Notre-Dame

dans la littérature polonaise

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

B. ROSINSKA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE. – I. LA FORMATION DE L’ÉTAT. LE BAPTÊME DE LA POLOGNE. LE PREMIER MONUMENT DE LA LANGUE ET DE LA POÉSIE NATIONALE, L’HYMNE « MÈRE DE DIEU... ». – II. LE MOYEN ÂGE : CHANTS MARIAUX POPULAIRES, POÉSIES LATINES, HEURES, NOËLS, PREMIERS TEXTES IMPRIMÉS EN POLONAIS. – III. LE SIÈCLE D’OR DE LA POLOGNE : L’HUMANISME, LA RÉFORME, LES CONTROVERSES RELIGIEUSES, LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS. – IV. XVIIe SIÈCLE : GUERRES, FRONDES, JACQUERIES DE COSAQUES ; LA RENAISSANCE DE LA FOI ET LES PREMIERS INDICES DU MESSIANISME POLONAIS. – V. PÉRIODE SAXONNE ; LE DERNIER ROI DE POLOGNE ET LA CHUTE DE L’ÉTAT. LA POÉSIE DES CONFÉDÉRÉS DE BAR. – VI. LA GRANDE ÉPOQUE DE LA POÉSIE POLONAISE : LE ROMANTISME ; MICKIEWICZ, SLOWACKI, KRASINSKI ET LEURS ÉCOLES. – VII. LES ÉPIGONES DU ROMANTISME ; LA JEUNE POLOGNE ; L’ŒUVRE DE SIENKIEWICZ. – VIII. LES CONTEMPORAINS. – IX. ÉBAUCHE D’UNE SYNTHÈSE. – BIBLIOGRAPHIE.

 

 

 

I

 

La Pologne entre dans la grande famille des peuples chrétiens vers la fin du Xe siècle. Le duc héritier Mieszko (Miechko) – dont l’État à l’ouest dépassait de beaucoup l’Oder et à l’est s’appuyait sur le Bug – épouse une princesse catholique tchèque et reçoit le baptême de la main des prêtres tchèques selon le rite latin en 966.

Par ce fait l’avenir de la Pologne est décidé ; elle appartient désormais à l’Occident, géographiquement, comme son dernier rempart à l’est, et elle construit sa vie intellectuelle et spirituelle sur la base de la culture latine. Toujours en lutte défensive contre l’Empire allemand, Mieszko – Mieczyslaw I – confie son État à la protection spéciale du Saint-Siège ; Rome accepte et confirme son protectorat par un privilège écrit. Depuis ce moment, d’abord les bénédictins français et italiens, ensuite des religieux d’autres ordres, furent les premiers professeurs de la religion et de la culture générale du peuple polonais. Sans aucun doute ils façonnaient l’âme de la nation selon la mentalité chrétienne de leur temps – dont le culte de la Sainte Vierge était un des facteurs principaux. En Pologne nous retrouvons des vestiges de ce culte marial en maintes occasions : églises dédiées à Marie, telle la plus ancienne, la cathédrale de Gniezno, fondée par Mieszko ; piété fervente des princes polonais (Boleslas Bouchetorse passe la nuit précédant une bataille décisive contre les Allemands en chantant les Offices ; sainte Cunégonde fut l’animatrice des chants populaires en polonais). On pourrait citer d’autres exemples.

Mais il fallait du temps pour que le latin officiel de la liturgie trouvât des paroles et des formes d’expression en langue populaire. En comparaison avec l’épanouissement de la littérature populaire française et italienne, le Moyen Âge polonais donne des signes d’une évidente pauvreté littéraire ; cet état est dû à l’écart de plusieurs siècles que l’on constate entre la christianisation de ces pays. C’est seulement au XVIe siècle que la culture générale a raison de ce retard ; les étrangers s’étonnent alors de trouver en Pologne « plus de gens parlant latin qu’à Rome ».

Le premier monument de la littérature polonaise, la première œuvre conçue en langue nationale, fut l’hymne marial Bogurodzica (Mère de Dieu).

Son texte original contenait deux strophes de six vers, strophes rimées et rythmées, d’une beauté primitive mais incontestable, par la majestueuse grandeur des images qu’elle évoque :

 

                        Mère de Dieu, Vierge

                        Glorifiée par le Seigneur, Marie

                        Choisie par Dieu, Marie

                        Fais-nous grâce,

                        Kyrie Eleison !

 

L’auteur de cet hymne est inconnu. Attribué à tort à saint Adalbert, apôtre et martyr de Poméranie (fin du Xe siècle), il fut composé probablement vers la fin du XIIIe siècle, siècle de la première invasion des Tartares (1241), qui transforma le pays en désert et anéantit la moitié de la population. L’éminent historien Brückner attribue cet hymne à l’aumônier de la reine Cunégonde, le moine franciscain Théophile – en 1260 environ.

Dlugosz (1415-1480), auteur de l’Histoire de la nation polonaise nous donne une description pittoresque de la bataille de Grunwald (1410) où l’armée polonaise brisa définitivement l’Ordre des Chevaliers Teutoniques. Il souligne qu’avant d’attaquer, « toute l’armée royale entonna le chant ancestral – Mère de Dieu – puis, les piques et les lances au poing, se lança dans la bataille ».

Le chancelier et juriste polonais Laski (1506) met l’hymne comme introduction à son « Statut des lois polonaises » en l’appelant l’œuvre : prima devotissima tamquam vates regni Poloniae.

Le XVIe siècle voit le déclin et l’oubli graduel de ce chant de guerre. Au siècle suivant, où le pays entier devint un champ de bataille, la foi seule restant le guide des consciences, on essaya de ressusciter cet hymne comme chant guerrier. Mais le champion de cette renaissance, le Père Birkowski, aumônier du Roi et prêtre soldat, prêcha en vain...

Au XVIIIe siècle, les autorités de l’Église polonaise interviennent pour sauver de l’oubli total cette vénérable relique. Depuis ce temps, chaque dimanche, le clergé et les fidèles de la cathédrale de Gniezno le chantent près de la châsse de saint Adalbert.

Pendant toute la période qui s’échelonne entre le Moyen Âge et la fin du XVIIIe siècle, il faut mentionner une abondante littérature populaire demi-religieuse, qui – à proprement parler – n’est pas une œuvre originale, mais qui porte néanmoins une forte empreinte nationale. Il faut citer surtout les Noëls, les Heures, les Cantiques vespéraux. Le texte, le plus souvent, traduit du latin, a évolué avec le temps ; celui qu’on chante aujourd’hui porte les marques du baroque dans certaines métaphores, recherche du style, etc., les plus évidentes dans les chants vespéraux.

Les Heures – particulièrement chères au peuple polonais – furent connues très tôt dans le Moyen Âge et chantées jusqu’aujourd’hui sur la mélodie grégorienne. Déjà au XIIIe siècle les princes féodaux traduisaient les Heures en polonais pour les chanter avec leurs cours ; le pays connaissait les livres d’Heures semblables, quoique moins beaux, aux magnifiques Heures enluminées du duc de Berry. On attribuait aux Heures une force miraculeuse, surtout exorcisante. L’histoire de la Pologne abonde en nombreux épisodes témoignant de l’attachement à cette dévotion. On cite le connétable (hetman) Zolkiewski qui se retirait avec son armée en ordre de bataille devant les Turcs dix fois plus puissants, en chantant les Heures. Les chevaliers polonais, les gentilshommes commençaient leur journée par les Heures, et le paysan polonais a conservé jusqu’à notre temps cette pieuse habitude de « louer la Sainte Vierge et chanter sa puissance ».

