Longfellow

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand RENAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les États-Unis d’Amérique viennent de perdre dans Longfellow leur poète préféré. Ce peuple d’industriels et de marchands n’a été ni plus indifférent ni plus insensible aux charmes du rythme et des images que d’autres qui se vantent de leur intelligence affinée par une vieille civilisation.

Longfellow, d’une nature douce et tendre, a été aimé pendant sa longue vie, puis regretté sincèrement à sa mort. On peut ajouter qu’il a mérité cette sympathie comme ces regrets. En d’autres moments, un parallèle viendrait à l’esprit, non sans amertume : celle de la vie tranquille de Longfellow, et des angoisses d’un autre poète, enfanté, comme contraste, par le même pays d’activité à outrance, le névropathe Edgar Poe.

Mais si ce dernier poète, de forme plus rare et de lyrisme plus intense, a souffert par sa faute et par celle d’un milieu discordant avec sa nature maladive, il faut le plaindre, mais sans en faire une sorte de reproche au sage Longfellow, au moment où une tombe honorée est venue former pour celui-ci le dénoûment d’une existence bien équilibrée.

Deux poèmes dominent son œuvre : Évangéline et Hiawatha ; tous deux se rattachent à des impressions de terroir pour ainsi dire. Évangéline, c’est une douce et mélancolique histoire d’amour, commencée dans un village, au bord des forêts primitives, pour finir dans un hôpital, pendant une épidémie. Les colons de ce village ont résisté aux exigences de l’Angleterre, et l’Angleterre a envoyé des soldats pour incendier les demeures, déporter les habitants ; de là un amour brisé, au moment où les senteurs de la nature l’avaient fait éclore dans deux âmes belles et simples, et la vie des deux amants passée à se chercher vainement, jusqu’au jour où la femme, devenue religieuse, rencontre, sur un lit d’hôpital, son bien-aimé agonisant.

Hiawatha, c’est une légende indienne, dans le genre des traditions fabuleuses qui se retrouvent à l’origine de tous les peuples ; au milieu des brutes humaines qui ne savent encore que suivre leurs intérêts, quelqu’un surgit de sage et de bon, dont l’âme a des aspirations supérieures, et, en dépit des résistances, il soumet les cœurs à son empire par la tendresse et la persuasion. Mais, comme l’époque est ténébreuse, que les peuples, comme les individus, aiment le merveilleux dans leur enfance, le sage prend une forme surnaturelle. Hiawatha, c’est l’inspiré, le demi-dieu indien. Chose bizarre pour ces peuples où l’on scalpe les chevelures, où l’on se blottit sous les feuilles sèches pour sauter à la gorge de l’ennemi, il n’a pas le caractère d’un réformateur belliqueux ; c’est un pacifique ; il lutte contre le mal, mais, à la manière des martyrs, par l’abnégation, la patience, le dévouement. Au sein de la vie sauvage, du large paysage encadrant les passions de l’homme fauve, rien n’a plus de charme que cette douce figure tirée par Longfellow des travaux érudits de Schoolcraft.

Ce n’est pas, du reste, la seule fois que Longfellow a pris les vieilles traditions comme base de ses inspirations. Dans la Légende dorée, il a suivi les formes et les idées du drame allégorique, tel que le moyen âge l’affectionnait sous le nom de Mystère ; mais cette Légende dorée, bien qu’assez riche en couleur locale, assez ingénieuse de détail, a le tort de n’être qu’une compilation mal agencée, sans vue d’ensemble, faible, par conséquent, comme intérêt et comme action. C’est une étude, un pastiche, ce n’est pas une œuvre, de même que les traductions italiennes, allemandes, françaises, qui occupent un peu trop de place dans ses livres, ne sont pas des œuvres ; c’est peut-être très instructif pour les Américains, malgré les écueils de la traduction en vers ; pour la littérature en général, cela perd une grande partie de son prix. Peut-être cette tendance de Longfellow vient-elle de ce qu’il eut pour carrière l’enseignement ; brillant professeur de langues modernes dans la première université d’Amérique, il ne put résister au désir de faire passer dans l’âme de ses auditeurs l’émotion qu’il avait éprouvée à certaine ballade de Charles d’Orléans, à certain passage de Dante.

