où leur rareté les a fait arriver, et d’en faire jouir d’abord nos bienveillants et religieux lecteurs. Ils y trouveront un sujet d’édification singulière, et ils se livreront d’autant plus doucement à cette impression que l’auteur est le confesseur même du condamné, le Père Arnoux, jésuite, qui fut aussi confesseur de Louis XIII. Arnoux, que Richelieu n’a pas manqué de maltraiter dans ses Mémoires, ne devait pas signer son œuvre, la prudence le lui interdisait. L’écrit parut en 1632, l’année même de l’exécution, sans nom d’imprimeur et sans date. Voici ce curieux travail dans ce qu’il a de plus touchant.

 

 

 

 

 

 

HISTOIRE VÉRITABLE DE TOUT CE QUI S’EST FAIT

ET PASSÉ DANS LA VILLE DE TOULOUSE

EN LA MORT DE M. DE MONTMORENCY

 

 

Le vingt-septième jour d’octobre, M. de Montmorency arriva sur le midi à Toulouse, conduit par M. le maréchal de Brézé, qui le livra, dans la maison de ville, au sieur Delaunay, lieutenant des gardes du corps. Le carrosse dans lequel on le menait était environné de mousquetaires à cheval et de deux ou trois cents maîtres armés de toutes pièces. Les rues et places publiques qui sont depuis la porte où il entra jusques au lieu où on le mena étaient bordées de gens de guerre, et en deux autres places il y avait des corps de garde que l’on avait commencé d’y mettre dès le vingt-deuxième, que le roi commanda aux capitouls de donner les clefs des portes de la ville aux capitaines des gardes.

Deux heures après qu’il y fut arrivé, messieurs du parlement, s’étant assemblés, députèrent des conseillers de la grand-chambre pour l’aller trouver, tant pour lui donner lecture de la commission que le parlement avait d’instruire et parfaire son procès que pour commencer son interrogatoire.

Étant les deux commissaires dans une des chambres de l’hôtel de ville, ils demandèrent M. de Montmorency, qui, après avoir ouï lire par le greffier leur commission, répondit que bien que, pour le rang qu’il tenait en France, il ne dût être jugé que dedans et par le parlement de Paris, qui est la seule Cour des pairs, son affaire néanmoins était d’une telle conséquence que, s’il ne plaisait au roi d’étendre sur lui les fruits de sa miséricorde, il n’y avait point de juge qui n’eût pouvoir de le condamner ; que toutefois il était fort content que messieurs du parlement de Toulouse fussent commis pour ses juges ; qu’il les avait toujours fort honorés et les estimait fort gens de bien.

Les sieurs commissaires s’assirent au bout d’une table et firent asseoir le dit sieur duc à main gauche. Ils commencèrent à l’interroger sur les charges et informations, et, sur quelques dénégations, lui furent présentés sept témoins, savoir trois capitaines du régiment des gardes, un lieutenant, deux sergents et un nommé Guilleminet, greffier des états de la province du Languedoc. Les témoins venaient déposer contre lui, la table entre deux. Il demeura d’accord et avoua tout ce que les officiers du régiment des gardes avaient déposé contre lui sur la journée de Castelnaudary.

Ils lui demandèrent aussi s’il n’était pas vrai qu’il eut signé les délibérations de l’assemblée du Languedoc, du vingt-deuxième jour de juillet, dans laquelle on avait délibéré d’appeler M. le duc d’Orléans avec promesse de lui fournir argent (qui se devait lever sur le peuple) pour l’entretien de son armée, et de ne se jamais séparer de ses intérêts. Il nia qu’il eût signé cette résolution ; et, le greffier Guilleminet lui ayant été confronté, il se mit en grande colère contre lui, l’appelant faussaire et lui disant qu’il avait supposé son seing.