Les Noëls qui ont subi avec le temps des transformations de langage, renferment plus d’éléments populaires. Certains – bien anciens – ont si peu d’ambiance religieuse qu’il faut comprendre leur intention d’égayer l’Enfant Divin par un air de danse et des paroles joyeuses. Ces Noëls s’attendrissent sur la jeunesse de la Vierge Mère et sur sa pauvreté ; les bergers apportent des langes pour l’enfant, car Marie n’a rien pour le couvrir, et sont remerciés par le sourire de la Mère. On pourrait citer longuement les soins des humbles pour aider la Vierge dans la petite étable de Bethléem : le peuple polonais se plaisait dans cette intimité avec Marie, modeste, souriante et heureuse, facile à aimer et vénérer.

Certains Noëls sont identiques aux Noëls français. Les chants vespéraux, issus de la liturgie, ont cependant ajouté au nom de Marie des épithètes inexistantes en latin et presque impossibles à traduire dans d’autres langues. Comme en latin, les cantiques chantaient Marie, fleur des fleurs, lys de la vallée, etc., en des métaphores dont le Cantique des Cantiques était la source d’inspiration. Mais la piété populaire s’adressait surtout à la Mère charitable (Mater Misericordiae) et à la Mère pleine de cœur (Matka Serdeczna). Le français ne possède pas d’adjectifs qui qualifieraient de telles relations entre deux êtres, à la fois intimes, chaleureuses et pleines de respect.

Si les générations actuelles goûtent surtout dans les Noëls anciens, chantés sur les airs du XVIe siècle, un charme archaïque comparable à celui qui émane, par exemple, des tableaux de Fra Filipo Lippi, et leur reconnaissent la valeur d’une tradition lourde de souvenirs, elles chantent néanmoins les Vêpres dans une forme à peine modifiée.

Le Moyen Âge, fier de ses forces physiques, accentuait la jeune et délicate beauté de Marie ; ce n’est que plus tard et plus rarement qu’il compatit à son drame maternel. Conçue au XVIIe siècle, l’image de Marie, Reine du Royaume dans la vie nationale, dans l’intimité Mère charitable, connaissant par l’intuition du cœur les besoins de ses enfants, se penche désormais vers son peuple, invoquée par des paroles si contemporaines, si actuelles qu’on soupçonne à peine leur âge vénérable.

L’imprimerie apparaît en Pologne vers la fin du XVe siècle et le premier texte imprimé en langue vulgaire, dans un manuel de piété paru à Wroclaw en 1495, est le Notre Père et le Je vous salue Marie.

 

 

II

 

Après le Concile de Bâle, où l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge fut proclamée digne de foi, la Pologne se rangea parmi les partisans les plus fervents de cette résolution. Paul de Tyszkowice écrivit en latin le Traité sur l’Immaculée Conception et l’Hymne à la Sainte Vierge et les frères mineurs chantèrent en polonais avec tout le peuple :

 

                        Oh Marie, Vous êtes la Fille de Dieu,

                        Joie suprême de tous les pécheurs,

                        Non touchée par le premier péché.

 

Le XIVe et le XVe siècle virent l’épanouissement de la poésie religieuse.

La Pologne des Piast s’agrandit de larges domaines lithuaniens conquis au christianisme par la reine Hedwige d’Anjou. La grande lignée de rois aux mœurs austères et chrétiennes rayonne sur le pays. C’est l’époque de la sainte reine Hedwige, du prince royal saint Casimir, du roi martyr Ladislas, tombé au champ d’honneur dans la guerre contre les Turcs.

Dans la poésie de ce temps, les chants les plus beaux et les plus nombreux sont les chants mariaux. Leurs auteurs restent presque toujours anonymes. Leur vocabulaire est riche et pittoresque. L’imagination des poètes est frappée par la jeune beauté de la Vierge et elle sait trouver pour l’exprimer les paroles qui ne manquent pas d’inspiration ni d’envolée. La sincérité et la vivacité des sentiments font l’incontestable valeur de ces primitifs.

Les mieux conservés sont les Cantiques de Lysa Gora (Mont Pelé, couvent des Frères Mineurs). Le plus beau de ces poèmes est La plainte de la Mère de Dieu sous la Croix. C’est un poème de plusieurs strophes, remarquable par la force du sentiment, des images et du rythme.

Il faut citer aussi maître Matthieu, l’auteur du Chant de l’Annonciation.

Les Frères Mineurs, inspirés par leur amour pour les humbles, devinrent les animateurs les plus zélés de la culture nationale polonaise, les meilleurs protagonistes de chants religieux, écrits en langue populaire. À cet ordre appartient le bienheureux Ladislas de Gielniow. Son Cantique sur la Passion de Notre-Seigneur resta célèbre pendant plusieurs siècles. Ce poème constitue l’hommage le plus profond rendu à la Sainte Vierge ; il est animé d’un amour très tendre pour Marie.

L’intimité des sentiments, la spontanéité de l’expression d’amour et d’adoration, que la Sainte Vierge inspire aux poètes médiévaux, se prolongent encore dans les quatre premières décades du XVIe siècle.

L’élan lyrique puisait sa sève dans de nombreuses œuvres épiques. Négligés par la doctrine officielle de l’Église, les apocryphes satisfaisaient la naïve et fervente curiosité des masses.

La fin du XVe et le début du XVIe siècles ont connu surtout La vie de Notre-Seigneur de Balthazar Opec et Les Sermons Mariaux du maître Jean de Szamotuly, surnommé l’abbé Paterek. L’influence des apocryphes y règne ; le thème de la vie de Marie est développé avec une infinité de détails pittoresques, et donne – entre autres – comme la peinture italienne de cette époque, une image merveilleuse de la beauté idéale de la Vierge.

En 1531, l’imprimeur cracovien Jérôme Victor fit paraître La couronne de roses de Notre-Dame, traduction du manuel de piété latin et grec, conçu selon les psaumes de David.

N’oublions pas que la littérature du XVe siècle coïncide avec l’apogée de l’art gothique en Pologne (cathédrales, sculptures, retable de Vit Stvos à Cracovie).

Sous le règne de Sigismond le Vieux, il faut signaler deux éminents poètes polono-latins : Nicolas Hussowski (1475-1532,) et Clément Janicki (1516-1543) « poeta laureatus ».

Hussowski, courtisan, chevalier, hobereau, sait dominer sa véritable érudition par la force et la sincérité de ses sentiments. Son poème narratif Carmen de statura, ferocitate ac venatione bisontis – profondément chrétien et remarquable d’ailleurs par le vif sentiment qu’il a de la nature – contient une des plus belles pages de la littérature polonaise en l’honneur de la Vierge.

Pour la première fois dans cette littérature, l’élan lyrique de l’auteur se joint à un patriotisme très accentué. Hussowski déplore devant la Vierge les fléaux de son temps et invoque sa protection contre la folie des princes, les malheurs de la guerre, la dureté de la loi de fer, les dangers continuels de l’invasion turque.

Avec Clément Janicki paraît pour la première fois dans les annales de la littérature polonaise le paysan de Grande Pologne, cette terre de tant d’hommes illustres sortis de la paysannerie.

Janicki, élevé grâce aux soins de son évêque et envoyé en Italie par la générosité d’un mécène, mourut trop jeune pour donner la juste mesure de son grand talent.

Il laissa le joyau de la poésie lyrique l’Élégie à la Sainte Vierge. Convaincu qu’il mourrait prématurément – il fut, en effet, emporté par l’hydropisie –, il s’abandonne à la protection de Marie, consolé par l’espoir de la voir au Paradis.