Dans Hiawatha, tout en puisant à une source extérieure, Longfellow a su mettre plus d’originalité, plus d’unité. À côté des légendes naïves, puisées dans les souvenirs indiens, apparaît l’intervention personnelle, ce qui distingue la statue du modèle, le drame de la gazette. La combinaison des rêves du poète et de l’inspiration primitive produit une œuvre de premier ordre sur laquelle en France, jusqu’à présent, on n’a peut-être pas assez appelé l’attention du petit nombre qui s’intéresse à la poésie. Les cœurs mélancoliques, ceux qui sont spécialement pris par le côté intime, familier, senti, préféreront Évangéline ; mais Hiawatha, bien que présentant un rapport moins direct avec nos émotions ordinaires, est une belle figure. Dans les deux poèmes, c’est la même élévation, la même pureté, avec plus d’effusion dans l’un, avec plus de fantaisie dans l’autre. Si l’on ajoute à ces deux cordes du poète, une troisième, l’énergie qui ne se fait pas sentir dans ces deux œuvres n’y étant pas réclamée, mais qui, malgré la douceur habituelle du style, apparaît dans les Poèmes sur l’esclavage, on a un lyrique complet, et c’est ce qu’est en effet Longfellow. Quand nous parlons d’énergie, il ne s’agit pas de l’énergie comme l’entendrait un réaliste. Longfellow est de la nature des Grégoire de Nazianze, des Bernardin de Saint-Pierre, des Lamartine ; même dans la douceur, il tient plus à Fra Angelico qu’à Raphaël, aux naïfs qu’aux triomphants ; mais cette douceur n’exclut pas une certaine vigueur, d’autant plus saisissante que la forme habituelle ne le fait pas pressentir. On ne soupçonne plus, comme on ferait avec un Barbier ou un Hugo, le parti pris d’être violent, d’atteindre l’effet par l’audace, on voit un homme dont toutes les œuvres ont prouvé la bonté douce, tout à coup mis en face d’un horrible arbitraire, et s’indignant et se prenant à maudire, malgré lui, parce que toute âme droite ne peut faire autre chose en face d’un pareil tableau.

Longfellow par lui-même n’est ni gai ni profondément sombre ; il a des larmes, mais en général sans amertume ; sa douleur est le plus souvent résignée.

Mais quand le négrier lui apparaît avec son chargement de marchandise humaine, quand la fraternité foulée aux pieds se dresse, demandant vengeance, il sent que son devoir n’est plus simplement d’aller au crépuscule rêver avec les ombres des morts aimés, qu’il y a pour le poète des crimes à flétrir, des oppressions à combattre ; le rêveur ceint l’épée et avec la pointe d’acier, en lettres de sang, il écrit les Témoins.

 

Dans les domaines sauvages de l’Océan gisent, à demi enterrés dans les sables, des squelettes enchaînés avec les pieds et les mains ferrés.

Au-delà de la chute des rosées, plus bas que la sonde ne va, flottent des vaisseaux avec leurs équipages qui n’ont plus à sombrer ni à remonter.

Là nage le noir vaisseau à esclaves frété de formes humaines, dont le jeu des orages n’a point fait les jambes enchaînées et sans chair.

Ce sont les ossements des esclaves, ils rayonnent de l’abîme, ils crient des vagues entr’ouvertes : « Nous sommes les témoins ! »

 

Cependant, même dans les poèmes sur l’esclavage, Longfellow ne conserve pas toujours cette note aiguë. Il a l’indignation qui fortifie, il n’a pas le découragement qui abat. Ce n’est pas un simple caprice de poète qui lui a fait écrire sa magnifique ballade d’Excelsior, cette histoire d’un jeune homme symbolique qui gravit une montagne des Alpes avec ce mot : Excelsior ! (plus haut) écrit sur une bannière.

Cet excelsior est dans l’âme de Longfellow : en dépit des crimes des hommes, il croit au progrès dans l’humanité, comme, en dépit du mal dans l’univers, il croit à Dieu. Aussi les sombres pages des Poèmes sur l’esclavage elles-mêmes ont-elles leur lueur, leur horizon d’azur, bien qu’au-dessus des têtes le ciel soit noir.

