Une voyante parisienne

 

MARIE ROUSSEAU

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul RENAUDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marie Rousseau ? Un nom bien ignoré, non seulement des historiens du XVIIe siècle, mais même de beaucoup de chercheurs, que passionne la « petite histoire ». Sans doute, on ne peut guère s’étonner que la femme d’un marchand de vins du carrefour de Buci, qui vécut toute sa vie dans les ruelles misérables qui avoisinent l’église Saint-Sulpice, n’ait pas encore trouvé de biographe. Une sainte de quartier tout au plus... Mais ce n’est pas seulement son obscurité qui a protégé la veuve Rousseau. Il faut, pour s’approcher d’elle, passer par un double fourré peu accessible : celui des Mémoires autographes de M. Olier, bien gardé par les Sulpiciens 1, et le manuscrit des treize volumes verbeux, bâclés, illisibles souvent, qui portent le titre de Révélations, Visions, etc... de Marie Rousseau. Un fameux fatras...

Vaut-il la peine d’aller y chercher cette figure ? Ne risque-t-on pas de trouver simplement une de ces « voyantes » auxquelles une génération crédule bâtit, sur quelques prophéties vagues et quelques transes suspectes, une renommée qui s’effondre bientôt dans le ridicule ? Le XVIIe siècle s’est passionné pour les aventures autant que pour les controverses religieuses. Dans le bouillonnement d’une époque débordante de vie, il a admiré un peu pêle-mêle des apôtres et des rêveurs, et confondu parfois l’extraordinaire avec le sublime. Des mystiques authentiques ou douteuses ont fait accourir les mêmes foules auprès de leur grille ou leur cellule : Marie de Valence, Jeanne des Anges, Nicole Tavernier, Antoinette Bourignon, – ou même de leur échoppe, comme ce Claude Leglay qui voyait, les dimanches, des files de carrosses devant sa boutique, où de beaux messieurs venaient l’entendre parler de Dieu. La mode a souvent compté plus que la vraie piété dans ces engouements. À quoi bon, dès lors, s’enfoncer dans le maquis des Mémoires de Marie Rousseau, pour y poursuivre une figure sans intérêt, un personnage surfait par ses contemporains ?

Mais il n’est pas seulement difficile de parler de Marie Rousseau : c’est chose délicate aussi. Car, en dehors de ses propres textes, les principaux témoignages de sa valeur et de son activité spirituelles nous sont venus par M. Olier, qui l’a connue mieux que tout autre. Or il la mettait si haut, et il l’a dit si ingénument, que certains en ont été gênés pour sa mémoire 2. Bien à tort, semble-t-il. Les circonstances qui rapprochèrent ces deux âmes, la concordance de leurs vues surnaturelles, l’aveu et la garantie du religieux éminent qui les dirigea l’une et l’autre, suffisent à expliquer la confiance de M. Olier en Marie Rousseau. Et quant à l’expression de son admiration, si nous y attendions plus de grave réserve, notre surprise est surtout l’effet d’une erreur de psychologie. Cette hardiesse dans l’ingénuité, ce goût du sublime, cette familiarité avec le surnaturel, ce sont les traits de l’homme et la couleur même de l’époque.

Écoutons donc quelques-uns de ces témoignages, assez surprenants, en effet, au premier abord :

 

Quoique cette femme soit d’une basse naissance et d’une condition qu’on a presque honte de nommer, elle est toutefois le conseil et la lumière des personnes de Paris les plus illustres par leur extraction et des âmes les plus élevées en vertu et en grâce. Les princesses recommandent à ses prières leurs affaires les plus importantes, ont recours à ses conseils. Mme la duchesse d’Orléans, Mme la princesse de Condé, les duchesses d’Aiguillon et d’Elbeuf, la maréchale de La Châtre et plusieurs dames se tiennent heureuses de la voir ; j’ai vu une dame de pareille condition qui n’osait même approcher d’elle. Je ne connais point d’âmes saintes qui ne s’estiment heureuses d’apprendre de sa bouche les voies qu’elles doivent suivre pour aller à Dieu ; il n’y a point d’hommes apostoliques, de missionnaires, qui n’aillent s’instruire auprès d’elle... Le P. Eudes, ce grand prédicateur, la merveille de notre siècle, est venu la voir souvent ; le P. de Condren, général de l’Oratoire, l’avait vue et consultée pour lui-même. Mlle Mance, que Dieu a suscitée pour aller aider à la fondation de l’Église du Canada, n’a entrepris ce dessein qu’après avoir reçu l’approbation de cette sainte femme, et ne l’a exécuté que par ses conseils et par déférence à ses lumières. C’est elle qui conseille, qui dirige M. du Coudray, suscité visiblement de Dieu pour les missions du Levant et pour la défense de l’Église contre les Turcs ; elle l’avertit de tout ce qu’il doit faire, et tout s’avance par ses avis avec un succès merveilleux. C’est elle encore qui sert de guide à l’homme que Dieu a choisi pour l’établissement de l’Église du Canada, M. Le Royer de la Dauversière ; quoique ce grand serviteur de Dieu soit très éclairé dans les choses qui concernent sa mission, il regarde comme une grâce signalée de converser avec elle et de recevoir ses conseils sur les affaires les plus importantes de ce pays. Ainsi en est-il de Dom Jacques, Chartreux, comparable par son zèle à Élie, qui ose bien attaquer les plus puissants du siècle pour leur reprocher en face leurs vices et leur orgueil ; il se tient heureux de lui exposer ses desseins, et les poursuit avec une nouvelle ardeur, que cette sainte a le pouvoir d’exciter ou de modérer par ses paroles. Un conseiller d’État suit en tout ses conseils pour la cause de Dieu, et par ses avis il a procuré de grands biens à l’Église... Je passe sous silence des personnes de tout état, je parle des plus considérables de Paris : je les connais et je les vois, mais leur réputation m’empêche de les nommer. Quand on voit ces serviteurs de Dieu et ces hommes apostoliques que Dieu donne maintenant à l’Église de France venir consulter cette sainte âme et se faire comme un devoir de suivre ses avis, on croirait voir la Très Sainte Vierge qui gouvernait autrefois l’Église et conduisait tous les Apôtres après l’ascension du Sauveur 3.

 

Bien qu’il soit appuyé de faits et de références, n’y a-t-il pas là un premier jugement hâtif ou exagéré, que M. Olier, parlant de Marie Rousseau à maintes reprises 4, a pu corriger plus tard ? Mais non : partout, il l’a confirmé. Un jour, il écrit :

 

Je ne dirai pas l’effet extraordinaire de ses paroles, qui touchent si vivement les cœurs que vous voyez des hommes tout changés après quelques mots qu’elle leur adresse. On n’en voit aucun, quelque saint qu’il soit déjà, qui ne rapporte de ses entretiens un nouveau courage pour se livrer au service de Dieu et au salut du prochain. Elle produit chez les plus éminents en sainteté des effets surprenants, par des paroles simples et naïves qui portent dans les cœurs la lumière en même temps qu’elles les embrasent de l’amour de Dieu. Quand elle est consultée, elle répond de la manière la plus simple... Dans son langage grossier, il n’y a rien cependant que de conforme à la foi et à la sagesse divine. Quelquefois elle a donné des avis contraires à ceux des personnes les plus éclairées dans la sagesse de Dieu... et l’expérience a toujours montré que ces personnes étaient obligées de revenir à son sentiment. Dieu montre visiblement par elle son pouvoir absolu : elle n’a qu’à parler et d’un mot elle fait ce qu’elle dit, ce qu’elle veut et ce qu’elle demande ; et cela sans extérieur, sans gestes, sans faste, sans ces dehors qui persuadent et gagnent ordinairement les cœurs. Elle ne cherche rien et ne dit rien pour elle-même ; c’est Dieu qui parle par elle et qui rend sa parole si efficace. Ainsi, d’un seul mot elle a fait bâtir des hôpitaux, celui de Mlle de Lestang, celui de La Rochefoucauld. Enfin il faut que tout le bien qui s’opère aujourd’hui passe en quelque sorte par ses mains, principalement toutes les grandes entreprises qui se font dans la capitale, comme nous le voyons de nos yeux...

 

Comment discuter un tel constat, dressé par l’homme le plus renseigné ? D’ailleurs, M. Olier ne cesse de dire sa reconnaissance personnelle envers la sainte veuve :

 

Je prie la bonté divine de me conserver toujours dans l’esprit l’honneur et le respect que je dois à une âme si sainte et si divine. Que ne dois-je pas à Dieu de m’avoir donné pour fils à cette créature, et qu’il ait bien voulu me la donner pour mère, avec des marques si expresses que l’on n’en peut douter ?

 

Comment douter, devant des témoignages aussi précis, aussi chaleureux, que la figure de Marie Rousseau mérite d’être tirée de l’ombre ? À travers le nuage à la fois caligineux et fulgurant de ses Mémoires, essayons donc de la mettre en sa juste lumière.

 

On ne sait même pas où naquit la petite Marie de Gournay, qui épousa un jour David Rousseau. À Pontoise, comme on l’a cru longtemps, sur la foi d’un passage des Mémoires de M. Olier ? Mais aucun registre n’en témoigne. Et puis la phrase est ambiguë. Non, tout nous suggère que Marie est une enfant du peuple parisien, éveillé, bavard, enthousiaste, généreux. Elle en aura les meilleures vertus. Qu’avec cela on compte beaucoup de Gournay dans le petit commerce ou artisanat parisien au XVIIe siècle ; que Marie ait épousé à seize ans un Parisien : les faits viennent appuyer les inductions psychologiques. Cette femme n’a jamais quitté Paris : laissons-la donc naître dans la bonne ville à laquelle elle appartient par toutes ses fibres, et qu’elle a uniquement aimée.

D’une mention qu’elle fait de ses cinquante ans en son Journal, on conclut qu’elle était née en 1596. Et l’on sait qu’en 1612 elle fut mariée à David Rousseau, lequel figurait parmi les vingt-cinq marchands de vin « privilégiés selon la Cour ». Mariage de voisins ? mariage de rencontre ou d’inclination ? Il est probable que Rousseau, plus riche que Marie, prit une bonne ménagère qui l’aiderait à tenir sa maison, et son cabaret.

Car son industrie était multiple. Marchand de vins en gros, fournisseur de la Cour, autorisé par privilège à la suivre dans ses déplacements, il débitait aussi la boisson chez lui, près de la porte de Bussy. Et, de surcroît, il « tenait assiette », c’est-à-dire qu’il donnait à manger comme à boire. On trouva dans sa succession, avec quelques bons meubles, de la vaisselle d’argent, qui ne pouvait être pour son usage personnel, mais pour les repas qu’il servait aux gens de qualité. La bonne société de l’époque fréquentait volontiers le cabaret, ou même le tripot, à l’exemple du roi Henri. La mode de s’encanailler date de loin. Enfin, sans vouloir préciser ce que nous ignorons, il est vraisemblable que la tenancière vit, autour de ses tables et de son comptoir, des gens de toute condition. Dix-huit ans durant, elle fut mêlée à l’humanité la plus bigarrée, souvent la plus suspecte – car le faubourg Saint-Germain n’éveillait point alors, comme aujourd’hui, l’image d’un quartier aristocratique, mais bien plutôt crapuleux. On l’appelait la « sentine » de Paris.

D’autres en auraient profité seulement pour amasser fortune et se retirer bien pourvus. Marie Rousseau, tout en faisant prospérer l’établissement (car son testament montre qu’il avait produit dix-sept mille livres), en usa surtout pour se livrer à un apostolat quotidien, libre et familier, parmi les brebis perdues du quartier. La Providence semblait les mettre entre ses mains, et tout son cœur l’y appelait. Bien que nous ne sachions rien de son enfance, il est probable que Marie de Gournay s’était donnée de bonne heure à l’amour et au service de Dieu. S’il est un tempérament, une vocation, mystiques, c’est bien ceux de cette jeune femme. On n’aperçoit aucun évènement d’importance, aucune brusque secousse qui l’aient jetée à Dieu : mais un élan spontané de son âme. On s’étonnerait même qu’elle ait accepté le mariage, si l’on ne savait que les mœurs de l’époque ne permettaient guère aux filles de disposer d’elles-mêmes. Ainsi, juste vers ces années-là, la plus insigne de nos mystiques françaises, Marie de l’Incarnation, se laissait engager dans le mariage, contre le gré de son cœur et l’appel divin. On aime d’autant plus à rapprocher ces deux figures qu’on les voit si pareilles dans leur première ferveur d’apostolat. Marie Martin, engagée comme servante dans une maison de transports de son beau-frère, allait se mettre à table avec les rouliers et les débardeurs, pour les empêcher de se soûler et de blasphémer. « J’étais là, toute seule avec douze ou quinze hommes auxquels, selon les occasions, je parlais de Dieu, ou, quand ils n’y étaient pas disposés, je leur disais quelque chose indifférente pour les récréer, aimant mieux en tout cela me captiver que de les voir offenser Dieu. » Ainsi, dans une pitié toute pareille, l’autre jeune femme suspendait sa prière intérieure pour essayer, tout en servant à boire, de gagner au Christ les âmes de pauvres hères. « Il ne se peut dire », écrit M. Olier, « ce qui se passait en elle et les grâces intérieures qu’elle recevait de Dieu, tout en étant dans le tracas d’un ménage, au milieu d’un ramassis d’ivrognes, de blasphémateurs, bref, de toutes sortes de mauvaises gens : c’est là qu’elle recevait de Dieu des merveilles, et en faisait pour lui, convertissant les pécheurs les plus endiablés du monde, et cela par les paroles les plus simples et les raisons les plus communes qui se puissent imaginer, faisant bien voir la force de l’esprit de Dieu et sa vertu qui étaient en elle. »

Mais Marie Martin, veuve au bout de deux ans, se trouve libre de mener une vie purement spirituelle. Marie Rousseau remplit pendant vingt ans tous les devoirs d’une bonne tavernière, et aussi ceux d’une bonne épouse. Elle prend soin de ne pas demeurer trop longtemps à l’église, et de ne pas se faire gronder par son mari 5. Elle lui donne cinq enfants : quatre garçons qu’elle établira au mieux, assez avantageusement pour leur condition, et une fille qui se fera religieuse. Bon sens, adresse et vaillance : on ne voit pas que cette petite bourgeoise ait laissé tomber les vertus de sa race. Et pourtant le meilleur, l’essentiel de sa vie demeure si loin de tous les soucis d’ordre humain !

Il paraît évident, en effet, qu’elle fut très jeune ce qu’on appelle une âme d’oraison, favorisée de grâces d’ordre mystique.

Cependant nul ne la dirigeait encore dans ces voies. Elle semble avoir été jusque vers vingt-trois ans sans rien connaître qu’une piété naïve, qui se satisfaisait bonnement aux églises les plus proches 6. Un jour, elle s’adressa au P. André, un religieux des Petits-Augustins, dont l’église était voisine. C’était un célèbre prédicateur, homme de finesse et de bon sens. Il la conduisit sagement, insistant sur la pratique des devoirs d’état, et la gardant des faux pas. Mais la prédication l’éloignait souvent de Paris. Avec son assentiment, Marie Rousseau, vers 1625 ou 1626, se mit entre les mains d’un Carme de la rue de Vaugirard, le P. Ignace. Celui-là était un homme d’oraison, et en grande réputation de sainteté. Il reconnut dans sa pénitente une âme capable de se nourrir de l’enseignement des maîtres. « Vous êtes appelée à l’oraison », lui dit-il ; « buvez du torrent de notre père Élie. » À partir de ce moment, Marie Rousseau a vraiment un guide ; elle apprend à écouter en elle-même la voix de l’Esprit-Saint ; et c’est dans ces années-là que naît en elle l’idée d’une mission spirituelle, à laquelle Dieu la convie.

Mission toute pratique, d’ailleurs, et qui, si elle naît d’un appel intérieur, s’inspire aussi des circonstances mêmes de la vie de Marie, de son expérience des besoins qui l’entourent. La conviction se fait peu à peu, chez cette jeune femme, qu’elle doit travailler à la réforme morale de son misérable quartier. Mais comment le pourra-t-elle faire, en dehors de son modeste rayonnement individuel ? Elle s’en effraye, elle dit à Dieu que ce n’est pas là « affaire de femme ». Pourtant l’idée grandit en elle, se nourrit peu à peu de toute sa piété ; elle devient une grande émotion intérieure, obsédante, une certitude qui se moque de la logique et des obstacles : tous les caractères d’un appel mystique. Et Marie Rousseau ne se trompe pas, en effet ; elle ne fait que prévoir et préparer l’heure de la Providence. Quinze ans plus tard, par une suite d’évènements souvent déconcertants, visiblement reliés par un fil surnaturel, elle deviendra l’un des artisans de la réforme du faubourg, de l’œuvre des Séminaires et de la rénovation de Saint-Sulpice. Comment en douter lorsque les ouvriers mêmes de l’œuvre, Olier et ses compagnons, l’ont reconnu et proclamé ? Si son rôle est resté peu connu, c’est qu’elle a surtout prié et peiné dans l’ombre : c’est qu’elle n’a communiqué les « lumières » que Dieu lui donnait dans l’oraison sur les hommes et les évènements qu’à ceux auxquels ils pouvaient être utiles. Sans les Mémoires de M. Olier, de M. du Ferrier, et le journal intime que le P. Bataille obligea Marie de tenir à partir de 1639, nous n’en saurions absolument rien. Ce n’est pas que je veuille faire d’elle une fleur de modestie : nous verrons qu’elle a, devant Dieu, de surprenantes, parfois d’extravagantes audaces d’imagination. Mais devant les hommes, elle ne fut qu’humilité, et, sa mission réalisée, ne songea plus qu’à faire le bien sur sa paroisse, de la plus obscure façon. Si elle eut, vers le milieu de sa vie, son heure de collaboration à de grands desseins, ce fut le bon plaisir de Dieu ; et nul ne s’en étonnera qui sait qu’Il choisit souvent, pour faire ses affaires, des instruments très humbles et très inattendus.

