Analyse de la Vita nuova

de Dante Alighieri 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Théodore de PUYMAIGRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur des pages que je vais essayer d’analyser n’est pas le fier proscrit qui se venge de ses ennemis en les damnant dans la Divine Comédie ; c’est un poète tendre et enthousiaste, rougissant devant une jeune fille, n’osant pas lui adresser la parole, mettant dans l’amour toute la force que plus tard il mettra dans la haine.

Lorsque Béatrice 2 fut morte, Dante voulant réunir les vers qu’elle lui avait inspirés, imagina de leur donner une sorte d’unité en racontant la chaste histoire de sa tendresse et cette histoire où il enchâssa toutes les poésies qu’il avait écrites dans un temps plus heureux, où il rappela les moindres souvenirs de sa passion ; il la nomme la Vita nuova, parce que l’amour lui avait révélé une existence inconnue, une vie nouvelle.

Un tel livre, pour me servir d’une expression prodiguée aujourd’hui, et qui, dans cette circonstance, a le mérite de la justesse, est un livre intime, et si on ne l’a pas lu, il est impossible de pénétrer dans tous les secrets du caractère de Dante.

Mais avant d’aller plus loin, quelques réflexions sont nécessaires. Je prie d’abord le lecteur de se souvenir que, comme M. Chasles l’a dit à propos de Calderon 3 : Si nous procédons au moyen de la raison critique, nous ne comprendrons jamais les génies méridionaux ; mais que si nous mettons à sa place la passion, nous trouverons le point de vue d’où il faut les juger.

C’est déjà beaucoup, pour bien entendre un poète, de s’en faire en quelque façon le compatriote, et cependant cela ne suffit pas : il faut encore en devenir le contemporain. Avant d’ouvrir Dante, figurez-vous que vous avez étudié Aristote à l’université de Paris, que Brunetto Latini vous a enseigné les plus vaines subtilités scolastiques ; pensez qu’il n’y a que cent cinquante ans qu’un poète, pour être entendu de sa dame qui ne savait pas le latin, daigna faire des vers en italien ; jetez un coup d’œil sur la Provence, remarquez l’influence qu’elle exerce sur l’Italie. Rappelez-vous ce Geoffroy Rudel, ce troubadour qui, ayant vu un portrait de la comtesse de Tripoli, en tombe amoureux, part pour les croisades dans l’espérance de la voir, arrive malade à Tripoli, et meurt heureux en apercevant celle qu’il aime..... Quand vous aurez évoqué ces souvenirs, quand vous aurez oublié les progrès que la science, les arts et le goût ont pu faire depuis le quatorzième siècle, la Vita nuova, toute étrange qu’elle est, n’aura plus rien qui nous surprenne. Vous excuserez l’étalage que Dante fait d’une bizarre érudition ; vous comprendrez son amour exalté, ses pensées à la fois tendres et mystiques, et si quelque chose vous étonne, ce sera le génie du poète. Ce génie, dans la Vita nuova, n’éclate pas de toutes parts comme dans la Divine Comédie ; mais on le reconnaît dans plus d’une canzone, dans plus d’un sonnet, qu’il est malheureusement bien difficile de faire passer dans notre langue sans les altérer.

« Dans cette partie du livre de ma mémoire avant laquelle on ne pourrait lire que peu de choses, est ce titre : Incipit vita nova, et sous ce titre je trouve écrites les paroles que j’ai le dessein de copier dans cet ouvrage. » Après avoir ainsi fait connaître qu’il va remonter jusqu’aux premiers jours de sa passion, Dante raconte l’impression que lui causa la présence de Béatrice Portinari.

Elle avait neuf ans, et lui était de quelques mois plus âgé, lorsqu’elle lui apparut pour la première fois 4. À sa vue Dante sentit un grand trouble, et l’esprit de la vie qui demeure dans le cœur s’écria : Ecce Deus fortior me ; veniens dominabitur mihi. L’esprit animal s’étonna beaucoup, et s’adressant principalement aux esprits de la vue, dit : Apparuit jam beatitudo nostra. Alors l’esprit naturel se mit aussi à parler, et il s’écria : Heu ! miser, quia frequenter impeditus ero deinceps. Depuis ce moment l’amour devint tout-puissant sur Dante, et il ordonna souvent de chercher à voir celle qui, selon les expressions d’Homère, semblait plutôt la fille d’un dieu que d’un homme. »