Le vingt-huitième du dit mois, tous les seigneurs qui étaient à la cour s’occupèrent à faire des prières à Dieu et au roi pour obtenir la grâce de M. de Montmorency, particulièrement M. le cardinal de La Valette, le nonce du Pape, le duc de Chevreuse, le duc d’Épernon, et supplièrent Sa Majesté. Quelques-uns même d’entre eux se mêlèrent à la procession des pénitents bleus, qui allèrent visiter dans Saint-Sernin les corps de saint Simon et saint Jude, dont on faisait la fête. Le même jour, Mme la Princesse, qui avait reculé de Clusel à Saint-Jorry, alla faire ses dévotions à la chapelle de Notre-Dame de Bruyère, et les uns et les autres prièrent à l’intention de celui dont la vie était sur le tapis.

Le matin de ce même jour, M. de Montmorency demanda le père Arnoux, duquel il désirait ouïr la messe. Ce Père l’étant venu trouver, il lui dit qu’il avait désiré sa communication pour se bien disposer à mourir, et que son intention était de commencer par une confession générale, à laquelle il employa la journée et la suivante tout entière.

Le même jour, M. le garde des sceaux, accompagné de son maître des requêtes, alla au Parlement : MM. de la cour députèrent de leur corps un président et deux conseillers pour l’aller recevoir et lui faire les compliments ordinaires. Il fut reçu par eux à la porte de la grande audience, en laquelle les chambres s’étaient assemblées. Ayant pris la place qui lui avait été préparée et fait quelque discours sur le sujet pour lequel il s’était transporté en ce lieu-là, le procès qui avait été instruit fut mis sur le bureau pour la première fois.

Sur les neuf heures du soir, un gentilhomme envoyé de la part de Monsieur au roi se jeta par trois fois à ses pieds pour lui demander la grâce de M. de Montmorency ; Sa Majesté lui fit réponse que l’affaire était entre les mains du Parlement.

La nuit du 29 au 30, les compagnies du régiment des gardes qui étaient demeurées aux environs de la ville entrèrent dedans et se mirent en ordre dans les places et aux avenues de la dite ville. Outre le nombre qui était déjà entré dès le 22, tout cela pouvait faire ensemble environ douze cents hommes. Les gardes du corps eurent commandement de se saisir de toutes les avenues du palais en même temps.

Le trentième, sur les deux heures du matin, on entendit battre le tambour de tous côtés, depuis le palais jusqu’à la Maison de Ville.

Sur les sept à huit heures du matin, le sieur comte de Charlus reçut commandement de la part du roi de se transporter en la dite Maison de Ville et de prendre M. de Montmorency pour le conduire au palais dans son carrosse. Après quelques entretiens, le dit sieur de Charlus lui dit qu’il avait le matin reçu commandement de la part du roi de le conduire au palais, suivant lequel il le fit monter en son carrosse, dont les portières étaient bordées par les gardes écossaises de Sa Majesté, et le mena de la sorte jusqu’à la chambre des manteaux, où il alla attendre jusques à ce qu’il sortit. Les chambres s’étaient encore assemblées dans la salle de l’audience comme la première fois. Là il fut mis sur la sellette, qui était placée au milieu du parquet et extrêmement élevée, en telle sorte qu’elle égalait presque la hauteur des sièges des juges.

Alors M. le garde des sceaux, qui avait déjà pris sa place, l’interrogea à la manière accoutumée : Qui il était, comment il s’appelait, quel âge il avait, s’il était marié et s’il avait des enfants ; ensuite, s’il n’avait pas signé la délibération de l’assemblée des états du Languedoc, qu’il avait convoqués à Pézenas. Il répondit qu’après y avoir songé il se souvenait l’avoir signée. – Interrogé s’il n’était pas véritable qu’il eût appelé et fait entrer M. le duc d’Orléans dans son gouvernement, il répondit que non, ajoutant que Monsieur étant entré dans le royaume, les états de la province du haut et bas Languedoc l’avaient supplié de prendre la protection de leurs privilèges. – Interrogé si ce n’était pas Monsieur qui l’avait invité à prendre les armes, il dit que quant à lui il ne voulait point trouver d’excuses sur la personne de Monsieur. Interrogé qui l’aurait donc obligé à faire ce qu’il avait fait, il répondit que c’était son malheur et son mauvais conseil. – Interrogé du nom et des qualités de ceux qui l’avaient suivi au combat, il répondit qu’il était demeuré d’accord avec tous les témoins qui lui avaient été présentés de ce qui s’était passé sur cet article. – Interrogé s’il avait eu intelligence avec les étrangers qui s’étaient acheminés sur la frontière, jusque dans le comté de Roussillon, il nia absolument et soutint qu’il n’avait jamais eu aucune intelligence avec les étrangers pour nuire en quelque façon que ce fût à l’État.