Évangéline est une œuvre déjà trop connue en Europe par des traductions, par des articles de toute sorte, pour que nous entrions dans une analyse détaillée. Du reste, il n’y a pas de complications, d’intrigue serrée. C’est un ruisseau sortant de l’herbe qui coule à travers une prairie sans obstacle, sans lutte, sans fracas de rochers ou de précipices, se contentant d’un murmure plaintif sur la mousse. Les amants, séparés au moment des fiançailles, ne se retrouvent pas ; mais leur désespoir est résigné ; dussent-ils voir leur vie s’écouler dans une vaine recherche, ils savent que le ciel est là, et leur douleur, dans les plus rudes épreuves, ne se matérialise jamais. Cela donne aux deux figures principales du poème l’apparence de fantômes. Les palais blasés auxquels il faut la saveur de la violence et des sens, trouveraient peut-être un peu fades ces amoureux qui glissent plutôt qu’ils ne marchent à travers toute l’Amérique, se cherchant, ne détournant jamais leurs yeux et leur cœur de l’unique but de leur vie, et malgré cela ne maudissant jamais Dieu. Mais c’est justement ce vaporeux, cet insaisissable qui font l’originalité de l’œuvre ; Longfellow a mis dans une étude humaine ce que Corot met dans ses études de paysage, la transparence vague, l’horizon flottant. Un poète français a trouvé un effet analogue ; c’est Alfred de Vigny dans Éloa ; mais Éloa se meut dans un milieu fantastique, elle est elle-même une créature surnaturelle, tandis que par contraste l’effet angélique est peut-être plus puissant dans la jeune fille américaine, simple mortelle, traversant des évènements humains et ne s’élevant au-dessus de la terre que par la beauté de son âme.

Un autre mérite de Longfellow est d’avoir su, à défaut de l’intérêt brutal résultant d’un arrangement calculé de personnages et de faits, créer un autre intérêt plus délicat, plus simple. Il n’a d’autre moyen à sa disposition pour passionner, le lecteur que d’inspirer le désir de la réunion des deux amants, et, avec ce moyen si restreint en apparence, il vous tient en haleine, vous fait passer par des éclaircies d’espoir qui vous émeuvent encore plus quand on voit les ténèbres leur succéder. Et l’on arrive à la fin, à la mort, sans avoir remarqué une fausse note ou une longueur dans le poème.

Le Chant d’Hiawatha est écrit avec une naïveté, une simplicité qui sont bien loin du ton des épopées modernes, mais qui se rapprochent peut-être plus de ce qu’on entendait par là aux époques primitives, le seul temps des vraies épopées. Le vers est rythmé et non rimé ; il abonde en répétitions. Un peu de monotonie en résulte parfois, mais aussi un bercement très musical. Souvent le poète donne le mot indien à côté du mot anglais, et il en résulte un charme d’étrangeté sans les inconvénients de trop de ténèbres.

Nous allons essayer de suivre les divers récits de ce poème, en citant ce qui nous a le plus charmé ; de cette façon on pourra se faire une idée de l’ensemble, et l’on n’ignorera pas complètement les formes de détail.

Le prologue établit les origines, les filiations du poème ; il y a de l’ampleur, du souffle, et en même temps comme c’est doux !

 

Me demanderez-vous d’où viennent ces histoires, ces légendes, ces traditions prises aux senteurs de la forêt, à la rosée et au brouillard des prairies, à la fumée en spirale des wigwams, au courant des grandes rivières, ces traditions pleines de redites et de sauvages échos pareils au tonnerre dans les montagnes ?

Je répondrai, je vous dirai : des forêts et des prairies, des grands lacs du Northland, de la terre des Ojibways, de la terre des Dacotahs, des montagnes, landes et marécages où le héron, le Shuh-Shuh-Gah se nourrit parmi les roseaux et les joncs. Je les répète comme je les appris des livres de Nawadaha, le musicien, le doux chanteur.

Me demanderez-vous où Nawadaha trouva ces chants si sauvages et si étranges, trouva ces légendes et traditions, je répondrai, je vous dirai : dans les nids d’oiseaux des forêts, dans les cabanes du castor, dans les empreintes du bison, dans l’aire de l’aigle !

Tous les oiseaux sauvages les lui chantaient dans les joncs et les marécages, dans les étangs mélancoliques ; Chetowaik le pluvier les chanta et Mahug le canard, l’oie sauvage Wawa, le héron bleu le Shah-Shah-Gah et le coq des bruyères Mushkosasa.

 

Le premier récit est en l’honneur du calumet (la pipe de paix). Le dieu Manitou, maître de la vie, moule, en forme de tête de pipe, un fragment de pierre rouge, prend au bord du fleuve un roseau pour servir de tuyau, remplit la pipe d’écorce de saule, l’allume à l’incendie d’une forêt, et sur les montagnes fume le calumet, comme un signal aux nations. Celles-ci, avec leurs arcs de guerre, leurs corps tatoués, se rendent à cet appel et, se regardant les unes les autres avec les yeux de la haine héréditaire, elles écoutent la parole du dieu. Sagement le dieu les réprimande de leur manie de combats et de meurtres ; il leur reproche, lorsqu’ils ont des bois pour y chasser, des fleuves pour y pêcher, d’être encore mécontents, et de faire la chasse à l’homme ; il ajoute qu’il est las de leurs querelles, de leurs prières de vengeance, et qu’il les convie à vivre en frères. Pour leur faciliter la tâche, il annonce qu’il leur enverra un prophète, un éducateur qui les instruira, travaillera et souffrira avec eux ; s’ils sont dociles à ses conseils, ils multiplieront et ils prospéreront ; sinon, ils languiront et mourront. Les guerriers n’osent pas, pour l’instant, résister aux ordres de leur maître à tous ; en silence ils se font des calumets à son exemple et ils fument en signe de concorde.