Neuf ans (le nombre neuf avait, selon le poète, une grande influence sur Béatrice) s’étaient écoulés depuis le temps où il l’avait vue pour la première fois, lorsqu’un jour, en passant près de lui vers la neuvième heure, elle le salua gracieusement. Cette marque d’attention cause à Dante un bonheur qu’il ne croit pouvoir être surpassé par rien, et pour se livrer en paix aux délicieuses sensations qu’il éprouve, il se relire dans sa chambre où bientôt il a une vision empreinte déjà de ce génie sombre et mystique qui devait créer la Commedia.

« Il me semblait, dit-il, que ma chambre était pleine d’un brouillard couleur de feu, au milieu duquel je remarquais un être d’un aspect effrayant à voir, et il paraissait si joyeux que c’était une chose étonnante, et il disait diverses choses que je ne pouvais toutes comprendre, mais parmi lesquelles je distinguais pourtant ces mots : Ego dominus tuus. Dans ses bras il me semblait voir dormir une personne dont la nudité était à peine cachée sous un drap sanglant, et ayant regardé attentivement, je connus que c’était la dame qui avait daigné me saluer le jour précédent. Celui qui la portait me semblait tenir dans une de ses mains quelque chose d’enflammé, et je crus qu’il me dit ces paroles : Vide cor tuum. Au bout de quelque temps, il me paraissait qu’il éveillait celle qui dormait, et l’engageait à manger ce qui lui brûlait dans la main, et elle mangeait avec crainte ; alors la joie de celui qui la portait ne tardait guère à se changer en un pleur amer, et en pleurant il ressaisissait la dame dans ses bras, et il me sembla qu’avec elle il s’en allait vers le ciel : ce qui me remplit d’une telle angoisse que mon sommeil n’y put résister, et que je m’éveillai, et je commençai à penser et je trouvai que l’heure pendant laquelle j’avais eu cette vision avait dû être la quatrième, et par conséquent la première des neuf dernières heures de la nuit. Pensant à ce qui m’était apparu, je résolus de l’apprendre à plusieurs, lesquels étaient alors fameux troubadours (trovatori), et comme je savais, moi-même, m’exprimer en vers, je me décidai à faire un sonnet, pour y saluer tous les fidèles de l’amour, et les prier de juger ma vision ; je leur écrivis ce que j’avais vu dans mon sommeil, et fis alors ce sonnet :

« À chaque âme éprise, à chaque tendre cœur en présence de qui viendra ce sonnet, afin qu’ils me disent ce qu’ils en pensent, salut au nom de leur seigneur, c’est-à-dire de l’amour.

« Déjà un tiers du temps où les étoiles brillent était passé, quand l’amour m’apparut tout à coup sous un aspect dont le souvenir me donne horreur.

« L’amour me semblait joyeux ; il tenait mon cœur dans une main, et dans ses bras portait ma dame endormie et enveloppée dans un drap.

« Puis il la réveillait, et de ce cœur brûlant il la nourrissait malgré sa terreur ; ensuite je le voyais s’en aller en pleurant 5. »

Dante envoya ce sonnet à Cino da Pistoia, à Guido Cavalcanti qu’il appelle le premier de ses amis, et à un autre poète qui lui répondit comme on répondrait à un fou. Cet autre poète, qui se nommait aussi Dante, et qui était de Majano en Toscane, ne se doutait guère que le nom qu’il portait allait être éternisé par le jeune homme dont il venait de mépriser l’essai poétique 6.

Comme le dit M. Villemain, on peut retrouver dans la Vita nuova la vie de Florence à la fin du XIIIe siècle, et c’est maintenant à une scène d’amour au milieu d’une église que nous allons assister. Rien n’était plus commun au moyen-âge que ce mélange de galanterie et de religion. Le troubadour Bernard de Ventadour compare, dans une de ses poésies, les baisers de sa dame aux joies du paradis ; Arnaud de Marveil renoncerait, pour obtenir les faveurs de la sienne, à la vie éternelle ; Arnaud Catalan fait le signe de la croix quand il est auprès de sa maîtresse, tant il est émerveillé de la voir ; Pierre de Barjac et plusieurs autres, guéris de leur passion pour des femmes mariées, ne les quittent qu’après s’être fait délier de leurs serments par un prêtre. Guido da Cavalcanti, en allant en pèlerinage à Saint-Jacques en Galice, tombe amoureux d’une certaine Mandetta, qui devient la dame de ses pensées.