Il était assis sur la sellette, la tête nue, sans être lié ni pieds ni mains, quoique l’usage du parlement de Toulouse soit contraire à cela, et qu’il n’y paraisse aucun criminel sur la sellette, qu’il n’ait les fers aux pieds.

Après toutes ces demandes et réponses, M. le garde des sceaux l’interrogea derechef s’il ne reconnaissait pas avoir extrêmement failli contre l’obéissance et la fidélité qu’il devait naturellement au roi, et s’il ne méritait pas que pour la réparation de ses crimes la justice le condamnât à mort. Il répondit que, pour les fautes qu’il avait commises envers Dieu et son roi, comme pécheur qu’il était, il méritait la mort au delà de tout ce qu’on pourrait dire.

Étant sorti de la dite chambre, il demanda de rentrer pour un peu de temps et de parler à la Cour. Étant entré, il s’excusa de ce qu’il s’était mis en colère contre le greffier Guilleminet à la première interrogation qu’on lui avait faite, confessant que la vérité était telle, qu’il l’avait obligé de signer sa délibération contre son assentiment.

Après toutes ces procédures, il fut ramené par le comte de Charlus dans l’Hôtel de Ville, avec le même ordre qu’il en était sorti le matin. Deux heures après, M. le cardinal de La Valette, qui avait employé toute la matinée en dévotions, à l’intention du dit sieur de Montmorency pendant qu’il était devant les juges, pour n’oublier aucun office d’un parfait ami comme il lui était, fut le visiter par permission du roi. Ils furent une bonne heure et demie ensemble et ne se séparèrent qu’avec une abondance de soupirs et de larmes... La nuit étant venue, M. de Montmorency se fit donner une plume et du papier pour écrire à Mme de Montmorency, sa femme, la lettre qui suit : Mon cher cœur, je vous dis le dernier adieu avec la même affection qui a toujours été entre nous. Je vous conjure, pour le repos de mon âme et par Celui que j’espère voir bientôt par sa miséricorde dans le ciel, de modérer votre ressentiment. J’ai relu tant de grâces de mon doux Sauveur, que vous avez tout sujet d’en recevoir une grande consolation. Adieu encore une fois.

Il écrivit encore deux lettres, l’une à Mme la Princesse, l’autre à M. le cardinal de La Valette.

Le lendemain, les Chambres se rassemblèrent ; M. le garde des sceaux y présida. L’on entra aux opinions. Le doyen de la Grand-Chambre fut le premier qui opina à la mort, après avoir allégué tout ce que le droit romain et le droit français ordonnent sur tels crimes de lèse-majesté.

Le reste de l’assemblée suivit du bonnet, sans dire autre chose. M. le garde des sceaux fut de même avis, suivant lequel il fit dresser l’arrêt qu’il signa avant que de sortir de la chambre. Après cela, le Parlement commit quelques-uns d’entre eux pour aller donner avis au roi de la teneur de l’arrêt ; et, comme il portait que l’exécution en devait être faite en la place publique des Salins et que ses biens étaient confisqués au roi, Sa Majesté donna une lettre du grand-sceau qui changeait le lieu de l’exécution et ordonnait qu’elle se ferait à huis clos dans la cour de la Maison de Ville.