On est ensuite transporté dans le monde merveilleux des Indiens ; le poète raconte l’histoire des quatre vents du ciel. Mudjekeewis, le vent d’ouest, a séduit et rendu mère une vierge à la beauté merveilleuse, fille de Nokomis, l’étoile filante tombée sur la terre un soir de pleine lune. L’enfant une fois né, le dieu abandonne sa victime qui meurt d’angoisse, et Nokomis, vieille maintenant, demeure avec son petit-fils, qui est le héros du poème, Hiawatha.

L’enfant apprend bien des choses : le nom des étoiles du ciel, le langage des oiseaux de l’air et des bêtes des bois. Notons ce que Nokomis, questionnée par l’enfant, lui enseigne sur l’arc-en-ciel :

 

C’est le ciel des fleurs que tu vois là. Toutes les fleurs de la forêt, tous les lis de la prairie, quand sur terre ils se fanent et périssent, fleurissent dans ce ciel au-dessus de nous.

 

Bientôt Sagoo, le voyageur, l’ami de la vieille Nokomis, fait un arc et des flèches pour Hiawatha et l’envoie à la chasse. Les petits oiseaux, les écureuils, ses amis, le prient de ne pas les tuer ; et il ne les tue pas en effet. Il cherche l’utilité et non le meurtre ; pour son coup d’essai, il réussit merveilleusement : il abat un daim, dont la peau sert à lui faire un vêtement, dont la chair fait les frais d’un banquet en son honneur.

Hiawatha devient homme, et il comprend que sur la terre il a des devoirs à remplir ; le premier, c’est de venger sa mère abandonnée. Il prend la résolution d’aller demander compte de cette action à Mudjekeewis, son père. Toutes sortes de dangers le menacent, les ruses, les influences magiques du dieu ; mais le cœur de Hiawatha ne connaît pas la crainte. Malgré la résistance et les alarmes de Nokomis, il part. À l’ouest, à l’ouest il va, traverse le Mississipi, la Prairie, les Montagnes Rocheuses, et arrive à la demeure de son père. Mudjekeewis reçoit son fils avec joie, lui parle de ses anciennes prouesses, de ses aventures périlleuses, de son courage, de son invulnérabilité. Hiawatha ne se laisse pas éblouir par le discours du dieu ; après l’avoir écouté silencieusement, il ne lui en reproche pas moins sa trahison passée et il le combat.

Mudjekeewis, malgré sa force, est obligé de reculer, il se retire toujours à l’ouest, poursuivi sans trêve par Hiawatha. À la fin il arrive aux dernières limites du globe, là « où le soleil sombre dans le vide comme un flamant dans son nid, à la chute du jour, au sein des étangs mélancoliques ».

Mudjekeewis crie alors à son fils de s’arrêter. Que ferait de plus Hiawatha ? Il ne peut pas tuer un immortel. Maintenant que Mudjekeewis a éprouvé son courage, il lui donne pour mission de retourner sur la terre et de vivre parmi les hommes, en leur apprenant à combattre tout ce qui les opprime et les dégrade ; quand sa mission sera remplie, il viendra au ciel à son tour et aura en partage le vent du nord-ouest.

Hiawatha s’en retourne joyeux au pays natal ; l’amertume de la colère l’a quitté. Quand il traverse le pays des Dacotahs, il s’arrête à la hutte où le faiseur de flèches demeure avec sa fille à l’œil noir, près de la rivière aux chutes nombreuses, Minnehaha ; et comme la jeune fille a des tresses aussi onduleuses, un rire aussi musical que la rivière, elle a reçu le même nom, Minnehaha, l’Eau-Riante.

C’est la seule halte qu’ait faite Hiawatha. Était-ce pour voir des têtes de flèches en calcédoine ou en jaspe, était-ce pour entendre le bruit des vêtements, contempler le visage de Minnehaha ? Qui peut dire les pensées et les visions du jeune homme ? Il décrivit tout son voyage à la vieille Nokomis, quand il la revit au coucher du soleil ; il lui raconta sa rencontre, son combat avec son père ; il ne dit pas un mot des flèches, pas un mot de l’Eau-Riante.

