La religion de Shakespeare

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexis-François RIO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ANGLETERRE s’apprête à fêter dans quelques semaines le trois-centième anniversaire de la naissance de Shakespeare. Il y a cent ans que cette date fut célébrée pour la première fois ; depuis lors la réputation du grand tragique est devenue européenne, et Shakespeare a été successivement revendiqué par tous les ennemis de la religion que professaient son père et lui. On en a fait un anglican orthodoxe, un libre-penseur qui avait le pressentiment des temps modernes ; Goethe l’a proclamé le poète protestant par excellence. Gervinus en fait un rationaliste, et chacun de ses commentateurs allemands l’affuble des idées qu’il préfère. Il est surprenant que les catholiques n’aient pas élevé de prétentions. Un seul parmi eux, M. Simpson, a commencé une revendication dans une série d’articles intéressants qu’a publiés le Rambler.

M. Rio, le savant auteur de l’Art chrétien, que son long séjour en Angleterre a mis à même d’étudier aux sources cette question biographique dans ses rapports avec la question historique du catholicisme, se présente aujourd’hui avec un livre où se trouve consigné le résultat de ses recherches, et dont nous publions un des chapitres les plus importants. Peut-être même le plus important de tous pour la controverse dont il s’agit, car si la tragédie d’Henri VIII est tout entière de Shakespeare, non seulement il fut protestant, mais protestant forcené.

M. Rio établit le contraire, en appuyant son opinion sur des documents inédits du plus haut intérêt et sur une critique aussi solide qu’ingénieuse. Nul n’était mieux préparé peut-être à un semblable travail, qui restitue à notre foi l’un des plus puissants esprits de l’ancienne Île des Saints.

(Note de la Rédaction.)

 

 

LE DRAME DE HENRI VIII

 

Les circonstances dans lesquelles Shakespeare composa sa tragédie d’Henri VIII donneraient à cette composition un intérêt tout particulier, lors même qu’elle ne formerait pas, dans sa contexture, le point culminant de la controverse relative aux croyances religieuses de son auteur. C’est par cette œuvre, si originale et si empreinte de tristesse, que s’ouvre la troisième période de sa carrière dramatique, période féconde en chefs-d’œuvre que tout le monde connaît, mais non moins féconde en progrès intérieurs qui sont peu connus. Henri VIII sera le dernier de ses drames dont il empruntera la matière à l’histoire nationale. Ce sera le dernier de ses exploits de démolition contre ceux qui ont fait mentir cette histoire pour absoudre les fondateurs de la religion nouvelle. Mais si ses drames antérieurs, Richard II, Henri IV et Henri V, avaient éveillé des susceptibilités ombrageuses, malgré la distance plus que séculaire de ces trois règnes, comment oser remuer ou même fouler, avec des intentions hostiles, un terrain historique d’où s’exhalaient encore, pour ainsi dire, les vapeurs du sang que le père d’Élisabeth avait versé ? La tâche n’était assurément pas sans péril ; mais après avoir démoli le drame scandaleux que l’apostat Bale avait composé sur le roi Jean, Shakespeare crut sans doute qu’il se devait à lui-même et à ses coreligionnaires d’appliquer le même procédé de démolition aux deux autres drames historiques du même auteur, lesquels devaient distiller encore plus de venin que le premier, puisqu’ils avaient pour sujet le premier et le second mariage d’Henri VIII. De plus, une œuvre dramatique qui supplanterait ces deux-là pourrait, du même coup, en supplanter deux autres que la catastrophe du cardinal Wolsey venait d’inspirer au poète Chettle, renforcé de trois collaborateurs dignes de lui, c’est-à-dire également disposés à prendre parti pour les bourreaux contre les victimes. À tous ces motifs, tirés d’engagements littéraires pris avec lui-même, se joignait peut-être l’espoir secret de flétrir, ne fût-ce qu’indirectement et par induction lointaine, le despotisme brutal et sanguinaire qui pesait sur l’Angleterre depuis trois quarts de siècle, et qui venait de trancher la vie du comte d’Essex, dont notre poète avait partagé les généreuses aspirations.

Mais comment entreprendre une pareille campagne sous les yeux d’une police vigilante et de magistrats serviles qui ne demandaient pas mieux que de l’être encore davantage ? Quelle chance restait-il à un homme seul, quels que fussent d’ailleurs son courage et son génie, de contrebalancer, même par la création d’un chef-d’œuvre, une opinion publique ou factice, alimentée par des historiens peureux ou vendus qui avaient mis dans un faux jour Henri VIII et Catherine, Cromwell et Wolsey, Cranmer et Thomas Morus, et qui, en parlant des prévarications royales, avaient successivement monté de l’excuse à l’apologie et de l’apologie à l’apothéose. Jamais l’histoire littéraire d’aucun peuple n’offrit un pareil spectacle, et sa rareté suffirait pour le recommander à notre attention, lors même qu’il ne nous rendrait pas le service de signaler, dans sa marche tortueuse, ce courant de traditions impures qui alla se grossissant de génération en génération, jusqu’à la fin du seizième siècle et même au delà !

 

 

Hall, le chroniqueur pour ainsi dire officiel, ne trouve que des paroles d’indulgence pour le caractère d’Henri VIII, et il le plaint des tortures que lui ont infligées ses scrupules de conscience. C’est lui qui est la victime, et non pas l’épouse répudiée, dont le rôle est rapetissé et mutilé pour faire place à celui du maître. « Pour prix de ce dur sacrifice, le roi s’est enrichi de vertus nouvelles qui l’ont mis au-dessus de tous les princes qui ont régné en Angleterre avant lui, et il ne reste plus qu’à remercier le ciel de lui avoir donné la  force de briser le doux lien qui l’attachait à Catherine 1. »

Holinshed est moins dithyrambique, mais il ne ment pas moins impudemment à la conscience publique et à la sienne. Il se garde bien de hasarder un seul mot pour émouvoir le lecteur sur le sort de celle dont on a tramé la perte ou la disgrâce ; et cependant il avait un goût naturel pour la vérité historique ; mais il y avait des entraves qu’il n’avait pas eu le courage de briser.

Stow lui-même, le plus consciencieux, le plus généreux des chroniqueurs de cette époque, le plus sympathique à tous ceux qui souffraient pour la justice ou pour leur foi, n’a osé protester que par des réticences ou par des emprunts qu’il fait timidement à d’autres historiens. En écrivant très succinctement l’affaire du divorce, on voit qu’il marche sur des charbons ardents, du moins quand il parle du roi et de la favorite ; car, pour ce qui est de Catherine et du cardinal Wolsey, il ne s’interdit aucun des détails qui peuvent contribuer à mettre en relief ces deux figures si diversement intéressantes.

Le ton était donné par les gens de cour et par les gens de lettres, à la tête desquels il faut placer deux poètes lauréats, les premiers de leur pays, peut-être même de leur siècle, pour leur talent à ressusciter la langue poétique des Romains, mais aussi les plus serviles dans l’usage qu’ils en firent ; l’un était Leland, le bibliothécaire d’Henri VIII et son panégyriste enthousiaste en vers et en prose, le chantre de ses vertus royales et domestiques, de ses vertus solides, suivant l’expression dont il se sert en célébrant la paix de 1546 :

 

          Henricus, magnus solidæ, virtutis amator.

 

Que sera-ce donc quand, de concert avec son collègue Uvedale, il entonnera des hymnes à la louange d’Anna Boleyn, et que, renforçant la verve poétique par la verve prophétique, ces deux ornements ou lumières de leur siècle compareront cette impure rivale de la pieuse Catherine, non pas à une beauté terrestre ou mythologique, mais à sainte Anne, qu’elle imitera dans sa maternité en devenant, comme elle, mère d’une vierge ?

L’autre était l’Écossais Buchanan, historien et poète comme Leland, le premier des historiens, suivant la reine Élisabeth 2, le premier de tous les poètes latins depuis le siècle d’Auguste, suivant Warburton 3, le flatteur de toutes les tyrannies et de tous les vices, y compris la prostitution 4, l’apologiste élégant et cynique de toutes les turpitudes contemporaines, le calomniateur le plus acharné des ordres religieux 5, le persécuteur lâche et sanguinaire de Marie Stuart, et surtout l’admirateur outré d’Henri VIII comme ayant inauguré, par son second mariage, une ère d’émancipation politique et religieuse, si dignement continuée par sa fille.