Le comte de Charlus, qui fut chargé de faire entendre à M. de Montmorency le contenu de cette lettre, eut aussi commandement de lui demander l’ordre du Saint-Esprit et le bâton de maréchal de France. Il rendit l’un et l’autre. Il pria pareillement le sieur de Saint-Preuil de demander au roi pardon de sa part et d’offrir à M. le cardinal de Richelieu un tableau de saint François, pour marque qu’il mourait son très affectionné serviteur. Sur le midi de la même journée, les deux commissaires et le greffier criminel furent dans la chapelle de l’Hôtel de Ville, où ils firent venir le dit sieur de Montmorency, lequel se mit à genoux auprès de l’autel, ayant les yeux fixés sur un crucifix grand comme le naturel ; qui est peint dans cette chapelle. Là il entendit prononcer son arrêt ; puis, s’étant levé, il dit tout haut à la compagnie : Je vous supplie, Messieurs, de prier Dieu qu’il me fasse la grâce de souffrir chrétiennement l’exécution de ce qu’on vient de lire. Cela fait, les commissaires le laissèrent entre les mains du Père Arnoux, et l’un d’entre eux lui dit : Monsieur, nous allons faire ce que vous nous avez commandé, et nous prierons Dieu qu’il vous console. Étant demeuré de la sorte dans la dite chapelle avec les Pères de la même société, il haussa tout à coup les yeux vers le crucifix, et puis, les baissant en un instant sur ses habits qui étaient fort beaux ce jour-là, il jeta sa robe de chambre par terre et dit : Oserais-je bien, étant criminel comme je suis, aller â la mort vêtu avec vanité, cependant que mon Sauveur innocent meurt tout nu en la croix ? Mon père, ajouta-t-il au Père Arnoux, il faut que je me mette nu en chemise, pour faire amende honorable devant Dieu pour les grandes fautes que j’ai commises contre lui...

Il employa tout le temps qu’il eut, depuis midi jusques à deux heures, à faire des actes de résignation à la volonté de Dieu, d’humilité et de contrition, baisant sans cesse un crucifix qu’il avait dans ses mains. Il demanda : À quelle heure faut-il mourir ? On lui répondit que l’ordre portait que ce serait sur les cinq heures. Il ajouta : Ne pourrais-je pas mourir plus tôt et environ l’heure que Jésus-Christ mourut en la croix ? Et cela lui étant laissé à son choix : Mourons donc ! que l’on me coupe les cheveux et qu’on me déshabille ! Puis, se tournant vers le Père Arnoux, il le pria de faire tenir les lettres qu’il avait écrites la nuit précédente et de donner un reliquaire qu’il portait à Mme la Princesse, sa sœur, et à Mlle de Bourbon, sa nièce, une bague.

En même temps il ôta son pourpoint, et son chirurgien lui fit les cheveux. Il se mit en caleçon, et après les deux heures il demanda encore une fois si tout était prêt. Lui ayant été répondu que toutes choses étaient préparées : Allons donc, dit-il ; et sur ce mot il traversa une allée qui le conduisait dans la cour de l’Hôtel de Ville, où il rencontra les officiers des gardes, sur les passages, qui le saluèrent...

Ce n’est plus un guerrier qui marche à la mort, c’est un pénitent qui monte au ciel !

Ayant passé l’allée, il trouva tout à l’entrée de la cour un échafaud de quatre pieds de hauteur, sur lequel il monta, accompagné du Père Arnoux et suivi de son chirurgien. Il salua la compagnie, où étaient le greffier du Parlement, le grand prévôt et les gardes, les capitouls et officiers du corps de ville, qui avaient eu commandement de s’y trouver, et leur dit : Je vous prie de témoigner au roi que je meurs son très humble sujet et avec un regret extrême de l’avoir offensé, que je lui demande pardon, et de même à toute la compagnie.

Il demanda ensuite où était l’exécuteur, qui ne l’avait point encore approché, et le voyant, il lui dit : Mon ami, lie-moi, bande-moi les feux, et fais promptement ton office. On lui dit, s’il voulait, qu’il ne serait point bandé et que le roi l’avait ainsi ordonné. Il fit réponse : Je ne saurais mourir avec assez de honte. Lors il croisa les bras, et, voyant que son chirurgien lui voulait lier les mains avec le cordon de sa moustache, il se retourna, vers l’exécuteur et lui dit : C’est ton métier, fais-le. L’exécuteur le lia, et M. de Montmorency lui demanda : Suis-je bien ? L’exécuteur lui répondit qu’on ne lui avait pas coupé les cheveux d’assez près. Coupe-les donc à ton gré, lui dit-il ; et son chirurgien y voulant mettre la main, il se retira de lui, en disant : Un grand pécheur comme je suis ne peut mourir avec assez d’ignominie : Jésus-Christ a été non seulement battu, mais servi par ses bourreaux. L’exécuteur lui coupe donc les cheveux et rompt la chemise du col, pour ne le pas dépouiller à demi-corps, comme on a coutume de faire aux autres.