 

 

C’est un triste quartier de la capitale, celui où la destinée a jeté Marie Rousseau. Mêlée par sa profession à la vie quotidienne du peuple, elle est bien placée pour en sonder la misère intime. Quel poste d’observation, pour une femme aux yeux éveillés, que ce débit de boissons ! Le faubourg Saint-Germain a fâcheuse réputation, et il la mérite, pour des raisons diverses. La première est qu’il est un lieu de refuge pour les malandrins. Ceux qui ont fait quelque mauvais coup, par hasard ou par métier, y vont chercher un asile, parce que le faubourg est sous la justice de l’Abbé de Saint-Germain des Prés, et non des magistrats de Paris 7. C’est domaine d’Église, au temporel comme au spirituel. Et la justice de l’Abbé (un grand seigneur, Henri de Bourbon, fils bâtard de Henri IV et de la duchesse de Verneuil) est peu active – sinon pour maintenir ses privilèges – et peu redoutable... Aussi des assassins publics y tiennent le haut du pavé, des bandes de voleurs s’y promènent en sécurité. Et des filous de moindre envergure, de modestes tire-laine se rassemblent, le soir, dans les cours de miracles, plus nombreuses là que partout ailleurs. Marie Rousseau a-t-elle vu venir à son comptoir cette lie de la population ? En tout cas elle a vécu près d’eux, et entendu plus d’une fois le récit de leurs exploits.

Au faubourg, il y a aussi, plus qu’ailleurs, des hérétiques. L’église des huguenots y est un lieu de refuge pour les ministres, un lieu de ralliement pour le parti 8. La controverse y bat son plein, la France s’y déchire. Un jour, on y a vu une procession de quatre mille personnes conduite par Antoine de Bourbon, roi de Navarre, et Jeanne d’Albret, parcourir le Pré-aux-Clercs en chantant les Psaumes de Marot ; il faudra un édit pour couper court à ces nouveautés. Au reste, on appelle une partie du quartier la Petite Genève : c’est tout dire. Enfin les athées, les libertins, les philosophes, ont aussi là leur citadelle. La superstition y sévit ; on y dit des messes noires ; à la porte de l’église Saint-Sulpice on vend des caractères de magie, des Livres de sortilèges.

Enfin c’est le quartier d’élection pour les duels. L’Église, comme les édits royaux, sont impuissants à arrêter le sang qui coule journellement dans le Pré-aux-Clercs. Un historien de M. Olier dit que, sous son ministère encore, on compta dix-sept rencontres en une seule semaine.

Le voisinage du quartier des Écoles augmente aussi le remue-ménage du faubourg. Débauche, libertinage et querelles tout au long de l’année. Et cette vie trouble se trouve encore fouettée, pendant plusieurs semaines, par le retour de la fameuse foire Saint-Germain, qui se tient dans des galeries couvertes, à deux pas de l’établissement de David Rousseau 9. On y vend un peu de tout, mais en particulier, des marchandises de luxe, et elle est devenue le rendez-vous de la belle et de la mauvaise société. Elle commence avec le mois de février ; elle empiète sur le Carême : on la prolonge parfois jusqu’à Pâques. C’est un carnaval de deux mois, où tous les milieux de la capitale se coudoient et s’encanaillent 10. Les descriptions qu’on nous en a laissées ne sont pas édifiantes. Je me borne à quelques lignes du Journal de l’Estoile, de 1605 :

 

Pendant la foire Saint-Germain de cette année, où le roi allait ordinairement se pourmener, se commirent à Paris des émeutes et excès infinis, procédans des débauches de la foire, dans laquelle des pages, laquais, écoliers et soldats des Gardes firent des insolences non accoutumées, se battans dedans et dehors comme en petites batailles rangées, sans qu’on y pût ou voulût donner ordre. Un laquais coupa les deux oreilles à un escolier et les lui mit dans sa pochette, dont les escoliers mutinés se ruans sur tous les laquais qu’ils rencontraient en tuèrent et blessèrent beaucoup... Voilà comme les débauches, qui sont assez communes en matière de foires, furent extraordinaires en icelle, laquelle néanmoins se prolongea jusqu’à Carême-prenant.

 

Tel est le quartier dont Marie Rousseau, chaque jour, écoute les rumeurs. Mais il y a aussi dans le faubourg, dira-t-on, beaucoup d’églises, et sans doute de braves gens et de bons chrétiens. Marie les connaît toutes, ces églises ; il y en a où l’on prie bien, et qu’elle aime, les Petits-Augustins entre autres. Mais, tout auprès d’elle, la grande abbaye est bien délabrée, moralement autant que matériellement : les moines y vivent à la douce, les offices y sont sans ferveur. Un premier essai de réforme a eu lieu en 1513 ; Guillaume Briçonnet a introduit à Saint-Germain les moines réformés de la congrégation de Chezal-Benoît, les autres se sont retirés. Mais, un siècle plus tard, tout est à recommencer.

Enfin, l’église paroissiale de Marie, Saint-Sulpice, est une pauvre petite église, très insuffisante pour sa population 11. Sauf aux jours de fête, on n’y voit guère que des femmes. Le cimetière est derrière, les « charniers » ; une taverne s’y est installée, où les vivants vont boire sur les os des morts. Les prêtres expédient des messes rapides, qui choquent Marie ; et puis ils vont manger le pain bénit, bien arrosé, chez le tavernier, avec leurs pénitentes ou paroissiennes qui ont communié. Le clergé y voisine trop librement avec la crapule ; le culte y est tombé, sinon en désuétude, du moins en facilité et en mépris. Il n’est plus guère qu’un gagne-pain pour les prêtres, qui tarifent sans vergogne tous leurs services, et qui ne gardent pas longtemps dans la main la piécette qu’on vient d’y mettre.

Tous ces spectacles, toutes ces mœurs, pouvaient bien inspirer à une femme de cœur et à une chrétienne ardente de grandes tristesses. Marie se met à prier pour les âmes qui l’entourent. Peu à peu – sans doute par l’intermédiaire d’un de ses directeurs ? – on lui recommande tel ou tel personnage : un religieux tenté, un seigneur, un ministre. Elle étend sa clientèle, et en même temps son horizon. Du fond de sa chambre, comme d’autres de leur cellule, elle commence à prier pour le bien public, les affaires de l’État, les péchés des grands. Mais ses plus ferventes supplications à Dieu sont pour les prêtres. S’oubliant elle-même, elle prend les intérêts de Dieu comme les siens, elle offre pour eux, dans le secret, une vie pénitente et mortifiée. Et Dieu, en retour, lui donne un œil plus pur, une vue intérieure, où le présent ne fait plus écran sur l’avenir, où le temps glisse sur le plan de l’éternel – sorte de miroir secret où elle connaîtra désormais les choses cachées aux sages, et lira dans les desseins de la Providence, encore obscurs pour tous. Don rare, don toujours douteux et inquiétant ; privilège dangereux, car l’hom.me est tenté d’en faire un abus détestable, qu’encourage la curiosité des foules. C’est ici que cette femme révèle sa valeur. On la voyait si bien, derrière son comptoir, tenant boutique des secrets divins ! Mais non : son humilité la préserve d’un usage grossier du don de Dieu ; elle en est effrayée plutôt, elle le garde, autant qu’il est possible, dans la pureté de sa fin surnaturelle. « Elle évitait tout ce qui pouvait lui donner la réputation d’une personne de piété », dit M. Olier ; et le témoignage de M. du Ferrier, longtemps prévenu contre elle, est pareil. Cependant Dieu l’invite, d’une manière de plus en plus nette et pressante, à participer à ces desseins qu’il lui dévoile. Elle s’en ouvre alors à son directeur, le P. Armand. Il l’interroge, il réfléchit, il lui fait faire de nombreuses communions pour demander à Dieu de l’éclairer. Et bientôt il ne doute plus qu’elle obéisse à un appel surnaturel : c’est lui qui la presse d’y répondre, et qui, passant outre à ses craintes, l’oblige, par un engagement précis, à se consacrer entièrement à la réforme du faubourg Saint-Germain, suivant les occasions et les moyens que la Providence lui donnera. « Le jour même de cette consécration, dit M. Monier, elle en écrivit les termes, et attendit l’heure de Dieu. » Que penser de ce geste surprenant, de cette singulière lettre de change sur l’invisible ? Essayons d’abord de lui trouver quelques explications simplement humaines.

Quand Marie Rousseau rêve d’une réforme spirituelle de son quartier, il y a longtemps que le renouveau religieux de la France est en marche. Il y a longtemps que de grands esprits et d’ardentes bonnes volontés s’ingénient à ramener la ferveur dans les monastères, à refaire un clergé zélé, à éteindre l’hérésie, à évangéliser le peuple abandonné. À Paris, chez les femmes de condition et chez beaucoup de bourgeoises, c’est une véritable émulation : des idées circulent, des œuvres s’organisent, des congrégations se fondent. Rien d’étonnant à ce que Marie Rousseau ait senti autour d’elle ce grand élan. Elle fréquente des religieux, qui l’entretiennent sans doute des divers mouvements de réforme et de rénovation ; au noviciat des Jésuites, rue du Pot-de-Fer, où elle voit le P. Armand, on est certainement fort renseigné. À mesure que sa réputation de sainteté grandit, des gens viennent la voir, lui parler de leurs projets, il est clair qu’elle est au courant de ce qui se passe dans le monde religieux, et que, quand l’idée lui viendra d’y travailler à son tour, elle germera dans un esprit déjà préparé et averti.

Au reste, Marie ne voit-elle pas, dans son voisinage, de pauvres gens comme elle s’employer pour le règne de Dieu ? On aperçoit ici, dans la pénombre, quelques figures d’hommes du peuple qui s’étaient faits dans leur quartier les apôtres du Christ : le bon frère Jean Blondeau, qui travaillait avec Claude Bernard, le pauvre prêtre, et avec Thomas Le Gaufre, Claude Leglay, un artisan, qui multipliait les charités (nous savons que Marie le connaissait) ; Jean Clément, un coutelier, Beaumais, un petit mercier, qui se dévouaient à convertir les huguenots, avec une chaleur de cœur plus efficace que les savants arguments. Et sans doute il y en a d’autres. Marie Rousseau n’est donc pas seule, parmi ces francs-tireurs de l’apostolat que le spectacle du mal a suscités au faubourg Saint-Germain.

Mais l’habitude de l’oraison l’entraîne sur un plan supérieur à celui de ces humbles. Elle comprend que la misère morale de son quartier dépend de maux plus vastes, et qu’il faut des remèdes profonds. Elle se met à prier pour le renouvellement de l’ordre sacerdotal. Notons qu’ici aussi elle n’est pas seule : Marie Teyssonnier, la recluse de Valence, prie chaque jour pour le clergé séculier. Et combien d’autres moniales sans doute ! L’idée est dans l’air, elle a déjà donné lieu à bien des tentatives qui n’ont pas réussi, mais la réforme mûrit, s’approche ; Marie a pu en entendre parler, être encouragée par un directeur à s’y associer.

Et puis, elle s’élève encore. « J’avais une continuelle oraison afin d’apaiser le courroux de Dieu sur son peuple. » Elle voit, dans une sorte de vision d’Apocalypse, les péchés des grands, ceux des gens d’Église, et partout « dedans différents logis, les vanités et leurs luxes abominables ».

 

J’en ai vu tant que cela m’a fait si grand mal au cœur que jamais je n’ai tant souffert. Alors, l’on m’a dit : « Ne t’afflige point pourtant, car ceux qui me crucifiaient, je leur pardonnais et je priais mon Père pour eux – tout de même ceux-ci, lorsque la plupart auront vomi leurs péchés en ma présence, et je leur donnerai un si grand horreur du péché... »

 

Plus haut encore, son rêve quitte la terre, s’apparente aux desseins éternels. Elle aperçoit, dans la lumière divine, toute la souillure du monde, elle s’offre pour la racheter, purifier la terre :

 

Il m’était montré comme nous pouvons imiter la Sainte Vierge qui offre son Fils à son Père comme hostie vivante pour les âmes, et gagner autant d’âmes en silence que plusieurs en gagnent en s’attachant à des choses qui ne sont pas nécessaires... Nous devons parler pour lui Notre-Seigneur qui est muet au Saint Sacrement, et parachever son œuvre.

 

Ainsi, toujours elle pense aux âmes ; l’oraison de cette mystique est foncièrement altruiste. La mission particulière à laquelle elle s’est donnée s’élargit jusqu’à l’unir à l’amour et à la pitié rédemptrice du Christ. Et, un jour, rendant compte de son oraison, elle écrit cette page où la gaucherie du style et la démarche hésitante de la pensée ne doivent pas nous empêcher de voir une beauté profonde :

 

Lors, mon âme a toujours été entretenue des amours qu’il faut avoir pour les âmes quoique l’on ne les connaisse pas, par lesquelles amours il faut que l’âme ait un intérieur tout public et une prière d’esprit qui soit publicque et étendue aux desseins de Jésus-Christ. Je l’avais lors par sa grâce, mais par un aveuglement il me semblait que cela venait de moi-même ; j’avais peur de ne pas bien faire et je doutais si je ne ferais pas mieux de prier pour moi seule. Alors, les yeux de mon âme s’écriaient dedans cette grande vue : Mon Jésus, comment ne vous fâchez-vous pas contre votre pauvre servante ? « Ne vois-tu pas, me fut-il dit, quand tu voulais aimer autre que moi, que je te faisais voir que tu avais un plus beau objet d’amour que tout autre amour ? Qu’est-ce que ces choses en toi, sinon pour te consumer ? Donc, ne te regarde pas toi-même en faisant mon œuvre. » Alors mon âme lui dit : « Cela ne se peut faire sans Vous, mon Jésus. Que la foi en Vous seul m’assure de ne jamais quitter de prier pour le prochain. »

 

Ainsi, d’une part, l’entreprise spirituelle à laquelle Marie Rousseau va consacrer sa vie se déduit assez aisément de quelques raisons humaines : on s’étonne moins, en la reliant aux préoccupations de son milieu, de voir cette tenancière de cabaret se mêler d’évènements qui ne sont guère, comme elle disait, affaires de femme. Mais il est clair aussi que cela n’explique pas tout ; que l’activité de Marie prend peu à peu le caractère d’une obéissance à l’Esprit divin ; et quand nous la verrons se dérouler, entre les années 1639 et 1643, nous y trouverons tant de pressentiments surprenants, tant de prédictions réalisées, qu’elle nous apparaîtra bien, comme à M. Olier, inspirée du ciel. Et nous tâcherons de saisir sur un exemple concret, dans ce jeu compliqué des affaires humaines, la part du Meneur invisible, le « doigt de Dieu » qui conduit la partie.

 

Elle commence, cette mission, par un premier geste qui paraît sans importance, un épisode menu de la vie du quartier, et qui s’éclairera plus tard d’une façon singulière.

C’est en 1629, pendant le Carême. La foire Saint-Germain bat son plein. Parmi les jeunes seigneurs qui vont se montrer dans les allées couvertes, boire et jouer dans les tripots, il y a des abbés : adolescents pourvus, suivant les habitudes du temps, de bénéfices ecclésiastiques, et qui doivent faire une carrière d’Église, tout en restant dans le monde. Cinq d’entre eux, une bande d’amis, en sortant de la Foire se sont arrêtés à la porte d’un cabaret. On les reconnaît à leurs justaucorps et leurs bas violets ; et leur mise soignée, leur cravate d’un point à la mode, montrent qu’ils sont jeunes gens de condition. Soudain, une femme les aperçoit, traverse la rue et vient à leur groupe. Elle s’est indignée de les voir parmi la foule qui cherche plaisir ou même aventure dans ce carnaval. Hardiment, elle les interpelle (songeons qu’elle est du peuple, et n’a guère plus de trente ans) : « Hélas ! Messieurs, que vous me donnez de peine ! Il y a longtemps que je prie pour votre conversion. J’espère qu’un jour Dieu m’exaucera 12. »

On n’oserait garantir les paroles ; mais la démarche est certaine, et suffisamment étrange. Elle le sera surtout dans la suite. Marie Rousseau – car c’est elle qui est allée semoncer les jeunes abbés – y fait une allusion rapide dans son journal, à la date du 16 septembre 1641 :

 

Il est vrai que je t’aime par-dessus les âmes qui n’aiment que leurs âmes seules, et comme tu m’as aimé toujours... Je n’ai jamais bougé d’auprès de toi, te promettant un homme pour le travail que j’ai toujours voulu faire en toi pour mon œuvre (c’était M. Olier), pour lequel j’avais demandé la conversion de l’amour qu’il avait pour les créatures en l’amour de son Créateur... sans l’avoir jamais vu qu’une seule fois à la porte d’un cabaret environ l’année 1629, et ceux de sa bande, où j’ai reconnu qu’il y avait à travailler pour eux à l’intérieur, puisqu’ils étaient à la porte d’un cabaret habillés de satin violet... En esprit, je vis que c’était la persévérance de mes prières qui donnait sujet à mon bien-aimé Jésus de me les donner pour son saint travail...

