L’itinéraire d’un enfant du siècle

 

ALDO FERRABINO

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Giovanni ROSSI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Né à Cuneo en 1892. Recteur de l’Université de Padoue ; professeur d’histoire de droit romain à l’Université de Rome. Auteur d’œuvres historiques et philosophiques. Sénateur de la République italienne.

 

 

L’homme dont je parle n’était qu’un fils du siècle. Il ne saurait ni ne voudrait dire comment vers le soir de sa vie il est devenu ce qu’il est sous l’effet de la foi : un fils adoptif de la divinité. Ce fut l’aboutissant de toute sa vie, et pourtant cela dura un instant à peine. Ce fut une conquête plus vraiment personnelle qu’aucune de ses œuvres. Et pourtant, il n’y eut aucune initiative.

Cet homme trouva en naissant le monde qui est le nôtre : archiplein de culture et vide de religion. Il y a grandi avec tous les autres, partageant l’orgueil commun. On lui a montré la foi chrétienne tantôt comme un important sujet d’études historique et philosophique, pour s’acheminer vers la foi laïque du progrès ; tantôt comme une superstition sentimentale, à tolérer avec bienveillance chez les esprits faibles et à respecter dans ses pieuses intentions de bonté. On lui a décrit l’Église catholique comme une institution politique, jadis puissante, mais maintenant en décadence, toujours dangereuse pour la liberté et la pensée. Que, à ce moment, sa patrie l’Italie fût catholique, cela résultait, selon lui, plutôt des statistiques que de la vie ; aussi voyait-il chez les Italiens une grande différence entre l’idée religieuse d’un côté et la conduite quotidienne d’autre part. Si la société civilisée qui l’entourait s’était déclarée à lui expressément antichrétienne, il l’aurait au moins reconnue conséquente avec elle-même et sincère. Il trouvait au contraire que cette société se vantait d’être chrétienne tout en s’associant à des sentiments effectifs de haine et à de solennelles théories blasphématoires selon lesquelles on identifiait l’éternité, le temps, l’esprit et la matière. Au milieu d’innombrables discordes, la famille, l’école, les partis politiques s’accordaient toutefois pour insinuer en lui un dédain souverain envers les croyances dans lesquelles s’esquisse le mystère de la mort et pour qui la vie mortelle est destinée à préparer la vie éternelle. Il trouva des maîtres renommés et autorisés pour lui démontrer que l’esprit critique fait la dignité de l’homme et que l’espérance de notre avenir vient tout entière et uniquement de notre lutte obstinée sur cette terre, lutte qui se donne des airs de révolution scientifique et sociale. Il fréquenta de loin en loin les églises, assistant aux cérémonies sacrées. Puis il n’y alla plus, n’y trouvant pas ce qu’il en espérait parce que le consentement intérieur lui manquait et qu’il était distrait par des préoccupations profanes. Il n’avait pas de souvenirs d’enfance pour l’aider à comprendre ou à vouloir comprendre. Il n’avait connu aucun sacrement depuis son Baptême, reçu dans l’inconscience.