En cet équipage, il se mit à genoux devant le poteau, sur lequel il se mesura pour prendre une posture que ses blessures, dont il n’était pas encore bien guéri, ne le jetassent point en impatience ; il reçut la dernière bénédiction du P. Arnoux, salua la compagnie, baisa le crucifix, récita son In Manus, se fit bander les yeux de son mouchoir, avertit l’exécuteur de ne le point frapper qu’il ne lui dit, mit son cou sur le poteau, se releva un peu ; puis, s’étant mieux rajusté, lui dit : Frappe hardiment ; et, comme il eut prononcé ces derniers mots, il ajouta : Mon doux Sauveur, recevez mon âme ! L’exécuteur fit son office et d’un coup lui abattit la tête. Aussitôt après, le grand prévôt commanda qu’on ouvrît les portes. Le peuple entra en foule et vit le corps séparé de la tête.

 

 

Le livret que je reproduis contient encore deux petites pages. Les voici :

 

Dès que l’exécution fut faite, deux ecclésiastiques, officiers de M. le cardinal de La Valette, furent prendre le corps et le portèrent dans la chapelle de l’abbaye de Saint-Sernin, et les Cordeliers y furent dire les obsèques. Le corps demeura en cette chapelle, qui était tendue en grand deuil, jusques à neuf heures du soir, qu’il fut enterré dans l’église de Saint-Sernin, où, depuis que Charlemagne y apporta les corps des saints apôtres, on n’avait jamais enterré que ceux des martyrs et des canonisés, en telle sorte que les comtes même de Toulouse n’ont jamais pu avoir ce privilège ; leurs sépultures sont dans un cimetière qui tient à l’église.

Le lendemain, dès quatre heures du matin, l’on dit des messes pour le repos de son âme, dans cette chapelle qui fut parée des ornements convenables aux cérémonies qu’on fait aux personnes de sa qualité. Messieurs les évêques de Pamiers et de Comminges y furent dire la messe, et ensuite beaucoup d’ecclésiastiques qualifiés de la ville en firent de même. Messieurs du Parlement y allèrent à diverses troupes. Les jours de la Toussaint et des Morts, on abandonna les paroisses pour aller jeter de l’eau bénite sur son tombeau.

 

 

Arnoux termine ainsi, pour se résumer. La crainte a sans aucun doute dicté ces lignes, sages d’ailleurs, où nous ne remarquerons qu’un seul point d’exclamation, qui a sa valeur comme expression d’un doute secret ou d’un effort pour écrire un tel jugement.

 

Enfin tout le monde le regrette et le condamne ; les mêmes bouches qui plaignent sa mort blâment sa faute. Il sert au roi de matière d’une parfaite justice ! Les grands y voient un exemple à leur persuader qu’ils doivent obéir, et tous les hommes peuvent apprendre que les plus hautes fortunes de la terre sont exposées aux plus grandes disgrâces ; qu’il importe fort peu aux prédestinés que ce soit un boulet ou une épée qui ouvre le passage à l’âme, et qu’il est indifférent que ce soit dans un lit ou sur un échafaud que l’esprit abandonne le corps, pourvu que le ciel le reçoive.