 

Curieux commentaire ! Notez que Marie Rousseau ne connaît aucun de ces jeunes gens, qu’elle ignore jusqu’à leurs noms. Et voici qu’elle nous laisse voir que depuis longtemps elle prie pour eux, pour les arracher au siècle et les amener à la moisson du Père. Elle a reconnu les ouvriers de l’œuvre qu’elle souhaite et qu’elle attend ; elle est allée vers eux, poussée par une lumière qui lui éclaire soudain l’avenir. Deux d’entre eux au moins (les autres nous sont restés inconnus) seront les principaux artisans de la réforme du faubourg. Mais ils n’y songent guère pour l’instant. Seule Marie Rousseau en est avertie. Et, aussitôt que l’éclair a lui, tout retombe dans la nuit : ce n’est que douze ans plus tard qu’elle rencontrera M. Olier, et que s’accompliront les choses qu’elle attend.

L’admonestation avait un peu étourdi les jeunes abbés. Sur l’un d’eux, elle dut faire une vive impression. Jean-Jacques Olier, étudiant en théologie, bel adolescent de vingt et un ans, encore assez vain de sa situation mondaine, de ses belles relations, était déjà pourtant poussé par la grâce vers une vie plus détachée. Il n’avait plus l’âme en repos dans ses vanités. Parlant de cette époque, il dira dans ses Mémoires : « La Sainte Vierge, sous la protection de laquelle j’étais né, travaillait de toutes parts et mettait en prières tontes ses servantes pour ce sujet sa conversion. » Et, mystérieusement averti, lui aussi, il disait alors parfois, paraît-il, à ses amis : « Il y a quelque personne dans le faubourg Saint-Germain qui est la cause de ma conversion. »

 

Ils se retrouvèrent seulement au cours de l’année 1640. On ne sait pas exactement la date de leur première rencontre. Par le journal de Marie Rousseau, nous savons seulement qu’elle le vit aux Augustins, le 20 janvier 1641, et quelques jours auparavant à Notre-Dame, où il entrait souvent. En avril 1640, elle ne le connaissait pas encore 13.

Mais, à coup sûr, elle avait entendu parler de lui. Il paraît impossible qu’elle n’ait pas ouï nouvelles de ce jeune abbé qui, vers 1631, encore suivi de ses laquais selon la mode, s’arrêtait pourtant dans les rues, autour de Notre-Dame et des églises voisines, pour aborder les pauvres, les évangéliser, parfois panser et baiser leurs plaies. Cette nouveauté, qui scandalisait beaucoup de gens, dut émerveiller la sainte femme : c’était comme l’annonce des temps nouveaux qu’elle souhaitait, des « hommes de Dieu » qu’elle voulait pour la France. Elle dut savoir, deux ans plus tard, qu’Olier et plusieurs de ses jeunes amis recevaient les ordres ; les suivre dans ce beau mouvement de missions qu’ils entreprenaient dans le pays, avec les Messieurs de Saint-Lazare ou le groupe des disciples du P. de Condren. Dès ce moment, nous voyons que sa pensée ne quitte plus guère les missionnaires : elle prie, elle jeûne et fait pénitence pour eux ; de plus en plus elle s’associe à leur avenir ; son directeur l’y encourage et même, nous l’avons vu, l’y dévoue entièrement.

Mais Dieu surtout l’y pousse et, dans le silence de l’oraison, lui dévoile peu à peu la figure de cet avenir que rien encore ne permet de prévoir. On a beaucoup parlé des « lumières » de Marie Rousseau ; c’est le terme qu’emploie M. Olier, c’est celui qui revient le plus souvent sous la plume de Marie elle-même. Il faut bien l’accepter. Sinon, comment expliquer l’étrange confiance de cette femme, toute tendue vers une œuvre dont ni les instruments ni les moyens ne lui sont connus, et qui pourtant se précise d’année en année devant elle, par des touches successives, qui éclairent tantôt un personnage, tantôt un évènement ? On dirait un tableau qui sort de l’ombre, détail par détail, avant de s’animer et de devenir une chose vivante. Il paraît certain que Marie Rousseau a vu, avant les acteurs eux-mêmes, ce qu’ils devaient faire, vu parfois sous forme symbolique et générale, mais souvent aussi avec une précision telle qu’elle se trouvera amenée à intervenir pour presser les réalisations 14.

Je laisse de côté les visions symboliques, dont l’interprétation reste toujours flottante, et dans lesquelles la folle, ou du moins la fabulatrice du logis, a pu jouer un rôle. Mais voici quelques visions toutes proches des réalités. Le P. Armand, directeur de Marie, meurt à la fin de 1638. En 1639, il apparaît en songe à Marie et lui dit que les ouvriers vont se réunir. Puis, une seconde fois, il les lui montre – d’une manière encore vague semble-t-il, mais assez pour redoubler ses espoirs et ses prières. Elle sait qu’ils sont dispersés, occupés à d’autres emplois que celui qu’elle souhaite ; elle sait même qu’ils sont désunis, séparés par des vues diverses sur l’œuvre à fonder ; mais Dieu la réconforte :

 

Et mon âme voyait des vues où mon Jésus lui faisait entendre : « Ne te peine point, je te ferai des saints ; et entends mon instruction pour vivre avec toute créature en moi et pour moi. »

Et je disais : « Mon cher Amour, vous me dites des mots pour toutes ces affaires que je ne peux retenir, et même que je n’entends point... » – « Ne te soucie de parler en termes de justice ni d’affaires, ni de spiritualité, ni par des mots choisis ; c’est affaire à ceux qui ont étudié, non pas aux femmes, à prêcher ; mais écris tout pour les aider à prêcher contre les impuretés que les âmes vomissent contre moi et à les advertir comme je les saurai bien tous tenir... »

 

Si elle se décourage, Jésus lui répète :

« Ne te soucie point, je te donnerai ce que tu me demandes. » « Je te donnerai des prêtres. »

Un jour de la même année, pendant qu’elle prie dans la chapelle des Pères de l’Oratoire, rue Saint-Honoré, elle entend ces paroles : « Ici est votre Père. » Elle n’en comprend pas le sens. « Pour lors, je n’en concevais rien du tout. » Elle sait fort bien qui est le Supérieur de l’Oratoire, le P. de Condren ; et lui de son côté connaît Marie Rousseau, et déjà la vénère, car il fait recommander à ses prières certaines intentions, par le canal du P. Chrysostome, du Tiers-Ordre de Saint-François. Mais ils ne se sont jamais vus. Pourquoi Condren serait-il son père ? Cette parole lui demeure fermée. Elle en conclut cependant que des liens se formeront entre eux ; elle unit désormais Condren à ses prières et à ses espérances. Et bientôt la rencontre se fait, que Marie a pressentie. Elle est provoquée par Condren, qui veut entretenir la veuve de son projet d’instituer un séminaire avec ses disciples. Et c’est l’entrevue du 6 mars 1640, où les « lumières » de Marie Rousseau vont encore une fois faire d’elle une sorte de prophète.

Bien étrange en soi, d’ailleurs, cette entrevue ! Condren, pour la première fois, va exposer ouvertement, à une femme inconnue, un projet qu’il porte depuis longtemps dans son esprit, mais auquel, devant ses disciples mêmes, il n’a jamais fait que des allusions brèves. Il l’entretient longuement ; il lui dit que l’accablement de ses occupations l’a empêché jusqu’ici d’écrire le Mémoire qu’il médite pour établir ce séminaire et « en jeter les fondements dans l’esprit de ceux qui doivent y consentir », tous ces jeunes prêtres qu’il emploie, en attendant, aux missions. Elle écoute, heureuse à coup sûr de voir ses propres désirs proches de s’accomplir. Mais elle demeure silencieuse. Et quand le Père lui dit qu’il va se retirer dans sa maison d’Aubervilliers pour mettre son projet au point, elle l’interrompt. Qui lui a dit que Condren n’était pas, en dépit des apparences, l’homme qui réaliserait l’œuvre ? « Je vis qu’au lieu d’y aller, il différera, et mourra bientôt – ce que je lui dis. Et ainsi arriva. »

Rapporte-t-elle bien ses propres paroles ? Eut-elle cette franchise un peu brutale ? Si l’on en croit les Mémoires de M. du Ferrier, il y aurait plutôt eu un malentendu entre eux, sur une parole plus douce (à moins que Condren ne l’ait atténuée). Parlant, après l’entretien, avec le frère Martin qui lui demandait ce qu’il pensait de Marie Rousseau, il aurait répondu : « Je l’estime beaucoup, mais nous n’avons pas été d’accord sur une chose que je crois faisable, et elle non. »

Quoi qu’il en soit, elle avait dit vrai. Condren, une fois de plus, différa d’écrire son Mémoire. Et dix mois après il mourait, laissant à d’autres de réaliser cette entreprise tant méditée.

Marie Rousseau, cependant, n’en est pas décontenancée. Elle sait que l’œuvre se fera ; ses visions se précisent. Ici il faut lui laisser la parole.

25 février 1640 ; compte-rendu de son oraison :

 

À six heures du matin je fus éveillée, où l’on me dit que mon directeur 15 m’offrait au saint sacrifice de la messe, et qu’il demandait à Dieu que j’eusse quelque pensée d’humilité, à cause qu’il se devait dire la première messe du sieur Laisné 16, qui avait reçu à la fin de tant de peines les ordres de prêtrise. Et dans ce temps-là il se passa de si grandes douceurs avec Dieu que je ne les puis pas exprimer ni par la langue ni par la plume. Mais Dieu me dit : « Ne te soucie point, je te conserverai ? des prêtres... » Et je disais : « Je vous en prie, mou doux Amour, car vous savez que je ne suis que votre instrument, et que vous ferez de moi ce que vous voudrez. » – « Ne te soucie point, je vais le faire voir que tu n’es rien. » Alors j’ai vu que ce n’était rien qu’une pauvre femme pécheresse et toute imparfaite, et j’ay vu tant de lâcheté, de paresse et d’autres défauts que je me suis mise à pleurer. Alors l’on m’a dit : « Tu pleureras beaucoup aujourd’hui. » Je me regardais, et tant plus je me regardais intérieurement, tant plus je me voyais dedans de grandes bassesses et faiblesses. Alors l’on m’a dit : « Qui es-tu ? Je te fais voir toutes tes imperfections ; je te fais voir à cette heure ce que peut faire une pauvre âme comme toi. » Lors j’ai vu que ces douceurs, ce sont les charités que ces personnes-là et moi ferons ensemble, et mes mortifications seront sur les sujets susdits, et que j’aurai de grandes peines avec ce prêtre qui disait la messe, lesquelles peines seront pour faire mourir en moi cc qu’il faut faire mourir, et que par lui Dieu me ferait connaître ses amis pour les rassembler en son Église et faire ses œuvres... Ce qui est arrivé, car c’est par le sieur Laisné que j’ai eu connaissance du sieur Picoté 17, et par lui des sieurs Olier, de Foix, et tous les autres ecclésiastiques de leur séminaire de Saint-Sulpice.

 

En attendant qu’ils viennent, ces apôtres, se mettre au travail dans ce « faubourg Saint-Germain si perverti », elle doit les aider :

 

Pour lequel travail j’ai vu qu’il fallait que je donnasse un entier abandon et consentement à la lumière que je recevais de la Sainte Vierge pour travailler pour l’Église, et pâlir toutes les peines que la chair, le monde et les diables me pourraient faire souffrir. Et je les ai entrepris par la vertu de ces saints sacrifices que la Sainte Vierge me montrait avoir éprouvés en épousant le Saint-Esprit... et que sa vertu me donnerait aussi la vertu, un jour, de servir le travail de la sainte Église...

 

Un peu plus tard, le dimanche 26 avril, sa méditation est sur l’Évangile du Bon Pasteur. Elle déroule toute une allégorie pastorale :

 

J’ai appelé mes chiens, dit le Pasteur, qui sont mes apôtres ; ma première brebis, et les autres qui étaient à ma mort, la Magdelaine et les Maries, étaient les agnelets, et les agneaux ce sont ceux qui me glorifient. Alors, mon cher Amour m’a fait voir que j’étais comme un petit agnelet. « Comme les agneaux sont fort tendres, de même tu es, dit-il, encore fort tendre ; il faut toujours que tu fuies du monde, attendu ta faiblesse. Ainsi en sera-t-il de ces jeunes prêtres, lesquels se retireront pour un temps du monde allusion à leur retraite à Vaugirard. Et ce temps-là les renforcera à la vertu. »

Par ces figures, il m’était dépeint une assemblée de prêtres que ce souverain Pasteur assemblerait, dont le sieur Olier serait le curé... Peu de temps après, le sieur Laisné m’adressa chez M. Picoté, lequel il m’avait recommandé pour une grande peine intérieure qui le poursuivait nuit et jour, et le plus pendant la sainte messe.

 

M. Picoté était resté à Paris, pendant que ses compagnons missionnaient dans le pays chartrain. C’était un homme doux, simple et timide, peu propre pour les missions ; un scrupuleux travaillé de peines intérieures. On l’avait recommandé aux prières de Marie Rousseau. Elle s’y consacra ; il fut délivré de ses tourments. Alors il voulut la venir voir. Écoutons-la encore :

 

Comme je le vis, je fus troublée, lui disant pourquoi il venait ? Il me dit qu’il était guéri, et que c’était pour me remercier. Alors j’eus grand peur de lui. Je ne sais d’où cela me vint ; le diable voulait peut-être que je rompisse avec lui, pour traverser le bon œuvre qui s’ensuivit de sa connaissance ; cela fut cause que je lui dis qu’il n’avait que faire à moi, et qu’il regardât la Cause première qui l’avait guéri. Enfin il me faisait grand peur toutes les fois qu’il venait ; même je me cachais quelquefois de lui, et j’entrais en une telle crainte que je ne savais ce que je disais. Une fois, je le traitai si rudement qu’à la fin il fut troublé lui-même, et je voyais qu’il pensait en lui-même mal contre moi, et craignait de s’être mal adressé à moi, disant : « Quoique en ceci j’aie reçu soulagement par cette femme, pourtant, cela est une douceur venue de Dieu. » Et me dit en descendant : « Ne vous trompez-vous point ? Ne pourriez-vous point ressembler à cette Catherine l’Enflée, qui trompait le monde par de faux miracles ? » Je ne lui dis mot, à cette offense qu’il me faisait ; je sentais que mon âme serait en repos dedans ces mépris, plus que dedans ses louanges. Et il me fut dit : « Vois-tu, mon âme, voici que bientôt l’affaire de mon église de Saint-Sulpice s’approche, ne te trouble point. Et apprends que ce sont les points du saint mystère de la Sainte Vierge et de saint Joseph qui se passent sur toi. » Mais quand il fallut aller rendre compte à mon directeur de cet homme qui était venu et ce qu’on m’avait dit, ce fut bien d’autres peines, l’espace de plusieurs mois... Il commença à me bien tourmenter, et de plus, à cause que cet homme m’avait méprisée, il ne voulait plus que je lui parlasse ; et lui, il venait souvent sans se rebuter. Je voyais qu’il était homme de bien, et bien humble, et qu’il souffrait toute ma fuite en patience. À la fin, un jour, je voyais en oraison six hommes par lesquels Dieu voulait commencer cette œuvre ; je ne savais bien qui ils étaient, mais je voulais les recommander à Dieu. J’en voyais trois qui devaient soutenir le plus fort de l’œuvre, puis derrière eux tant d’autres, à leur degré.

Et ensuite cette personne qui est M. Picoté me rencontra un jour comme j’allais à la porte Saint-Germain ; et après lui avoir déclaré cette lumière, et dépeint ces personnes, et comme ils devaient servir dans le lieu même Saint-Sulpice, il me prit même une impétuosité d’esprit, où je lui dis : « Mandez donc promptement à ces personnes que vous connaissez, qui sont faits de telle sorte, qu’ils viennent bientôt, car autrement Dieu se courroucera contre eux et répandra sa grâce sur d’autres, s’ils résistent si longtemps aux pensées qui les poussent plusieurs fois et les pressent. » Et à la fin il les manda. Pour lors, Dieu commença à me donner quelque petit relâche, et à mesure qu’ils approchaient de moi, à mesure mon âme entrait en repos.