Que des poètes mendiants, pratiquant la mendicité sur une large échelle, aient ainsi spéculé sur les passions et la vanité de leurs patrons et prostitué leur talent ou même leur génie à des adulations plus que serviles, c’est un spectacle qui n’est pas rare même dans les beaux siècles littéraires ; mais que ce mal ait infecté des écrivains en qui leur haute naissance et des traditions héréditaires semblaient devoir être des garanties de noblesse et d’indépendance, c’est ce qui ne peut se concevoir ni se pardonner ; et cependant voilà le scandale que nous offre, dans son histoire d’Henri VIII, lord Herbert de Cherbury, l’un des esprits les plus ornés, les plus fermes, et j’ajouterai les plus élevés de son temps, et auquel il n’a manqué, pour en mieux apprécier les hommes et les choses, qu’une lumière plus sûre que ses lumières naturelles. Chose étonnante ! Lui qui a l’accent si chevaleresque en déplorant la ruine des grandes institutions catholiques qu’il voyait tomber l’une après l’autre, lui qui ose laisser voir son admiration pour l’impopulaire Charles-Quint et même pour Ignace de Loyola, semble n’être plus maître de son jugement quand il s’agit d’Henri VIII et de ses prévarications royales, couvertes, selon lui, d’un double privilège, la sanction de son parlement, auquel l’auteur reconnaît une sorte d’infaillibilité, et les droits imprescriptibles d’un tempérament antipathique à la chasteté. Par cette étrange théorie, ce n’est pas seulement le divorce qui est justifié, ce sont toutes les mesures et tous les actes destinés à trancher, par la loi ou par la hache, les difficultés que rencontrait l’assouvissement des caprices royaux alternativement voluptueux et sanguinaires. Par une aberration d’intelligence qui touche à la démence, il renforce le point de vue moral par le point de vue esthétique pour absoudre son client, et il termine son plaidoyer en sa faveur par ces incroyables paroles :

« Les actions les plus irrégulières de ce prince représentaient un type de grandeur analogue à des lignes brisées tirées dans des sens divers et qui, bien qu’elles ne soient ni aussi concentrées ni aussi directes que les lignes droites, semblent avoir en elles quelque chose qui participe davantage de l’infini 6. »

L’écrivain qui parlait ainsi donnait à ses lecteurs une garantie qui devait mettre sa responsabilité à couvert ; car, après avoir terminé son écrit apologétique, il s’était mis à genoux pour demander au scrutateur des âmes un signe quelconque pour en autoriser la publication, et une lumière surnaturelle avait immédiatement rempli la chambre où il achevait cette prière nocturne.

Ainsi les hallucinations d’un grand seigneur à la fois philosophe, homme d’État et libertin, faisaient de lui le complice de la servilité la plus basse et du fanatisme le plus féroce. Sous ce dernier rapport, la première place appartient au Martyrologe de Fox, compilation grossière où la crédulité la plus niaise se combine avec la haine la plus vénéneuse contre les défenseurs de l’ancienne foi. Aussi sa vogue fut-elle immense et longtemps croissante dans le peuple et même à la cour ; car nous savons qu’Élisabeth voulait qu’il y en eût un exemplaire à côté ou à la place de la Bible, dans toutes les chambres de son palais 7.

On devine aisément de quels traits flatteurs un pareil écrivain aura peint Henri VIII, et de quels traits perfides il aura peint la reine Catherine. Celle-ci est naturellement sacrifiée sans pitié à sa rivale, sur laquelle l’auteur s’épuise en flatteries dégoûtantes et souvent sacrilèges. Cette double qualification s’applique encore plus justement aux éloges qu’il prodigue à son héros. Il le signale comme un roi selon le cœur de Dieu :

« Un prince si bon, si pur, si honnête, si vraiment évangélique, envoyé au monde par la divine providence pour la défense de l’Évangile. C’est seulement après avoir vainement demandé justice au pape qu’il a été forcé de prendre en main sa propre cause méconnue et, par la volonté de Dieu, de jouer le noble rôle d’Alexandre en coupant le nœud gordien. Tel était son penchant et sa position naturelle et presque violente pour toutes les choses vertueuses et recommandables, qu’on n’a jamais vu aucun prince chrétien entreprendre une pareille réforme religieuse 8. »

Cette compilation monstrueuse entrait dans le domaine public en même temps qu’Élisabeth montait sur le trône, et, si l’on veut comparer les dates des quatre éditions successives qui parurent de 1554 à 1583, avec les époques de recrudescence dans la persécution dont les catholiques étaient l’objet, on trouvera que la reine vierge et ces ministres n’avaient pas fait un faux calcul en s’adjoignant un auxiliaire comme Fox pour rendre populaires leurs mesures d’extermination et pour pervertir l’opinion publique dans le présent et dans l’avenir.

Il ne faut pas oublier que cet historiographe du protestantisme anglican était à l’apogée de sa gloire et de sa popularité quand Shakespeare débutait à Londres dans sa carrière dramatique, et que c’était à cette source impure que ses précurseurs et ses rivaux puisaient leurs notions d’histoire contemporaine.

Les progrès du fanatisme religieux donnèrent à Fox des continuateurs, des disciples et des échos qui, s’inspirant des mêmes passions jusque dans leurs revues rétrospectives, donnèrent à l’histoire nationale un travestissement perfide et souvent burlesque. À leur tête, il faut placer Speed, qui appartenait comme Stow à la riche corporation des marchands tailleurs, qui avait connu Fox dans sa jeunesse, et qui réfutait les contradicteurs de son maître par un jeu de mots qui roulait sur la signification de son nom.

« Il demande à quoi bon se donner la peine de réfuter le cri rauque de l’oie contre le rapport véridique du renard (fox), contre un personnage aussi digne et aussi vénérable que l’était cet historien ? »

En conséquence, Henri VIII est à ses yeux « le prince le plus héroïque et le plus magnanime, la seule étoile du matin dans cet hémisphère occidental à l’époque où il monta sur le trône, et il n’a fallu rien moins que la rupture de son premier mariage pour dissiper les scrupules de sa conscience délicate (fondante est le mot) ; de sorte que le tort fait à la reine Catherine par ce divorce n’a rien d’aussi grave que l’ont prétendu ses partisans. »

Quant à sa chère Anna Boleyn, « cette reine selon le cœur de Dieu (godly queen), il est vrai qu’elle avait péché comme David et qu’elle avait péché par fragilité, mais qui est celui qui ne pèche pas ? » Par conséquent, l’historien la proclame « un phénix aux yeux de Henri, une seconde Esther pour le salut de l’Angleterre, non seulement par elle-même, mais par le rejeton royal qui a régné après lui, comme le ciel et la terre en sont témoins de nos jours ; et si Dieu a permis la fin tragique de cette libératrice, c’est uniquement pour empêcher que la délivrance opérée par elle ne fût attribuée à un bras de chair et pour épargner à cette âme choisie pour le ciel le malheur de fixer ses affections sur les vaines pompes d’ici-bas. » On voit que la canonisation protestante ne pouvait pas aller plus loin.

À la fin du seizième siècle et surtout au commencement du dix-septième, les Chroniques de Stow et de Holinshed commencèrent à être regardées comme des ouvrages de pure érudition. D’un autre côté, il se forma peu à peu, dans l’Église anglicane, un parti antipathique aux tendances puritaines de Fox, de sorte qu’il fallut d’autres historiens pour répondre à des besoins nouveaux. Il y en eut deux qui attirèrent plus particulièrement l’attention publique : l’un était un gentilhomme de campagne, nommé sir Richard Baker, que l’indépendance de sa position et de son caractère semblait mettre à l’abri des faiblesses de ses devanciers, d’autant plus qu’il entrait à peine dans sa maturité à la mort d’Élisabeth. L’autre était le docteur Heylin, théologien de l’Église officielle ; et cette qualification imposante était d’autant plus propre à relever en lui celle d’historien, qu’on n’avait pas encore vu, du moins depuis la réforme, ces deux vocations réunies sur une même tête.

La Chronique de Baker, écrite d’un style pâle et lourd, mais avec une certaine loyauté rurale, était faite pour être goûtée de ses voisins de campagne, d’autant plus qu’elle avait à leurs yeux une sorte de consécration funèbre ; il avait terminé son œuvre et sa vie dans la prison de Fleet-Street, le seul asile que lui eussent laissé les poursuites de ses créanciers. Il semblerait que, dans de telles conditions, la vérité dût se faire jour ; et l’auteur parle en effet de Thomas Morus, de la reine Marie et de plusieurs autres personnages méconnus, sur un tout autre ton que ses devanciers ; mais quand il en vient à Henri VIII, à son divorce, à ses causes et à ses suites, il semble que les ténèbres de sa prison obscurcissent à la fois son intelligence et son sens moral. Après un pompeux éloge du roi, il dit que « sa cruauté envers ses femmes peut non seulement être excusée, mais défendue ; car, si elles étaient coupables, ce n’était que justice, et si elles ne l’étaient pas, il suffisait, pour le repos de sa conscience, qu’il crût avoir de bonnes raisons pour les croire telles. En supprimant les abbayes, loin de montrer de la cupidité, il fit preuve d’une grande piété et d’une grande prudence. Il était si loin d’être orgueilleux, qu’il était au contraire trop humble ; et ce serait lui faire une grande injustice que de mettre sur son compte tout le sang qui fut versé sous son règne. C’étaient les évêques seuls qui faisaient les lois draconiennes et qui étaient les Phalaris pour les exécuter. Que ceux qui l’accusent de sensualité citent, s’ils le peuvent, un autre exemple de continence comparable à celle dont il fit preuve pendant ses six mois de mariage avec Anne de Clèves. – Mais j’oublie que je fais ici des bouquets. J’aime mieux laisser chaque fleur croître sur sa tige, afin qu’elle soit cueillie toute fraîche, ce qu’on fera en lisant l’histoire de ce prince incomparable. Quant à la reine Élisabeth, jamais on ne vit un souverain gouverner avec plus de justice ni mêler à la justice plus de miséricorde. Il y avait en elle plus d’humilité qu’il ne convenait au grand poste qu’elle occupait. »

On est étourdi de ces louanges scandaleuses et pourtant sincères données au père et à la fille par un homme évidemment honnête et désintéressé 9, sous les verrous d’une prison que de pareilles flatteries ne pouvaient pas faire ouvrir, données sans arrière-pensée de délivrance, puisque le libérateur eût été Jacques, plus qu’indifférent à la mémoire d’Élisabeth et de Henri VIII. Mais il paraît que les lecteurs contemporains n’en furent point scandalisés, et la chronique de Baker, goûtée plus qu’aucune autre par les gentilshommes de campagne et les bourgeois des villes, contribua puissamment, malgré sa pauvreté scientifique et littéraire, à accréditer parmi eux des opinions plus favorables aux bourreaux qu’à leurs victimes 10.