 

 

L’apparente condescendance qui exempta la victime d’être immolée sur une place publique, en face de ce peuple qui l’adorait, ne réserva à sa fin qu’une douleur de plus ; car Montmorency fut exécuté devant la statue du roi Henry IV, son parrain, qui était en partie redevable du trône de France à son illustre maison. Il n’avait que trente-huit ans quand il périt. L’historien italien de cette époque, Vittorio Siri, qui sut du fond de son cloître s’assurer la protection de Richelieu même et de Mazarin, dit dans ses Mémoires secrets, t. VII, qu’il n’y avait pas de juges qui n’eussent condamné Montmorency, ni de roi qui ne lui eût fait grâce. Il n’est personne aujourd’hui qui ne s’associe à cette pensée judicieuse, et elle a été parfaitement exprimée par M. Mennechet, dans son Histoire de France, t. III : « Pourquoi, parmi les dix blessures qui le firent tomber au pouvoir des troupes royales, ne s’en trouva-t-il pas une qui donnât la mort ? Un boulet de canon devait emporter la tête d’un Montmorency, et mon la hache d’un bourreau. La condamnation fut juste, et non son supplice ; il avait succombé en héros, il mourut en martyr. »

Les blessures dont il s’agit, ouvertes encore et saignantes au moment de son supplice, avaient été reçues au combat de Castelnaudary. Son impétueuse valeur, si bien représentée depuis dans les champs de l’immortelle Vendée, faisait oublier au jeune général, à la vue du danger, qu’il n’était pas simple soldat. Au moment où l’action s’engagea, il montait, dit la Biographie de Michaud, un cheval gris pommelé tout couvert de plumes incarnat, bleues et isabelle. S’étant mis à la tête d’un seul escadron, il s’avança jusqu’à vingt-cinq ou trente pas du camp opposé. Mais il essuya une si rude décharge de mousqueterie, qu’une douzaine des siens tombèrent morts sur place ; plusieurs autres furent mis hors de combat, et le reste prit la fuite. Montmorency, ayant reçu un coup d’épée à la gorge, entra en fureur et, poussant son cheval, il franchit le fossé, large de trois ou quatre toises, qui le séparait des fantassins ennemis. Il abat devant lui tout ce qui se présente, se fait jour et pénètre jusqu’au septième rang, à travers une grêle de balles. Enfin, d’un coup de pistolet il cassa le bras à un capitaine des chevau-légers qui se présentait pour le combattre. Celui-ci, de la main droite, tira sur l’assaillant, lui perça de deux balles la joue droite, près de l’oreille, et lui fracassa plusieurs dents. Montmorency n’en combattait pas moins comme s’il n’eût pas été touché ; mais presque aussitôt son cheval, atteint de plusieurs coups, bronche, se relève et tombe enfin roide mort. Le duc, ne pouvant se débarrasser, demeure comme mort pendant quelques instants, demande un confesseur et se fait porter dans une métairie, à une lieue du champ de bataille ; ce fut, sur une échelle où l’on avait mis une planche, de la paille et plusieurs manteaux qu’il fut ramené à Castelnaudary. L’émotion du peuple fut si grande lorsqu’il y arriva, qu’il fallut tirer l’épée pour écarter la foule, qui fondait en larmes et témoignait publiquement sa douleur autour de ce brancard improvisé. Cette douleur se manifesta surtout à Toulouse, pendant les cinq jours du procès et après la mort du maréchal. Lorsque les troupes vinrent remplir la ville, le 29 octobre, elles parurent aussi péniblement affectées que le peuple, et on lisait dans les regards de ces braves soldats qu’ils n’exécutaient qu’à regret les ordres donnés pour empêcher tout mouvement.

On raconte encore que quand l’accusé fut introduit dans la grand-chambre où il devait être condamné, la plupart des juges se couvrirent le visage de leur mouchoir, pour cacher leurs larmes. Que n’eurent-ils aussi le courage d’opiner autrement que du bonnet, comme des écoliers à qui d’avance était faite la leçon ! Montmorency repentant était plus sûr que Montmorency avant sa faute. Mais Richelieu était là. Nous irons à lui tout à l’heure, et nous entendrons l’implacable vengeur de son propre pouvoir.

Le corps, nous l’avons dit, fut embaumé et enseveli dans l’église de Saint-Sernin. Le cœur, à la demande d’Arnoux, on peut le croire, fut déposé dans la chapelle des Jésuites.