On aurait, si l’on voulait, des pages à remplir d’anecdotes du même genre, mais celles que je viens de citer suffiront pour expliquer plusieurs passages des œuvres de Dante. Revenons à la Vita nuova.

Un jour, dans une église, notre poète rencontra Béatrice, mais entre elle et lui se trouvait une autre dame, et comme il ne pensait qu’à l’une en semblant ne s’occuper que de l’autre, ses amis crurent que c’était de cette dernière qu’il était amoureux. Lui, désirant cacher sa véritable passion, loin d’écarter ces soupçons, chercha au contraire à les accréditer par plusieurs poésies ; mais au bout de quelque temps, la dame qui servait d’égide à Béatrice ayant été forcée de s’absenter de Florence, Dante voulut continuer la même manœuvre, et feignit d’avoir une nouvelle maîtresse. Cette ruse lui réussit moins bien que la première ; on commença à parler de lui d’une manière défavorable, et Béatrice l’ayant rencontré, ne lui rendit pas son salut. Très-sensible à ce signe de mécontentement, le poète tomba dans un profond désespoir, et eut une vision dans laquelle l’amour lui apparut et lui ordonna de se disculper, ce qu’il fit dans une ballade.

Pour bien comprendre le prix que Dante attachait aux moindres faveurs de la fille de Portinari, il faudrait lire en entier la Vita nuova, dont je ne veux donner ici qu’une courte analyse. Béatrice n’est plus pour lui une femme, c’est son salut, son bonheur, son ange. Quand il la voit, il sent qu’il devient meilleur, son âme ne conserve plus aucun sentiment haineux, et ce n’est pas seulement sur lui que la présence de cette jeune fille produit un tel effet : lorsqu’elle passe dans une rue, on court pour la voir ; celui qui s’approche d’elle en reçoit une si vive impression, qu’il n’ose ni lever les yeux, ni répondre à son salut ; beaucoup s’écrient : « Ce n’est pas une femme, c’est un des anges du ciel. » D’autres disent : « C’est une merveille ! Béni soit le Seigneur qui peut faire des œuvres aussi parfaites ! » Personne, après l’avoir vue, ne peut exprimer la suave douceur qu’il ressent ; personne, après lui avoir parlé, ne peut avoir une mauvaise fin ; personne, après l’avoir admirée, ne peut s’empêcher de soupirer. Dante a résumé tous les prodiges opérés par Béatrice dans un sonnet que Parini regardait comme le plus tendre et le plus touchant dont puisse se vanter le Parnasse italien :

« Ma dame semble si modeste et si affable quand elle salue quelqu’un, que les langues deviennent muettes, et que les yeux n’osent point la regarder.

« Elle s’en va pleine d’humilité, en s’entendant louer, et il semble qu’elle soit venue sur la terre pour montrer un miracle 7.

« Elle se montre si gracieuse à qui la regarde, et donne par les yeux une douceur telle au cœur, que celui qui ne l’a pas ressentie ne peut la comprendre.

« Et il semble que de sa bouche s’exhale un esprit suave, plein d’amour, qui va disant à l’âme : soupire. »

Dante a encore développé l’idée qui fait le fond de ce sonnet dans plusieurs poésies, et entre autres dans une canzone qui justifie les éloges que cette sorte de composition lui valut de Lionardo Bruni 8. Malgré sa beauté, je ne traduirai pas cette canzone, car elle n’offrirait que la répétition des citations qui précèdent ; mais je vais raconter l’occasion qui en donna l’idée au poète. Ayant été conduit à une noce par un de ses amis, il se sent soudainement pris d’un tremblement terrible ; il lève les yeux : Béatrice est là ; la sensation qu’il a éprouvée lui est expliquée. Cependant un tel trouble a révélé quel est l’objet réel de son culte, et un jour une dame lui ayant demandé pourquoi il aimait une femme dont il n’osait soutenir les regards, il répondit que son bonheur était d’obtenir un salut d’elle, et que ce salut lui ayant été refusé, il lui suffisait de la chanter. Cette conversation fut suivie de la canzone dont nous parlions tout à l’heure, et qui commence par ce vers :

 

            Donne, ch’avete intelletto d’amore.