Avec ces deux poètes d’élite, qui par leur érudition appartiennent déjà à l’Âge d’Or, s’achève l’élan mystique du Moyen Âge en Pologne. Le thème marial, si riche, si inspirant, passe au XVIe siècle au dernier plan de la culture générale ; il est refoulé par l’humanisme et la Réforme.

 

 

III

 

Le XVIe siècle, l’Âge d’Or de la littérature polonaise, inauguré en 1543 par le premier livre de Nicolas Rey, fut aussi le siècle de l’humanisme et de la Réforme. L’humanisme épicurien, indifférent aux dogmes, opposait aux pieuses et chastes légendes mariales qualifiées d’obscurantisme, l’insouciance et la facilité des mœurs de la Renaissance. La Réforme combattait le culte marial avec méthode et acharnement et le nommait œuvre de Satan.

Les deux plus grands poètes de ce siècle furent Nicolas Rey et Jean Kochanowski. Nicolas Rey était calviniste et Jean Kochanowski, érudit sensible à tous les mouvements du cœur humain, tout croyant qu’il était, n’écrivit néanmoins rien en l’honneur de la Vierge.

Le seul qui introduisit l’élément marial dans son œuvre fut Nicolas Sep-Szarzynski, converti et profondément croyant. Gentilhomme et chevalier, érudit doué d’un grand talent et d’une remarquable sensibilité artistique, il laissa comme héritage catholique de son temps, son sonnet à la Vierge, qui est considéré comme un chef-d’œuvre.

La Réforme fut pour la Pologne comme une longue maladie. Certains adversaires de l’Église furent guidés par la soif de la rénovation spirituelle comme par exemple les sociniens polonais, qui prouvèrent la force et la pureté de leurs caractères pendant les années de la tourmente. Mais à la Réforme adhérèrent surtout les adversaires des grandes autorités de l’Église et du pouvoir royal. Les frondeurs néfastes du XVIIe siècle furent presque tous protestants.

Vers la fin du XVIe siècle, la Réforme gagna presque toute la haute noblesse et une bonne part de la petite noblesse. Au début du siècle suivant, le grand Skarga s’indignait qu’à la messe de la cour au moment de l’Élévation il n’y eut qu’un seul sénateur à fléchir les genoux alors que d’autres s’appuyaient avec indifférence contre le mur, en agitant les aigrettes de leurs toques.

Le feu de la controverse agitait les esprits. La Réforme toucha au Saint des Saints des croyances polonaises et se montra hostile par principe au culte de Marie. L’ordre des Jésuites avait le premier rang dans la lutte. Le culte marial sauva le catholicisme polonais. L’époque qui suivit l’Âge d’Or fut surnommée « l’époque de la réaction catholique ».

Parmi les hommes éminents de la Société de Jésus, il faut citer le Père Wujek qui traduisit le premier la Bible en polonais et composa de nombreux sermons sur la Sainte Vierge, et surtout le Père Pierre Skarga (1536-1612), styliste incomparable, clairvoyant, inspiré, considéré comme prophète national, auteur des Magnifiques Sermons pour les Diètes. Skarga écrivit aussi les beaux et touchants Sermons pour les Fêtes de Notre-Dame. Celui qui secouait la torpeur des consciences polonaises et leur montrait l’effet inévitable de leurs vices – la chute de l’État – avait une grande dévotion à la Vierge Marie, qu’il aimait à montrer comme le modèle de toutes les vertus. Le dernier des grands poètes polono-latins, « poeta laureatus », le Père Mathieu Sarbiewski, appartenait aussi à l’ordre des Jésuites. Nous avons de lui de nombreux chants et odes à la Vierge, où le sentiment patriotique s’unit au lyrisme religieux.

 

 

IV

 

Le XVIIe siècle, siècle de la décadence graduelle de la puissance de l’État et de la culture générale, est dominé par les malheurs politiques qui cent ans après amèneront la chute du Royaume.

Lorsque le gentilhomme polonais devient possesseur de grands domaines, son esprit guerrier faiblit. De chevalier, il se transforme en fervent agriculteur et admirateur de cette vie aisée et tranquille. Les frontières méridionales menacées par les Turcs n’ont pas d’armée régulière ni assez de volontaires pour leur défense. Les fautes des rois contribuent à la croissance de l’État moscovite et les fautes des grands seigneurs provoquent l’anarchie intérieure, les soulèvements des Cosaques, les jacqueries.

Mais ce siècle de désolation connut aussi des héros, le patriotisme des masses, le réveil de l’esprit religieux et chevaleresque et ce furent les germes d’une renaissance.

L’alliance de Marie dans la lutte contre le Croissant, pressentie par les poètes de l’Âge d’Or, ravive maintenant la foi et la vie nationale. Le culte de Marie entre dans son apogée.

Le roi Ladislas IV (1632-1648) à une époque de paix relative, institua l’Ordre de l’Immaculée-Conception, qui devait couronner les mérites de ceux qui contribuaient à la défense du pays. La Diète abolit cet Ordre.

Aux jours sombres où l’invasion suédoise déferlait comme un déluge dans un pays ravagé, la miraculeuse défense de Czestochowa, qui abrite depuis des siècles le tableau de Notre-Dame qu’une légende vénérable fait remonter à saint Luc, donna le signe du soulèvement général, et ce fut le commencement de la libération du territoire national.

Comme ex-voto de cette dette de la nation, le roi Jean-Casimir dans le pays enfin délivré de l’ennemi, prononça les fameux vœux de Léopol (1656), où il proclama Marie Reine du Royaume de Pologne. Au nom de la nation, il s’engagea à veiller à l’introduction de la justice et de la charité dans les lois polonaises, et surtout à améliorer la condition des paysans.

Les œuvres littéraires de ce siècle, souvent prolixes, marquent, quand on les compare avec le goût très sûr de l’Âge d’Or, le déclin graduel des notions esthétiques.

L’aumônier de l’armée, champion de la renaissance de « Bogurodzica », le Père Dominicain Fabien Birkowski, écrivit de nombreux sermons consacrés à la Vierge : Sermons pour les Fêtes et Dimanches (Cracovie, 1620).

Avec Barthélemy Zimorowicz (1597-1673), bourgeois de Léopol, s’introduit dans la poésie polonaise le folklore spécial de ces régions frontières, où l’élément polonais se marie au ruthène. Auteur de remarquables Pastorales, il publia les Hymnes pour les fêtes solennelles de la Vierge des Mères et Mère des Vierges, la Très Sainte Vierge Marie. C’est une œuvre où l’on reconnaît l’empreinte pastorale et régionale, elle a les qualités et les défauts du baroque, mais elle connut un succès légitime. Zimorowics fut aussi l’auteur de l’ode latine Jésus, Marie, Joseph, de valeur analogue.

Le plus grand poète lyrique du XVIIe siècle, Vespasien Kochowski (1633-1700), auteur de la Psalmodie Polonaise, fut aussi un homme de caractère. Soldat de toutes les guerres de son temps, la bataille de Vienne y comprise, homme honnête et gentilhomme modèle, il est considéré comme le premier des messianistes polonais. Une foi intrépide, une piété fervente se joignent chez lui à un patriotisme intransigeant. Kochowski est convaincu que la Reine céleste du Royaume de Pologne conduit son peuple à travers les épreuves. Son ardent culte marial s’exprime par de nombreux chants à la Vierge, pleins de mélodie, remarquables par la beauté de la strophe et du verbe. Le plus beau, La fuite de la Couronne (du Royaume de Pologne) vers la Sainte Vierge, affirme dans sa conclusion que le sujet de Marie ne périra pas.