 

« Mandez-leur donc promptement... » Elle est si assurée désormais qu’elle n’hésite plus à commander aux évènements et aux hommes. Les missionnaires étaient alors à Mantes. M. Picoté leur transmit le message de Marie Rousseau. La mission terminée, ils revinrent à Paris, et s’établirent dans la maison de l’un d’eux, M. Brandon, à Saint-Maur-des-Fossés. Qu’allaient-ils faire ? Ils n’en savaient rien eux-mêmes. Attendre les instructions du P. de Condren. Attendre surtout l’heure de Dieu. « Va, va t’offrir à mon Fils pour le servir », disait Dieu à M. Olier dans sa prière. Et quand il demandait : Mais comment le servir ? on lui répondait simplement : « Il faut qu’un serviteur quitte tout » ; et un autre jour : « Il faut que mon serviteur se quitte soi-même. »

Marie Rousseau, cependant, n’avait pas revu le P. de Condren. Mais elle restait en communication avec lui par le P. Chrysostome, et en union de prière intense avec ses desseins :

 

Alors j’ai vu qu’il fallait aller au P. de Condren demander d’être la servante de celui qu’il tenait pour son fils à la terre (qui était M. Olier), afin qu’il le conseillât de venir à notre terre de Saint-Sulpice. Et le P. de Condren m’a envoyé dire que si je ne venais à lui, alors que lui viendrait pour me parler – où j’ai vu qu’il m’y fallait aller pour m’humilier. Alors j’y allai pour cela... Et il me représentait la figure du Père éternel qui se faisait entendre à la Sainte Vierge, sans avoir ni corps ni figure. Et me semblait que ledit M. de Condren m’était comme un canal, par lequel le Saint Sacrement regorgeait en lui, et de lui il le renversait en moi, pour faire avec son fils, le sieur Olier, que je ne connaissais pas encore, ce que la Sainte Trinité désirait de faire en Jésus-Christ à Saint-Sulpice, pour servir de figure d’exemple et rétablir par les séminaires, ou assemblées de personnes vertueuses, les autres paroisses.

 

De plus en plus, la pensée qui emplit désormais sa vie envahit ses méditations. Le 25 avril, sur la parole de l’Évangile : La paix soit en cette maison, elle voit des enfants spirituels de Condren apportant la paix à sa paroisse. Mais en même temps elle est avertie à nouveau de la mort prochaine du Père :

 

Et sur ces mots : Votre paix reposera sur lui, j’ai vu que ce bon Père mourrait bientôt, et le travail qu’il a fait et l’instruction de ces jeunes prêtres que Dien me donnait, ce sera sa paix éternelle.

 

Elle crut devoir rapporter la chose au P. Chrysostome, pour qu’il allât lui en faire part. Simplicité de ces saintes âmes ! La commission fut faite, sans doute, et, nous dit M. Faillon, l’historien de M. Olier, « ce fut, selon toutes apparences, cet avertissement de Marie Rousseau qui détermina le P. de Condren à exposer enfin de vive voix son dessein à M. du Ferrier, en le chargeant de le communiquer aux autres ».

L’entretien eut lieu le 30 décembre ; le 7 janvier, le Père mourait.

Mais la mort n’interrompt point les œuvres surnaturelles. Le lendemain même de son décès, le Père apparaît à son fils spirituel M. Olier et lui confirme sa mission. Il apparaît aussi à Marie Rousseau : priant auprès de sa dépouille, elle voit son âme qui glorifie Dieu parmi les saints ; priant sur sa tombe un peu plus tard, elle le voit demander à Dieu pour elle lumière et aide dans l’œuvre à laquelle elle s’est consacrée.

Cependant, les évènements convergent vers l’accomplissement de ses désirs. M. Picoté lui fait reconnaître, l’un après l’autre, les prêtres qu’elle a vus en esprit ; il veut les édifier auprès d’une « personne de vertu ». Elle ne les édifie pas tous, au reste ! Certains restent sceptiques sur ses « lumières » ; certains sont gênés par cette exubérance d’imagination, qui leur paraît suspecte. M. de Rassancourt, M. Damien, M. de Poussé 18 ne se laissent pas gagner ni convaincre. Non pas qu’elle tranche de la prophétesse. Il semble, au contraire, qu’elle reste muette sur ses révélations, et ne s’en ouvre qu’à M. Picoté, lui laissant le soin d’en user comme il jugera bon. Elle ne tient pas un cabinet de voyante. On vient même la consulter beaucoup trop pour son goût. Car elle est souvent surprise par ses extases, et incapable de les dissimuler, si elles se trouvent avoir des témoins. Couverte de confusion, elle supplie Celui qui s’empare d’elle de la laisser aller un peu : « Pendant que je leur parlais, dit-elle un jour, je ne connaissais aucune distance de son âme à la mienne par sa grâce. » En vain elle s’efforce d’être présente : « Je ne pouvais rien dire à tant de personnes qui m’étaient venues voir ce jour... et à cause de cela plusieurs d’entre eux s’en allèrent mal édifiés. »

Parmi les « mal édifiés » fut d’abord M. du Ferrier. Mais il reviendra sur sa prévention, et, dans ses Mémoires, il rendra hommage à l’humilité de Marie Rousseau, et à l’exactitude de grand nombre de ses visions 19.

En 1641, les membres du petit groupe spirituel du P. de Condren sont retournés en mission dans le pays chartrain. Marie Rousseau s’impatiente un peu : « Ah ! mon Amour, je me meurs, car il me semble que vous les arrêtez aux champs, ailleurs qu’à notre terre. » Mais elle sait qu’ils reviendront. En effet, après avoir tenté un essai de séminaire qui ne réussit point, ils reviendront à l’automne, toujours incertains de ce que la Providence attend d’eux. Éprouvés par l’attente, ils commencent à se désunir. Et, par surcroît, l’un d’entre eux, celui qui paraissait devoir être leur chef, est entré, depuis de longs mois, dans un état de dépression étrange, presque d’hébétude, où les épreuves intérieures s’ajoutent aux défaillances physiques : Olier étonne, il attriste, il éloigne de lui ses amis. Déjà Condren, avant de mourir, a paru douter de son fils spirituel. Depuis, cet état s’est encore aggravé. Il est parfois incapable de prêcher, de faire un catéchisme ; il faut le restreindre, le surveiller ; on songe à lui interdire tous les emplois extérieurs de son ministère 20. Un jour son supérieur, M. Amelote, ira jusqu’à lui dire : « Allez où vous voudrez, nous n’avons que faire de vous. » Le malheureux s’en rend compte, et souffre en silence. « Obscurité d’esprit, embrouillement de l’âme, environnement du démon », écrira-t-il dans ses Mémoires, « souvent je devais aller seul, comme un pauvre excommunié ». Et voilà bientôt deux ans que l’épreuve dure ! Nul ne compte plus sur M. Olier pour s’associer à quelque grand dessein, à plus forte raison pour y conduire les autres.

C’est alors qu’éclate la merveilleuse et mystérieuse assurance de Marie Rousseau. Elle fait confiance à cet homme malade, diminué ; elle seule, pendant ces ténèbres, soutient, réconforte le pauvre M. Olier. Elle parle de lui avec ses amis, les engage à suspendre leurs jugements pessimistes ; elle gagne à sa confiance M. Picoté. « Lorsque, durant mes peines, j’étais abandonné, délaissé et bafoué de tous, écrira M. Olier, lorsque chacun me regardait comme un homme qui avait perdu l’esprit, elle seule... soutenait que je n’étais pas ce qu’on prétendait ; elle et M. Picoté croyaient que j’appartenais à Dieu. » Et, plus tard, lorsqu’il aura dominé cette épreuve, Marie Rousseau s’emploiera à rassurer ses compagnons, à les lui ramener. « Lorsqu’elle vit que Dieu avait rendu à son serviteur ses anciens dons, et lui en avait même communiqué de nouveaux, elle n’eut pas de repos qu’elle n’eût détrompé à son sujet ses anciens compagnons de missions. Elle alla trouver ces Messieurs, les pria chacun de venir à Vaugirard pour conférer avec lui, les assurant qu’ils seraient frappés de le voir et de l’entendre » (Faillon). Ils le trouvèrent, en effet, complètement transformé, ayant retrouvé toute sa clarté d’esprit, son intelligence des choses divines qui rappelait celle de Condren ; et « ils ne pouvaient revenir de leur surprise ». Quelle dut être la joie de Marie Rousseau lorsqu’ils lui rapportèrent leur impression ! « Ce fut elle, dit Olier, qui acheva de les désabuser et délivrer de leurs préventions contre moi. » Cette « mère » qui ne veut pas douter de son fils, c’est un joli trait, où la foi mystique ne fait pas tort aux sentiments humains.

 

« Il reviendra bientôt », écrivait Marie Rousseau, toujours confiante, le 26 novembre 1641. En effet, dans les derniers jours du mois, M. Olier rentrait de Chartres à Paris, où l’avaient précédé M. de Poix et M. du Ferrier. Et ces trois hommes allaient, un mois plus tard, s’enfermer dans une petite maison de Vaugirard pour commencer l’entreprise qui allait être l’origine à la fois du Séminaire et de la transformation de Saint-Sulpice.

Je n’ai pas à la raconter ; je voudrais marquer seulement la couleur surnaturelle de cette histoire. Les visions de Marie Rousseau ne sont pas plus étranges que les faits eux-mêmes. Après l’insuccès de Chartres, la proposition bien inattendue de Mme de Villeneuve, transmise par M. Picoté, de s’établir dans un village de banlieue pour y jeter les fondements de la réforme du clergé, paraît insensée à la plupart des Messieurs ; ils se refusent à l’accepter. M. Amelote, le meilleur, les abandonne ; ils ne sont plus que trois à franchir le pas – les trois qu’a vus la mystique en son miroir secret. « Nous ne comprenions encore rien à ce que Dieu voulait de nous », écrit M. du Ferrier ; « le P. de Condren avait toujours dit qu’il le mettrait par écrit, et il était mort sans l’avoir fait ; mais nous étions persuadés que Dieu agréait notre séjour à Vaugirard, et... doucement nous attendions qu’il nous manifestât ce qu’il attendait de nous ». Et, après avoir décrit leur misérable entrée dans la maison de paysan, leur solitude, le dîner de bouilli que Mme de Villeneuve leur envoie dans un petit chaudron, pour qu’ils ne meurent pas de faim, il ajoute : « Nous étions dans une satisfaction singulière... » Le beau mot ! D’où vient cette joie inexplicable, si ce n’est de la présence de Dieu parmi eux, de la certitude que la volonté divine se fait en eux et par eux ? Dès lors, les « visions d’esprit », les apparitions où les morts encouragent les vivants, les prophéties d’une pauvre femme et ses ordres mystérieux, rien ne leur paraît singulier ; Dieu est peut-être là derrière... Au berceau de cette rénovation du clergé, comme autour des missions de la Nouvelle-France et des grandes œuvres de ce temps, il y a une ambiance de dévouements et de sacrifices inconnus, un courant mystique qui emporte tous les obstacles : un jour, l’œuvre jaillit, paradoxale en apparence, vouée à l’échec humain, mais soutenue par des forces invisibles qui la font réussir. Pourquoi Marie Housseau paraîtrait-elle à ces femmes une illuminée ? Elle travaille avec eux à sa manière ; M. Olier résume ce qu’ils pensent de son rôle lorsqu’il écrit : « Cette sainte âme travailla par ses prières, ses veilles, ses mortifications, et une multitude de soins et d’antres peines, à nous rassembler enfin à Vaugirard, nous qui étions de pauvres enfants, de pauvres aveugles, de pauvres brebis sans pasteur. » Peut-on concevoir plus bel hommage ?

 

 

Mais les désirs de Marie Rousseau ne sont pas encore accomplis. C’est pour son pauvre quartier qu’elle s’est mise en prières, depuis vingt ans. Elle a eu une première récompense, en voyant s’accomplir la réforme de Saint-Germain des Prés. Le prieur, Dom Cotton, s’est entendu avec Dom Grégoire Tarrisse, supérieur de la nouvelle congrégation de Saint-Maur, et des moines de Saint-Maur sont venus s’établir dans la vieille Abbaye. L’affaire a soulevé des procédures, des violences ; mais enfin la réforme a eu gain de cause, à la fin de 1632. Aussitôt l’Abbaye a refleuri ; on a relevé des murailles, réparé et embelli l’église ; on a surtout rétabli une vie de prière et d’étude. Marie Housseau a pu en prendre sa part de joie, car depuis la mort du P. Armand elle s’est adressée, pour diriger son âme, au P. Hugues Bataille, procureur général de l’Abbaye, qui lui avait été désigné dans une vision. Elle connaît aussi Dom Tarrisse, celui qui va devenir le conseiller spirituel de la petite Compagnie naissante, et lui rendre les plus grands services.

Mais, entre les trois solitaires de Vaugirard et la paroisse, quelle relation, humainement, peut-on prévoir ? Marie Rousseau, intrépidement, ne doute pas que les jeunes prêtres qui lui ont été montrés il y a longtemps viendront un jour sur « sa terre ». Les deux choses sont liées ; l’une suivra l’autre ; elle le sait, et vraiment, à cette date, elle est la seule à le savoir. Dès le début de janvier, quand M. Olier la vient voir et lui parle de ce qu’il fait à Vaugirard, elle lui dit qu’elle l’attend, et, tournée vers sa compagne, Mme Remy, elle ajoute en souriant : « D’ici à quelque temps, il n’aura pas tant de chemin à faire pour venir à nous. » Comment douter, ici, qu’elle lise dans l’avenir ? Qui pourrait prévoir que, quatre mois plus tard, M. de Fiesque, curé de Saint-Sulpice, mènera ses paroissiens à la procession de Saint-Marc dans le village de Vaugirard, et là, concevra soudain l’idée de résigner sa paroisse entre les mains de ces jeunes prêtres ? La surprise de M. du Ferrier, lorsqu’on lui en fait la proposition, celle de ses deux compagnons, leur effroi devant la perspective d’être chargés tout à coup de « la plus grande paroisse qui soit au monde », les réactions que l’évènement suscitera dans tous les milieux, suffisent à montrer que ce coup de théâtre n’entrait guère dans les prévisions humaines, et que la seule personne qui n’en sera pas profondément étonnée, c’est notre prophétesse.

Les trois Messieurs de Vaugirard se consultent, angoissés, puis dépêchent M. du Ferrier auprès de Dom Tarrisse, alors au chapitre général de Vendôme, pour lui demander conseil. Je n’ai pas à raconter leurs hésitations, les obstacles et les critiques que le projet soulève. Ici encore, l’humble veuve se voit promue à un rôle prépondérant. Le jour même où du Ferrier va consulter Dom Tarrisse, Marie Rousseau envoie Mme Remy chercher M. Olier. Celui-ci, docilement, vient la voir. Elle lui déclare que l’offre de M. de Fiesque est une invite de la Providence, que le Séminaire de Vaugirard doit être transféré à Saint-Sulpice, et qu’ainsi sera réalisée l’œuvre attendue par toute l’Église de France. Elle trouve un homme déjà préparé à l’en croire et à accepter la charge. Mais aussi un homme qui ne se sent pas désigné pour le premier rôle et qui cherche, dans sa modestie, un confrère plus important que lui pour recueillir la paroisse des mains de M. de Fiesque. Marie Rousseau l’en dissuade aussitôt : « Si le projet aboutit, et il aboutira, quels que soient les obstacles, il faut que le curé ce soit vous, et ce sera vous » (Mém. Olier). Son ton s’enhardit, il devient presque impérieux. Le 16 juin, elle osera écrire :

 

Je voyais que l’Abbé, effrayé par les dangers, priait de l’ôter de cette charge ou de ce péril ; et en cela je sentais qu’il ne priait pas pour la bonne voie... Ces hommes-là font comme ceux qui se veulent récuser de servir leurs amis et cherchent une bonne excuse ; et je voyais que, s’il faut craindre le danger, il faut aussi servir son bon Maître, lui demandant des forces afin de faire son service.

 

En réalité, il ne se dérobe point ; et du jour où ses supérieurs ont approuvé, où lui-même a entendu le conseil de l’Esprit-Saint, il est prêt à charger ses épaules. La permutation sera signée avec M. de Fiesque le 25 juin ; le 31 juillet, il rendra hommage à l’Abbé de Saint-Germain des Prés ; le 10 août aura lieu l’installation. Et là, autour de MM. Olier, du Ferrier, de Foix et Picoté, seront aussi huit jeunes clercs qui, depuis six mois, se sont joints à la Compagnie de Vaugirard, les prémisses du séminaire de Saint-Sulpice. Marie Rousseau a sous les yeux l’accomplissement de toutes les visions qui lui ont promis la régénération de sa paroisse et la fondation d’une Compagnie de prêtres pour la servir.

Elle ne se contente pas, au reste, de transmettre les ordres du ciel ; elle s’emploie, dans le plus petit détail, à leur réalisation. À peine la proposition de Fiesque a-t-elle été connue, des oppositions se lèvent, et d’abord chez les anciens confrères de M. Olier, retirés avec M. Amelote à Saint-Maur-des-Fossés. Marie Rousseau est avertie de la cabale, et la déjoue aussitôt.