Quant au docteur Heylin, il est impossible de ne pas lui savoir gré de la guerre vigoureuse et savante qu’il a faite au vandalisme des premiers réformateurs comme à celui de leurs dignes continuateurs les puritains ; mais toutes les fois qu’il parle incidemment d’Henri VIII 11, le courage ou la lumière lui manque. Dans un premier ouvrage qui traitait de la cosmographie, il avait fait une sorte de compromis avec sa conscience cléricale en disant qu’Henri VIII était un prince qui joignait à de grands vices des vertus plus grandes encore ; mais dans son ouvrage historique, il n’est plus question de vices, et les exécutions capitales, si fréquentes et si atroces sous son règne, il les attribue soit au malheur des temps, soit à la raison d’État, soit à la nécessité de punir des coupables. C’est lui qui nous a révélé l’existence d’une pièce officielle dans laquelle il est parlé de la nature divine d’Henri VIII. Ea sola species adulationis supererat.

Mais les faiblesses ou les préjugés d’Heylin n’étaient rien en comparaison des atteintes portées volontairement et brutalement à la vérité historique par l’évêque Burnet, surtout dans tout ce qui se rapporte à l’affaire du divorce et au rôle des divers personnages appelés à y figurer. Ici il y a une telle accumulation de suppositions gratuites, que le poète Cowper, malgré son orthodoxie protestante, n’a pas pu s’empêcher de signaler Burnet comme un écrivain doué d’un génie spécial pour les hypothèses ; l’historien Hallam, non moins orthodoxe que lui, est encore plus sévère. « Burnet », dit-il, avec un accent d’indignation qui l’honore, « aurait dû rougir de chercher à excuser par d’indignes et absurdes sophismes le supplice de ceux qui refusaient de prêter serment à la suprématie royale en matière de religion 12. »

Mais la rougeur ne lui montait pas plus au front que la pitié ne descendait dans son cœur, quand il écrivait sous l’influence de ses préjugés de caste, et nulle part cette influence ne se fait plus sentir que dans son récit des évènements qui amenèrent la rupture entre l’Angleterre et le Saint-Siège. Ce n’est pas assez pour lui de glorifier Henri VIII, Anna Boleyn et Cranmer, et de sacrifier la reine Catherine ; il s’acharne sur elle comme sur une ennemie personnelle. N’osant plus alléguer l’excuse discréditée des scrupules royaux, il la dépeint comme un fléau domestique, comme une espèce de mégère que son humeur acariâtre et jalouse, jointe à des maladies dégoûtantes, rendaient indigne d’un tel époux. On voit qu’il en veut à Shakespeare de la pitié qu’il a inspirée pour elle : c’est comme une voix importune qui résonne à ses oreilles et qu’il est résolu d’étouffer à tout prix. Pour cela, il ne recule ni devant les interprétations tortueuses ni même devant le mensonge. Pour détruire, autant qu’il est en lui, l’effet de l’allocution si touchante que Shakespeare a mise dans la bouche de la reine, Burnet dit effrontément que c’est une pure fiction ; et il oublie ou veut oublier qu’il en a mis lui-même l’authenticité hors de doute 13. Ne pouvant nier les vices qui déparaient son héros, il les met d’abord sur le compte du cardinal Wolsey, puis il en prend son parti en disant que Grégoire VII et Boniface VIII avaient des vices encore plus éminents, et que, si la Providence choisissait toujours des instruments irréprochables pour ses vues de miséricorde, la gloire en reviendrait à eux et non pas à elle.

Quant à Cranmer, le doux, le simple, le candide Cranmer, comme l’appelle Burnet, c’était un personnage tellement extraordinaire, qu’il faut lui savoir gré d’avoir eu quelques faiblesses, sans quoi on l’eût infailliblement adoré comme une idole ; et supposé qu’on parvienne à découvrir en lui quelques misères, on en trouvera tout autant dans les Pères de l’Église primitive, sans excepter Athanase et Cyrille.

Burnet regarde comme non avenues toutes les autorités historiques qui contrarient ses passions ; il consulte quelquefois la Chronique de Hall, rarement celle d’Holinshed et jamais celle de Stow. Il répudie son prédécesseur immédiat le théologien Heylin, à cause de ses violents préjugés contre plusieurs personnages de cette époque ; il va jusqu’à le soupçonner d’avoir écrit sous la dictée des partisans de l’Église de Rome. Le Martyrologe de Fox est pour lui la loi et les prophètes, et il a l’impudence d’affirmer qu’il n’a pu y découvrir aucune erreur ou prévarication, but the utmost fidelity and exactness. C’est sans contredit l’assertion la plus audacieuse qu’il y ait dans tout son ouvrage, à moins qu’on ne lui préfère cette autre qui se trouve dans sa préface à l’occasion des éloges qu’il donne à de Thou et à Frà Paolo Sarpi ; à savoir que si la réforme n’a pas eu de véritable histoire avant lui, c’est parce que les premiers réformateurs se sont fiés à la légalité et à la calme dignité de leurs procédés 14.

Je pourrais étendre mon appréciation aux historiens du dix-huitième siècle, échos plus ou moins serviles de leur grand oracle Burnet ; à Carte qui appelle licence de langage (licentiousness of speech), la sympathie dont Catherine fut l’objet lors de son divorce ; à Echard qui n’est pas moins dur pour sa mémoire, et qui, par un emprunt burlesque fait à la France de Louis XIV, ose appeler Henri VIII le Grand roi ; au romancier Smollett qui fait d’Anna Boleyn une victime de la rancune des catholiques, et de Catherine, a bigot in religion, qui rebuta son époux par son humeur acariâtre ; au philosophe Hume, beaucoup moins tolérant qu’on ne croit et laissant presque toujours percer le mépris à travers sa prétendue tolérance 15 ; au puritain Oldmixon si énergiquement stigmatisé par Pope, si féroce dans ses haines rétrospectives, si passionné dans son admiration pour les écrits de Fox et de Burnet, si décrié pour sa polémique haineuse et ses falsifications historiques 16 ; à Guthrie surtout, parfois très injuste, mais en somme le plus consciencieux des historiens anglais depuis la réforme, le plus éloquent dans ses accès d’indignation, le plus original dans ses portraits, le plus compatissant envers la reine Catherine, et le seul qui, en parlant de ses malheurs et de sa fin, se soit évidemment inspiré du drame de Shakespeare ; enfin à beaucoup d’autres écrivains en prose et en vers, imbus de préjugés héréditaires, souvent opposés à leur nature, comme ce malheureux Gray, le chantre ému de la chartreuse de Grenoble et du cimetière de campagne, qui se figure que le règne d’Henri VIII fut une espèce d’âge d’or,

 

        When love could teach a monarch to be wise

        And gospel-light first dawned from Bullen’s eyes 17.

 

Mais cette revue rapide, toute incomplète qu’elle est, suffira pour placer le lecteur dans le point de vue le plus propre à faire ressortir la valeur morale de la tragédie d’Henri VIII, indépendamment de sa valeur poétique que nous apprécierons bientôt. Constatons d’abord à quel point les rôles ont été intervertis dans ces deux siècles non moins féconds en mensonges qu’en cruautés. Les historiens, officiels et autres, semblent s’être donné la tâche de propager des fictions, rarement innocentes ; tandis que le grand poète national, qui voyait dans l’affaire du divorce le nœud de la question très complexe qui divisait l’Angleterre, s’est constitué contre eux, dans les limites alors permises, le défenseur de la vérité historique, et, pour mieux accomplir cette tâche, il a puisé ses inspirations aux sources les plus répudiées par la faction dominante, par conséquent, il ne les a puisées ni dans le Martyrologe de Fox, ni dans les documents officiels, ni même dans la Chronique de Slow qui a tracé avec une concision significative tout ce qui se rapporte au divorce. Mais, il y avait, outre les traditions à huis clos, des écrits apologétiques ou autres composés soit sur le continent, soit en Angleterre même, et dans lesquels les choses et les personnes étaient présentées sous leur véritable aspect ; il y avait la correspondance d’Érasme sur la reine Catherine 18, il y avait une lettre latine du cardinal Pole, révélant de telles infamies d’Henri VIII, antérieurement à ses scrupules, que sa rage contre l’auteur ne put être assouvie que par l’extermination de toute sa famille 19 ; il y avait les écrits de Saunders et de Campian, très certainement connus de Shakespeare, du moins le dernier 20 ; surtout il y avait un manuscrit précieux laissé par Cavendish, et dans lequel ce fidèle serviteur du cardinal Wolsey présentait la catastrophe de son maître sous un jour propre à lui concilier quelque chose de plus que la pitié des lecteurs ou des spectateurs.