 

                        Soyez-nous Mère, Madame,

                        Nous vous en supplions, nous, vos sujets désolés,

                        Défendez-nous, vous, notre Reine élue,

                        Reine de Pologne dans les siècles adorée.

 

De nombreuses images miraculeuses de la Vierge, des lieux de pèlerinage, offrirent aussi des thèmes au lyrisme fécond de Kochowski.

 

 

V

 

Puis vient la période saxonne (1697-1763), les rois étrangers, deux électeurs de Saxe, Auguste II et Auguste III, montent sur le trône de Pologne, conspirent contre l’intégrité du royaume et avec le « liberum veto » paralysent toute l’action réformatrice ; la Pologne descend alors vers l’abîme de l’obscurantisme et est affligée de malheurs politiques. Le proverbe « Au temps du roi saxon – mange, bois et dégrafe ta ceinture » marque la triste mentalité du début de ce siècle. Dans l’abaissement général de la culture, aucun des rimailleurs ne s’exerce sur le thème marial.

Mgr Joseph Zaluski, évêque de Kiev puis de Varsovie, érudit, patriote et homme de foi, essaya de secouer cette torpeur. À l’exemple de l’Académie des Sciences du roi Leszczynski à Nancy, il fonda en 1751 à Varsovie « L’Academia Mariana ». L’Académie devait approfondir le culte de Notre-Dame dans la littérature polonaise et tenir séance les jours des fêtes solennelles. Cette idée n’éveilla que l’émulation des érudits ; ce fut un concours d’odes savantes composées en polonais, en latin et même en grec. On ne peut noter dans cette initiative de véritable inspiration poétique.

L’avènement au trône de Stanislas Auguste Poniatowski (1764-1793) coïncide avec une véritable renaissance nationale. Le pays est pourvu de bonnes écoles, la cour d’un prince intelligent, amateur des sciences et des arts, rayonne heureusement sur la société.

Mais cette renaissance s’opère sous le signe de l’encyclopédie et c’est le rationalisme français qui façonne les âmes et la littérature. Cet évident progrès moral et intellectuel rend d’autant plus sensible le déclin de l’indépendance de l’État ; celui-ci est gouverné en fait par l’ambassadeur russe. Les patriotes protestèrent contre cet état de choses en adhérant au soulèvement des Confédérés de Bar (1768-1772).

Dans le pays soumis déjà à l’étranger, cette Confédération fut la première des insurrections polonaises. Elle jaillit du sein de la noblesse moyenne et du peuple, du milieu non encore touché par la corruption et le scepticisme de la cour et de l’aristocratie plutôt cosmopolite. S’opposant au programme politique du parti royal, elle est l’expression de larges couches sociales populaires et nationalistes. Le clergé patriote appuyait les confédérés. L’un des premiers confédérés fut Mgr Krasinski, évêque de Kamieniec, le héros de la confédération, le Père Marc, dominicain, fut considéré comme un thaumaturge et un prophète. Bon stratège, le brillant et audacieux Casimir Pulaski, chef des Confédérés, devint ensuite un des héros bien connus de la Guerre de l’Indépendance de l’Amérique.

Dans ce milieu des Confédérés, le patriotisme et l’esprit de sacrifice se joignaient à la foi vive de ceux qui se nomment eux-mêmes « sodales mariani, defensores Mariae ». La dévotion à Notre-Dame était en effet un facteur intégral de la vie de ces chevaliers. Il paraît, d’après la tradition, que les chants des Confédérés de Bar, pour la plupart des chants mariaux, furent plus nombreux que ceux conservés comme tels. Certains sont entrés dans le répertoire des Sociétés pieuses, reconnaissables par un mélange caractéristique, à la fois guerrier et mystique.

Il faut citer les Chants à Notre-Dame, imitation par le rythme et la structure, du fameux psaume de Kochanowski.

La poésie des Confédérés de Bar, belle et sincère, pleine d’une réelle valeur poétique, fut néanmoins une œuvre populaire. Qualifiée – probablement – de barbare par la froide et raffinée littérature de la cour royale, elle tomba en oubli, pour renaître plus tard – auréolée par la légende au temps des grands romantiques (Mickiewicz, Slowacki).

Après les partages de la Pologne, la longue suite des guerres, le thème marial disparaît pour longtemps de la poésie polonaise. L’insurgé polonais, puis le soldat de la grande épopée napoléonienne sortent de l’école de la lutte pour les Droits de l’Homme. Aussi la poésie polonaise, qui renaît dans les décombres du Grand Duché de Varsovie et du Royaume du Congrès (1807-1831), s’inspire aux sources froides de la muse de Voltaire, de Delille, etc. Le grand orateur de ce temps, l’archevêque et primat Mgr Woronicz, évite lui aussi l’ardeur dangereuse du mysticisme.

C’est la grande poésie romantique qui amena la renaissance de l’esprit religieux et atteignit les cimes du mysticisme, auxquelles on n’était jamais parvenu jusque là et auxquelles on ne parviendra plus après cette époque.

 

 

VI

 

La période de 1827-1855 fut la grande époque de la poésie polonaise, marquée pour toujours, par les noms des trois grands : Adam Mickiewicz, Jules Slowacki et Sigismond Krasinski, entourés d’une pléiade de disciples. Dans les jours les plus sombres de la domination étrangère, les générations entières puisaient leur volonté d’indépendance dans l’œuvre de ces « Saints de l’Église Nationale », passée clandestinement à travers les frontières. La voix des poètes polonais chantait sur le sol libre de la France où ils vivaient émigrés. Le deuil et le martyre national, une nostalgie incurable écartaient de leurs poèmes des sujets plus humains, mais aussi plus futiles, et élevaient la tendance générale jusqu’à l’exaltation religieuse et patriotique, dont le sens peut paraître obscur et difficile à saisir, surtout pour les lecteurs étrangers.

Adam Mickiewicz (1798-1851) est le plus grand poète polonais, celui dont Krasinski a dit très justement : « Tous nous dérivons de lui. » « Il chanta, écrit le professeur Tretiak, il chanta le nom de Marie avec les plus belles paroles qui aient jamais existé dans la langue polonaise. »

Mickiewicz fit des études philosophiques à l’Université de Wilno, où il passa son agrégation ès lettres. L’œuvre de sa première jeunesse fut influencée par l’art poétique de Boileau et les principes théistes, mais très vite les premiers échos du romantisme allemand joints aux déceptions et à des épreuves personnelles, réveillèrent la puissante sensibilité de l’auteur. De cette époque transitoire date l’Hymne de l’Annonciation. C’est déjà le grand maître de la langue et le grand esthète qui donne une image étincelante de la beauté matinale de « cette colombe de Sion dans laquelle se plut Jehova ». Mais l’idée catholique de ce qui fut en réalité la Vierge n’apparaît pas dans cette œuvre.

Le persécuteur de la jeunesse polonaise, le sénateur Novosilcov, découvre des Sociétés clandestines d’étudiants à Wilno. Mickiewicz et ses amis subissent la prison ; et ensuite bannis de l’Empire, ils parcourent les chemins de l’exil. Le poète réussit à quitter la Russie à temps. Il voyage, visite l’Italie, connaît « la Ville de César et des Martyrs » en compagnie d’une jeune fille « au cœur d’ange » croyante – presque mystique – et de ses parents.