 

Le 22 mai, dit M. Olier, elle vit, dans une lumière intérieure, deux ecclésiastiques qui, à l’autre bout de Paris, prenaient leurs mesures ensemble pour faire échouer ce dessein, et sur l’heure elle en fit part à une personne qui demeurait avec elle. Le lendemain, l’un d’eux venant la voir c’était M. François Renar, un des anciens compagnons d’Olier dans sa mission d’Auvergne, elle alla à sa rencontre et lui dit en toute simplicité : « Hé bien, Monsieur, vous allez remuer beaucoup, vous voulez donc empêcher l’œuvre de Notre-Seigneur ? Hier, entre quatre et cinq, vous et telle autre personne vous vous en occupiez vivement. Je vis bien que le démon, travaillant à la rompre, dut faire une forte impression sur votre esprit ; mais prenez garde à ce que vous allez faire. » Ces paroles changèrent tellement les dispositions de cet ecclésiastique qu’il vint à Vaugirard et nous pressa lui-même d’accepter la cure » (Mém. Olier).

 

Certains de ses meilleurs amis lui exprimaient des doutes et lui exposaient les difficultés, l’échec probable de l’entreprise. Marie Rousseau, une fois de plus, balayait les obstacles.

 

La veille de l’Ascension (28 mai), écrit M. Olier, lui proposant les difficultés qu’on m’objectait à moi-même, elle me dit : « Faites ce qu’il vous plaira, mais malgré l’avis contraire de tant de personnes, vous serez curé. Que d’autres vous disent ce qu’ils voudront : toutefois vous serez curé de Saint-Sulpice. Dieu le veut. »

 

Quelle autorité !

Elle avertit encore M. Olier que M. de Fiesque ne se conduira pas dans la négociation « avec les simplicités et puretés que Dieu désire ». Elle a vu que certaine personne l’engagera à élever ses prétentions. En effet, après avoir demandé 1400 livres, il en exige 1700. L’épisode sent un peu la cartomancienne, direz-vous... Il est vrai ; c’est l’ornière où tombent toutes les voyantes. Mettons qu’elle ait pris comme venant du ciel une information qu’elle avait recueillie de la terre, et passons. Qui voudrait prendre Marie Rousseau pour une vulgaire sibylle de quartier, de graves témoins se lèveraient pour le détromper :

 

Au milieu de ces contestations – nous dit M. Faillon dans sa Vie d’Olier – qui tenaient l’affaire en suspens, Dieu voulut, sans doute pour diminuer les défiances de ces Messieurs, que les anciens directeurs de Marie Rousseau, au nombre de trois, allassent conférer avec eux sur le sujet même de ces lumières, dont ils avaient été instruits les premiers. Ce fut d’abord le P. André, du couvent des Petits-Augustins..., qui la conduisait depuis vingt-quatre ans et l’avait toujours considérée comme une âme sainte. Puis le P. Ignace, Carme déchaussé, qui passait pour être favorisé de communications spéciales avec Dieu... Le troisième, un Jésuite, qui n’était pas le P. Armand. Ces trois religieux allèrent donc conférer avec les prêtres de Vaugirard sur les communications de Marie Rousseau, contre lesquelles ils étaient si fort prévenus. Ils firent... tout ce qui était en leur pouvoir pour la défendre contre leurs attaques et leur communiquer quelque chose de la confiance parfaite qu’elle leur avait toujours inspirée.

 

 

Voici donc le Séminaire naissant transféré à Saint-Sulpice, et la paroisse entre les mains des Messieurs. Marie Rousseau prend un rôle plus modeste : elle aide de tous ses soins à l’installation matérielle. Depuis peu de temps, elle a quitté la rue du Gindre 21, où elle habitait depuis son veuvage, pour se loger rue des Canettes, une petite rue qui a gardé ce nom, à quelques mètres de l’église. Elle est là, presque porte à porte avec la maison de la rue Guisarde où l’on installe la communauté du Séminaire. Elle s’aperçoit que les jeunes clercs sont dans un dénuement complet, plus encore qu’à Vaugirard, où du moins on leur avait accommodé une maison. Elle se sent leur mère ; elle a des devoirs envers eux :

 

« Je voyais que ces hommes que la Sainte Vierge me donnait, quoique riches et de bonne maison, n’avaient rien pour lors. » Parfois même « les messieurs du Séminaire et le sieur Olier n’avaient pas un sol, ni de quoi envoyer au marché pour vivre ».

 

Alors elle n’hésite pas à meubler de ses deniers la maison de la rue Guisarde, à faire « les provisions nécessaires » ; et chaque jour elle veille discrètement à ce que personne ne manque de rien. Nous n’en saurions rien si M. du Ferrier n’avait cru devoir le noter dans des Mémoires, pour rendre justice à qui de droit. Marie Rousseau se plaignait seulement à la Vierge, dans l’oraison, qu’elle laissât ses enfants dans une telle extrémité. Et la Vierge lui répondait qu’elle ne les abandonnait point, mais qu’elle voulait leur voir prendre l’esprit de pauvreté de Jésus-Christ.

À cette aide matérielle, Marie Rousseau joint celle de ses conseils ; la petite communauté naissait parmi les sulpiciens et les embûches. C’est encore M. du Ferrier qui lui rend le juste hommage :

 

Comme elle recevait de grandes et extraordinaires grâces de Dieu, ses lumières nous servirent beaucoup, nous faisant connaître bien souvent des maux pour les prévenir et y porter le remède.

 

Plus rares, plus discrètes encore sont les informations qu’on peut glaner sur l’activité de Marie Rousseau pendant les années qui suivirent. Il est hors de doute qu’elle continue d’être le conseil de M. Olier en maintes circonstances. Nous savons, par exemple, qu’elle lui conseille de garder le clergé qu’il avait trouvé en arrivant sur la paroisse, si médiocre soit-il, quitte à renvoyer ceux qui ne voudraient pas se réformer ; qu’elle l’engage à séparer totalement le bien de la cure de celui du Séminaire ; qu’elle voit l’intérêt qu’il y aurait à faire collaborer les « religions », c’est-à-dire les nombreux monastères du quartier, à la vie de la paroisse : « Ah ! Dieu, quel mal on fait au Fils de Dieu parmi les paroisses et les religions, qui out toujours quelque chose à dire les unes contre les autres, et ne s’amusent qu’à leurs droits, et non à servir le prochain ! » Elle est dure, mais son regard est clair. Nous la voyons dire son mot aussi lorsque M. Olier établit la Conférence du Saint-Sacrement. Elle la trouve trop savante :

 

Dieu donne la grâce à M. l’abbé Olier pour parler du Saint-Sacrement, et il en parle selon ceux à qui Dieu a donné la science. Mais cela ne suffit pas à établir la dévotion pour toutes les âmes. Car les pauvres qui n’ont que la foi, pourquoi n’entendraient-ils pas les mystères, au lieu de les réserver pour les riches, ou pour ceux qui ont l’esprit plus subtil que les autres ? Il ne faut point choisir les âmes... elles sont toutes à Dieu.

 

Sur le conseil de Marie Rousseau, M. Olier ouvrit l’œuvre à tous, y compris « les pauvres et les personnes de boutique », et l’on vit, aux instructions du jeudi, aux heures d’adoration, toutes les classes fraternellement mêlées.

Enfin, lorsque, en 1645, M. Olier voulut établir des retraites fermées pour dames, « ce fut Marie Rousseau, nous dit M. Faillon, qui commença la première de ces œuvres et la continua jusqu’à sa mort avec beaucoup de bénédictions ».

Ainsi, rentrée dans son rang de paroissienne, elle continuait à aider son pasteur de toutes les bonnes inspirations que Dieu, ou simplement sa connaissance du quartier, lui suggérait. Et l’on peut bien penser aussi que, discrètement, elle soutint ce pauvre pasteur dans les tribulations que lui valait son inflexible fermeté à rétablir la moralité, la vie spirituelle et le service désintéressé de Dieu dans la paroisse.

Dès l’année 1647, elle semble avoir été avertie de la retraite prématurée de M. Olier, encore dans la force de l’âge. Elle écrit, le 17 mars, dans son journal :

 

Viendra l’heure où, étant mort à cette croix du travail, il ne vivra plus que de la vie de Jésus ressuscité. Dans le lieu où il se sera retiré, il trouvera le repos intérieur, et la consommation de sou âme avec Dieu s’accomplira par la vertu du Saint-Sacrement, qui le suivra dans sa retraite.

 

Là encore, elle disait vrai : M. Olier devait terminer de bonne heure sa vie sacerdotale, dans la solitude au pied du tabernacle, suivant le conseil qu’il donnait lui-même à ses prêtres, « de se reposer de leurs fatigues devant le Saint-Sacrement et consumer leurs derniers jours auprès de lui ».

 

 

II

 

La femme qui écrivit ces lignes, plusieurs années avant la maladie et la retraite de M. Olier, ne montrait pas seulement que Dieu lui donnait, dans l’oraison, des clartés sur l’avenir ; elle montrait aussi qu’elle connaissait, jusqu’en ses profondeurs, l’âme de celui qui se confiait si volontiers à elle, et qui considérait que Dieu même en avait fait sa mère spirituelle.

Il faut revenir sur cette liaison entre deux âmes que rien n’appelait à se rapprocher, et qui demeure un fait si curieux. Nous avons vu M. Icard la comparer aux amitiés les plus illustres de l’histoire des saints. N’allons pas si loin, et souvenons-nous d’ailleurs que, dans le monde des âmes, les comparaisons ne sont point des explications. Essayons de saisir ce qui a pu créer, entre M. Olier et Marie Rousseau, des liens invisibles, avant même qu’il pût savoir qu’elle serait associée un jour à son œuvre.

Olier est un mystique. Toute sa vie est inexplicable si on ne la situe d’emblée sur le plan surnaturel ; si on ne met, au principe de toutes ses activités, non seulement le désir de servir Dieu uniquement, mais celui d’atteindre, au fond de son être, à cette union intime que saint Paul appelle « un même esprit avec Dieu ». Un jour, en oraison, il a entendu cette parole de Notre Seigneur : « Il vous faut consommer en moi, afin que je fasse tout en vous. » Et il écrit dans ses Mémoires 22 : « En ces temps-là, Vous me donniez, ô mon Dieu, de grands désirs de me convertir tout en Vous... Vous m’avez toujours donné ce désir, de n’être pas seulement votre image, mais un autre Vous-même, comme Vous le prétendez faire de tous les cœurs de vos fidèles, mais qui ne se veulent pas laisser changer en Vous, pour s’aimer trop eux-mêmes. » Et ailleurs encore : « C’est ainsi que je me sens souvent tout changé en Notre-Seigneur, au point qu’il me semble n’être du tout ce que je suis, mais quelque chose que je ne suis pas moi-même. Il y a plus de huit ans que cela a commencé en moi. » (14 juin 1642.)

Une âme ainsi orientée est prête à accepter sans surprise, disons plutôt même à rechercher par une sorte d’instinct l’explication surnaturelle de tous les évènements humains. Derrière la logique, la raison ou le hasard qui semblent tour à tour les déterminer, il y a d’autres forces secrètes, qui sont les vraies maîtresses des choses. Celui qui veut se soumettre lui-même à cet ordre caché, qui tend à incarner en lui au maximum la pensée et le vouloir divins, celui-là ne sera pas surpris d’en sentir l’influence dans sa vie ; tous les évènements, même insignifiants en apparence, seront pour lui des évènements « de Providence ». Olier, dès sa jeunesse encore mondaine, est un homme qui croit surtout au monde invisible. Il en perçoit dans son âme les appels encore obscurs. Et déjà il n’est pas loin de croire à des communications secrètes entre les âmes, puisqu’il dit à ses amis, au sujet de ces ébranlements intimes : « Il y a quelque personne dans le faubourg Saint-Germain qui est la cause de ma conversion. »

Nul doute, donc, qu’il n’ait interprété comme un de ces signes venus de loin l’avertissement qu’il reçoit d’une femme inconnue, à la foire Saint-Germain. D’autres l’auraient promptement oublié ; Olier l’accepte et l’enchaîne à d’autres petits faits qui tissent peu à peu sa destinée spirituelle.

Converti à une vie toute pieuse, livré par sa guérison de Lorette à des influences miraculeuses, il ne tarde pas à entrer en communication directe avec cet au-delà d’où lui viendront désormais les ordres qui dirigeront sa vie. Le 2 novembre 1632, il a une vision : « Par deux nuits de suite, il plut à sa bonté de me faire voir le ciel ouvert, où j’aperçus assis sur deux trônes, l’un au-dessus de l’autre, saint Grégoire et saint Ambroise, et, bien plus bas au-dessous d’eux, un très grand nombre de Chartreux, et, dans l’intervalle, la place vide d’un curé, pour faire la hiérarchie entière. » Cette vision compliquée, qui ressemble presque à un pieux rébus, il ne la comprendra pleinement que plus tard ; il est pourtant assuré, dès l’abord, qu’elle lui manifeste la volonté divine sur sa vie ; elle veut dire qu’il ne sera ni chartreux, comme il y avait pensé, ni évêque, mais simple curé.

Dix-huit mois plus tard, au printemps de 1634, il reçoit un nouveau message surnaturel ; et c’est la célèbre apparition, deux fois répétée aussi, d’une religieuse entièrement inconnue de lui, la Mère Agnès de Jésus, prieure de Langeac, qui a reçu de Dieu l’ordre de prier pour sa conversion, et qui lui apprendra, quand elle le verra en Auvergne, que Dieu l’a destiné à jeter les fondements des séminaires au royaume de France. Et l’on voit naître alors, entre cette religieuse et le « fils de ses larmes », une de ces liaisons de grâce qui sont caractéristiques de la vie de M. Olier, et qui rendent moins extraordinaire, en tous cas moins unique, sa liaison avec Marie Rousseau 23.

Si déconcertantes qu’elles soient pour notre psychologie, ces unions étroites entre deux âmes sont un fait assez fréquent de la vie mystique, sorte de symbiose spirituelle, qui mériterait sans doute une étude particulière 24. Il semble, en bref, qu’elles aient un double caractère : celui d’être purement spirituelles (souvent entre personnes qui se voient rarement, ou même ne se connaissent point), et celui d’être limitées à certaines dévotions, certains objets particuliers. Pour nous en tenir à celles de M. Olier, voici, par exemple, sa liaison à Marie Teyssonnier, la recluse de Valence. Après avoir été s’entretenir avec elle, il écrit : « Je ressentis en moi la présence de cette âme, qui me faisait éprouver son état et ses dispositions intérieures, me faisant entendre le dessein de Dieu qui désirait que j’entrasse en part de son esprit et de sa vie. » L’occupation continuelle de Marie des Vallées était d’honorer le mystère de la Sainte Trinité. C’est elle qui amena Olier à cette même dévotion, qu’il a si bien exprimée dans la Journée chrétienne. Son union avec la Sœur Marguerite du Saint-Sacrement, une Carmélite du monastère de Beaune, est plus particulière encore. Il entre avec elle en « participation au mystère de l’enfance du Christ ». La Sœur a vu un jour, en oraison, l’Enfant Jésus pénétrant dans le cœur de M. Olier, et elle l’y adore comme en sa crèche. Olier lui écrit :

 

Je vous dirai que notre Enfant divin a bien voulu me faire cette grâce depuis notre départ, de me laisser en jouissance de sa personne en la société de sa servante Marguerite, qui l’adorait dedans la même crèche où elle le sentit le premier jour de notre vue, ce qui m’a fait connaître qu’il a le dessein de maintenir et perfectionner la grâce qu’il nous a faite. Il faut qu’il y ait communion de vie et de religion entre nous.

 

Avec d’autres âmes encore, Mme de Saujon 25, la Mère de Saint-Michel, il se sentira accordé mystiquement ; Dieu les lui associe « par union d’état ». Et il dira, réfléchissant sur ces liaisons qui jalonnent sa vie :

 

Dieu ne les fait que pour des desseins particuliers qu’il a sur certaines âmes, qu’il veut sanctifier mutuellement, soit par leurs prières réciproques, soit par des opérations et communications spéciales qu’il fait en elles, et dont il les veut rendre participantes, ou en agissant immédiatement en elles, ou en faisant passer ces grâces de l’une en l’autre. Il fait quelquefois ces unions spéciales parce que, en appelant quelques âmes à travailler ensemble à une même œuvre dans son Église, il les unit en lui, afin qu’elles y travaillent avec plus de courage et de perfection.

 

Il est facile de voir dans ces dernières lignes une allusion à ses rapports avec Marie Housseau. Dès qu’il a entendu parler d’elle, de son passé mystique, des faveurs que Dieu lui accorde, il a vu en elle une âme appelée à travailler à la même œuvre que lui. Vue intérieure, qui lui a caché, si je puis dire, l’extérieur du personnage, ce qui explique qu’il n’ait pas eu à son égard les préventions, les hésitations de certains de ses amis. Quand il la rencontre, tous les entretiens de cette femme, toutes ses préoccupations, ses « communications », lui font connaître qu’elle est guidée par Dieu, elle aussi, pour le dessein du séminaire. Et il ne s’étonne pas, dans son humilité, qu’elle ait, pour ce dessein, des lumières que lui-même n’a point : Dieu n’enseigne-t-il pas souvent les sages par des ignorants ? Il n’hésite donc pas à se mettre sous son influence et sous son conseil. Avec des précautions, certes, une prudence qui se défie de son propre entraînement, et qui transparaît, il me semble, dans ces lignes qu’il consacre aux unions spirituelles :

 

En quelque manière que Dieu le fasse, comme nous ne devons point désirer d’être appliqués à aucune autre œuvre qu’à celle que Dieu lui-même nous confie... nous devons être dégagés de tout désir de ces unions spéciales et particulières, ne les voulant qu’autant que Dieu les veut, et en la manière qu’il les veut, et dans les desseins pour lesquels il les veut 26.