Tout prophète a besoin d’une épuration préliminaire. Hiawatha, pendant sept jours, va jeûner dans la forêt ; il ne veut pas se rendre la divinité favorable dans un intérêt personnel ; il n’a d’autre but que le bien des peuples. Le quatrième jour de jeûne, un jeune homme vient lutter avec lui ; c’est Mondamin, l’ami de l’homme, et, quoique Hiawatha soit affaibli par le jeûne, il retrouve la vigueur au contact de Mondamin. Tous les soirs, jusqu’à la fin de son jeûne qu’il accomplit rigoureusement, il lutte avec lui ; le dernier soir Mondamin meurt épuisé, et, selon sa recommandation, Hiawatha lui creuse avec soin une fosse dans la terre. Tous les jours jusqu’à l’été, il revient ensuite veiller sur sa tombe, si bien qu’un beau jour une herbe y pousse qui, verte d’abord, jaunit ensuite ; c’est Mondamin qui s’est transformé, et qui est devenu le blé, la nourriture future de l’homme.

L’être au cœur le plus fort a besoin de n’être pas seul, de s’appuyer sur des amitiés. Les amis qu’a choisis Hiawatha se font opposition en apparence : un musicien et un athlète. Par des moyens différents, ils ne visent pourtant qu’au bien. Le musicien charme par ses chants l’âme des guerriers et des femmes, il façonne des flûtes si mélodieuses que l’oiseau bleu et le rouge-gorge lui demandent d’être leur maître ; c’est lui qui aidera Hiawatha à raffermir les faibles, à adoucir les violents par une influence secrète. L’athlète, l’homme fort et doux, lui prêtera la vigueur de ses muscles pour dompter la nature au profit des hommes.

Et en effet, lorsque avec l’écorce du bouleau, les branches du cèdre, les racines du tamarin, la résine du sapin, Hiawatha a construit un canot qui lui permet de descendre et de remonter la rivière, il embarque avec lui son ami l’athlète pour qu’il enlève le sable et les racines qui en obstruent le cours.

Hiawatha entreprend ensuite la conquête du roi des poissons, l’esturgeon. Le brochet, le poisson soleil se prennent à son hameçon ; mais ce n’est pas cette proie vulgaire qu’il lui faut ; il s’attaque au monstre ; en vain est-il renversé avec son canot, il plonge et il atteint au cœur l’esturgeon qu’il amène sans vie sur la rive.

Hiawatha ne s’arrête pas en si beau chemin ; ce redresseur de torts apprend de Nokomis que le Dieu de la richesse, un magicien nommé la Plume de Perle, se croyant l’impunité assurée par son rempart de serpents et de fleuves de poix, dispose de secrets funestes aux hommes, qu’il sait le moyen d’envoyer ici-bas les fièvres, les pestes et qu’il en use. Il a particulièrement tué le père de Nokomis quand il vint du ciel pour chercher sa fille. Hiawatha, poussé à la fois par l’amour de sa famille et la charité envers tous les hommes, va défier le magicien en combat singulier. Après avoir tué les serpents, après avoir franchi le noir fleuve de poix éclairé par la lune, hanté par les grenouilles, les moustiques, les papillons de nuit, il arrive en face du magicien et combat tout un grand jour. À la nuit, le conseil d’un pivert posé sur un pin lui donne le moyen de mettre à mort le magicien, et Hiawatha revient triomphant, ayant écarté la fièvre qui donne la mort, partageant entre tous, par égales portions, les richesses du Dieu, ne gardant pour lui que la gloire.

Hiawatha n’a pas oublié la jeune fille du pays des Dacotahs, Minnehaha, l’Eau-Riante ; quand ses travaux accomplis lui laissent un peu de loisir, il sent s’agiter dans son cœur les sentiments tumultueux et incertains de l’amour. Nokomis s’aperçoit de ce trouble ; elle voudrait qu’il épousât une fille de la contrée : « Une étrangère, lui dit-elle, c’est une lueur d’étoile, une voisine, c’est la flamme du foyer. » Hiawatha préfère la lueur d’étoile, il veut pour femme l’Eau-Riante, la fille du pays des Dacotahs. « Mais nous fûmes sans cesse en guerre avec ce peuple », objecte encore la vieille grand’mère. « Raison de plus, répond Hiawatha ; mon mariage assurera la paix. » Le jeune homme se met en route, tue dans son voyage un daim superbe pour l’offrir en présent, et arrive près de sa bien-aimée !

