De l’institution des Rogations

 

 

 

 

 

 

 

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F. RICHARD-BAUDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chacun sait que c’est à saint Mamert, évêque de Vienne, que l’Église catholique doit l’institution des Rogations ; on ne sait pas aussi bien dans quelles circonstances furent établies ces prières, ces touchantes cérémonies dont Chateaubriand nous a donné, dans le Génie du christianisme, une si poétique description. Un successeur de saint Mamert, saint Avitus, baptisé par saint Mamert, va nous le raconter. C’est dans sa cathédrale qu’il parle, et il ne peut pas nous tromper, car il y a là, au pied de la chaire, des vieillards qui ont vu, et qui ne manqueraient pas de réclamer si la vérité des faits venait à souffrir du récit de l’évêque. Nous demandons grâce et pour la traduction et pour le texte ; plus habile, le traducteur aurait pu donner quelque chose de plus élégant, tout en restant aussi fidèle ; l’auteur vivait dans un siècle de grande décadence. Trop passionné pour le style prétentieux, pour les métaphores, pour les antithèses, pour tous les ornements recherchés qui faisaient les délices du Ve siècle, il portait volontiers dans la chaire les habitudes du rhéteur ; il est facile de s’en convaincre en lisant ce qui nous reste de ses sermons et de ses homélies ; mais le mauvais goût n’ôte rien à l’autorité du témoignage : Ammien-Marcellin a moins menti que Tite-Live. Ces précautions prises, traduisons saint Avitus, sans plus nous préoccuper de sa manière d’écrire.

« L’institution salutaire des Rogations, dit-il, s’est répandue non-seulement dans les Gaules, mais dans presque tout l’univers, semblable à un fleuve profond dont les eaux fécondes purifient chaque année la terre des vices qui ont pu la souiller. C’est surtout à nous, habitants de Vienne, qu’il appartient de nous réjouir de cette institution et d’y demeurer fidèles, car c’est de cette ville, comme de sa source, que ce flot de prières a coulé pour l’utilité de tous ; et nous pourrions peut-être regarder comme un privilège, comme une gloire de notre Église, que cette sainte expiation ait commencé parmi nous.

» Au reste, comme une extrême nécessité a pu seule dompter les cœurs inflexibles des Viennois, et les contraindre à se soumettre à cette humiliation, notre Église, qui connaissait bien la cause des maux dont elle était affligée, a plutôt cherché dans cette institution un remède à ses souffrances qu’une espèce de primauté.

» Je sais qu’il y en a plusieurs parmi vous qui se rappellent à quelles terreurs Vienne était en proie en ce temps-là, et quels prodiges justifiaient ces terreurs. De fréquents incendies, des tremblements de terre continuels, des bruits qu’on entendait dans le silence des nuits, tout semblait présager de monstrueuses funérailles pour la mort de l’univers. Les animaux sauvages se montraient jusqu’au sein des populeuses cités. Étaient-ce de vains fantômes qui trompaient les yeux, ou de véritables animaux sortis miraculeusement de leurs repaires ? Dieu le sait. Quelque opinion qu’on adoptât, soit que l’on crût que les bêtes sauvages pussent s’apprivoiser à ce point, ou que l’on pensât que d’horribles apparences effrayaient les regards, en tout cas c’était toujours un prodige qui répandait partout la terreur.

» On l’expliquait diversement ; les opinions variaient selon le rang, les mœurs, les caractères. Les uns, dissimulant ce qu’ils éprouvaient et ne voulant pas voir dans ces prodiges une raison de se convertir, les attribuaient au hasard ; les autres, animés d’un esprit plus sage, les regardaient comme des signes de la colère de Dieu et comme des présages de ruine. Comment en effet dans ces fréquents incendies ne pas craindre cette pluie de feu qui dévora Sodome ? Comment ne pas voir dans ces tremblements de terre ou la chute des puissants ou l’annonce des déchirements du globe ? Qui donc voyant, ou certainement croyant voir, les cerfs, naturellement si timides, se presser aux portes de la ville et pénétrer jusque dans le forum, pouvait ne pas craindre que la province ne fût changée en un vaste désert ? Toutes ces questions étaient agitées au milieu des terreurs publiques, et dans tous les entretiens, jusqu’à cette nuit des vigiles solennelles, cette nuit qui précède le jour où l’on célèbre, chaque année, la fête de la Résurrection du Seigneur.

» Tous attendaient cette nuit comme une protection contre les dangers, comme un terme à leurs maux, comme le moment qui devait rassurer leur effroi. Elle arriva enfin, cette nuit vénérable qui avait fait concevoir au peuple l’espérance de pouvoir obtenir miséricorde, grâce à la solennité si impatiemment attendue. Mais dans cette nuit même retentit plus fortement le bruit du fouet frappant avec plus de violence. Comme on avait parcouru tous les degrés de misère, on croyait que le chaos seul pouvait mettre le comble aux malheurs déjà éprouvés. Voilà que le bâtiment public qui, placé au sommet de la colline, s’élève au-dessus de la ville, est en feu. Aux dernières lueurs du crépuscule, des flammes terribles s’élancent de l’édifice embrasé. L’annonce de ce nouveau péril trouble les joies de la solennité sainte ; le peuple, saisi de frayeur, se précipite hors de la basilique ; tous craignaient que leurs biens, que leurs maisons, ne fussent enveloppés dans cet incendie, qui dominait la ville.