 

Il y avait peu de temps qu’il l’avait terminée, lorsque Folco Portinari mourut. Le chagrin que cette perle causa à Béatrice fut vivement partagé par son amant, qui bientôt tomba lui-même malade 9. « Le neuvième jour, dit-il, me sentant des douleurs presque intolérables, il me vint une pensée sur ma dame, et après m’en être occupé quelque temps, je me remis à réfléchir sur ma faible vie, et voyant combien la durée en était incertaine, quand bien même je serais en santé ; je commençais à me désespérer d’une si grande misère, et je me disais en soupirant : Il faudra qu’un jour la belle Béatrice meure aussi. Et alors je fus saisi d’un si fort égarement que je fermai les yeux, et je commençai à m’agiter comme une personne frénétique et à imaginer de cette manière. Au commencement de la vision que créa ma fantaisie, il m’apparut des femmes les cheveux en désordre, qui me disaient : Tu mourras aussi. Et après ces femmes, vinrent d’autres femmes, horribles à voir, qui me disaient : Tu es mort. Alors mon esprit se troubla tellement que j’en vins à ne plus savoir où j’étais, et il me semblait voir marcher des femmes échevelées, pleurantes et merveilleusement tristes ; et il me semblait voir le soleil s’obscurcir, et les étoiles se montraient d’une couleur qui me faisait juger qu’elles pleuraient, et la terre tremblait. M’étonnant de ces apparitions, et rempli de terreur, j’imaginai qu’un ami me venait dire : Tu ne sais pas, ton admirable dame est partie de ce siècle. Alors je commençai à pleurer bien douloureusement, et ces pleurs n’étaient pas une illusion ; mais je pleurai avec mes yeux, les baignant de véritables larmes. Je crus regarder le ciel, et je crus voir une multitude d’anges qui y remontaient, et qui étaient précédés par une légère vapeur très-blanche, et il me semblait que ces anges chantaient glorieusement, et les paroles de leur chant me semblaient être celles-ci : Hosanna in excelsis ; alors je crus que le cœur où était tant d’amour me dit : Cela est vrai, votre dame est morte. El il me paraissait que j’allais voir le corps dans lequel avait été cette noble et heureuse âme. Et mon illusion fut si forte qu’elle me montra le corps de ma dame, et il me semblait que des femmes lui couvraient la tête d’un voile blanc, et sa figure était pleine de tant d’humilité qu’elle semblait dire : Je vois le principe de la paix. En ce moment j’eus une si grande tristesse que j’appelai la mort en lui disant : Douce mort, viens à moi, ne me sois pas cruelle, tu dois être aimable après avoir été dans le corps de ma dame 10 ; viens à moi qui te désire tant, et qui, tu le vois, porte déjà tes couleurs. Après avoir vu remplir les douloureux devoirs qu’on rend à ceux qui ne sont plus, il me semblait que je retournais dans ma chambre, et si forte était ma vision que je m’écriai à haute voix et en pleurant : Ô belle âme ! qu’il est heureux celui qui te voit ! »

Dans cet instant, les femmes qui veillaient Dante s’apercevant de son agitation, le réveillèrent et lui demandèrent quel avait été son rêve ; il le leur raconta, et en fit, quand il fut rétabli, le sujet d’une canzone, l’une des meilleures, dit Ginguené, de celles qu’il a encadrées dans la Vita nuova.

Bientôt le poète eut encore une espèce d’hallucination où l’on remarque ce bizarre mélange du sacré et du profane. L’amour lui apparut, il avait l’air joyeux ; une dame d’une rare beauté qui était aimée de Guido Cavalcante le suivait ; elle s’appelait Giovanna (Jeanne), mais quelques-uns la nommaient aussi Primavera ; derrière elle marchait Béatrice. L’amour dit à Dante, en lui désignant la première des deux dames, que c’était parce qu’elle précédait la fille de Portinari, qu’il lui avait fait donner le nom de Primavera, c’est-à-dire, elle viendra d’abord (prima verra), mais que du reste son autre nom avait la même signification, puisqu’il avait appartenu à ce Jean qui précéda la vraie lumière, en disant : Ego vox clamans in deserto : parate viam Domini.