Si le poète avait été maître de substituer à la censure dramatique, telle qu’elle s’exerçait alors, le suffrage universel, il aurait pu donner libre carrière à son génie ; car la mémoire de Catherine était encore chère et respectée, et celle de son brutal époux était tellement le contraire, que le peuple, en souvenir de lui, finit par donner au diable le nom de Old Harry 21. Mais une attaque directe contre l’objet de cette généreuse antipathie était impossible ; tout ce qu’on pouvait faire, et ce n’était pas peu de chose, c’était de concentrer tout l’intérêt de la pièce sur ses victimes, et de leur mettre dans la bouche les paroles les plus propres à produire l’effet désiré. Or c’est surtout à ce point de vue qu’il faut juger cette composition originale à laquelle il serait puéril d’appliquer les règles banales de la critique dramatique. Les conjectures les plus ingénieuses ne parviendront jamais à éclaircir le mystère qui couvre ce poème, tant dans son origine que dans ses vicissitudes subséquentes, destinées sans doute, dans l’intention de l’auteur ou d’un patron quelconque, à rectifier des impressions produites par des pièces antérieures sur le même sujet. Le drame d’Henri VIII, composé vers 1662 entre la mort d’Essex et celle d’Élisabeth, reste encore enveloppé d’un mystère impénétrable jusqu’à son apparition sur le théâtre du Globe en 1613 22. Enfin il y a un troisième mystère qui se rapporte à la dénomination même de l’ouvrage ; car le titre primitif était All is true (Tout est vrai), titre hardi et significatif qui en faisait une œuvre à part et impliquait un démenti formel donné à ceux qui avaient voulu rendre l’histoire complice de leurs serviles mensonges.

Quand on se sera bien pénétré de la signification et de la portée de ce titre, ce ne seront plus des jouissances purement littéraires qu’on cherchera dans la lecture de ce drame. On y cherchera et on y trouvera des émotions analogues à celles qu’excitent en nous certains passages des plus belles oraisons funèbres de Bossuet, et l’on plaindra ceux que leur sécheresse de cœur ou d’invincibles préjugés ont empêché de goûter des beautés d’un ordre si élevé.

Trois victimes, sacrifiées par Henri VIII, apparaissent successivement sur la scène ; la première est le duc de Buckingham, dans la bouche duquel Shakespeare a mis les paroles les plus propres à rappeler le souvenir tragique du comte d’Essex dont la récente exécution obsédait évidemment l’imagination du poète, son partisan dévoué. Cette allocution funèbre, dont le vrai sens n’était perdu pour aucun des contemporains, est faite avec une onction de cœur qui révèle dans celui de l’auteur une plaie encore saignante et qui devait susciter de sourdes malédictions à la fois contre le père et contre la fille.

La seconde victime est le cardinal Wolsey, et c’est ici que l’auteur donne à sa poésie l’essor et l’accent de la plus haute éloquence chrétienne. Il s’agit en effet d’une de ces transformations miraculeuses qui font de la mort des grands pécheurs le spectacle le plus émouvant, quand ils ont été en outre de grands personnages. Ici la plus accablante et la plus imprévue des disgrâces vient briser en un clin d’œil un orgueil gigantesque, et non seulement le briser, mais le déraciner si complètement, que l’humilité s’élève triomphante sur ses ruines. « Il a senti le suprême bonheur de n’être rien ! »

 

        « He found the blessedness of being little. »

 

On peut dire que rien, dans la langue poétique des anciens ni des modernes, ne surpasse en beauté morale ou esthétique les vers qui servent d’expression au repentir de Wolsey et au bonheur tout nouveau que lui donne le sentiment de sa régénération spirituelle. En signalant à son interlocuteur l’écueil sur lequel sa fortune s’est brisée, c’est-à-dire l’orgueil et toutes les misères qu’il traîne à sa suite, il fait indirectement l’acte de contrition le plus humble ; car il lui trace la route exactement opposée à celle que lui-même a suivie, et en la traçant on dirait qu’il grandit à chaque vers. A-t-on jamais mieux dit l’incompatibilité de l’orgueil avec l’image de Dieu dans l’homme ?

« C’est par ce péché que sont tombés les anges. Comment l’homme, l’image de son Créateur, pourrait-il espérer de réussir par ce péché ? Ne t’aime toi-même qu’après tous les autres ! Chéris les cœurs qui te haïssent ! La corruption n’obtient pas plus de succès que l’honnêteté ! Sois juste et ne crains rien ! Ne travaille que pour ton pays, pour ton Dieu et pour la vérité ! Alors, si tu tombes, ô Cromwell, tu tomberas en bienheureux martyr 23. »

La vérité ! Quelle est donc, dans la pensée du poète, cette vérité qui fait un bienheureux martyr de celui qui s’est sacrifié pour elle, cette vérité sur laquelle il se reproche ailleurs de n’avoir pas fixé assez fermement son regard ? Était-ce la vérité telle que l’entendait Cranmer ou telle que l’entendait sir Thomas More ?

Pour résoudre cette question, il suffit de comparer la part que Shakespeare a faite à chacun de ces deux personnages dans le drame en question. Si l’on fait abstraction du cinquième acte, qui, comme nous le prouverons bientôt, lui a été indûment attribué, on ne trouvera pas un seul vers à la louange de Cranmer, tandis qu’on trouvera un hommage très significatif, sous forme de bénédiction, rendu à la mémoire du chancelier Thomas Morus, son rival ; et cet hommage lui est rendu par Wolsey déjà désabusé, et dans les termes qui excluent toute équivoque :

« Mais il est savant. Puisse la faveur royale lui être continuée longtemps ! Puisse-t-il rendre la justice pour la vérité, et pour sa conscience ! Puisse-t-il, au terme de sa carrière, s’endormir doucement dans les bénédictions données à sa mémoire, et puisse sa tombe être arrosée par les larmes des orphelins 24 ! »

La science, la justice, la vérité, la conscience, et pour récompense humaine les larmes des orphelins sur sa tombe ! Quelle oraison funèbre en peu de mots, et surtout quel contraste avec le langage des écrivains salariés ou fanatiques qui se sont acharnés à flétrir la mémoire d’un homme que Burnet lui-même appelle la gloire de son siècle et un vrai philosophe chrétien ! Hall, l’historiographe du règne, raconte son supplice avec la férocité qu’il met dans tous les récits de ce genre, et ne sait pas s’il doit l’appeler un sot sage, ou un sage sot 25. Stow, qui vivait et écrivait sous l’impression d’une terreur permanente, n’ose pas se permettre un mot de pitié sur la victime. Holinshed lui reconnaît tous les dons de l’esprit : « Dieu, dit-il, avait répandu sur cet homme ses bénédictions en abondance, lui prodiguant les dons d’éloquence, de sagesse et de science ; mais une fois que la grâce divine se fut retirée de lui, il ne sut faire aucun usage convenable de ces mêmes dons, non pas même de sa raison. » Le puritain Fox va encore plus loin. Il le voue nettement à la damnation éternelle, et il lui faut cette certitude pour calmer l’indignation qui le suffoque en pensant que des rebelles morts pour la querelle de Rome contre leur prince naturel seront canonisés avant cent ans.

Ainsi, c’était aux plus grandes autorités historiques de son siècle que Shakespeare osait donner le démenti, en rendant à cette mémoire officiellement proscrite un hommage dont aucun contemporain, prosateur ou poète, ne lui avait donné publiquement l’exemple.

Que dire des vers ou plutôt des pages qu’il a consacrées à celle de la reine Catherine, sans avoir besoin, pour la glorifier, de recourir à la fiction ? Car c’est surtout à cette partie du drame, dont elle est la véritable héroïne, que s’applique le titre primitif : All is true. On se fait presque scrupule de relever les beautés littéraires dans une composition d’un ordre si élevé. On dirait que l’auteur s’est dépouillé de toutes ses susceptibilités nationales, et que l’excès de l’iniquité a fait taire son patriotisme. Quelle hardiesse et quelle amère allusion aux bassesses de son temps :

« Pouvez-vous croire, mylords, qu’il existe un seul Anglais qui ose me donner un conseil ou être ouvertement mon ami, contrairement au bon plaisir de Sa Majesté ? Croyez-vous qu’il y ait quelqu’un qui puisse être aussi témérairement honnête et continuer de vivre en simple sujet ? ... Plût à Dieu que je n’eusse jamais mis le pied sur le sol anglais ou écouté les flatteries qui y poussent. Vous avez des visages d’anges, mais le ciel connaît vos cœurs 26. »

Il n’y a pas moins de courage dans l’éloge qu’il fait de la reine Marie, autre victime sur laquelle le fanatisme puritain avait épuisé toutes les calomnies. Ce faible essai de réhabilitation devait être d’un grand effet dans la scène où il est placé, parce qu’il réveillait le souvenir des persécutions qu’avait endurées la fille depuis le divorce de sa mère, qui ne put obtenir la consolation de la revoir, pas même à sa dernière heure.