En 1645, la duchesse, veuve du maréchal, fit transporter le corps à Moulins et lui fit élever un magnifique tombeau de marbre, qui existe encore aujourd’hui, après avoir traversé les profanations de 93. À ce moment néfaste, où tout ce qui rappelait la majesté de Dieu ou les grandes choses du passé était livré aux atroces brigandages des révolutionnaires, harpies insatiables de souillures, des jacobins pénètrent dans l’église où reposait Montmorency : un si grand nom, inscrit sur le marbre, anime la fureur des bandits ; ils lèvent la hache, préparent la torche incendiaire, lorsqu’une voix s’écrie : « Quoi ! vous allez renverser le monument d’un bon républicain ! Cet homme est mort victime du despotisme ! » Le marteau tombe des mains de ces bêtes à face humaine.

Les cendres de Montmorency durent à un outrage de plus de n’être pas jetées au vent ! La hache du bourreau fut moins pesante, je le suppose, à la tête de Montmorency, que cet ignoble brevet de républicanisme délivré par de telles bouches, dans un tel temps, lorsque le sang du dernier fils de Louis XIII assassiné n’était pas encore refroidi au cimetière de la Madeleine, sous sa triple couche de chaux vive !

Il est curieux maintenant de faire place au principal acteur sur la scène de Toulouse. Richelieu a laissé dix volumes de Mémoires, fort intéressants pour ce qu’ils racontent.

Ouvrons le tome VI, à la date de 1632, nous y lirons les lignes suivantes :

« Sa Majesté, ayant ouï toutes les raisons de part et d’autre, se confirma en la volonté qu’elle avait eue dès le commencement, de faire en lui une justice exemplaire à tous les grands de son royaume à l’avenir, comme le feu roi son père l’avait fait utilement en la personne du maréchal de Biron...

« La bienveillance générale qu’on portait à son nom, à cause de la maison de Lorraine, faisait que plusieurs murmuraient de cette action et la taxaient de quelque sorte de rigueur. Mais les autres plus sages, qui, dépouillés de passion et d’intérêt, considéraient plus mûrement l’importance de cette affaire, louaient la justice du roi, qui préférait le bien de son État à toutes autres considérations et à la vaine réputation d’une clémence dommageable, et estimaient le courage du cardinal, qui méprisait la propre sûreté de sa personne et la haine de tous les grands pour satisfaire à la fidélité qu’il devait au roi qui se confiait en lui... »

Quelques pages plus loin, il revient au même sujet pour citer le mot d’un personnage de la cour qui attribuait à la faiblesse des anciens rois le malheur de Montmorency. « Si en ces derniers temps, continue Richelieu, les rois eussent châtié les grands de leur royaume selon qu’ils méritaient, celui-ci eût été retenu par leur exemple et ne fût pas tombé en la faute qui lui a causé la mort. »

Convenons cependant qu’il est des circonstances où la clémence des rois sied mieux que la rigueur.

Combien, par exemple, je me sens attendri au récit des regrets de Condé, lorsque Bossuet les proclame sur sa tombe ! La chute alors, si dignement réparée, fait ressortir plus excellemment la fidélité qui l’a suivie. « Hélas ! (disait Condé) je ne respirais que le service du roi et la grandeur de l’État. On ressentait dans ses paroles un regret sincère d’avoir été poussé si loin par ses malheurs. Mais, sans vouloir excuser ce qu’il a si hautement condamné lui-même, disons, pour n’en parler jamais, que comme dans la gloire éternelle les fautes des saints pénitents, couvertes de ce qu’ils ont fait pour les réparer et de l’éclat infini de la divine miséricorde, ne paraissent plus ainsi, dans des fautes si sincèrement reconnues et dans la suite si glorieusement réparées par de fidèles services, il ne faut plus regarder que l’humble reconnaissance du prince qui s’en repentit et la clémence du grand qui les oublia. »

 

 

 

 

 

Abbé V. POSTEL.

 

Paru dans Une gerbe de fleurs,

Librairie Saint-Joseph, Montréal, 1886.

 

 

 

 

 

 

 

 

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