Cette idée de comparer Béatrice au Christ est tout à fait dans la manière du moyen-âge. Mais ce n’est pas encore ici que Dante donne le plus curieux exemple de l’étrange goût de celte époque. Il perdit sa bien-aimée Béatrice ; on s’attendrait à ce qu’il va la pleurer avec une grande et véritable douleur, qu’il va avoir vision sur vision ; mais non : il s’occupe seulement à montrer l’influence que le nombre neuf eut sur la destinée de celle qu’il aimait, et il se complaît à expliquer la pensée la plus singulière que l’on puisse imaginer. « Le nombre trois, dit-il, est la racine du nombre neuf, parce que sans le secours d’aucun autre nombre, et multiplié par lui-même, il donne neuf ; car nous voyons clairement que trois fois trois font neuf. Donc, si trois est le facteur de neuf, le facteur des miracles est trois, c’est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, lesquels sont trois personnes en une seule. Il me semble donc que le nombre neuf a présidé à la vie de cette dame, pour donner à entendre qu’elle était un neuf, c’est-à-dire un miracle dont la racine est l’admirable trinité. Quelqu’un de plus instruit trouverait peut-être là des raisons plus subtiles, mais ce que je viens de dire est ce que j’y vois de plus clair et ce qui me plait le plus. »

Dante ne se contenta pas d’expliquer que Béatrice était un miracle, il voulut encore faire partager sa douleur à tous les princes de la terre, et leur écrivit une lettre latine qui s’est perdue, mais dont le commencement : Quomodo sola sedet, etc., était emprunté à Jérémie. Puis il composa une canzone où il y a beaucoup de sensibilité et de naturel ; il y peint d’abord son désespoir, et se souvenant que pendant que Béatrice virait, il aimait à s’en entretenir avec les dames, il ne veut point en parler à d’autres qu’à elles. « Béatrice, leur dit-il, s’en est allée dans les cieux, dans le royaume où les anges jouissent de la paix éternelle, mais ses vertus seules causèrent sa mort : Dieu l’a appelée à lui, parce que le monde n’était pas digne de la posséder. »

Ce début est écrit à la manière de Pétrarque ; mais la ressemblance entre les deux poètes devient encore plus frappante dans les vers suivants :

« ..... Souvent en pensant à la mort, j’en éprouve un désir si doux que la couleur de mon visage en change, et quand l’image de Béatrice se retrace à mon esprit, je sens des angoisses si grandes que je frissonne et deviens tel que, par honte, je m’éloigne des hommes. Ensuite, seul avec ma douleur, je pleure, j’appelle Béatrice, je m’écrie : tu es donc morte ! et en prononçant son nom, je me calme.

« Quelle a été ma vie depuis que ma dame a quitté ce monde ? Il n’est pas de langue qui le sache exprimer, et c’est pour cela que, quand je le voudrais, je ne pourrais vous le dire.

« À présent, ma triste canzone, va en pleurs retrouver les dames et les jeunes filles, à qui tes sœurs portaient jadis la joie. Va, fille de la tristesse, va, inconsolée, les rejoindre ! »

Plusieurs autres poésies suivirent cette canzone, mais au bout de quelque temps, Dante fut sur le point de se laisser aller à une nouvelle passion. Enfin le souvenir de Béatrice finit par triompher de cet amour naissant, et il recommença à la chanter ; puis, mécontent de ne pouvoir la célébrer autant qu’elle lui semblait le mériter, il résolut de n’en plus rien dire jusqu’à ce qu’il se sentît mieux inspiré. « S’il plaît à Dieu, dit-il, en terminant la Vita nuova, que ma vie dure encore quelques années, j’espère raconter de ma dame ce qui ne fut jamais dit de personne. Et puis que ce soit la volonté de celui qui est le sire de la courtoisie 11, que mon âme aille admirer la gloire de sa dame, c’est-à-dire de cette Béatrice, laquelle contemple glorieusement celui qui est per omnia saecula benedictus. »

C’est ainsi qu’en finissant son premier ouvrage, Dante semble déjà promettre la Divina Commedia. Mais lorsqu’il entreprendra ce triple poème, dans lequel il prodiguera encore la bizarrerie, l’amour seul ne l’inspirera plus ; de violentes passions politiques auront agité son âme, et les douleurs qu’il aura éprouvées lui donneront assez de force pour faire parler Ugolin, en même temps que le souvenir de Béatrice lui apprendra comment doit s’exprimer Françoise de Rimini.