L’insurrection de 1831 le trouva dans le duché de Poznanie, rôdant près des frontières de sa patrie, puis à Dresde. Dans cette ville, il vécut le désespoir polonais : la fin de l’insurrection. Son génie poétique s’éleva jusqu’à l’extase, jusqu’aux cimes de l’inspiration. De cette époque datent deux poèmes où jouent ensemble le sentiment patriotique et le culte de Notre-Dame. L’image de la Mère Douloureuse, Mère du héros, condamné d’avance au supplice, inspira au poète le poème célèbre À la Mère Polonaise. Le grand exemple de Marie, le drame marial qui se déroula au Golgotha, plane autour des tragédies humaines, autour de ces mères, que le poète incite à mettre d’avance dans les mains de leurs fils un jouet – une croix qui sera leur destin. Les tableaux des maîtres italiens connaissaient Jésus-Enfant jouant avec une petite croix de bois, sous l’œil soucieux de Marie.

Nous trouvons une autre image de Notre-Dame, inspirée cette fois par la dévotion traditionnelle et régionale, dans le Songe d’Ève, épisode de la troisième partie des Aïeux. Ève, « la jeune fille au cœur d’ange », prie devant l’image de Notre-Dame pour la Pologne et pour le poète et s’endort dans la prière. Dans la mélodie en sourdine des strophes lyriques, l’image de Notre-Dame s’anime, la Vierge apparaît entourée de plantes et de fleurs. Notre-Dame des Champs, belle et douce Reine idyllique du règne végétal. Or, c’est le reflet du symbolisme séculaire d’un pays agricole qui ensemence, cultive et récolte sous la protection de la Vierge, d’un pays qui honore dans les fêtes solennelles Notre-Dame-des-Neiges, Notre-Dame-des-Fleurs, Notre-Dame-des-Récoltes, Notre-Dame-des-Semences, etc.

L’épopée Messire Thadée, née d’un incurable mal du pays, miroir fidèle des mœurs polonaises, respire du début à la fin la dévotion à Marie, élément essentiel de sa civilisation. À l’instar des épopées grecques, elle commence par l’invocation à la divinité, mais ici le cœur croyant de l’homme invoque le souvenir de Notre-Dame. L’épopée s’achève le jour de Notre-Dame-des-Fleurs par un cri d’espoir (1812) – la libération du pays par l’armée de Napoléon.

Puis vient la dernière période de la vie du poète où son génie cherche à résoudre les problèmes de la tragédie nationale dans les brouillards mystiques de la doctrine de Towianski. Les paroles de Notre-Dame (1842) furent la dernière œuvre poétique de Mickiewicz ; sa magnifique prose n’exprime que le sublime et l’éternel ; les sentiments humains n’ont pas de place dans cette grandiose image de Marie. Marie vit dans la conscience d’Israël, de ses douleurs, de ses luttes. Elle devient l’incarnation de cette conscience. De l’amour pour son peuple naît le Verbe – Messie, l’exemple divin de tous les héros.

Et le lecteur, ébloui par la beauté et la grandeur du style et de l’idée, reste persuadé que dans sa dernière œuvre le génie de Mickiewicz a enfin exprimé nettement ce qui planait inconsciemment dans l’essence de ses autres poèmes marials, l’hommage à Marie, Mère du Héros, Mère de tout héroïsme, de toute lutte pour l’avenir du monde, de tous les guerriers.

L’œuvre littéraire de Sigismond Krasinski (1812-1859) porte une nette empreinte philosophique de ce génie complexe. Krasinski était depuis des années un lecteur assidu de l’Apocalypse. Le célèbre chapitre XII – la lutte de la femme et du dragon – considéré par la théologie catholique comme symbole de l’Église – servit de point de départ au système historico-philosophique de Krasinski, système influencé d’autre part par les théories de Hegel. Dans la femme luttant contre le dragon, il fut enclin à voir le symbole de la christianisation du monde, l’image de Notre-Dame guidant le peuple polonais dans ses luttes chrétiennes contre l’égoïsme païen de la politique européenne.

Cette loi messianique s’exprime dans le célèbre poème Avant l’Aube. Les magnifiques images du poème sont peintes dans le décor des lacs italiens. Marie conduit le cortège des fantômes, des grandes ombres de la chevalerie polonaise ; Marie, la Dame angélique, mène les ombres au-dessus des ondes, à travers des gouffres, dans l’au-delà, d’où elle reviendront un jour ressuscitées pour vivre dans la patrie future, la Pologne « angélisée ». L’image de Marie, Reine de ces chevaliers, défenseurs de la foi, est peinte avec toute la richesse des couleurs et des paroles.

La confession de foi messianique de Krasinski trouva son ultime expression dans le Psaume de l’avenir. Dans l’espace plein d’âmes, devant le trône du Tout-Puissant, Marie, Reine du Royaume de Pologne, montre à son Fils le cortège des martyrs, l’infinité des petites croix portées par ce peuple malheureux. C’est elle qui, tenant dans la main gauche le calice du sang du Christ, tient dans l’autre, plus bas, la coupe remplie avec le sang des martyrs. La Pologne, incarnée par une femme en deuil, reste debout, aux pieds de Marie.

L’esprit logique de Krasinski, son catholicisme profond, orthodoxe, basé sur un solide fondement philosophique, surent garder l’équilibre et discerner une juste hiérarchie des valeurs, même dans les transes de l’inspiration poétique.

Jules Slowacki (1809-1849), maître incomparable de la langue polonaise, artiste épris de toutes les beautés du monde, pressentit très vite la richesse du thème marial. Byronien à la mode du jour, il introduisit la saveur du culte miraculeux déjà dans ses premières œuvres (Lambro, Mindowe, Lilla Weneda, l’Hymne à l’Insurrection, etc. ). Mais c’est une broderie d’artiste sur les sujets fournis par les croyances populaires ou par un passé légendaire – un des facteurs principaux de romantisme – et jamais la confession de foi. Plus tard, en exil, dévoré par la nostalgie, Slowacki fit renaître la multiplicité et la richesse de caractères de l’ancienne Pologne, en de nombreux poèmes et drames (Jean Casimir, Beniowski, Le crâne doré, Bielecki, etc., en sont les héros, vivant au XIIe et XIIIe siècles). La foi de ces gentilshommes, chevaliers et hobereaux, qui frôlent successivement le sublime et le primitif, l’héroïsme et l’obscurantisme est peinte – comme d’ailleurs toutes les mœurs de cette époque – avec une condescendance bienveillante de l’esprit supérieur. Le poète qui garda toute sa vie l’image de Notre-Dame-de-Berdyczew, patronne du petit pays où il est né, laisse passer une pointe d’humour sinon d’ironie à propos de la dévotion à Marie de ces héros.

Slowacki resta longtemps étranger aux mouvements religieux qui envahirent la société d’émigrés polonais vers 1840. Opposé pour des raisons diverses à Mickiewicz, influencé par l’esprit philosophique de Krasinski, il observa néanmoins le flot montant de la doctrine de Towianski. Sa conversion mystique s’effectua en 1842-1843. On peut dire sans exagérer que la figure de Marie que l’on rencontre fréquemment dans la poésie de Slowacki en devient, à partir de ce temps, un des principaux thèmes.

Deux drames sur la Confédération de Bar, Père Marc et Le songe argenté de Salomea, qui marquent l’apogée de l’art dramatique de Slowacki, sont un hommage inspiré et fort à la foi vive des croyants.

Dans le Père Marc, Slowacki introduit un très beau chant des Confédérés, avec un refrain intitulé Serviteurs de Marie, version littéraire sur un thème authentique du temps de la confédération.