Qu’est-ce donc qui a pu suggérer la recherche du Christ à ce fils du siècle ? Rien, si ce n’est le Christ, absolument rien autre. Il était seul ; il n’a pas trouvé de prêtre qui vienne à ses côtés pour lui dire la bonne parole, la parole efficace. Seul avec lui-même, il n’eut que des amis irréligieux d’esprit et de culture. Ainsi le Christ vint à lui tout seul. Quand ? Depuis toujours et pour toujours. Différent de tout le reste et même opposé à tout ce monde, Jésus était déjà apparu dans les toutes premières lueurs de sa conscience. Sans formes, sans nom, sans l’avoir averti, sans avoir été appelé, le Christ était venu habiter en lui comme dans sa propre maison. Et un indice admirable de cette présence occulte et non appréciée encore fut que ce fils du siècle, réjoui par des succès continuels, voyant lui sourire les faveurs et les louanges, séduit par de multiples flatteries, restât néanmoins intimement étranger aux louanges des hommes et profondément déçu par ses erreurs et celles des autres. De cet ennui, peu à peu changé en dégoût de la vanité universelle, est né en lui une sorte d’entretien qu’il n’avouait pas : le Christ lui parlait dans le désert, recevant une réponse réticente et pourtant constante. Cet entretien avec le Christ dans son âme déserte a duré quarante ans. Quelle patience chez l’un ! Quelle hardiesse chez l’autre ! Dans le tumulte des réalités qui l’entouraient, la voix secrète semblait ne pas pouvoir se répercuter. Elle grandit peu à peu, pareille à l’augmentation imperceptible de la lumière entre l’aube et l’aurore : alors il eut la mesure de l’infiniment petit. Mais cette voix ne s’arrêta jamais, la vocation était certaine, la prédestination très ferme, bien que le mérite ne fût encore guère plus gros qu’une graine de moutarde. De jour et de nuit, la voix sans éclat, mais non sans une clarté très nette, triomphait chez l’insolent des tumultes de la joie et des peines de son cœur déçu ; elle apaisait ses remords et ses désirs. Ainsi elle occupait ses loisirs et allégeait ses fatigues. Et comme le sort lui avait octroyé plus de dons que de défauts, la voix secrète le fit s’apercevoir d’abord davantage de ses défauts que de ses qualités pour lui permettre de constater ensuite la force spirituelle par laquelle les défauts peuvent se changer en vertus. Alors l’entretien secret commença à avoir pour lui le charme d’une ineffable douceur et d’un réconfort supraterrestre et comme divin. À ce moment-là, il lui arriva de préférer l’Imitation à la plus délicieuse lecture. De là, il passa aux Évangiles et des Évangiles à saint Paul. Il porta désormais constamment avec lui l’un ou l’autre de ces petits livres. Il les comprenait inégalement, mais il les aimait, même sans les comprendre.

Pendant ce temps, on lui avait conféré les grades académiques et confié une chaire universitaire pour l’enseignement de l’histoire des Gentils. Conformément à l’orgueil du siècle, on en avait fait un homme de science. On voulait en faire un défenseur de l’avenir des hommes (un entre mille) et de cette vérité transitoire qui, n’osant pas se proclamer sceptique, se proclame filia temporis. Ses collègues et ses élèves comme ses maîtres eux-mêmes s’attendaient à le voir explorer l’antiquité pour prouver qu’elle était « surpassée » par le moderne, que l’objectif était vaincu par le subjectif, le classique par le romantique, la philosophie résolue par l’histoire. C’étaient là les axiomes du siècle, érigés en dogmes et vulgarisés dans tous les pays civilisés, accueillis même aussi par trop d’écrivains chrétiens à cause de l’affaiblissement de la foi. Il réussit à tout autre chose qu’à ce qu’on attendait de lui. Le rappel de cette voix qui l’habitait, dans les plis et replis de son âme, comme un instinct de sa seconde nature, lui fit à peu près renier ces dogmes et l’entraîna à se former une autre conception de l’antique et du moderne et, en somme, de l’humain.

Il vit que vérité et nouveauté ne coïncident point. Il vit que le progrès technique ne s’accompagne pas toujours du progrès moral. Il vit que l’intelligence, variable chez les individus, est constamment limitée par l’immensité de l’inconnu. Il vit que de tout temps la conscience est toujours appelée au même choix entre ce qui est caduc et ce qui est éternel, à la même opposition entre ce qui la trompe et ce qui la satisfait. Il vit se répéter dans le passé comme dans le présent les témoignages de ce choix individuel en ce qui concerne l’éternité, formé par la douleur invincible et avide de connaître le mystère annoncé. Il vit que l’essence humaine ne se modifie point par la succession des siècles : austère pendant peu d’années, corrompue la plupart du temps ; libre chez les purs, esclave chez les avides, contrainte chez tous à souffrir dans le plaisir, appelée chez les meilleurs à la joie de ne pas faire souffrir. Il vit dans cette antithèse perpétuelle se dessiner la forme et le contenu de la raison naturelle dans laquelle les histoires s’égalisent mais les esprits se différencient, chacun étant responsable de son choix. En somme, il apprit à contempler au-dessus de l’antique et du moderne, et du futur, l’actualité inébranlable et l’efficacité d’un ordre transcendant dont l’homme dépend et qui ne dépend pas de l’homme, mais qui se révèle à lui par la valeur même de sa nature et de sa raison.