 

À la porte de son wigwam était assis le vieux faiseur de flèches de la terre des Dacotahs, faisant des têtes de flèche en jaspe, des têtes de flèche en calcédoine. Près de lui, dans toute sa beauté, se tenait l’aimable Minnehaha, se tenait sa fille l’Eau-Riante, tressant des nattes de glaïeuls et de joncs. Le vieil homme songeait au passé, la jeune fille à l’avenir.

 

Hiawatha expose le but de son voyage ; l’Eau-Riante donne son consentement en rougissant ; et les voilà partant tous deux, le fiancé et la fiancée, la main dans la main, à travers bois et prairies.

 

Charmant était le voyage vers le chez soi, à travers d’interminables forêts, sur la prairie, sur la montagne, sur rivière, colline et vallon. Court il semblait à Hiawatha, bien que l’on marchât très-lentement, bien qu’il ralentît, diminuât son pas au pas de l’Eau-Riante.

Sur les sauvages et rapides rivières, dans ses bras, il portait la jeune fille ; il la trouva légère comme un duvet, comme la plume sur sa coiffure ; il éclaircissait pour elle le sentier embrouillé, écartait les branches rebelles, faisait la nuit une hutte de branches, un lit de tiges de ciguë et un feu devant le seuil avec les cônes secs du pin.

Tous les vents errants allaient avec eux sur la prairie, à travers la forêt ; toutes les étoiles de la nuit les contemplaient, surveillaient leur sommeil avec leurs yeux qui ne dorment pas. Embusqué dans le chêne, l’écureuil, Adjidanmo, regardait, surveillait avec ses yeux vifs les amoureux ; et le lapin, le Wabasso, décampait du sentier devant eux, guettant, examinant de son terrier ; il se dressait sur ses hanches, il surveillait avec des yeux curieux les amoureux.

Charmant était le voyage vers le chez soi ! Tous les oiseaux chantaient clairement, suavement des chants de bonheur et d’allégresse. L’oiseau bleu, l’Owaissa, chantait : « Heureux tu es, Hiawatha, ayant une telle femme pour t’aimer ! » Le rouge-gorge, l’Opechee, chantait : « Heureuse es-tu, Eau-Riante, ayant un si noble mari ! » Du ciel le soleil bienveillant les regardait à travers les branches, leur disant : « Ô mes enfants, l’amour est le rayon, la haine est l’ombre. La vie est mêlée d’ombre et de rayon : dirige-toi par l’amour, ô Hiawatha. »

Du ciel la lune les regardait, remplissait la demeure de splendeurs mystiques et leur murmurait : « Ô mes enfants, le jour est sans repos, la nuit est calme, l’homme impérieux, la femme faible ; quoique je vienne à la suite, ma part est de moitié. Dirige-toi par la patience, Eau-Riante. »

 

À l’arrivée a lieu la noce, qui est célébrée avec un grand luxe de victuailles et d’amusements. Le beau Pau-Puk-Keewis, l’être fantasque et malicieux qui est haï des guerriers et chéri des femmes, vient danser au son des flûtes, en costume éclatant. Le musicien chante des chansons d’amour, et Sagoo, le grand inventeur d’histoires, raconte les aventures fantastiques du fils de l’étoile du soir.

Hiawatha, au milieu des plaisirs, n’oublie pas sa mission ; s’il possède une compagne, c’est pour que cette compagne l’aide dans ses projets. Il a, par sa lutte avec Mondamin, conquis le blé, la nourriture du genre humain ; c’est à Minnehaha qu’il confie le soin de bénir les moissons pour qu’elles soient garanties des dangers qui les menacent.

Quand la nuit est venue profonde, l’Eau-Riante se lève, se dépouille de ses vêtements, et, mieux gardée dans sa pudeur par l’épaisseur des ténèbres que par aucun voile, elle fait une fois le tour des champs de blé et décrit les cercles magiques qui doivent assurer leur prospérité. Cette bénédiction, cette puissance occulte attribuée à la beauté de la forme humaine sont une curieuse idée indienne dont Longfellow a su tirer bon parti. Malgré ces enchantements, Kahgahgee, le roi des corbeaux, n’en persiste pas moins, vers le matin, à tenter avec ses noirs maraudeurs le ravage de la moisson. Hiawatha a tendu prudemment des filets ; et l’œuvre entreprise par Minnehaha contre les esprits méchants, il la complète contre les animaux pernicieux, en faisant prisonnier et en gardant comme otage ce roi pillard. La moisson, doublement sauvée, ne tarde pas à réclamer des bras pour la couper. Les jeunes hommes et les vierges font alors la récolte, en se livrant aux babillages, aux jeux et aux rires, tandis que les vieillards et les guerriers, assis à l’ombre, regardent en fumant silencieusement, et que le roi des cor beaux, enchaîné, pousse des cris rauques, signe de sa colère impuissante.