 

 

 

Théodore de PUYMAIGRE.

 

Paru dans L’Austrasie en 1838.

 

 

 

 



1  Extrait d’une histoire inédite de la vie et des ouvrages de Dante.

2  Béatrice a donné lieu à de nombreuses discussions, et quelques commentateurs de la Divine Comédie ont été jusqu’à nier qu’elle eût jamais vécu. Pour nous, nous ne mettons pas en doute l’existence de Béatrice, mais nous ne mettons pas en doute non plus qu’elle ne soit souvent devenue un personnage allégorique dans les poésies de son immortel amant. La Vita nuova même en offre peut-être un exemple, comme on le verra à la fin de cet article. Dante raconte que lorsque Béatrice fut morte, il en fit part à tous les princes de la terre par une lettre commençant ainsi : Quomodo sola sedet, etc. Il est probable que dans cette circonstance Béatrice signifie autre chose que la fille de Portinari.

En lisant les œuvres de Dante, on ne doit pas oublier ce qu’il dit dans le Convito : tout livre doit avoir quatre sens : le sens littéral, c’est celui que l’on prend à la lettre ; le sens allégorique qui se cache sous le manteau de quelque fable ; le sens moral, qui peut offrir d’utiles leçons aux lecteurs, et le sens anagogique, relatif aux choses de l’autre vie, de la gloire éternelle. Aujourd’hui le sens allégorique et le sens moral sont bien difficiles à saisir, et, dans cette analyse, nous ne nous en sommes pas inquiété, nous tenant seulement au sens littéral. Dans la suite nous examinerons cependant ce qui formera un chapitre à part, si, comme l’ont cru presque tous les commentateurs, Dante, par Béatrice, a voulu, dans la Divine Comédie désigner la théologie, ou si comme le pense M. Rosetti, Béatrice est la personnification de la puissance impériale.

3  La dévotion de la croix de Calderon, Revue de Paris du 20 septembre 1835.

4  Boccace nous apprend à quelle occasion Dante fit la connaissance de Béatrice : « Dans le temps où la douceur du ciel revêt la terre de ses parures et la rend riante par la variété des fleurs mêlées aux verts feuillages, la coutume était, dans notre cité (Florence), que les habitants de chaque quartier, hommes et femmes, se rassemblassent en diverses sociétés pour se réjouir. C’est pourquoi, le premier mai, Folco Portinari, homme fort distingué de ce temps, avait réuni ses voisins chez lui. Parmi eux était Alighieri, et Dante qui n’avait pas encore accompli sa neuvième année, l’avait suivi. Se mêlant aux enfants qui, tant jeunes filles que jeunes garçons, étaient en grand nombre chez celui qui donnait la fête ; après avoir aidé à servir les tables autant que son âge lui permettait de le faire, il se mit à jouer avec eux. Parmi eux se trouvait une fille de Folco, dont le nom était Bice (Béatrice) ; elle pouvait avoir huit ans, elle était jolie, très-agréable, gracieuse dans tous ses gestes, et avait un maintien plus calme et plus posé que ne semblait le demander sa jeunesse..., etc. (Boccace, Origine, vita studi e costumi di Dante Alighieri.)

5  On peut lire le sonnet de Dante da Majano dans les Opere di Dante Alighieri, édition de Pasquali, T. II, p. 283.

6  J’ai traduit Dante littéralement, suivant en cela l’exemple de M. Villemain.

7  Cette idée a été ainsi reproduite par Pétrarque :

In qual parte del ciel, in quale idea

Era l’esempio, onde natura tolse

Quel bel viso leggiadro, in ch’ella volse

Mostrar quaggiu, quanto lassii potea ?

In vita di M. Laura, son. CVIII.

8  Le canzone sue sono perfette e limate e leggiadre, epiene d’alte sentenze e tutte hanno generosi cominciamenti.

9  Dans les Consolations, M. de Sainte-Beuve a traduit en beaux vers cette vision, qui dans le texte italien est en prose.

10  M. Villemain, qui a cité cette vision dans son cours de littérature, n’a pas traduit cette pensée.

11  Sire della cortesia, hébraïsme employé au lieu de sire cortese, sire courtois, roi bon.

 

 

 

 

 

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