Il est presque impossible de définir la doctrine mystique de Slowacki, car elle change et évolue avec le poète. Son mysticisme naît sur le fond d’une âme croyante, dans l’ambiance générale du siècle, plus d’une angoisse et d’une douleur patriotiques que de principes religieux.

Pendant l’hiver 1843, Krasinski attira l’attention du poète sur la lecture de l’Apocalypse et surtout du XIIe chapitre. Or, la figure de la Vierge qui domine désormais l’imagination de Slowacki est – d’après le professeur Tretiak – « une paraphrase de ce chapitre, peinte en or et saphir ».

Dans les nombreux poèmes de la période mystique (Le Roi Esprit, Génésis, le Poète et l’inspiration, À hauteur des Plaintes de Jérémie, etc.) ainsi que dans des fragments inachevés, Slowacki parle fréquemment de cette jeune femme, de beauté merveilleuse, le plus souvent couronnée du disque solaire et ayant à ses pieds le croissant. Parfois elle noue les guirlandes des soleils qui circulent autour d’elle comme des oiseaux de passage, ou paraît au-dessus des champs de blé et des forêts sombres pour s’envoler vers le Nord comme une comète entourée de grues languissantes. Une autre fois, le poète perçoit son image sur le fond du ciel matinal, marchant sur l’aube et les arcs-en-ciel, prophétesse de nouvelles époques de l’humanité.

Le plus souvent, il évite de la nommer directement, mais il se sert parfois de termes comme « Bogurodzica » avec ou sans majuscules (Mère de Dieu), la Très Sainte Mère des Peuples, la Dame du Verbe, la Mère de mon âme – et même dans un essai de cosmogonie, aujourd’hui presque indéchiffrable : « Mère de mon corps, Mère de tous nos Corps ».

Par contre, il nomme directement Marie, en évoquant le charme du paysage polonais, dont elle serait comme une incarnation. Dans les murmures du seigle argenté, dans le bourdonnement des abeilles survolant les sarrasins roses et blancs, il distingue la silhouette de Marie et entend sa voix pleine de tendresse.

Aussi dans le feu de la controverse poétique avec Krasinski, La réponse à l’auteur des Psaumes, il voit la Mère de Dieu régnant sur la jeunesse révolutionnaire. La Vierge paraît au-dessus d’un brouillard matinal dans la lueur de feux lointains, dans le jeu des lumières des arcs-en-ciel. Le rythme saccadé de la strophe augmente l’impression de force et de passion. (Slowacki fut partisan du progrès social, surtout de l’amélioration de la vie des paysans. Ses principes progressistes et spiritualistes correspondaient d’ailleurs peu aux doctrines sociales de son temps.)

Le fameux jeu de mots polonais slowo – verbe, slovianie – peuple slave = peuple de slowo (d’où a pris source l’historiosophie de toute une génération polonaise, les véritables savants comme Lelewel y compris), servit à Slowacki pour les images de la Mère de Dieu, Reine du peuple nordique, Dame du Verbe – Slowo.

Par cette expression, « peuple nordique », Slowacki désignait le peuple polonais ; d’ailleurs il est facile de reconnaître le paysage agricole et les forêts de l’ancienne Pologne dans les descriptions du poète où transparaît une incontestable nostalgie.

Dans cette dernière période de la vie du poète, il faut discerner nettement deux éléments distincts : d’une part, une dévotion intime à Marie, conforme à la doctrine de l’église, toute imprégnée de confiance et de tendresse, secondée par une nostalgie et un mal du pays et, d’autre part, les effusions d’une puissante fantaisie poétique.

Dans la forêt vierge des symboles de ce mystique qui fut un poète mais non un philosophe, dans la merveilleuse beauté des œuvres de son imagination créatrice, il faudrait se laisser guider par ce grand commentateur de Slowacki que fut Antoine Malecki ; dans les diverses visions de la Femme couronnée du disque solaire, celui-ci voit le symbole de la Patrie idéale, éternelle, dominant les siècles et les peuples.

Bohdan (Dieudonné) Zaleski, « le rossignol ukrainien », fut celui de la pléiade des poètes romantiques dont l’œuvre littéraire fut le plus conforme à la doctrine catholique. Zaleski est doué d’une grande facilité, sa prose est rythmée, mélodieuse, souvent prolixe dans ses effusions lyriques, mais toujours sincère. Nous avons de lui des poèmes où les sentiments patriotiques, parfois à nuance régionale ukrainienne, se lient à un élément religieux très fort. À l’exemple du héros du Chant doré (Duma zlota) – Marian Burkat – l’œuvre entière de Zaleski, est un hommage et un acte de l’amour le plus ardent et le plus tendre à la Mère de Dieu de la part de son serviteur.

Il faut citer surtout, avec le Chant doré, inachevé, qui devait être une épopée ukrainienne à l’exemple de Messire Thadée, le poème intitulé La Sainte Famille, à l’ambiance et au charme pastoraux, où la peinture de la vie intime de la Vierge et de l’Enfant est d’une tendresse touchante ; Le chant des Basiliens, écho des premières persécutions des Ruthènes catholiques (rite oriental, liturgie en vieux ruthène) qu’on essayait de convertir par la force au schisme ; ensuite L’amertume et la grâce, reflet de la tragédie polonaise de 1846 (jacquerie en Galicie), provoquée par les Autrichiens et qui coûta la vie à plusieurs milliers de Polonais.

 

 

VII

 

Comme à l’époque des grands romantiques, le culte de Marie reste vivant dans la génération suivante des poètes secondaires et des écrivains – épigones du romantisme – Cornél Ujejski (1823-1897), Vincent Pol (1807-1872), Syrokomla (1823-1862), Lenartowicz (1822-1893).

Ujejski est le mieux doué et le plus profond de ce groupe ; son talent lyrique s’inspirait souvent des thèmes religieux. Il débuta dans les arts en éditant Les lamentations de Jérémie, où, dans de belles strophes imagées et mélodieuses, il déplore avec le vieux prophète le sort du peuple exilé sur les rives de Babylone.

Ujejski vivait dans la Pologne autrichienne, à l’est de Léopol, dans la propriété de ses aïeux. Appartenant à la moyenne noblesse terrienne, il travailla beaucoup à améliorer le sort des paysans, il avait soin de leur santé, fondait des écoles, servait comme exemple de bonnes relations entre le château, le curé et la paysannerie ruthène, dont le niveau culturel était très bas. Croyant, il voyait toujours dans la religion un moyen puissant de progrès moral ; loin d’être riche (le fisc autrichien ruinait exprès les propriétaires polonais), il fonda une église et rebâtit deux chapelles, toutes dédiées à la Vierge. Quarante ans après la mort du poète, on gardait pieusement son souvenir dans ses terres anciennes : dans l’église ruthène, on montrait la place où le propriétaire du château chantait avec le peuple à toutes les fêtes de Notre-Dame ; l’église latine conservait son orgue et les airs écrits par ce poète musicien en l’honneur de la Vierge, inspirés des chants grégoriens.

La terrible jacquerie de 1846, le crime fratricide commis à l’instigation de l’occupant (dans certaines régions les fonctionnaires autrichiens payaient aux paysans un gulden pour chaque gentilhomme tué) ont arraché au poète la plainte dramatique L’Hymne, qui est devenue ensuite le second des chants nationaux. Triste, déçu, blessé dans ses sentiments humains les plus nobles, le poète se retira dans sa tour d’ivoire pour ne plus publier que la belle Prière à Notre-Dame, prière à la Consolatrice, à la Mère Charitable, à la Mère du Pardon. Ces vers, mélodie où l’on sent d’ailleurs l’influence de Slowacki, ont connu un succès mérité. Dans la Pologne russe où Ujejski était interdit, ils circulaient dans les manuels de piété.