Ce n’est pas tout que d’assurer le bonheur de la vie matérielle. L’angoisse reste au cœur de l’homme soumis à la mort tant qu’il n’a pas trouvé le moyen d’assurer l’immortalité à ses œuvres et à ses pensées. Ce moyen pour Hiawatha, ce sont les signes, hiéroglyphes, symboles qui représentent les grandes actions et les grandes idées ; l’initiateur apprend d’abord à ses compatriotes comment représenter le dieu du bien, le dieu du mal, la vie, la mort, la terre, le ciel, l’espace, le levant, le couchant, la pluie, la foudre ; ensuite il leur fait inscrire l’histoire de leurs ancêtres sur leurs tombes. L’écorce de bouleau, la peau blanche du daim deviennent aussi matière à inscription. Quelque primitive que soit la forme, le grand pas qui sépare l’humanité de la brute est fait ; le progrès est possible par l’agglomération des idées ; l’histoire est fondée.

Bientôt la vie d’Hiawatha prend des teintes plus sévères. Il perd ses deux amis. Les vautours ne viennent pas isolément, les désastres ne viennent pas seuls. Des fantômes avant-coureurs d’un malheur plus grand qu’aucun de ceux endurés déjà par Hiawatha, hantent subitement sa demeure.

Par un soir obscur, deux femmes se sont assises dans un coin du wigwam. Quand le repas est prêt, que les portions de gibier sont coupées, les hôtesses pâles s’élançant de l’ombre prennent les morceaux de choix, et, sans demander, sans remercier, elles rentrent dans le coin ombreux où elles dévorent cette pâture. Des jours et des jours, elles restent là ; tant que le soleil est à l’horizon, silencieuses elles s’asseyent dans le wigwam ; la nuit, par l’orage ou par les clairs d’étoiles, elles vont dans la forêt chercher du feu pour le foyer, toujours sombres, toujours silencieuses ; et toujours, quand le soir Hiawatha rentre et que le repas est servi, elles prennent les meilleures parts, pour les dévorer, isolées dans l’ombre. Pour ne pas violer les lois de l’hospitalité, ni l’Eau-Riante, ni son mari ne laissent échapper aucun signe d’impatience devant ces étranges importunités ; pourtant ce voisinage leur pèse, les remplit d’un trouble vague. À la fin Hiawatha, une nuit, entend comme un soupir, comme un sanglot ; il se lève et distingue les hôtesses pâles qui pleurent dans les ténèbres. Il leur demande d’où vient cette tristesse ; les ombres lui donnent alors des instructions sur la manière dont il faut rendre aux morts les derniers devoirs, et disparaissent pour toujours.

Hélas ! ces instructions seront bientôt nécessaires à Hiawatha. Et pour qui ? Pour celle qu’il aime le plus au monde : l’Eau-Riante. Mieux vaudrait que les deux hôtesses pâles fussent restées ; car les deux qui viennent les remplacer sont la famine et la fièvre. Elles ravagent cruellement le pays ; tout prend un air de désolation, jusqu’aux étoiles du ciel qui ressemblent à des yeux de loups affamés.

Le pauvre Hiawatha erre à travers les plaines et les forêts où la neige glacée a tout stérilisé ; et, dans son désespoir de ne rien trouver pour secourir sa femme agonisante, il crie vers Dieu :

 

« Donne la subsistance à tes enfants, ô père ! donne-nous la subsistance, ou nous allons périr. Donne-moi de quoi nourrir Minnehaha, ma mourante Minnehaha ! » À travers la forêt aux vibrations lointaines, à travers la forêt vaste et déserte, résonnait ce cri de désolation. Mais il n’arrivait pas d’autre réponse que l’écho de son cri, que l’écho des terres boisées : Minnehaha ! Minnehaha !

 

À son retour, il trouve Minnehaha n’ayant plus qu’un souffle ; elle expire dans ses bras, et, l’habillant de sa plus belle robe, sa robe d’hermine, il l’enterre dans la neige qui lui fait comme un autre vêtement d’hermine.

Hiawatha accepte la volonté du destin qui le fait rester sur la terre ; mais il est trop isolé pour que jamais lueur d’espérance ou de gaieté puisse rentrer dans son cœur ; il n’aspire qu’au moment où sa tâche semblera complète ; il ne souhaite pas que Minnehaha revienne en un monde où l’âme et le corps sont si facilement brisés ; il souhaite de la rejoindre dans les îles des Bénis, dans le pays de l’Avenir.