Mais, à vrai dire, cet effet ne pouvait manquer d’être absorbé par l’émotion que devait produire la scène finale du quatrième acte, que l’honnête Johnson, qui la jugeait avec son cœur autant qu’avec son goût, a mise au-dessus des scènes les plus pathétiques qui se trouvent dans les autres productions de Shakespeare, ou même dans celles de n’importe quel poète 27. Cette admiration ne paraîtra pas outrée à quiconque aura porté dans la lecture de ce morceau le pieux recueillement qu’il demande ; car c’est à la fois trop pénétrant et trop solennel pour une représentation théâtrale. Quand Catherine, sentant approcher sa fin, demande qu’on lui joue sa mélodie favorite qu’elle avait coutume d’appeler son glas funèbre, et que cette mélodie, transformée pour elle en musique céleste, l’endort dans une douce extase qui lui donne l’avant-goût de la béatitude, terme et récompense de ses épreuves, il semble impossible qu’on ne s’élève pas plus ou moins avec elle, porté sur les ailes de cette poésie que j’appellerais incomparable, si je ne me rappelais certains chants du Paradis de Dante ; et quand la vision se dissipe au réveil, en lui rendant, pour un instant, le sentiment de ses misères terrestres, quelle touche délicate dans ces vers où elle exprime la résolution de se rendre digne de la couronne immortelle que les anges du ciel lui ont laissée entrevoir :

« Oh ! ne venez-vous pas d’apercevoir une troupe de bienheureux qui m’invitait à un banquet et dont les visages lumineux répandaient sur moi mille rayons comme le soleil ? Ils me promettaient un bonheur éternel, et m’apportaient des couronnes que je me sens encore indigne de porter ; mais je suis sûre que j’en serai digne bientôt 28. »

Cette assurance, elle la puise dans le calme croissant que lui donne sa réconciliation devant Dieu avec ses deux grands persécuteurs. Elle remporte sa plus difficile victoire en pardonnant à Wolsey ; à l’autre, elle envoie sa bénédiction avant d’expirer, la plus stérile bénédiction qui fut jamais, excepté qu’elle fournit au poète la matière d’un dénouement selon son cœur.

Mais si la mort de Catherine est le dénouement que Shakespeare avait en vue, que faut-il penser du cinquième acte, complément obligé de son édifice dramatique ?

Cette question, assez facile à résoudre, quand on l’envisage avec des yeux non prévenus, est extrêmement délicate à cause des intraitables préjugés qu’elle inquiète ; car il s’agit ici de la forteresse réputée inexpugnable dans laquelle se retranchent tous ceux qui veulent à tout prix que leur poète favori ait été le coreligionnaire d’Élisabeth.

Une solution, ou du moins l’équivalent d’une solution, a été donnée par un homme à qui fut décernée pendant un quart de siècle une sorte de dictature, par le célèbre Johnson, dont le brusque bon sens rudoya souvent ses compatriotes, sans distinction de classe ou de croyances. Après avoir étudié la pièce de Henri VIII avec toute l’attention d’un éditeur et d’un commentateur, il n’hésita pas à déclarer que le génie de Shakespeare entrait en scène avec la reine Catherine et disparaissait avec elle. Il était impossible de se méprendre sur la portée de ce jugement ; mais on se garda bien d’en tirer les conséquences qu’il renfermait et l’on continua de mettre sur le compte du même auteur les platitudes du cinquième acte et les beautés incomparables des deux actes qui précèdent.

D’autres critiques vinrent ensuite, qui s’attachèrent davantage au point de vue philologique, et signalèrent dans ce cinquième acte des faiblesses de style et des locutions étranges qui semblent trahir une main beaucoup moins habile ; et Malone, dont le discernement esthétique est attesté par sa Vie de sir Josua Reynolds 29, a fait allusion à quelqu’un qui aurait tellement altéré certaines parties de la pièce, qu’il en aurait rendu la versification et le coloris tout différents de ce qu’on trouve dans les autres compositions de Shakespeare 30.

Brown est allé encore plus loin. En décomposant certains vers de Ben Johnson, il a démontré sans réplique qu’on retrouve les mêmes images, les mêmes expressions, et presque les mêmes vers dans la fameuse prophétie de Cranmer sur les gloires du règne d’Élisabeth 31. À quoi il faut joindre une autre découverte non moins décisive, c’est que plusieurs scènes du cinquième acte ne sont autre chose que la transcription versifiée du Martyrologe de Fox, de ce recueil de niaiseries et d’impostures auquel Shakespeare ne daigna jamais faire un seul emprunt, et dont l’auteur, dans sa dernière édition de 1583, avait eu l’impudence de terminer un pompeux éloge de la clémence d’Élisabeth par ces incroyables paroles : « Son règne a été jusqu’à présent si paisible depuis plus de vingt-quatre ans, que son épée est encore vierge et n’a pas été souillée par une seule goutte de sang 32. »

Mais, outre ces arguments littéraires, philologiques et purement extrinsèques, il y en a qui sont à mes yeux les plus péremptoires de tous et qui doivent être d’une grande force sur quiconque, en étudiant Shakespeare, a compris la beauté de son âme aussi bien que la beauté de son génie. Il y a des répulsions morales qui ne sont pas moins énergiques que les répulsions sidérales ou électriques, et l’on n’a pas besoin de détails circonstanciés sur la vie de notre poète pour avoir le droit d’affirmer que la fameuse tirade prophétique qui termine le cinquième acte ne fut jamais son ouvrage.

Il ne faut pas oublier que la tragédie d’Henri VIII fut composée vers l’époque où son ami le plus cher, le comte de Southampton, expiait, sous les verrous d’une prison d’État, la part qu’il avait prise à l’insurrection du comte d’Essex. Tels étaient les récents souvenirs sous l’influence desquels ou plutôt en face desquels Shakespeare dut composer sa tragédie d’Henri VIII. Si, après les avoir bien gravés dans son esprit, on veut relire attentivement, et en pesant bien la valeur des termes, les cinquante vers dont se compose la servile amplification de Cranmer, il me semble impossible qu’on persiste à les attribuer à un homme dans lequel se trouvaient unis aux plus hautes facultés intellectuelles le caractère le plus noble et le plus pur, l’âme la plus fière et la plus éprouvée, le cœur le plus aimant et le plus compatissant, par conséquent le plus antipathique aux atrocités qu’il avait vues et entendues. Qu’on se figure un pareil génie comprimant son essor naturel pour mesurer froidement des hémistiches à la louange d’un règne où la servilité, l’hypocrisie, la corruption et la persécution sourde ou sanglante avaient joué un si grand rôle ! Qu’on se figure un ami de lord Southampton, initié par lui et par d’autres aux mystères de cette cour, excitant sa verve à « chanter les futures merveilles de l’enfant royale, sur laquelle toutes les vertus qui sont le partage des bons, tomberont en double dose, qui aura la vérité pour nourrice et sera conseillée par de saintes et célestes pensées, qui, vierge jusqu’au bout, passera de ce monde comme un lis sans tache, pleurée par toute la terre ; le bien croîtra avec elle, et ceux qui l’entoureront apprendront d’elle la parfaite pratique de l’honneur ».

Et tout cela en parlant d’une reine dont les grandes qualités masculines n’étaient adoucies par aucune vertu de son sexe et en qui sa prétendue virginité n’était qu’un raffinement d’impudicité 33 ; d’une reine qui n’avait que de l’antipathie pour les affections légitimes et qui punissait comme d’une félonie ceux qui s’en rendaient coupables ; qui, loin de montrer à ses courtisans ou à ses ministres la voie parfaite de l’honneur, les goûtait en raison même des progrès qu’ils faisaient dans la voie contraire pour servir ses passions et ses haines ! Était-ce Burleigh ou Walsingham ou Leicester qui étaient ces types de vertu chevaleresque formés par les leçons de leur maîtresse ; car ceux-là ne moururent pas disgraciés comme Arundel, Essex et Walter Raleigh, qui sans doute étaient des modèles moins accomplis ?

Il suffit d’énoncer toutes ces suppositions pour en faire sentir l’odieux ; cependant il en est une qui est encore plus révoltante, c’est celle qui attribue à Shakespeare, c’est-à-dire au poète qui a professé, plus qu’aucun autre peut-être, le culte du malheur et de la vérité, ces trois vers incroyables qui sont une insulte flagrante à l’un et à l’autre :

« Sous son règne, chacun mangera en sûreté, à l’ombre de sa vigne, ce qu’il aura planté, et chantera la joyeuse chanson de la paix à tous ses voisins. » Pour mettre cette prophétie dérisoire sur le compte de Shakespeare, il a fallu perdre entièrement de vue les circonstances dans lesquelles il se serait trouvé en la composant, ses griefs comme ami, ses impressions amères comme homme et comme chrétien, et par-dessus tout ses douleurs filiales, ravivées par la mort récente de son père, dont il portait peut-être encore le deuil. Qu’on se rappelle le spectacle de misère que le fils avait eu sous les yeux dès son enfance et qui se renouvelait pour lui chaque fois qu’il revoyait sa terre natale, où l’influence malfaisante de Leicester avait donné à la persécution religieuse une intensité toute particulière. Sa famille s’en était ressentie plus qu’aucune autre à cause de ses liaisons suspectes, et il avait rapporté les impressions les plus pénibles de son court séjour sous le toit paternel dans l’année sinistre 1592.