 

Nous avons malheureusement peu de lettres de M. Olier à Marie Rousseau ; il vivait si près d’elle qu’il n’avait guère occasion de lui écrire. Mais quelques lettres suffisent pour nous montrer leur intimité. Quel appel à son aide maternelle, dans ce billet écrit sans doute dans un temps d’épreuves : « Si vous saviez le désir que j’ai de vous pouvoir voir, vous le désireriez aussi, par compassion... » Et cet autre : « Je ne puis assez vous remercier du bien que vous me faites en m’écrivant souvent. » Parfois il la salue très humblement, et se déclare son « petit serviteur ». Il l’écoute, « humilié, petit, obéissant, et recevant instruction de celle qui me représente la Sainte Vierge. » Parfois, au contraire, c’est lui qui reprend les droits d’un esprit supérieur ; il l’instruit à son tour : « Je lui parle en esprit de vigueur et de force, lui ordonnant ce qu’il plaît à l’Esprit de m’inspirer, et... je sens sortir de moi quelque grâce secrète qui la nourrit et la remplit, comme elle me dit souvent. » Échange de grâces, pour le bien commun : c’est toujours la « sainte loi » de ces unions ; et tout cela, à partir de la fin de 1641, sous le contrôle de leur commun directeur, qui approuve, mesure et conduit. Car, après la mort de Condren, Olier s’est mis sous la direction du P. Bataille, à l’instigation de Marie Rousseau. « C’est elle qui m’a fait connaître », écrit-il, « le directeur que mon bon Maître m’avait montré il y a quinze mois, et que je ne savais où trouver 27. » Désormais, le P. Bataille et, au-dessus de lui, Dom Tarrisse veilleront sur cette sainte amitié et en garantiront l’efficacité.

Une autre lettre nous montre encore M. Olier recourant à Marie Rousseau dans une circonstance grave de sa vie intérieure. Le 9 janvier 1641, sur un appel divin, il a voulu s’engager à un vœu de servitude totale à Jésus-Christ. M. Picoté, prudent confesseur, lui a conseillé de s’y préparer pendant un an. Il se soumet. Le 9 janvier 1642, il est décidé à prononcer son vœu. Il écrit à Marie Rousseau :

 

Madame, je vous prie trouver bon que j’aie le bien d’aller chez vous vendredi à midi, pour ne point dérober le temps de vos malades. Je serais bien aise que vous m’y fissiez la charité d’y pouvoir faire la collation, à cause que cc jour-là est la vigile d’un des plus grands jours de ma vie, étant celui dans lequel je me propose de faire un vœu de servitude à notre divin Maître et Seigneur Jésus-Christ, dont je vous parlerai et à quoi je vous prierai de m’aider...

 

Il va donc chez sa mère spirituelle à la veille d’un des « plus grands jours de sa vie » pour s’y préparer avec elle : quelle preuve plus certaine de leur intimité spirituelle ?

Tout, en cette femme, le frappe et le ravit. Il ne doute pas qu’elle soit toute proche de Dieu, « une âme de grâce qui a grande part au secret de l’Époux ». On s’étonne que Marie Rousseau ait des extases où elle paraît hors d’elle-même ? M. Picoté lui-même, qui la connaît bien, ne peut s’empêcher d’en être surpris, inquiet ? M. Olier le rassure :

 

Ce qui se passe en la personne dont vous m’avez écrit, et les états où elle se trouve après la sainte communion, ne vous doivent point mettre en peine ; car tout m’y paraît être de Dieu.

... Cet attrait puissant qu’elle dit qu’elle ressent, et qui l’enlève et l’attire hors d’elle-même, est un effet du grand amour de Jésus-Christ, qui ne se contente pas de s’unir à elle, mais qui voudrait l’attirer toute à lui seul... en sorte qu’il semble que par la force dont il l’attire... il la veuille séparer du corps.

... Et parce que cette pleine et parfaite possession de son Bien-Aimé est ce qu’elle désire plus passionnément... de là vient qu’elle se trouve ensuite toute languissante dans son corps et obligée de demeurer unie à ce fumier infâme... C’est pour cela que cette âme dit quelquefois : Je laisse mon corps comme un fumier derrière la porte, pour m’en servir quand j’aurai à faire. De là vient aussi qu’elle ne peut manger qu’avec peine, tant les viandes corporelles sont fades à son goût 28.

... Mais l’amour de Jésus-Christ n’en demeure pas là. Car j’ai remarqué ce qu’elle m’a dit quelquefois de ses dispositions, que non seulement il s’unit à elle dans la sainte communion et à l’oraison, en l’attirant à lui, mais qu’il la presse, comme pour la faire entrer en lui, afin qu’étant toute abîmée et devenue comme une même chose avec lui, elle ne se trouve plus elle-même, mais qu’il n’y ait plus que Jésus-Christ en elle. C’est pourquoi elle agit si purement, parce qu’elle agit en la vertu, en la lumière, en l’amour, en un mot en la personne de Jésus-Christ même. Et si après elle se trouve dans des états où elle se croit perdue, c’est que se voyant dénuée de ce puissant secours et ne ressentant que sa faiblesse, elle ne pense pas qu’elle n’est par elle-même que cette impuissance, cette langueur et cet aveuglement qui lui est resté en suite de cette soustraction.

 

Ayant reconnu en elle, comme il ressort de ce passage, des états de transe mystique, de possession divine bien assurée et certaine, pourquoi M. Olier se scandaliserait-il que Marie Rousseau ait en outre des lumières exceptionnelles, des « visions d’esprit » qui ne peuvent surprendre que des esprits fermés aux choses divines ? N’a-t-il pas vu lui aussi certains personnages inconnus lui apparaître, la Mère Agnès de Jésus, le P. Bataille et le P. Tarrisse, ou des âmes de défunts, Condren, saint François de Sales ? Ne voit-il pas souvent l’ange de la Mère Agnès ? « Ne me pouvant plus parler, elle m’envoyait à tout moment son auge. » Un jour, pendant qu’il chemine, l’ange fond sur lui « comme ferait un aigle », et se constitue son gardien et celui de son œuvre. Aux époques héroïques de l’Église (et ces hommes ont bien le sentiment d’en vivre une), tous les charismes semblent permis de Dieu.

Et quoi encore ? Ce symbolisme intrépide de Marie Rousseau qui transpose et transfigure tout, mêlant l’ordre naturel et l’ordre surnaturel avec une tranquille audace, pourquoi choquerait-il M. Olier ? Il en est coutumier lui-même. Nous l’avons vu, à trente-deux ans, choisissant sa place entre saint Ambroise et les Chartreux, dans une sorte de fresque où tout est image et symbole. Les ordres divins, les grâces divines, lui parviennent parfois sous des formes sensibles. Un jour, priant dans la sacristie d’une église de village, il voit le Dieu de l’Eucharistie sortir du tabernacle, sous les apparences d’un petit enfant lumineux, et pénétrer dans sa poitrine ; c’est pour lui un « instant de paradis ». Ailleurs, après avoir rencontré la sœur Marguerite du Saint-Sacrement, il lui écrit :

 

Huit jours après notre sortie de vous, étant au lieu de notre pèlerinage, comme j’offrais le divin sacrifice... votre âme sortit du saint ciboire pour entrer dans la mienne, en la manière qu’autrefois l’Enfant Jésus sortit d’un même lieu pour entrer dedans moi. Cette sortie se fit en un instant, et pénétra si intimement le fond de l’âme que je ne trouvai plus d’âme en moi, n’étant plus que vous-même...

 

Il est tout prêt, il me semble, à entrer dans le symbolisme d’une Marie Rousseau accumulant les figures, comparant Condren au Père éternel, M. Picoté au Verbe caché, elle-même à la Sainte Vierge. Un jour elle s’est vue, sur une échelle de lumière, et montant jusqu’au septième ciel. Olier n’en est point surpris : « Il me souvient avoir ouï dire à cette sainte âme, qui est le portrait de la Vierge et de l’Église, que Notre-Seigneur lui avait fait voir comme elle devait passer par-dessus tous les chœurs angéliques. » Nulle ironie, nulle réticence même : « Cette créature sera miraculeuse dans sa mort et après sa mort comme elle l’a été pendant sa vie. » Il faut bien voir que ce qui est pour nous outré, irrespectueux, dans cette transposition de l’ordre humain à l’ordre divin, ne l’est pas pour ces âmes : le symbolisme des mystiques n’est pas seulement figure de langage, jeu d’imagination, il est l’expression même de réalités surnaturel1es (comme les sacrements sont à la fois signes et véhicules de la grâce, qu’ils « contiennent et confèrent » autant qu’ils la représentent) ; c’est un symbolisme réaliste, si l’on peut dire. Est-il plus hardi que toutes les audaces de la pensée chrétienne, et en particulier, à l’époque dont il s’agit, de la pensée bérullienne, associant, accordant l’homme à la vie divine par la participation aux « états » de Jésus-Christ ?

Car, sans oser entrer dans un domaine qui me dépasse, puis-je dire que le mysticisme de Marie Rousseau, comme celui d’Olier, paraît tout imprégné de doctrine bérullienne ? Son journal, à vrai dire, est bien propre à la faire mal juger. Il donne d’elle une image déformée, presque une charge. Ces carnets d’oraison, d’une verbosité intarissable ; ces méditations-rêveries, zigzagantes, emportées par un vent d’Apocalypse, nous effarent... Il faut songer que ce sont là les épanchements d’une femme du peuple, inhabile à conduire et à ordonner sa pensée, même lorsqu’elle arrive à peu près à la tenir en main. Mais souvent, à l’évidence, Marie Rousseau ne gouverne plus ses réflexions 29 ; et c’est alors une course folle, divagante, à travers la théologie, la politique et la mystique – sans parler d’une espèce de gazette où l’Histoire s’inscrit en grosses vignettes populaires 30. Mais il ne serait pas juste de ne chercher dans ce journal que le fatras, ni même que les visions, encore que certaines aient été si précises et si vérifiées qu’il est difficile de nier leur origine surnaturelle. Non, il y a autre chose dans ces pages ; il y a une doctrine mystique, trop imaginative certes, trop entraînée dans la zone du « sensible », mais qui ne mérite pas d’être flétrie du terme d’illuminisme.

Marie Rousseau a connu, cela est certain, la quiétude, le dialogue silencieux de l’âme avec le Verbe, dans le secret où ne pénètrent plus les pensées et les images du monde. Sans doute, elle ne s’y tient pas longtemps ; elle retombe vite au « discours ». Elle n’est pas une mystique du silence – plutôt du bavardage ; ni du repos, mais de l’agitation. Là où d’autres perdent la parole, elle remplit treize volumes des pensées qui lui viennent en priant. Jeanne Absolu, perdue dans la ténèbre divine, se plaignait doucement d’être, devant les hommes, « comme une huche ». Marie Rousseau serait plutôt comme une torche, toujours ardente, d’où montent, parmi beaucoup de fumées, quelques éclairs. Elle passe aisément, rapidement, du plan de la contemplation obscure à celui de la vision fulgurante, du Dieu « sans corps ni figure » au tourbillon des images sensibles. Et son exubérance, sa loquacité même la rendent suspecte d’être demeurée dans une prière encore assez peu dégagée des créatures, assez éloignée des plus hautes demeures. Mais, derrière ce tourbillon, sachons voir les instants de repos où Dieu l’arrête en sa présence : ils ne sont pas rares, ils abondent même dans son journal :

 

Le samedi 11 janvier, à la Sainte Messe, adorant Dieu et disant : « Je vous adore, grand Dieu, par votre Fils, donnez-moi la force de toujours faire votre sainte volonté » ; étant perdue là-dedans, il me sembla que la grande troupe d’anges qui avait ordre de nous conserver s’est trouvée là, et la Sainte Vierge dessus l’autel, qui adorait Dieu dans tous ses mystères, à lui en demander pour nous la vertu. Et je lui disais : « Grand Dieu, je vous adore dans votre Éternité, j’adore et crois ce que vous avez fait de toute éternité. » Alors, étant arrêtée dans le silence de mon Seigneur, qui sait bien arrêter l’esprit et l’âme tout d’un coup sans qu’on le puisse empêcher...

 

Et ailleurs :

 

Je vis un tableau où la Sainte Vierge était dépeinte, et au-dessous était un tableau des trois Personnes divines... Comme j’aperçus cela, je me suis sentie dans une joie inestimable, des ardeurs si douces, un esprit si doux et si calme et si pur, ce n’était point mon esprit assurément, c’était un autre esprit.

 

Et encore :

 

À la sainte communion, la paix que je recevais en mon âme n’a jamais été si grande, car j’étais hors de moi, et me semblait que j’étais hors du monde. Et je n’y voyais rien que Dieu. Et… je voyais que l’âme qui communie et qui s’unit à l’âme du Fils de Dieu ne sont qu’un. Alors je voyais une très grande union de la divinité du Père avec l’âme du Fils, qui s’unissait pour l’amour d’une pauvre créature, et je voyais dedans une assurance que quand Dieu appelle une âme à cette connaissance, le monde ne la peut plus détourner, pourvu qu’elle se garde bien d’offenser Dieu. Pourtant, j’avais une grande crainte, me reconnaissant si faible, si petite et si chétive, croyant qu’il n’y avait personne qui ne fût meilleur que moi… Mais je croyais que si ces âmes avaient les grâces que Dieu me faisait, qu’ils feraient mieux que moi… et que sans les grâces j’aurais été plus méchante qu’eux.  Quand j’ai été revenue, j’ai été bien étonnée…

 

Ses extases étant fréquentes, elle avait pris la précaution de se faire toujours accompagner d’une Mme Remy, veuve comme elle, et qui partageait son foyer. Celle-ci, au besoin, la retenait de tomber « au moyen d’un ruban qu’elle lui passait au bras ». Mais elle faisait effort elle-même pour ne pas se donner en spectacle :

 

Je vis que si je continuais davantage, je pourrais choir. Alors je dis : « Mon divin Amour, je vous prie que je ne tombe pas à cette heure », car il y avait une grande compagnie qui me connaissait. L’on me dit : « Aujourd’hui tu ne tomberas pas... » Là me fut révélé que cela me reprendrait plus souvent, ce qui m’a fort affligée, et toute la journée je sentis de grandes douleurs intérieures ; cela se fait comme quand vous voyez deux personnes qui s’aiment fort et qui ont grande passion de parler, si on vient à les en empêcher, ils en deviennent grandement tristes et fâchés. Mais l’amour de Dieu rend bien plus triste, parce que c’est un amour si pur et si fidèle et si doux que cela fait que l’âme souffre quand on l’interrompt ; elle souffre de si grandes douleurs au corps que l’on ne saurait penser.

 

Elle a connu, en effet, semble-t-il, toutes les souffrances intérieures des mystiques, avec leur pénible retentissement sur le corps :

 

Tout le long du jour, ce n’a été qu’un feu qui me brûlait le cœur et tout le dedans du corps. Je ne pouvais vivre que je ne songeasse à la bonté de mon Dieu qu’il a toujours eue pour ses créatures. Il fallut que j’allasse l’après-dînée chercher quelques églises, je ne pouvais vivre si je ne cherchais pas celui que mon cœur aimait.

 

Et surtout elle s’est associée intérieurement aux souffrances du Christ pour les pécheurs. Son oraison l’entraîne sans cesse au Calvaire. La mission que Die  lui a inspirée pour la rédemption de son quartier, elle l’a remplie mystiquement pendant des années, avec un courage digne du plus profond respect. Pâtir, souffrir, pour « l’assistance des âmes », s’unir à la Passion du Christ et aussi à celle de la Vierge, tel a été vraiment son rôle pendant vingt ans, rôle probablement plus important que l’autre, pour l’accomplissement de l’œuvre à laquelle elle s’était vouée. Je ne puis m’empêcher de citer encore quelques lignes, où cette immolation paraît dans sa pureté :

Après une nuit de grandes douleurs intérieures,

 

la Vierge s’apparut à moi par une vue intellectuelle, me faisant concevoir que Dieu fait passer quelquefois dans l’âme des lumières que l’âme même ne peut pas discerner, parce qu’il se cache pour prendre plaisir tout seul dans l’âme, et la rend en tel état qu’elle ne désire point savoir ce que Dieu fait en elle 31 ; c’est assez qu’elle sent que Dieu la tient, elle ne sent aucune curiosité de rien savoir, et elle dit en soi : « Mon cher Amour, Vous faites de moi ce que Vous voulez, mais... il est impossible de rien cacher à une âme qui Vous aime. » Voilà cc qui s’est passé en toi cette nuit pour l’assistance des âmes. Mais là-dessus mon âme languissait, voyant un grand travail pour ce règne ci-présent... Ce grand Dieu me tenait en tel état que je pensais quelquefois être comme morte ; mais après je n’y pensais plus, parce que l’amour du prochain surpassait les douleurs...