» Cependant le pontife, que rien ne peut vaincre, reste seul au pied des autels parés pour la fête ; l’ardeur de sa foi s’augmente de l’abondance de ses larmes ; ses prières arrêtent la fureur des flammes et les font reculer. On cesse de désespérer, on rentre dans l’église, et l’incendie, éteint, donne une nouvelle beauté à la lumière des flambeaux.

» C’est dans cette nuit des vigiles solennelles que Mamert conçut l’idée d’instituer les Rogations. Seul alors devant Dieu, il fit choix de ces psaumes et de ces prières que tout le monde répète aujourd’hui.

» La solennité de Pâques étant revenue, on discuta d’abord, dans une conférence secrète, non pas ce que l’on devait faire, mais comment et dans quels jours on devait le faire.

» Quelques-uns craignaient que le sénat de Vienne, si florissant alors et composé d’hommes si distingués, n’admît point cette nouveauté, lui qui tolérait à peine les choses déjà établies. Mais l’évêque, plein de piété et de dévouement, sut, en prodiguant le sel de la sagesse, fléchir les volontés les plus rebelles, plutôt en adoucissant les cœurs par ses prières qu’en charmant les oreilles par ses discours. Il découvre son intention, fait connaître le plan et explique l’utilité de la chose. Pour un homme d’un génie aussi habile que pieux, c’était peu de faire accepter la nouvelle institution, si dès le début même il ne parvenait point à lui donner la puissance d’une coutume consacrée. Dieu inspire les cœurs ; on écoute, on applaudit, on adopte, on choisit les trois jours entre le dimanche et la fête de l’Ascension ; les solennités qui précèdent et qui suivent devaient ainsi les entourer comme d’un nimbe.

» L’évêque voulait éprouver quelle serait la ferveur du début ; comme il savait que le peuple est lent à suivre, il craignait que, si un petit nombre seulement se décidait à sortir, l’institution ne perdit déjà de sa valeur, même dans sa fleur de nouveauté ; il indiqua donc l’église la plus voisine des remparts comme le lieu où se rendrait la procession du premier jour. On accourt avec empressement ; la foule est nombreuse ; grandes sont les marques de componction ; la station paraît trop rapprochée à la dévotion pénitente du peuple. Le saint évêque, jugeant alors, par les fatigues moindres que l’on supportait, des efforts plus grands que l’on pourrait faire, institua pour le jour suivant la procession telle qu’elle existe aujourd’hui. »

Ce morceau est un peu long ; mais il offre assez d’intérêt, ce semble, pour qu’on nous pardonne de l’avoir traduit et cité tout entier.

Grâce à Dieu, les Rogations, ces cérémonies si chrétiennes et si belles, n’ont encore, dans les campagnes du moins, rien perdu de leur puissance ni de leur attrait. Dans les villes, il est vrai, on se sent tout attristé en voyant passer dans les rues des processions si peu nombreuses ; mais dans les villages, comme au temps de saint Mamert, on ne craint pas la fatigue : dès que la cloche se fait entendre, la foule se hâte d’accourir ; filles et garçons, hommes et femmes, enfants et vieillards, tout le monde se presse aux portes de l’humble église ; chacun se fait un devoir ou plutôt une joie de suivre à travers vallons et coteaux la croix du Sauveur et les bannières des saints. Sans doute, nos pieux laboureurs et tous ceux qui vivent de la terre ignorent quels affreux malheurs ont amené cette touchante institution ; sans doute, ils ignorent que leurs aïeux, il y a quatorze cents ans de cela, chantaient ces mêmes prières, ces mêmes psaumes, pour détourner de leurs têtes coupables de justes châtiments, espérant ainsi fléchir le Juge et intéresser le Père en leur faveur ; mais ils savent quelles abondantes bénédictions ces prières font descendre sur leurs travaux, car elles s’adressent à celui qui, Maître souverain des saisons, commande à la foudre et aux tempêtes, et donne ou refuse à son gré le soleil et la rosée qui fécondent et qui mûrissent.

Les deux premiers jours, la procession, suivant des sentiers ombragés ou foulant de vertes pelouses, parcourt au loin la campagne ; elle s’arrête, et, souvent du sommet d’une colline, le prêtre appelle la miséricorde de Dieu sur tout ce qui se déroule à ses pieds, champs et bois, ruisseaux, prairies et moissons, enfin sur tout ce que le travail de l’homme fertilise de ses sueurs. Le mercredi, ce même prêtre entre dans chaque chaumière, dans chaque cour, dans chaque verger ou jardin, bénissant le foyer, le puits ou la citerne, les arbres et les plantes, bénissant aussi les troupeaux et les abeilles, ces modèles et ces amies du laborieux paysan, qui, lui aussi, ne rentre le soir à sa ruche qu’après avoir fait son rayon de miel, qu’après avoir semé ou recueilli son pain de chaque jour.

 

 

F. RICHARD-BAUDIN.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1864.

 

 

 

 

 

 

 

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