Le régime de terreur, inauguré vingt ans auparavant, avait éprouvé une sorte de recrudescence qui s’était étendue de Stratford à tout le comté de Warwick. Plusieurs avaient cherché un refuge dans les comtés voisins, espérant y trouver une sécurité comparative ; mais ils y étaient traqués par la police locale, image fidèle de la police centrale ; et cette chasse aux suspects et aux proscrits se faisait dans tout le royaume, les catholiques étant presque partout plus nombreux que les partisans de la religion nouvelle. Tout cela était entremêlé d’incidents et de spectacles appropriés au système, de flagellations, de mutilations, d’amputations du poignet ou des oreilles, de fouilles domiciliaires, d’avortements et de morts subites causées par la frayeur, d’exécutions capitales en masse, comme dans les comtés du Nord après la rébellion, de tortures appliquées sur un simple soupçon, sans distinction du faible et du fort ; et quelles tortures ! Quelle source intarissable d’angoisses à l’apparition du plus infime fonctionnaire ! Quels affreux pressentiments pour ceux dont les proches étaient sous la main du geôlier !

Maintenant, qu’on rapproche de ce tableau, qui pourrait être beaucoup plus sombre, ce refrain d’idylle champêtre qui promet tant de bonheur et de sécurité à tous les sujets de la reine vierge, et qu’on se figure, s’il est possible, le fils de Jean Shakespeare traçant, de sang-froid, ces lignes dérisoires qui le dégradaient à la fois aux yeux de sa famille, aux yeux de ses amis et surtout aux siens ! Mais l’esprit de secte n’a pas tenu compte de cette dégradation ; et, s’il a bien voulu admettre que les vers relatifs à Jacques Ier, écrits du même style et dans le même ton, étaient une interpolation subséquente, il s’est toujours refusé à étendre cette concession aux vers qui précèdent, parce qu’il faudrait sacrifier le fameux hémistiche God shall be truly known, lequel peut tenir lieu de toute autre démonstration à ceux qui veulent que Shakespeare ait renoncé à la religion de ses pères. Ainsi c’est uniquement pour ne laisser aucun doute sur son apostasie, qu’on lui a imputé, comme auteur de cette ignoble prophétie, une abjection littéraire dont on ne trouve un autre exemple qu’en remontant jusqu’à Velleius Paterculus et à Valère Maxime, si servilement prosternés devant la divine majesté de Tibère.

Il est étonnant que ni Davenant, ni Dryden, ni Pope, tous trois coreligionnaires de Shakespeare et zélés pour sa gloire, chacun à sa manière, n’ait protesté contre cette imputation. Il est encore plus étonnant que la critique ingénieuse de Malone et surtout de Brown n’ait pas été poussée jusqu’au bout, et que personne n’ait eu l’idée de reprendre la question philologique au point où ils l’avaient laissée ; d’autant plus que cette question a été singulièrement éclaircie par tout ce que des recherches postérieures nous ont appris sur l’insuffisance des garanties légales en matière de compositions dramatiques, à l’époque où Shakespeare faisait représenter les siennes, et sur les libertés étranges que prenaient les acteurs, les directeurs de théâtres, les imprimeurs, et surtout le surintendant des plaisirs royaux, libertés qui allaient quelquefois jusqu’à changer de fond en comble l’économie d’une pièce, et à rendre quatre actes sur cinq méconnaissables pour l’auteur lui-même 34. Or la pièce de Shakespeare, oubliée ou repoussée pendant dix ans, puis jouée enfin en son absence et probablement à son insu, sous un faux titre, était plus particulièrement exposée à ce genre de piraterie, d’autant plus que le caractère et le talent du pirate étaient parfaitement adaptés aux exploits de ce genre.

En effet, Ben Johnson, auquel on ne veut encore attribuer que quinze vers et auquel on finira par attribuer, non seulement toute la tirade prophétique, mais le cinquième acte tout entier, Ben Johnson était sans contredit le plus habile versificateur et le plus vil courtisan entre tous les poètes de son temps, ce qui n’est pas peu dire. Emprisonné pour meurtre et converti au catholicisme dans sa prison, puis marié conformément à ses nouvelles croyances, il avait choisi Shakespeare, son bienfaiteur et son ami, pour parrain de son premier enfant. Plus tard, trouvant en lui un rival trop populaire, il le dénigra dans ses vers et dans ses discours, tourna en ridicule ses plus belles tragédies historiques, et poussa l’impudence jusqu’à dire qu’il était étranger à l’art. À cette apostasie de l’amitié se joignit plus tard, après la conspiration des poudres, l’apostasie de religion, si toutefois ce terme est assez fort pour caractériser l’attitude qu’il prit, à dater de cette époque, vis-à-vis de ceux dont il avait naguère partagé les croyances. Non seulement il les dénonça sur la scène, comme on peut le voir dans sa tragédie de Catalina, dont le vrai héros est son patron Burleigh, sous le nom profané de Cicéron, mais il offrit contre eux à ce ministre des services d’un autre genre, services restés ignorés jusqu’à ces derniers temps et rétribués en raison directe de leur bassesse ; en un mot, il s’enrôla comme volontaire dans la redoutable brigade des agents non avoués dont les yeux et les oreilles ne laissaient échapper aucun mot ni aucun acte qui pût prêter à une interprétation sinistre 35.

À cette triple qualification d’assassin, d’apostat et d’espion, il en joignait une quatrième à la vérité plus imposante, celle de réformateur dramatique ; car il se posait comme le représentant du progrès, dans l’acception classique de ce mot, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle de Shakespeare et de son école. C’est sans doute comme chef de cette réforme, qui était le complément de la réforme religieuse, qu’il a obtenu les honneurs du panthéon britannique ; car son monument se trouve dans l’église de Westminster, et on a eu l’heureuse inspiration d’y graver cette exclamation à double sens qui satisfait tous les goûts : « O rare Ben Johnson ! » Rare en vérité, et plus rare peut-être dans sa patrie que partout ailleurs ! Et voilà le culte qu’on substituait à celui des saints dont on avait brisé les images !

Que l’on compare maintenant l’œuvre avec l’ouvrier, et l’on reconnaîtra qu’ils sont en tout point dignes l’un de l’autre. Nous connaissons désormais la main servile et mercenaire qui a tracé cette impudente apothéose d’Élisabeth. On y trouve ce parfum de réminiscence classique dont le poète était si fier ; le prophète Cranmer rappelle le prophète Apollon dans le premier livre de l’Énéide, et la prophétie tout entière est marquée par cette forte accentuation propre aux renégats, religieux ou politiques, qui sentent le besoin de donner des gages.

En admettant cette solution, les lecteurs et les commentateurs de Shakespeare auraient une idée plus nette, et du but que se proposait l’auteur, et de la source où il puisait ses inspirations. Sous ce double rapport, on a été prodigue d’hypothèses incroyables. Le savant et consciencieux Ulrici, auquel personne ne reprochera de n’avoir pas étudié son sujet sous toutes ses faces, ne trouve qu’un moyen de concilier toutes les difficultés, c’est de regarder la tragédie d’Henri VIII comme une pièce de circonstance composée tout exprès pour le divertissement de la cour.

Cela sauverait le fameux hémistiche de la prophétie (Dieu sera vraiment connu), hémistiche qu’il regarde avec raison comme une preuve décisive du protestantisme de Shakespeare. Mais cet avantage ne compense pas, à ses yeux, les nombreux défauts de cette composition anormale, les contradictions choquantes entre ses diverses parties, l’absence de ce qu’il appelle la justice poétique et la vitalité morale, sans parler de la violation des lois éternelles du beau. On voit que ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’il critique si durement celui qui est peut-être, selon lui, le plus grand poète, non seulement des temps modernes, mais de tous les temps. Il se met presqu’à genoux pour lui demander pardon, puis, se rétractant à demi, il trouve dans cette œuvre avortée des beautés du premier ordre, et il finit par avouer, sans calculer la portée de son aveu, que, s’il y avait un autre dénouement ou une seconde partie qui fût en harmonie avec la première, il n’hésiterait pas à mettre la tragédie d’Henri VIII sur la même ligne que les plus beaux chefs-d’œuvre du même auteur 36.

M. Guizot pencherait volontiers pour l’hypothèse d’Ulrici et ne serait pas éloigné de croire qu’Élisabeth a pu donner l’ordre de composer une pièce dont sa naissance serait le sujet : mais il avoue que le caractère de Henri est complètement insignifiant, et il trouve fort extraordinaire que le poète d’Élisabeth, comme il appelle Shakespeare, ait répandu tant d’intérêt sur Catherine d’Aragon. Son silence sur le cinquième acte et sur la prophétie si chère à ses coreligionnaires anglais et allemands, est très significatif et n’est pas seulement une preuve de bon goût. Je ne pourrais pas citer un autre écrivain protestant qui ait dédaigné, comme lui, de tirer partie de cette falsification 37.