 

Il y a là, dans les profondeurs de l’âme, loin du brillant mirage des visions où peut se glisser l’illusion, la vraie, la pure veine mystique de cette femme. M. Olier ne s’y trompe pas. Quand elle lui révèle ses peines intérieures, il lui écrit :

 

Je vois bien le fond inconnu de la peine que vous portez. C’est l’effet du progrès de la divine parole en vous... Il faut être à Dieu pour être spectateur de son visage, sans y avoir de part que celle de la croix. Notre-Seigneur et sa très sainte Mère ont dedans la vie future toute la joie et la gloire de leur travail, et ils ont eu en la vie présente la peine du siècle et du démon ; ce à quoi il faut être soumis pour y communiquer entièrement.

 

« Pour y communiquer entièrement » : Marie Rousseau s’est assimilé cette doctrine, et elle y rejoint, comme je le disais, nos grands maîtres, et Bérulle en particulier. Les « points » de son oraison sont toujours sur la fête du jour ou la liturgie du temps ; elle y médite les évènements, les mystères de la vie du Christ ou de la Vierge en essayant de s’en « appliquer la vertu », de participer aux états du Christ et de sa Mère. (Le mystère, c’est l’aspect intellectuel ; l’état, c’est plutôt l’aspect cordial et affectif. Il s’agit moins de comprendre que de s’unir par le cœur ; moins d’imiter le Christ comme un modèle extérieur à nous que de prendre part à sa vie intérieure.) Sa dévotion à la Vierge, qu’elle doit probablement à l’influence de M. Olier, est encore plus purement bérullienne ; elle médite sans cesse sur « l’intérieur » de Marie, pour avoir les mêmes pensées qu’elle :

 

Comme j’apprenais l’intérieur de la Sainte Vierge pendant les noces de Cana, et ce que nous devons faire en chaque jour de la sainte Évangile, qui a autant de vertu à présent qu’alors 32...

... Je voyais la Sainte Vierge qui priait le Saint-Esprit qui lui communiquait ses secrets, pendant que les juges délibéraient pour faire mourir Jésus...

 

Elle ira jusqu’à dire :

 

La Sainte Vierge m’a conservé la grâce de me communiquer les entretiens de quelqu’une de ses oraisons.

 

Ainsi, cette « participation » va jusque-là : Marie Rousseau reprenant les entretiens de la Vierge avec Dieu... Vous vous récriez ? Mais alors écoutez M. Olier. Un jour de la fête de la Conception de la Vierge :

 

la bonté de Dieu me fit voir les sentiments et dispositions de cette belle âme au moment de sa conception. Je la vis en effet, non comme autrefois en son extérieur, mais en son divin intérieur, qui est inconcevable ; et Dieu me la montrait toute en lumière et en feu, et se donnant perpétuellement à lui. Et Vous ne vous contentiez pas, ô mon Dieu, de me la montrer ; mais Vous me fîtes le bien de plonger mon âme dans la sienne, et la rendre participante des mêmes sentiments que j’avais admirés chez elle.

 

Écoutez Bérulle, Gibieuf, Condren disant à ses prêtres : « Vous n’êtes pas à l’autel membres de Jésus-Christ seulement, mais vous l’êtes en même temps de la Sainte Vierge ; vous devez donc vous oublier vous-mêmes pour être ce qu’ils sont. »

Bien loin de la soupçonner d’illusion et d’orgueil, Olier admirera cette contemplation de Marie Rousseau comme une faveur rare :

 

Ayant à parler de Marie Rousseau, j’ai à parler de l’âme la plus gratifiée de vos dons, de vos lumières et de vos secrets, de toutes celles qu’il Vous ait plu jusqu’à présent de manifester à votre Église... Ce qu’elle a vu et écrit surpasse tout ce qui est imprimé par les personnes de son sexe, comme le jour passe la nuit... C’est assez de dire qu’elle a vu tout l’intérieur de la Sainte Vierge depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort. Elle a vu ses pensées, ses sentiments, ses occupations intérieures. Ô mon Dieu, quel bonheur de savoir maintenant ce qui s’est passé il y a tant de siècles, et cc qui se passe encore dans ce cœur admirable et adorable de Marie !... Que nous la servions, que nous l’aimions plus que jamais, puisque ces nouvelles lumières que Vous nous donnez nous y obligent.

 

Que cette sublime doctrine de la « participation » ne soit pas sans dangers ; qu’une femme à l’imagination impétueuse n’y ait pas toujours distingué les états surnaturels des rêveries humaines, on ne saurait s’en étonner. À force de méditer sur le rôle de la Vierge dans notre salut, de s’unir à son « travail dans l’Église », de penser aussi qu’il se continue, et que « de siècle en siècle Dieu renouvelle les mystères quand Il veut faire de nouvelles œuvres dans l’Église », il est certain que Marie Rousseau en est venue à penser que la Vierge était présente par sa vertu, sa grâce, parmi les jeunes apôtres qui renouvelaient le clergé de France, et qu’elle-même, en recevant son esprit et en le communiquant, est devenue sa collaboratrice, son double en quelque sorte : à la fois le signe visible et l’instrument de son action. Elle appelle Saint-Sulpice une Jérusalem ; Olier lui est figure de Notre-Seigneur ; elle-même recevra « la lumière qu’a reçue la Vierge pour servir Jésus-Christ en son Église ».

À ceux qui trouveraient choquante cette idée de son personnage, je ne vois rien à dire. Il faut pourtant essayer de la comprendre. C’est d’abord, il me semble, une transposition mystique, guère plus hardie à tout prendre que beaucoup d’autres 33 ; il importe seulement qu’elle engendre l’humilité, et non l’orgueil. Sur le plan psychologique, où je veux rester, c’est, chez Marie Rousseau, audace d’imagination, plutôt qu’exaltation et turgescence du moi. La folle du logis a enfourché ce grand rêve, et, portée sur les ailes de la prière, du symbolisme, de la poésie biblique, elle galope jusqu’au plus profond des cieux, parmi les rayons entremêlés des vraies et des fausses lumières. Mais, quand elle redescend, on est surpris de voir que l’humble chrétienne n’a pas perdu pied, qu’elle travaille pour le règne de Dieu et non pas pour elle-même, et qu’elle ne veut être que la servante du Seigneur dans ses grands desseins. « Vous ne devez pas vous estimer de votre personnage », lui a dit la Vierge ; « il n’est qu’une figure, et vous n’êtes qu’une ombre ». Et elle le croit sincèrement ; d’abord parce que dans la lumière divine elle voit son néant, comme tous les mystiques ; et puis parce qu’elle a gardé un bon sens populaire qui ne s’en fait pas accroire, et qui s’étonne toujours de voir « la miséricorde de Dieu se servir d’une pauvre pécheresse pour... lui foire voir en esprit et par lumière des choses merveilleuses et importantes au salut ».

 

Et si moi, indigne, je parle des prélats de l’Église, des rois, des princes, et de plusieurs personnes publiques que j’honore en toute humilité et respect comme Dieu me le commande, ce n’est pas pour juger d’eux ni les blâmer, ni même pour les juger selon mon sens ou affection humaine, mais j’écris simplement les lumières telles qu’il plaît à la divine miséricorde me les donner, sans même que je les puisse bien concevoir à cause de mon ignorance. Je prie le dévot lecteur de suppléer charitablement à mes défauts, me soumettant en tout et partout à la foi et la doctrine de notre mère la Sainte Église.

 

Elle sait, au reste, que son rôle, si grand qu’elle le conçoive, doit demeurer entièrement obscur et caché :

 

Prends bien garde à ce qu’on t’a commandé, de te retirer, te cacher, et d’être toujours bien pure devant Dieu… Et dans ce retirement, je vis que Dieu s’était servi de moi pour prier pour la France.

 

Prier pour la France : oui, ç’a été vraiment la grande passion de cette femme. Son mysticisme est foncièrement altruiste. Le souci du prochain, l’amour des âmes, c’est là encore ce qui l’a préservée de dérailler. Qui songe sans cesse aux autres ne songe pas à soi-même. Elle a quelque part ce beau mot : « Quand nous nous regardons, nous ne voyons pas la lumière. » Rapprochons-le de cet autre, qu’elle applique aux apôtres tentés de s’occuper encore de leurs intérêts : « Pour ceux-là, il n’y aura pas de remède, tout étant jugé à l’amour 34. » Ces mots-là, et quelques autres, sont des pépites d’or pur ; ils doivent faire oublier le torrent de scories que roule sa prose désordonnée.

Et tout cela, sans doute, compose un personnage singulier, difficile à saisir. Des exubérances d’imagination qui la feraient prendre parfois pour une toquée ; une pénétration, un sens des choses divines qui l’ont rangée, au moins pour une heure et pour une œuvre déterminée, parmi ceux qui deviennent, suivant le mot de saint Paul, des adjutores Dei. D’autre part, comment oublier que cette visionnaire sut mener, et fort bien, ses tâches humaines : un ménage, un commerce, des enfants, des charités incessantes ; qu’elle devait avoir une conversation attrayante, puisque tant de gens de valeur et de vertu venaient s’entretenir avec elle ; qu’elle avait même sans doute un esprit de finesse, car elle a fort bien jugé, avec sûreté, avec adresse, tous les hommes qui l’ont approchée ? Elle-même, comment se faisait-elle juger ? D versement sans doute ; et nous a vous vu que plusieurs se montrèrent incrédules ou hostiles. Mais sauf un, je crois, M. de Bassancourt, tous se virent contraints de lui rendre une justice tardive. Des religieux qui la dirigèrent, aucun qui ait paru se lasser d’elle ; et tous se portèrent garants de sa santé mentale et de ses grâces intérieures. Faut-il être plus difficile que les juges compétents ?

Mais le témoignage capital sur Marie Rousseau reste relui de M. Olier. Nous avons vu qu’il était sans réserves, sans ombres, chaleureux même au point d’avoir besoin d’être expliqué. Cette mise au point faite, comment récuser un tel juge ? Je citerai encore un passage, aussi net que les autres, et curieux parce qu’on y voit le jugement d’un mystique sur un autre mystique ; quel profane se mêlerait de le contester ?

 

Le lundi de la Pentecôte 1641, cette sainte âme acheva de mourir spirituellement. La sagesse de Dieu voulut attendre sa mort spirituelle pour me donner à elle, pour accomplir le mystère de saint Jean envers la Sainte Vierge – car, quoiqu’il eût été donné à cette grande princesse pour la servir, ce ne fut qu’après que Notre-Seigneur l’eut quittée sur la terre que saint Jean resta fidèlement lié au service de la Sainte Vierge. Donc, pour être l’image et la figure entière de cette liaison, il fallait attendre le jour de la Pentecôte. En effet, Notre-Seigneur en ce jour me donna à elle, en m’inspirant depuis des sentiments d’honneur et de respect si grands que je ne pense pas que saint Jean honorât davantage la Sainte-Vierge à proportion de son état.

Aussi, dès ce même jour, notre bon Dieu lui donna pour moi de vrais sentiments de mère vers son enfant...

Alors, deux choses me furent intérieurement enseignées : savoir, la première... et en second lieu que Dieu m’appelait avec cette sainte âme et m’unissait à elle pour travailler conjointement avec elle à son Église, si bien que je me voyais après toujours avec elle, traitant des affaires de Dieu et du prochain. Ces unions et liaisons divines sont admirables en ce point que l’on ne sent aucune attache de l’un à l’autre, étant prêts à ne se voir jamais au moindre ordre de Dieu ; et cela se passe dans une telle pureté qu’il n’y a ni sentiment ni sensibilité quelconque... Ainsi Notre-Seigneur et la Sainte Vierge s’aimaient en esprit, et par l’opération du Saint-Esprit.

 

Voici définie dans toute sa force cette maternité spirituelle de Marie Rousseau à l’égard d’Olier. Pas plus qu’il n’en a fait mystère, il n’y a lieu pour nous de la voiler.

Et voici, d’autre part, justifiée la prodigieuse conception qu’eut cette femme de son rôle spirituel :

 

L’on dirait que tout se fait pour elle de nos jours, et que tout ce que Notre-Seigneur a de serviteurs en ce temps ne soient que pour servir et pour aider à accomplir en elle des mystères divins où elle est appelée, à savoir, être l’idée parfaite de la Très Sainte Vierge, autant qu’elle peut être représentée sur la terre, par les voies communes de la Providence. C’est ce que j’admire tous les jours, et devant quoi je suis obligé de m’anéantir et de m’abîmer.

 

Saintes audaces de ces âmes toutes surnaturelles !

 

 

III

 

En quelques mois, le séminaire se remplissait : de jeunes abbés, des prêtres, des moines, des docteurs de Sorbonne, se rassemblaient rue Guisarde. Des missionnaires même venaient s’y former, comme l’avait prévu Marie Rousseau.

Le clergé de la paroisse retrouvait zèle et dignité, l’église Saint-Sulpice devenait un exemple pour les autres paroisses de Paris. Marie Rousseau, tous ses désirs accomplis, pouvait rentrer dans l’obscurité.

Elle n’y manqua pas, et son effacement donne la preuve tangible de son humilité. Rompant tous liens avec l’œuvre du séminaire, dont elle avait protégé le berceau, elle se renferma dans les œuvres paroissiales, selon que M. Olier lui demandait son concours.

Elle continua ses charités : dans sa maison de la rue des Canettes, le Frère Jean de la Croix déposait les provisions nécessaires à l’entretien de près de trois cents familles pauvres du quartier. Mais elle s’intéressait particulièrement au sort des enfants du peuple : instruction, préservation, placement. Elle fut l’une des trois directrices choisies par M. Olier pour la fondation Le Bret : des Petites Écoles qu’on ouvrit au quartier des Incurables.

Mais elle avait compris qu’un petit bagage d’instruction n’était pas tout ce qu’on devait à l’enfant. À l’école il fallait faire succéder le patronage, à l’âge dangereux de la vie. Elle demanda qu’on fît un grand ouvroir pour les filles sorties d’écolage, où on leur apprendrait « quantité de petits métiers », et où on leur assurerait un bon placement. Approuvée par son pasteur, elle se consacra à la fondation de la Maison de l’Instruction. Ses économies n’y pouvaient suffire ; elle quêta les grandes dames du quartier pour assurer des rentes à la fondation. Puis elle choisit et rassembla des maîtresses. Elle les appela d’abord Filles de la Très Sainte Vierge, puis Sœurs de l’Instruction chrétienne, titre plus précis, et qui fut définitivement approuvé 35. Elle avait commencé l’œuvre modestement, dans sa propre maison de la rue du Vieux-Colombier. L’extension qu’elle prit l’obligea à la transférer rue du Gindre. Elle en était à la fois la directrice et la trésorière ; mais elle ne voulait aucun titre d’honneur, et la première des maîtresses ne portait elle-même que le nom de Sœur aînée. Des règlements de l’œuvre furent approuvés par l’Abbé de Saint-Germain des Prés, en 1657, et confirmés par Lettres patentes du Roi. Elle était fort bien conçue ; beaucoup de femmes charitables s’y intéressèrent ; on s’accordait à dire que le bien fait aux jeunes filles du quartier était considérable.

Marie Rousseau avait obtenu d’avoir une chapelle dans la maison. Mais – ici se marque encore son désintéressement, et le désir d’aider à la paroisse sans lui nuire – on n’y disait que des messes basses, « sans sonnette ni communions » – et le Saint-Sacrement n’y demeurait point.

Elle acheva dans le gouvernement de cette maison sa longue vieillesse, active jusqu’à plus de quatre-vingts ans. Ses enfants, qu’elle avait bien établis, n’avaient plus guère besoin d’elle ; pourtant, toujours équitable et faisant sa part à la sagesse humaine, elle ne voulut pas qu’ils pussent dire que les charités de leur mère leur avaient fait tort, et son testament, fait en 1672, partageait ses biens entre eux et la communauté de l’Instruction chrétienne. Elle mourut le 1er août 1680, vénérée de tous. Elle avait demandé à reposer dans la chapelle de la communauté ; mais le curé de Saint-Sulpice voulut que celle qui avait tant travaillé pour la paroisse eût l’honneur d’être inhumée dans l’église. Son corps fut déposé dans un caveau attenant à la chapelle basse de la Sainte Vierge.

C’était justice. Comme Jeanne d’Arc avait eu au cœur la grande pitié du royaume de France, Marie Rousseau, pendant vingt ans, avait porté dans le sien la grande pitié du faubourg et de la paroisse. Et Dieu, toujours indifférent aux instruments dont il se sert, avait choisi cette humble aussi pour lui donner une mission surnaturelle. Étrange destinée, sans doute, sur le plan humain. Mais l’histoire religieuse de la première moitié du XVIIe siècle est riche en figures extraordinaires et en évènements surprenants : c’est vraiment un temps « fertile en miracles ». Dans le recul du passé, elle apparaît comme une fresque splendide, d’une vie et d’un relief saisissants. Marie Rousseau fait partie d’une époque qu’on peut bien dire apostolique, où l’Église naît à nouveau, dans une atmosphère chargée de surnaturel. Ses visions, son prophétisme, son personnage spirituel, tout cela n’étonne plus quand on le rapproche d’autres histoires d’alors : celle des Carmélites, des Ursulines, celle des missions du Canada, qui semblent des chapitres de Légende dorée. Marie Rousseau, lisant dans l’avenir et recevant de Dieu les prémices d’une grande œuvre, s’avance, parmi beaucoup d’autres figures, dans un printemps religieux tout illuminé de merveilles.