Alors, de plus en plus les dernières questions, les questions décisives se posèrent pour lui. Où est la source de la conscience humaine ? Qui donc modèle cette conscience pour la vie ? Qui lui propose le choix salutaire entre la paix et les préjugés qu’elle peut subir ? Qui assigne le remords au crime et qui répand le réconfort sur le repentir ? Et qui est donc le véritable auteur de ce choix individuel qui, avant le philosophe, avant le poète, emplit d’un étonnement sacré l’âme humble de celui qui ne sait qu’adorer ? Il ne suffit pas de répondre : la nature. Il ne faut même pas répondre : Dieu. Un nom ou une idée ne suffisent pas à faire connaître l’Inconnu et à rendre le mystère évident et l’Infini tangible ni à faire croire l’Absolu tout proche. Adorer Dieu selon la nature ou adorer la nature est un culte qui n’est jamais dénué de crainte ni de superstition. Quel est le culte pur ? Et quel est le Dieu en qui l’homme puisse faire passer son âme et se révéler éternel ? Le prologue de saint Jean quand il dit : « Personne si ce n’est lui n’a connu Dieu », apporte la proclamation de ce Dieu qui est le Verbe de Dieu devant la rédemption de l’homme. C’est lui, l’Homme véritable ; c’est lui, le Christ qui aime ses ennemis comme ses amis, parce que toute sa science, tout son désir n’est qu’amour et plénitude de l’amour idéal. En lui le culte est privé de crainte parce qu’il est plein d’amour. L’amour resplendit de lui avec toutes les raisons qu’ignore la raison. Avant le philosophe, avant le poète, l’âme humble qui ne fait qu’adorer est préparée à découvrir – en elle et hors d’elle – le secret de la rédemption d’amour dont le Christ est le principe et le modèle. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous aime moi-même... »

Et voici que cette grâce fut accordée à l’homme dont je vous parle. Celui qui avait toujours été présent à ses côtés lui devint réellement présent et connu maintenant. La voix qui parlait en lui sans bruit prit l’accent de la Parole qui est Dieu, eut la puissance du Dieu qui est Esprit. Le désert d’auparavant se changea en ce paradis qui lui avait été promis. L’agonie du monde lui parut sanctifiée par celle de Jésus. Et il connut ce qu’est l’allégresse et ce qu’est l’union qui nous lie pour la vie jusqu’à la mort, pour la vie au delà de la mort et pour la vie sans la mort. C’est ainsi qu’il naquit à l’amour du Christ : sa rencontre avec Jésus put enfin se doubler de sa rencontre avec la créature humaine que le Christ a modelée à son image et à sa ressemblance. À partir de ce moment, à partir de cette double rencontre, le fils du siècle commença à se sentir le fils de Dieu. Et il connut à nouveau que la joie est vraiment possible au delà de la douleur et de la peine ; que le mystère est vraiment possible à connaître au-delà de la passion et des sentiments que la route de la vérité est dégagée au-delà de la barrière des désirs et de la haine ; que l’humain recueilli par le divin se dépasse lui-même par amour de lui-même et des autres et atteint le but de l’espérance universelle.

Pour sauver cet homme entaché d’erreur, le Christ ne lui avait jamais fait violence, il l’avait toujours laissé libre, même de se tromper : ainsi il l’avait conduit à cette merveilleuse liberté chrétienne dans laquelle la foi triomphe de l’erreur comme la vie triomphe de la mort.

 

 

 

 

Gustave COHEN.

 

Recueilli dans : Giovanni Rossi, Traqués par Dieu,

Bonne Presse, 1951.

 

Traduit de l’italien par Marcelle Bourrette-Serre.

 

 

 

 

 

 

 

 

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