Il est vrai que W. Schlegel lui en avait donné l’exemple ; mais c’était plutôt l’effet de sa complète indifférence en matière de religion. À ses yeux, la tirade prophétique de Cranmer n’est autre chose qu’une jonglerie dramatique. Après cet aveu, si compromettant pour son poète de prédilection, on s’étonne qu’il n’ait pas profité de la lueur crépusculaire que la critique de Malone avait déjà jetée sur cette question, pour exprimer au moins des doutes sur la manière dont elle avait été résolue jusqu’alors. Son appréciation des principaux caractères de la pièce semblait devoir l’acheminer vers la véritable solution ; il avoue que Catherine en est la véritable héroïne, que sa mort est la véritable catastrophe, que, pour des yeux clairvoyants, le tyran est suffisamment démasqué par les sourdes révélations qui se font jour à travers les délicatesses du langage, et le montre tel qu’il était en effet hautain et opiniâtre, cruel et voluptueux, et cachant toujours une arrière-pensée de vengeance sous le masque de la justice. Quant à Cranmer, dont un certain parti, alors très puissant, voulut faire le second, sinon le premier personnage du drame, Schlegel, qui savait à quoi s’en tenir sur son héroïsme, l’a passé dédaigneusement sous silence 38.

Quel contraste entre cette impartialité, quelle qu’en soit la source, et la manière de procéder du professeur Gervinus dès que ses passions religieuses ou antireligieuses sont mises en jeu ! Quel dommage que le beau monument qu’il a élevé à la gloire du grand poète soit tellement défiguré par son exégèse systématique et haineuse de la tragédie d’Henri VIII, et par l’abus déplorable qu’il a fait de sa science historique et de son imagination, pour prêter à l’auteur les préoccupations du libéralisme moderne ! À l’en croire, Shakespeare a voulu célébrer la victoire de la classe moyenne sur la noblesse féodale, du mérite sur la naissance, et ce mérite est surtout le mérite littéraire, si apprécié, selon lui, à la cour d’Henri VIII, et encore plus à celle d’Élisabeth.

À ce point de vue, dont le développement touche parfois au burlesque, quoi de plus naturel que d’attribuer à Shakespeare, qui avait sa bonne part de cette révolution sociale, l’intention d’en glorifier le premier auteur et toute la dynastie des Tudors, dans une composition symbolique dont la note dominante serait la notion générale du progrès, et dont l’intérêt dramatique, croissant d’un acte à l’autre, serait porté à son comble par la victoire définitive de la religion nouvelle, victoire si clairement proclamée par Cranmer dans sa tirade prophétique, qui n’est plus une jonglerie, mais une flatterie grandiose ?

Enfin l’illusion, volontaire ou involontaire, du commentateur va si loin, qu’il cite à l’appui de ses explications un document qui suffirait à lui seul pour démontrer à quel point elles sont chimériques. C’est une élégie pathétique intitulée la Robe de deuil, dans laquelle le poète Chettle reprochait à Shakespeare, sous le nom pastoral de Mélicerte, de n’avoir pas payé son tribut à celle sur qui la mort, comme jadis Tarquin sur Lucrèce, venait de se rendre coupable de viol 39. Dans l’hypothèse bizarre de Gervinus, cette remontrance poétique aurait eu pour effet de réveiller les remords de l’âme de Shakespeare et de lui suggérer, comme une expiation de son silence, la composition d’un drame qui serait un monument de sa reconnaissance et de sa vénération pour celle qui lui avait fourni des inspirations pour son art, par les grandes choses qui avaient signalé son règne, la sagesse politique, la puissance nationale, le progrès intellectuel et la liberté religieuse.

Ainsi Shakespeare n’aurait pas songé de lui-même à pleurer la mort de la reine vierge, et la tragédie d’Henri VIII aurait été comme un pieux dédommagement offert à sa mémoire, à l’instigation d’un poète obscur et servile qui, dix ans auparavant, s’était fait l’éditeur responsable des grossières injures qu’un rival dramatique, jaloux de sa popularité croissante, avait composées contre lui ! Si cette supposition pèche par le défaut de vraisemblance, elle n’en honore pas moins celui qui l’a faite, et permet de croire qu’il n’a jamais connu, du moins par expérience, l’âpreté des rivalités littéraires.

Plus le savant critique avance dans son exégèse, plus les traits de lumière abondent. Il découvre une intention symbolique dans la fortune respective des deux reines, dans la chute de l’orgueilleuse catholique et dans l’élévation de la pauvre luthérienne (il ne dit pas anglicane). Enfin, il fait une dernière découverte qui surpasse en originalité toutes les autres, et qui n’a pu manquer d’exciter la verve de sa verte vieillesse dans ses improvisations universitaires. À force de méditer son sujet, le clairvoyant professeur a trouvé qu’il y avait entre la famille royale et celle de Shakespeare un point de ressemblance qui jusque-là n’avait frappé personne et qui devait donner au poète une haute consolation. Le premier fruit de sa précoce union avec Anne Hathaway avait vu le jour quelques mois trop tôt, et la naissance d’Élisabeth, à la suite du mariage de la pauvre Anna Boleyn avec Henri, avait été précisément marquée par la même précipitation. Supposer que Shakespeare ait été insensible à l’honneur d’un tel parallélisme et qu’il n’y ait pas puisé des inspirations pour la composition de certaines parties de son drame, ce serait, suivant l’illustre interprète, méconnaître à la fois la délicatesse de son goût et celle de ses sentiments.

Je ne veux pas m’appesantir davantage sur les tristes observations dans lesquelles d’incurables antipathies ont pu faire tomber un esprit à tant d’égards si judicieux, si cultivé, si étendu, comme on peut s’en convaincre par la lecture de l’ouvrage même que je dénonce, dans lequel le chapitre sur la tragédie d’Henri VIII forme avec les autres une disparate non moins choquante que ne le fait le cinquième acte de cette tragédie avec les quatre actes précédents. Mais on voulait à tout prix mettre à néant les arguments que les catholiques pourraient tirer de cette pièce non moins mystérieuse dans sa contexture que dans sa source ; il fallait opposer à leurs prétentions passées, présentes et futures, une barrière d’une nouvelle espèce, il fallait élever la question à une hauteur où ils ne pourraient pas atteindre, dans les régions de la philosophie de l’histoire réputées inaccessibles aux esprits trop crédules. Il fallait passer soigneusement sous silence les interpellations douteuses et non douteuses, le changement du titre primitif, le jugement si positif de Johnson, la critique plus avancée de Malone et de Brown, et même celle de Schlegel, précurseur et coreligionnaire de Gervinus. Enfin il fallait se faire pardonner toutes ces omissions par des tendances très prononcées dans un certain sens ; et c’est à quoi il est parvenu avec un succès qui a dû dépasser ses espérances.

Heureusement cette étrange symbolique du savant professeur n’a pas été le dernier mot de la critique allemande. Après lui est venu un autre juge, F. Kreyssig, qui ne lui cède en rien pour l’étude approfondie de son sujet, qui le surpasse pour la rectitude et l’élévation d’esprit et surtout pour l’impartialité qui est ici la première condition de la compétence. Après avoir examiné consciencieusement et respectueusement (trop respectueusement peut-être) l’hypothèse de Gervinus, il arrive à cette conclusion inattendue, savoir, qu’à l’exception de l’apothéose prophétique de la reine Élisabeth, il n’y a pas une seule scène qui ne puisse s’interpréter comme une satire aussi bien que comme une glorification de la dynastie des Tudors ! La concession est énorme, et l’on s’étonne que l’auteur, après l’avoir faite, n’ait pas abordé résolument la question philologique et ne se soit pas donné ainsi un avantage de plus sur ses devanciers, qui semblent l’avoir évitée comme un piège. Peut-être a-t-il pressenti, aussi bien que Gervinus, la solution à laquelle aboutirait cette exploration ; car sa sympathie est toute pour Catherine, et il ne se fait aucune illusion sur son époux. En terminant son analyse, il laisse échapper, peut-être à son insu, un trait de lumière qui éclaire rétrospectivement son point de vue ; c’est que ce tableau historique n’est autre chose que la reproduction dramatique des traditions populaires. Or quelles étaient ces traditions relativement à Henri VIII et à ses victimes ? La réponse à cette question se trouve, non pas dans une, mais dans toutes les chroniques contemporaines, sans excepter celle de Fox, et nous avons déjà constaté cette unanimité comme un fait important dans la question que nous nous sommes efforcé d’éclaircir 40.

Oui, Shakespeare, dans cette œuvre si diversement interprétée, s’est rendu l’organe du sentiment populaire parfaitement d’accord avec le sien, tel qu’il l’avait laissé entrevoir dans une de ses premières compositions déjà signalée plus haut. Faire directement le procès à la mémoire du père d’Élisabeth était impossible sous un régime dur et ombrageux qui avait l’œil ouvert et le châtiment suspendu sur toutes les manifestations de la pensée. Mais il était possible de tracer une série de tableaux rigoureusement historiques, combinés de manière à faire en quelque sorte maudire le tyran par induction et à justifier le titre hardi que l’auteur donnait à sa pièce (All is true). C’est là ce qu’il a eu en vue beaucoup plus que l’intérêt dramatique proprement dit, et nul n’a le droit d’affirmer qu’il n’a pas atteint son but. On dirait qu’il y eut une intelligence mystérieuse entre lui et Walter Raleigh, non moins grand écrivain que grand aventurier, pour composer à eux deux une espèce de chœur d’Euménides vengeresses, l’un se chargeant de flétrir le bourreau en glorifiant ses victimes, l’autre traçant du fond de sa prison, dans une prose digne de figurer à côté des plus beaux vers, le premier portrait ressemblant qu’on eût osé faire du meurtrier de Thomas Morus.