 

 

Paul RENAUDIN.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en mars, avril et mai 1939.

 

 

 

 



1  On comprend d’ailleurs assez bien celle vigilance. Improprement appelés Mémoires, ces cahiers de M. Olier comprennent d’abord une brève revue de sa vie, écrite pour le P. Bataille quand il se mit sous sa direction ; puis une suite de notations journalières, où sont consignées des pensées, des oraisons, des rêveries, des songes môme. Confidences d’une part, destinées à son seul directeur, improvisations d’autre part, jamais mises au point : il serait facile d’abuser de ces notes pour construire une image de M. Olier qui le trahirait.

2  Il a même fallu presque la défendre. M. Icard a cru devoir écrire une longue brochure sur les relations de M. Olier et de Marie Rousseau : Explication sur quelques passages des Mémoires de M. Olier. Il n’a pas eu de peine à démontrer que cette « liaison de grâce » fut d’une parfaite pureté spirituelle, et qu’elle répondit à des vues providentielles. Nous verrons, au cours de cette étude, qu’elle n’en courut pas davantage le reproche d’illusion ou de naïveté. M. Icard admet seulement que l’un et l’autre ont pu se tromper ensemble sur certaines révélations particulières ; mais il n’en compare pas moins l’union de ces deux âmes avec les plus illustres de l’histoire de l’Église : François et Claire d’Assise, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, Vincent de Paul et Mlle Legras.

M. Faillon, dit-on, recommença sa Vie de M. Olier lorsqu’il eut connaissance des Mémoires de Marie Rousseau, estimant qu’il n’avait pas assez marqué l’influence et l’action de cette femme sur l’œuvre d’Olier.

3  Marie Alvequin, une Bénédictine de Montmartre, passait aussi pour une voyante. « Les plus grands hommes de son siècle se faisaient une douce consolation d’entrer dans ses conseils et de participer à ses lumières » (Marivaut, cité par H. Bremond, t. II, p. 457). M. Bremond nous a montré plusieurs fois « l’élite chrétienne de celle époque, insatiable dans son désir d’approcher les amis de Dieu ».

4  Voir en particulier le tome II des Mémoires, pp. 33, 48-51, 57, 223, 251, 366, 425, 482-483. Au tome VI, pp. 89 à 107.

5  « J’avais fort hâte de me confesser, écrit-elle un jour, pour pouvoir m’en aller, craignant de souffrir quelque réprimande de la part d’un mari qui me tenait de court, et auquel je voudrais à présent avoir encore mieux obéi, car qui obéit à son mari, excepté de choses illicites, obéit à Dieu, le mari étant le Dieu de la femme pendant qu’ils sont ensemble. » (14 décembre 1642.)

6  Le quartier n’en manquait pas. Il y avait d’abord la grande Abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; la vieille église Saint-Sulpice, Saint-Nicolas du Chardonnet, les Grands et Petits-Augustins, les Carmes de la rue de Vaugirard, le noviciat de Jésuites de la rue du Pot-de-Fer, et combien d’autres ! On s’aperçoit, dans ses Mémoires, que Marie les a fréquentées toutes.

7  Les échevins et le prévôt des marchands avaient justice sur la rivière et les ports ; le faubourg en était séparé précisément par la porte de Bussy et la porte de Nesles.

8  Dans la rue des Marais, « un nommé Le Vicomte louait plusieurs appartements pour servir d’asile assuré aux sectaires qui venaient de Genève ou d’Allemagne à Paris » (Dom Félibien, Histoire de Paris).

9  Sur un emplacement plus étendu que celui de l’actuel marché Saint-Germain. Le roi Louis XI, en 1482, avait accordé à l’Abbé et aux religieux de Saint-Germain des Prés, « en considération des pertes qu’ils avaient faites dans les guerres des Anglais et les divisions du royaume », une foire franche qui devait durer huit jours. Elle subsistait donc depuis plus d’un siècle et prenait d’année en année plus de vogue et de développement ; mais la franchise au profit de l’Abbaye ne durait toujours qu’une semaine.

10  L’année 1609 avait vu naître les « Académies de jeux », funestes « au règlement des mœurs et au bien des familles ». On y voyait « des fils d’avocats, de jeunes financiers, et même des marchands, jouer des pistoles comme leurs pères auraient joué les sous au temps de François Ier... Une seule maison destinée à cet usage fut louée 1400 livres pour les quinze jours que devait durer la foire. Aussi disait-on qu’il y avait dans ces mêmes maisons de jeux de grands cabinets qui se louaient des pistoles par heure ; tant la licence était effrénée et les mœurs corrompues » (Dom Félibien).

11  Elle avait alors un territoire étendu, qui comprenait les paroisses actuelles de Saint-Thomas, Sainte-Clotilde, Saint-François-Xavier, Notre-Dame des Champs : près de deux cent mille âmes, dit-on. La plus peuplée de Paris, elle était aussi « la plus déréglée ».

12  Histoire des quatre Évêques compromis dans la cause de Port-Royal. L’un de ces jeunes gens était Étienne-François de Caulet, plus tard évêque de Pamiers.

13  Mais, en janvier 1641, il y a déjà entre eux une amitié spirituelle. Marie Rousseau en parle avec naïveté : « Le dimanche, demandant à Dieu la pureté de vie, l’on me dit : « Tu iras aujourd’hui aux Augustins. Cette personne s’y trouvera (M. Olier), prends bien garde à ne lui guère parler, parce qu’il t’aime trop ; sois modeste. Ce n’est pas qu’il y ait du mal en lui, mais l’amitié est trop grande. » Ceci est arrivé l’après-dînée, où l’on me faisait voir qu’il fallait vivre avec tout le monde en l’esprit de séparation de la nature, me faisant voir ce prestre qui commençait à m’aimer, où je voyais qu’il y a grand péril d’amour spirituel. »

14  Je suppose un psychiatre penché sur le « cas » de Marie Rousseau. Ne dirait-il pas que tout ce prophétisme s’explique par divers mécanismes psychologiques ? Une femme, obsédée par l’idée fixe de ramener Dieu dans « sa terre », renseignée d’ailleurs sur les projets qui sont dans l’air par beaucoup de personnes averties, greffe sur son désir intérieur toutes sortes de rêveries, imagine à l’avance mille réalisations, dont quelques-unes se trouveront justes, et feront figure de prédictions. Sans le savoir, elle capte tous les indices, toutes les ébauches de l’œuvre qui se prépare ; avec la souplesse et le vague de l’imagination féminine, avec la complaisance du symbolisme, qui se prête à toutes les interprétations postérieures aux faits, elle fait de la mythomanie sur des données réelles, elle mêle les « visions » aux anticipations naturelles, elle insère l’avenir dans le présent : bref, elle se trouve, de bonne foi, avoir vu, parmi beaucoup d’autres, quelques-uns des évènements qui se réaliseront. Les fausses prophéties tomberont d’elles-mêmes ; on les oubliera.

Cette explication, qui pourrait être juste en soi, n’est nullement confirmée par l’examen attentif des journaux de Marie Rousseau. C’est, assurément, une femme obsédée par une idée, à laquelle elle ramène sans cesse, par tous les chemins, sa méditation quotidienne. Mais elle écrit sa méditation le jour même ; la vision précède donc toujours les faits (parfois de plusieurs années), et, sauf pour quelques allégories forcément assez vagues, il n’y a pas accommodation postérieure. En outre, si le journal contient nombre de divagations, les prévisions se rapportant à des faits extérieurs sont peu nombreuses, et nullement dispersées sur différentes lignes : toutes au contraire, ou à peu près, concentrées sur l’œuvre de Vaugirard et celle de Saint-Sulpice, dont elles annoncent les différentes phases. Je laisse de côté les prédictions politiques, beaucoup plus mêlées et suspectes. Sur le plan religieux, la voyante n’a vraiment vu que ce qui allait se passer, et ce qui avait de l’importance. Elle n’a jamais égaré les ouvriers ; d’un bout à l’autre elle a été pour eux de bon conseil, même à l’encontre d’avis qui semblaient plus autorisés. Il est assez singulier, en effet, de voir une femme qui, d’après son journal, ne paraît pas toujours de bon sens, ne jamais dérailler sur l’objet propre de sa mission. Mais il faut bien le constater, et c’est ce qui rend plus précaire une explication de psychologie purement naturelle. L’œuvre de Marie Rousseau apparaît au contraire comme le témoignage de l’action de Dieu en elle, le fruit d’une « sagesse » mystique qui dépasse ce qu’on pouvait attendre de la nature.

15  C’était alors le P. Bataille, Bénédictin de Saint-Germain des Prés.

16  C’était le fils de M. Laisné de la Marguerie, Conseiller d’État, qui était depuis longtemps le protecteur et le conseil de Marie Rousseau.

17  Charles Picoté, l’aîné des futurs Sulpiciens, était né en 1597, et prêtre depuis 1626.

18  Antoine Raguier de Poussé, futur curé de Saint-Sulpice.

19  « Comme elle recevait de grandes grâces extraordinaires... j’appréhendais ses voies extraordinaires. Le P. de Condren m’avait fait tant de leçons sur les voies qui s’éloignent du commun que toute ma vie la crainte de l’illusion est demeurée dans mon esprit, et que j’ai fui les gens qui passent pour extraordinaires comme on évite les pestiférés. J’avais donc de la peine à faire renaissance avec elle ; néanmoins, M. Picoté et M. Olier me pressant de la voir, j’allais chez elle, quoique en souhaitant de ne pas l’y rencontrer ; et il arrivait qu’elle n’y était jamais, de quoi j’étais bien aise. Enfin, après quelques mois, elle s’y trouva, et me dit que toutes les fois que je m’étais mis en chemin pour aller chez elle, Dieu lui avait fait connaître qu’il voulait qu’elle sortît : ce qu’elle avait fait fidèlement. Je sais par expérience qu’elle connaissait les choses occultes ; car un jour elle m’avertit qu’une conférence que j’avais préparée et mise par écrit, pour la faire à nos ecclésiastiques, et que personne n’avait vue, était trop forte et relevée ; me marquant de quelle manière je devais l’adoucir. Je puis dire que j’ai vu en elle une très grande humilité, et une fidélité exacte à sa manière de vivre, n’y ayant jamais reconnu tant soit peu d’intérêt. »

20  « Ils donnaient charge à quelque confesseur de se mettre auprès de moi et avoir l’œil sur moi, de peur que je ne fisse quelque faute contre l’honnêteté. »

21  La rue du Gindre était le début de l’actuelle rue Madame.

22  Tome II, pp. 126 et 222.

23  Les lettres de M. Olier à la Mère Agnès de Jésus sont assez nombreuses ; on y voit cette liaison spirituelle en action.

24  Le P. Grou, dans L’Intérieur de Jésus et de Marie, y revient à divers chapitres. Il y voit une image de l’union de Jésus à son Père, qui produit dans les âmes « une parfaite correspondance de sentiments, un transport et une communication de leurs grâces, et une sainteté proportionnée au degré de leur union avec Dieu ». Il dit qu’elles sont « soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement fidèle de part et d’autre ».

25  Voir E. Lévesque, Lettres de M. Olier, lettres 224, 236, 251, 303, 326, 332. Certaines lettres à Mme de Saujon montrent, une fois encore, combien Olier ne craint pas d’exprimer avec vivacité des impressions intérieures, des grâces ressenties. Ainsi, dans une lettre de juin 1653, il écrit : « Notre divin Maître... m’a fait une miséricorde ce matin, que j’espère qu’il me continuera le reste de ma vie : c’est de me rendre sensiblement présent à votre esprit pour me tenir uni à votre intérieur et pour porter en vous et avec vous vos peines.

« C’est, ce me semble, la grâce la plus heureuse, la bénédiction la plus grande, la consolation la plus solide, la justice la plus équitable, l’obligation la plus raisonnable, la charité la plus souhaitable, en un mot le bien le plus universel qui me pût arriver, et qui peut-être me soit jamais arrivé en ma vie. »

Cette chaleur d’expression surprend un peu ; il n’y a pourtant aucune raison de la soupçonner d’insincérité ou d’hyperbole. C’est plutôt réaction très vive aux émotions intérieures. Il faut tenir compte de ces petits indices psychologiques pour apprécier avec justesse les termes dans lesquels M. Olier a parlé de Marie Rousseau.

26  M. Tronson, dans L’Esprit d’un directeur des âmes d’après Olier, dépeint assez bien ce que dut être l’attitude d’Olier dans ses rapports avec Marie. « Pour converser avec les personnes de grande sainteté, avec lesquelles Dieu nous donne quelque union particulière, il disait qu’il ne le fallait jamais faire qu’avec une pureté d’esprit et de cœur extraordinaires... Souvent, disait-il, on est ravi d’aller les visiter et de s’entretenir avec elles, pour savoir ce que Dieu opère en elles, pour trouver quelque satisfaction propre que l’on goûte dans leur conversation, pour céder à quelque petite vanité secrète qui nous porte à parler de choses relevées : alors on sort de la voie de pureté que Dieu demande, et on arrête le cours de ses communications et de ses saintes opérations. » Tout cela, il me semble, est l’écho direct d’une expérience.

Si l’on veut saisir, par une comparaison, l’authentique aloi de cette liaison de M. Olier avec Marie Rousseau, qu’on la rapproche, par exemple, de celle qui s’établit entre le P. de la Combe et Mme Guyon. En apparence, les commencements en sont les mêmes. « Sitôt que je vis le Père, écrit Mme Guyon, je fus surprise de sentir une grâce intérieure, que je puis appeler communication, et que je n’avais jamais eue avec personne. Il me sembla qu’une influence de grâce venait de lui à moi par l’intime de l’âme et retournait de moi à lui. Cette union... me parut toute nouvelle, n’ayant même jamais ouï dire qu’il y en eût... ». Mais bientôt cette liaison prend tous les caractères d’un sentiment incontrôlé, aveugle, remis au subconscient. Il y a suggestion réciproque, en même temps qu’autosuggestion ; le Père, tout en croyant diriger sa pénitente, tombe dans une sorte de servitude ; Mme Guyon, tout en se disant passive sous l’Esprit de Dieu, impose sa personnalité ; leur histoire devient celle d’un mauvais ménage où ils sont « une croix l’un pour l’autre », sans pouvoir cependant ni se déprendre ni se passer l’un de l’autre. Leurs intentions peuvent demeurer pures, et leur moralité sauve : leur commerce n’en devient pas moins un de ces sentiments non gouvernés par la raison, où l’automatisme, avec son cortège d’illusions, de misères et de tares, prend le rôle prépondérant. – Aucun, absolument aucun de ces caractères suspects, dans le cas qui nous occupe.

27  À deux reprises, il avait vu en esprit celui qui devait remplacer pour lui le P. de Condren. « Quoique ces visions, dit M. Monier, ne lui eussent pas fait connaître son nom, elles avaient tellement imprimé dans son souvenir l’aspect de la personne qu’il ne put s’empêcher à leur première rencontre de s’écrier : « C’est lui ! » Se présentant à moi, je le vis tel qu’il m’avait alors paru ; mais ce fut avec une telle joie intérieure et une telle confiance que je ne pus retenir mes larmes. »

28  Elle vivait parfois, en effet, presque uniquement du pain eucharistique.

29  Sans aller pourtant jusqu’à l’écriture inconsciente de Mme Guyon, qui est du pur automatisme.

30  Il ne faut pas d’ailleurs s’en étonner. À cette époque, on prie dans les monastères, on prie dans le peuple, pour le bien public, la naissance d’un dauphin, etc... Le P. Colon, le P. Joseph, Bérulle, sont à la fois des mystiques et des politiques. Et ils mettent les saintes âmes en prière pour des intérêts politiques.

31  Passage où l’on reconnaît, il me semble, un état d’oraison passive déjà très élevé.

32  Ainsi Bérulle dit que les faits de la vie du Christ sont « passés quant à leur exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu, et leur vertu ne passe jamais ». El Olier : « Vous me direz... que vous ne sauriez avoir de dévotion à ce mystère, parce qu’il est passé. Il est vrai qu’il est passé en son état extérieur ; mais pour l’intérieur, il est toujours vivant et subsistant en sa grâce, en sa vertu, en ses perfections divines... » Marie Rousseau est imprégnée de cette doctrine.

33  Ainsi celle qui fait du prêtre, non pas seulement un vicaire du Christ, mais « un autre Christ ».

34  Elle n’avait pas lu pourtant, je pense, saint Jean de la Croix.

35  C’était une communauté séculière, sans vœux proprement dits. La mode était à ces formules libres et souples ; de 1620 à 1660, il se fonda beaucoup de ces communautés, en particulier pour l’instruction, 1a préservation ou le relèvement des filles pauvres : Filles de la Providence, de Marie de Lumagne ; Filles de l’Union chrétienne, d’Anne de Croze ; Filles de la Croix, de Marie Luillier, et combien d’autres. Des besoins nouveaux, des misères croissantes, suscitaient des organismes plus mobiles, plus souples que les « religions » cloîtrées ; c’est ce qu’on voit encore de nos jours.

 

 

 

 

 

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