Ujejski, Pol, Syrokomla, Lenartowicz lancèrent surtout un nouveau genre littéraire très goûté, le poème épique narratif, au fort élément régional et populaire, touchant les mœurs et les coutumes polonaises, basé sur l’histoire et les légendes. La dévotion à Marie, les diverses formes du culte, les pèlerinages étaient des sujets fréquents de ces causeries « rimées ».

Une des plus belles, Mohort, de Vincent Pol, raconte la vie du gentilhomme-chevalier du XVIIIe siècle, soldat de cette armée qui, jadis, nommait Notre-Dame son Connétable. Le vieux Mohort entonne les Heures chaque matin avec ses troupes ; dans le poème, les divers personnages parlent de l’aide réelle et efficace que leur donne Marie.

Les grands romantiques découvrirent les charmes du régionalisme. Mickiewicz chantait la Pologne lithuanienne, Slowacki, Zaleski, la Volhynie et l’Ukraine. Syrokomla, Ujejski, Pol, Lenartowicz jouent à leur tour le rôle des poètes du terroir et de la paysannerie. Ils mentionnent souvent les Vierges miraculeuses, les coutumes et les traditions mariales de leurs petits pays avec un lyrisme sincère.

Syrokomla traduisit du latin les magnifiques odes mariales de Matthieu Sarbiewski, S. J.

On rencontre aussi la dévotion à Marie dans les nombreux romans de cette époque.

Les malheurs de 1848 et de l’insurrection de 1863 amenèrent le positivisme polonais, réaction contre la mentalité romantique et la politique des soulèvements armés. La poésie de ces temps, froide et réaliste, liée avec les doctrines sociales, scientifiques et matérialistes, fut laïque par principe et ignora le nom de Marie. Par contre, l’élément marial fleurissait d’autant plus fort dans la poésie populaire. Spécialement chers au cœur polonais et célébrés avec une pompe et une piété inconnus ailleurs, dans la Pologne russe souvent interdits par la loi en tant que manifestations, les Saluts du mois de mai comportaient dans les dernières décades du siècle, des chants mariaux d’une beauté réelle. La Vierge y règne comme la Dame des Prairies en fleurs, de la jeune verdure, des champs de blé, des cieux cléments du printemps.

Vers la fin du XIXe et le début du XXe siècles dans sa poésie lyrique et épique, à tendances générales très nobles et très élevées, Marie Konopnicka marque aussi l’importance du culte de Marie dans le passé national et dans la vie des paysans, comme facteur d’histoire et des mœurs (par exemple dans les « Pan Balcer », « Union de Horodlo », etc.).

Dans le même ordre d’idées, Marian Gawalewicz, poète satirique et romancier, écrit en vers un cycle de légendes sur la Très Sainte Vierge, tiré des croyances et traditions populaires.

Au début du XXe siècle, le mouvement littéraire la jeune Pologne, flot montant des talents remarquables, remit en honneur la poésie romantique, fonça, détruisit les barrières du « raisonnable et du modéré ». Quoique spiritualiste et antibourgeoise, cette grande et belle poésie d’avant-garde, au sentiment de la nature très développé, fut, dans sa jeunesse surtout, nettement panthéiste. Éprise du régionalisme, elle connaissait cependant la place que tenait le culte marial dans la vie du paysan (les vers lyriques de Kasprowicz, les légendes des montagnards des Tatra par Casimir Tetmajer : Notre-Dame-de-Ludimierz). Symboliste, elle subissait l’influence de Slowacki avec par exemple sa Dame Merveilleuse du Verbe dans un poème de Micinski.

Par contre, la dévotion à Marie est mise en haut relief dans l’œuvre de Sienkiewicz (1846-1916). Dans l’épilogue de Quo Vadis, il fait profession de cette foi catholique qui seule dure, « quand passent les Césars et les siècles ». Sienkiewicz donne un magnifique exemple du culte marial de la Pologne du XVIIe siècle dans la série de romans historiques La Trilogie. Dans le second de ceux-ci, Le Déluge, il décrit l’invasion suédoise en 1655 et son point culminant, la défense miraculeuse de Czestochowa, début du relèvement national et de la reconquête du territoire. Sienkiewicz, se documentant dans la relation du siège écrite par l’héroïque prieur, le Père Auguste Kordecki, y cite les paroles authentiques du saint abbé, adressées au groupe de patriotes venus pour défendre le couvent :

« L’ennemi nous raille et nous méprise, demandant ce qui nous reste de nos vertus anciennes. Et moi je réponds : Toutes ont disparu, cependant quelque chose demeure encore, car demeure la foi et la vénération pour la Sainte Vierge, et sur ce fondement, tout le reste peut être rebâti. »

L’œuvre entière de Sienkiewicz, ses grands romans historiques, aussi bien que ceux qui traitent de sujets contemporains, témoignent d’un attachement profond à la tradition catholique de toutes les classes de la société.

 

 

VIII

 

Dans la période actuelle, commencée en 1918 par la libération de la Pologne, époque riche en prosateurs et poètes, il faut citer la grande romancière catholique Sophie Kossak-Szczucka. Psychologue perspicace, toujours à la recherche du vrai et du grand, elle s’intéresse surtout au Moyen Âge polonais et européen (Les Croisés, Le roi Lépreux, etc.).

Au culte marial en Pologne, elle doit son chef-d’œuvre Beatum Scellus. C’est le récit de l’enlèvement clandestin de la Madone de Guadeloupe, de la Chapelle du Vatican. Un grand seigneur polonais miraculé, le prince Léon Sapieha, transporta l’image miraculeuse à travers l’Italie et les Balkans à Koden, fief héréditaire des Sapieha. Cette nouvelle qui se passe vers la fin du XVIe siècle et qui a pour point de départ un fait véritable, est remarquable par la beauté du style, la couleur historique et locale des mœurs et des événements.

D’après les témoignages, déjà entrés dans la littérature, de ceux qui ont passé la guerre en Pologne, la période 1939-1945 a vu un épanouissement extraordinaire de la piété dans toutes les classes de la nation et spécialement de la dévotion à la Sainte Vierge. Pendant les bombardements du siège de Varsovie en 1939, dans les caves des maisons, la population chantait le Sub tuum presidium – Sous ta protection –, Mère Miraculeuse, etc. Dans les années de l’occupation, Varsovie se couvrit de petites chapelles. Comme le couvre-feu cloîtrait tout le monde de bonne heure, une coutume générale réunissait le soir les habitants de chaque immeuble dans la cour de leur maison aux pieds de la chapelle commune. On priait et on chantait surtout au nom de Marie.

Les livres des poètes actuels connaissent aussi les difficultés de frontières. Comme exemple de la poésie de guerre née de l’ambiance du lyrisme religieux, il faut citer le dernier volume de M. Adalbert Bak, Le Fils de la terre.

Le professeur Bak, originaire des plaines du duché de Poznanie, comme Clément Janicki, comme Jean Kasprowicz, accentuait dans sa poésie d’avant-guerre son attachement au sol natal, ce lien mystérieux quasi religieux qui lui donnait la sérénité des choses éternelles. Le dernier volume (1945), où retentissent les échos tragiques de la guerre et de la terreur, après avoir décrit et pleuré les souffrances, les ruines, la mort, s’achève cependant par un accent serein d’espoir, trouvé dans l’amour pour la terre des ancêtres. Mais cette conclusion optimiste – après tant d’aveux de tristesse ! – est précédée, comme si logiquement il le fallait, par un poème dédié à Notre-Dame, Prière à Marie Mère.