« Si le monde avait perdu tous les portraits et tous les types d’un prince impitoyable, on pourrait les retrouver peints au vif dans l’histoire d’Henri VIII. Car combien de fois n’a-t-il pas brusquement comblé certains hommes (sans que personne pût soupçonner pourquoi), et quand sa fantaisie changeait, il les précipitait dans l’abîme, sans que l’on pût savoir leur offense. À combien d’autres plus méritants n’a-t-il pas donné des fleurs en abondance pour qu’ils en recueillissent le miel, et, la récolte faite, il se donnait le plaisir de les brûler dans la ruche. Combien de femmes n’a-t-il pas décapitées et répudiées ? Combien de princes du sang n’a-t-il pas mis à mort (quelques-uns d’un âge si tendre qu’ils pouvaient à peine se traîner jusqu’au billot), sans compter une infinité d’autres victimes de tout rang ? Oui, même sur son lit de mort, lorsqu’il était sur le point d’aller rendre compte à Dieu de tant de sang si abondamment versé par lui, il fit emprisonner le duc de Norfolk et exécuter le comte de Surrey, sans parler de tout ce qu’il fit souffrir aux veuves et aux orphelins. ...

« Mais quiconque, en écrivant notre histoire moderne, voudrait suivre de trop près la vérité, courrait risque de recevoir une ruade qui lui briserait la mâchoire. Il n’y a pas de maîtresse qui ait plongé ses partisans et ses serviteurs dans de plus grandes misères. ...

« Dieu ne saurait bénir dans un temps ce qu’il a maudit dans un autre. »

 

Alexis-François RIO.

 

Paru dans Le Correspondant en 1864.

 

 

 

 

 

 



1 La Chronique de Hall fut prohibée par Marie en 1555.

2 Ce jugement d’Élisabeth sur Buchanan diffère beaucoup de celui de Hearne, l’un des antiquaires les plus savants et les plus honnêtes qu’ait eus l’Angleterre : Buchanan dignissimus qui auribus in collistrigio spectaculo exponeretur perpetuaque infamiæ nota inureretur tanquam impostor improbissimus.

3 Nicolls, vol. II, p. 133.

4 Pro Lena apologia.

5 La satire de Buchanan contre les franciscains est peut-être la composition la plus cynique et la plus infâme du seizième siècle, si riche en productions de ce genre.

6 His most irregular actions represented such a type of greatness as crooked lines drawn every way, which though not so compendious and direct as the strait, seem yet to have in them somewhat more of the infinite. 400. Fol. Lond. 1649.

7 Description of England prefixed to Holinshed’s chronicles.

8 Fox’s martyrs, p. 329. First edit. Fol. 1562.

9 Il y a un passage où l’on peut soupçonner l’auteur de n’avoir pas été complètement désintéressé ; c’est quand il dit que Jacques Ier était un prince selon le cœur de Platon pour la science et selon le cœur de Dieu pour la religion. (2) P. 299. Fol. Lond. 1674.

10 Baker’s chronicle was ever more esteemed by readers of a lower class ; it long maintained its reputation particularly among country-gentlemen. Granger’s biographical history, vol. 1, p. 504.

11 Heylen’s Cosmography, p. 285.

12 Les contradictions et les censures n’ont pas manqué à Burnet en dedans et en dehors de l’Église dont il était l’orgueil et l’ornement. Outre Cowper et Hallam, il a été flagellé par Johnson, par Birch et Warburton, deux grands dignitaires de son Église et par beaucoup d’autres. L’âcreté de sa bile est empreinte dans tous ses écrits, excepté dans ses lettres et poésies amoureuses à la marquise de Wharton.

13 L’attaque contre l’authenticité du discours se trouve dans le volume III, p. 46. Le document qui prouve cette authenticité se trouve dans l’appendice du Ier volume (Records), no 70.

14 Pour savoir à quoi s’en tenir sur la probité de Burnet, il faut lire ce qu’en dit Hallam dans plusieurs passages de son Histoire constitutionnelle d’Angleterre. Surtout il faut lire l’introduction d’un ouvrage très curieux intitulé Montrose and the covenanters. Lord Peterborough, qui avait écrit beaucoup de notes à la marge des deux volumes de Burnet, pendant son séjour à Lisbonne, disait qu’il aurait voulu vivre assez longtemps pour donner le démenti à ce polisson sur la moitié de son histoire. (Spence, p. 154.)

15 Johnson disait que Hume n’aurait jamais écrit l’histoire si Voltaire ne l’avait pas écrite avant lui. Il n’était à ses yeux qu’un servile écho de Voltaire.

Boswell, vol. I, p. 501.

16  Oldmixon se moquait du Tatler en l’appelant Omicron, et il poursuivait de ses attaques les deux principaux rédacteurs de ce recueil dans son Flying-post. Cela lui valut l’emploi de collecteur des douanes à Bridgewater.

17 Quand l’amour pouvait enseigner la sagesse à un monarque, et que la lumière de l’Évangile brillait dans les beaux yeux d’Anna Bullen.

18 Unicum hoc ævo veræ pietatis exemplar, fastiditis nugis mulieribus, bonam diei partem collocat in libris sacris. (Ep. ad. Henr. VIII coram Luc. paraph.) Regina in sexus miraculum litterata est, neque minus pietate suspicienda quam eruditione. (Ep P. Bombasio.)

19 Marie Boleyn avait précédé sa sœur dans les bonnes grâces du roi et avait été précédée par Élisabeth Taillebois et par d’autres.

20 Il y a, dans la scène IIe du IVe acte, tout un morceau qui n’est autre chose que la prose de Campian, mise en vers.

21 It would seem, from the term old Harry applied in later times to the author of Evil, that the recollection of his tyranny had survived all traces of any good qualities he might have possessed. Préface de la IIe partie de l’histoire de Burnet, p. 104.

22 La tragédie d’Henri VIII fut représentée, sur le théâtre du Globe, le jour même où ce théâtre fut détruit par un incendie. Or il existe une lettre d’un contemporain, sir Henry Wotton, dans laquelle il est dit que c’était une pièce nouvelle. D’un autre côté, le continuateur de Stow affirme que le drame d’Henri VIII était de Shakespeare.

23 By that sin fell the angels, how can man then,

The image of is Maker, pope to win by’t ?

Love thyself last : cherish those hearts that hate thee ;

Corruption wins not more than honesty ;

Still in thy right hand carry gentle peace,

To silence envious tongues. Be just, and fear not :

Let all the ends, thou aim’st at, he thy country’s,

Thy God’s, and truth’s ; then if thou fall’st, o Cromwell,

Thou fall’st a blessed martyr.

24 But he’s a learned man. May he continue

Long in his highness’ favour, and do justice

For truth’s sake, and his conscience ; that his bones,

When he has run his course, and sleeps in blessings,

May have a tomb of orphans’ tears wept on ’em !

25 A foolish wise man, or a wise foolish man.

26 Can you think, lords,

That any Englishman dare give me counsel ?

Or be a known friend, ’gainst his highness pleasure

(Though he be grown so desperate to be honest),

And live a subject ? ...

’Would I had never trod this English earth,

Or felt the flatteries that grow upon it !

Ye have angels’ faces, but heaven knows your hearts.

27 This scene is above any other part of Shakespeare’s tragedies and perhaps above any scene of any other poet, tender and pathetick. Johnson.

28 Oh, saw you not, even now, a blessed troop

Invite me to a banquet ; whose bright faces

Cast thousand beams upon me, like the sun ?

They promis’d me eternal happiness ;

And brought me garlands, Griffith, which I fell

I am not worthy yet to wear : I shall,

Assuredly.

29 Boswell, p. 496.

30 Courtney’s commentaries on Shakespeare, vol. II, p. 171.

31 Shakespeare’s autobiographical poems, p. 184.

32 In-fol., 1583, p. 818.

33 Voir dans Lingard les révélations de Lady Shrewsbury et celles de Faunt, secrétaire de Walsingham. Ce dernier dit positivement qu’à la cour d’Élisabeth on pratiquait toutes sortes d’énormités.

34 See the prolegomena to Malone’s Shakespeare vol. II. The play was called the Isle of dogs, by Nashe, who mentions the fact in his Lenten stuffe, 1599.

35 Cette lettre incroyable a été conservée dans le State paper office et a été publiée il y a quelques années dans le journal l’Athénée.

36 Ulrici, Shakespeare’s dramatische Kunst, IIth abt., S. 711-718.

37 Shakespeare et son temps, nouvelle édition, 1858.

38 Voir son Cours de littérature dramatique, 14e leçon.

39 Allusion au poème de Shakespeare, intitulé : Le viol de Lucrèce.

40 F. Kreyssig, Vorlesungen über Shakespeare, vol. I., p. 415-447.

 

 

 

 

 

 

 

 

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