À cette époque apparaît Sagoo, le voyageur ; on lui demande des nouvelles ; et il en raconte de si étranges qu’on se refuse à les croire ; il affirme être arrivé sur un rivage dont l’eau était amère à ce point qu’il ne pouvait pas la boire ; sur cette eau flottait un canot plus large qu’un bouquet de pins, plus haut que leurs sommets. Ce canot portait le tonnerre que lançaient une centaine de guerriers aux faces peintes en blanc. Chacun éclate de rire à de tels récits, quand Hiawatha impose silence aux railleurs et leur déclare que tout cela est vrai, que tout cela il l’a vu en songe, que plus tard ces guerriers rempliront le pays de villes, de vaisseaux, de machines ; si on les accueille bien, si l’on s’en fait des amis, ces guerriers deviendront pour eux la source du bonheur ; mais le visage d’Hiawatha s’assombrit ; car il craint que ses conseils ne soient pas suivis, que ses compatriotes ne sachent pas rester unis entre eux, ni être loyale ment les amis des guerriers blancs, et alors se réalisera la partie la plus ténébreuse de sa vision : les tribus indiennes dispersées comme les feuilles fanées de l’automne.

Les guerriers annoncés par Sagoo, vus en rêve par Hiawatha, ne tardent pas à parvenir dans l’intérieur du pays ; ils arrivent, parlant d’un Dieu de paix et de salut ; Hiawatha leur fait donner l’hospitalité, met en relations amicales son peuple et les étrangers ; et son œuvre alors terminée, il monte dans une barque pour aller à l’ouest, à l’ouest, par-delà les confins de la terre, retrouver son père Mudjekeewis, roi des vents du ciel.

Cette fin d’Hiawatha nous satisfait moins que le reste du poème, Longfellow s’y montre trop partial en faveur de ses compatriotes, les hommes blancs. On dirait, à lire les derniers chapitres, que ces hommes blancs sont des modèles de vertu, de douceur, d’abnégation et que, si quelque malheur menace les Indiens, cela ne peut tenir qu’à l’hostilité qu’ils leurs témoigneront. Malheureusement, l’histoire est là. Les Indiens vivaient sans chaudières à vapeur, sans fusils rayés, sans télégraphie électrique, c’est vrai ; mais ils vivaient libres, sains et vigoureux, aspirant à pleins poumons l’air des forêts et des lacs. Les hommes blancs sont venus, ils leur ont apporté la maladie, l’oppression ; ils les ont tués avec le fer, avec la disette, avec l’eau-de-vie, ils ont brûlé leurs belles forêts ; toujours plus à l’ouest ils les ont chassés, s’emparant sans droit de leurs domaines héréditaires, pas et, si les Indiens ont eu tort de leur être hostiles, ce n’est que pour la raison de faiblesse, d’impossibilité de lutte, ce n’est pas pour la raison de justice. Il faut bien que le monde marche, que le progrès se fasse, que ceux qui sont restés invinciblement nomades au milieu des sociétés actuelles disparaissent ; mais le poète qui a trouvé de si énergiques paroles pour flétrir les bourreaux des nègres aurait pu avoir quelques notes de pitié et de regret, quand il parle de cette venue des blancs, désastreuse pour les Indiens. Si la poésie cesse de se mettre du côté des faibles et des malheureux, que leur restera-t-il ?

À considérer Hiawatha dans son ensemble, on trouve au poème une couleur locale exquise, une douceur de rythme, une pureté d’idées, une variété de détails qui élèvent à la hauteur d’un vrai poème une fantaisie légendaire.

Longfellow n’a pas été un poète d’abîme, il n’a pas creusé le désespoir et le mal ; il a cependant sa grandeur. Près des parfums violents qui troublent le cerveau, il est des essences subtiles dont l’odorat ne se rend compte que par l’attention, qui n’en laissent pas moins au vase qui les a reçus une senteur ineffaçable, qui ne s’emparent pas moins des sens par des courants insensibles. Elles ont d’autant plus de puissance qu’on n’a pas été prévenu, que leur progression a été pour ainsi dire voilée. Ainsi devaient agir les sirènes pour enlacer les âmes ; mais sous cet enlacement se cachaient des griffes impitoyables. Longfellow ne veut que vous faire prendre place avec lui sur les ailes d’une inspiration angélique.

 

 

Armand RENAUD.

 

Paru dans La Jeune France en 1882.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net