On pourrait reconnaître la nationalité de l’auteur dans l’analyse de ces beaux vers lyriques, car le poète voit les reflets de l’image de Marie dans les charmes du paysage polonais, les arômes des forêts de pins, l’élan des pics montagneux flamboyants, la tendre intimité des vallées. Les trois parties du poème s’achèvent par la supplication « Mère ! ». L’histoire récente revient dans l’épilogue, où le poète constate que « c’est avec le nom de Marie sur les lèvres que meurent les vieillards, les soldats et les fusillés, et qu’agonisent les exilés ».

 

                        Votre nom se pose comme un sceau sur les lèvres des vaincus !

                        Priez pour nous, Marie Mère !

 

 

IX

 

Les historiens de la littérature polonaise s’accordent en général sur les phénomènes de la coïncidence de chaque période de dévotion à Marie (et de son reflet poétique) avec une période d’animation de l’esprit guerrier. Depuis le Moyen Âge ces deux facteurs, le marial et le belliqueux, apparaissent et ensuite s’éclipsent ensemble. On peut aisément suivre les phases alternatives de leur recrudescence commune : le Moyen Âge, le XVIIe siècle, la poésie des Confédérés de Bar, le Romantisme ; au XXe siècle : les romans contemporains sur la chevalerie polonaise, la dernière guerre enfin avec tous les dangers de l’action clandestine et de son héroïsme personnel. Le facteur marial disparaît aux époques où des conceptions raisonnantes ou matérialistes dominent les sentiments guerriers : la Renaissance, le XVIIIe siècle, les années du positivisme, etc.

Pour comprendre la liaison intime de ces deux facteurs, il faut essayer d’analyser le patriotisme polonais.

Pendant de très longs siècles, la noblesse polonaise, qui comprenait d’ailleurs de larges masses de la nation, s’identifiait au nom même de l’État.

Le devoir du gentilhomme : défendre son pays « manu armata » et au prix du sang, était conçu comme un droit sacré, comme un privilège plutôt que comme un service imposé ou un devoir quasi religieux.

La Pologne, le dernier rempart du catholicisme, en contact à l’Est avec les domaines immenses du schisme, défendit aussi l’Europe contre les menaces turques. Il ne faut jamais oublier les échos tragiques de la chute de Byzance, le flot toujours montant de l’Islam, Vienne en 1683 assiégée par le Croissant. Sans le secours de la Pologne, la carte de l’Europe chrétienne serait différente au moins pendant deux siècles. Ce n’est, en effet, qu’au XIXe siècle que les Balkans chrétiens se libérèrent graduellement de la domination du Turc.

Depuis la Réforme, l’hostilité de l’Allemagne, de la Suède protestante et de la Russie schismatique, encerclent la Pologne catholique comme un îlot perdu dans la mer des ennemis de l’Église.

La Réforme et le Schisme trouvent le moyen de s’allier en maintes occasions contre la Pologne latine.

Aussi le patriotisme polonais, sentiment de l’unité de la nation, se réveilla en Pologne plus vite qu’à l’Occident, qui ne le connut, à proprement parler, qu’après la guerre de Trente Ans. Déjà au XVIe siècle, il est conscient de son caractère semi-religieux : défendre le pays, c’est identiquement défendre la religion.

Dans ses conférences au Collège de France, Mickiewicz analysait avec finesse les œuvres du grand patriote que fut le Père Skarga, S.J., le plus réaliste et le plus inspiré de tous les orateurs polonais.

Or, en faisant remarquer que l’origine et une grande part de la vie de ce grand homme demeurent relativement obscures, Mickiewicz soutient que ce détail importe peu : « Skarga ne représente ni un parti ni une époque, mais le pays entier, la nation avec son passé, son présent et même son avenir s’incarnent en lui. La famille de Skarga, c’était la Pologne 1. »

Plus loin, le poète analyse la cause du patriotisme de ce prêtre qui incarne la conscience de la nation : « Skarga aime sa patrie, non seulement parce qu’elle est sa terre natale, mais parce qu’il voit en elle une institution divine. Dieu crée les nations et leur donne des missions différentes et des devoirs particuliers par rapport à ces missions. La Pologne, le dernier État chrétien, demeure le rempart de la civilisation au Nord 2. »

Nous avons noté, vers la fin du XVIe siècle, le phénomène de l’évolution du culte marial en Pologne. Si la littérature médiévale, s’attendrissant sur la jeunesse de Marie, vénérait en elle surtout la candeur et la beauté, la mentalité contemporaine commence à voir en Marie la Mère Héroïque, la Mère de la Foi dans le Christ, par conséquent, la patronne des défenseurs de la foi. Les échos de la victoire de Lépante, les Litanies de Lorette arrivent en Pologne, et dans la conception polonaise du patriotisme, dans la dévotion séculaire à Marie, le chemin se fait facilement d’un culte ecclésiastique à un culte national de la Reine du Royaume.

Désormais ces deux facteurs, marial et belliqueux, jouent ensemble dans l’histoire et les mœurs polonaises.

À mon avis, à la coïncidence évidente de ces deux éléments, il faut, dans les temps modernes, ajouter le troisième, le régionalisme, miroir des mœurs de la paysannerie polonaise et du terroir (avec une certaine complexité des classes sociales). Il est impossible, en effet, de décrire avec précision la vie du paysan polonais, au caractère posé, équilibré, doté à un degré très élevé de sens commun, sans citer la place qu’y occupent la dévotion à Marie, les coutumes locales mariales, etc.

Le Polonais est au fond, d’après certains historiens, assez indifférent aux spéculations religieuses ou aux élévations mystiques. Les saints polonais furent, pour la plupart, des hommes d’action, des apôtres, des organisateurs, des défenseurs de la Foi.

La Pologne, où – quoi qu’on dise – la religion reste la maîtresse de la vie intérieure, ignora les subtilités des controverses au sein même de l’Église ; elle n’eut ni Port-Royal, ni Jansénistes, ni Quiétistes.

En revanche, dans sa foi, fondée sur le sentiment et la conviction intuitive, elle a créé son culte marial national et régional, et a représenté Notre-Dame dans sa littérature, d’une manière originale, un peu romantique, un peu exaltée sans doute, mais avec beaucoup d’amour et de poésie.

 

 

 

 

B. ROSINSKA, dans Maria : Études sur la Sainte Vierge,

Tome II, sous la direction d’Hubert Du Manoir, S. J.,

professeur à l’Institut Catholique de Paris, Beauchesne, 1952.

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Piotr (Pierre) CHMIELOWSKI, Historja literatury Polskiej (Histoire de la Littérature polonaise), éd. Altenberg et E. Wende, Lwow-Warszawa. – Ignace CHRZANOWSKI, Historja Literatury Niepodleglej Polski (Histoire de la littérature de la Pologne indépendante), Gebethner et Wolff, 1930. – Joseph TRETIAK, Najswietsza Panna w Poezji Polskiej (La Sainte Vierge dans la poésie polonaise), Krakow, 1904. – J. KALLENBACH, Adam Mickiewicz, Warszawa, 1923. – J. KLEINER, Juljusz Slowacki, Lwow.

 

  

 

 

 



1 Littérature slave, Leçon 25, VI, 1844. 

2 Littérature slave, Leçon 25, VI, 1844.

 

 

 

 

 

 

 

 

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