Simone Weil, mathématicienne de Dieu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je crois que je connais mieux Simone Weil, depuis que j’ai passé toute une journée dans la maison des Dominicains de Marseille, qu’elle a marquée de son passage, et qu’elle habite invisiblement d’une présence encore vivante. Tout est maintenant concret à mes veux, de ces lieux qui sont beaucoup plus que le décor d’un chapitre d’histoire intellectuelle et littéraire : une âme est venue là pour s’y chercher, et commencer de s’y trouver peut-être : dans ce long couloir, clair et froid, où Simone attendit souvent son tour d’être reçue, avec cette patiente humilité qui fut sans doute la vertu capitale de sa grande attente, de son « attente de Dieu » ; dans ce parloir anonyme qu’elle anima de ses discussions, de ses débats avec elle-même et avec ce Dieu qui l’attendait aussi ; dans la crypte où l’on donne des conférences et où elle parla maintes fois ; dans l’église enfin où elle a dit qu’elle fut conduite par l’Esprit divin. C’est au prologue de La Connaissance surnaturelle : « Il m’emmena dans une église. Elle était neuve et laide. Il me conduisit en face de l’autel et me dit : « Agenouille-toi. » Je lui dis : « Je n’ai pas été baptisée. » Il dit : « Tombe à genoux devant ce lieu avec amour comme devant le lieu où existe la vérité. » J’obéis. »

Le R. P. Perrin, qui fut le confident de Simone Weil à cette époque de sa vie, m’a mené lui-même devant cet autel tout en murmurant : « Elle n’est ni tout à fait laide, ni tout à fait neuve, notre église. » C’est vrai. Elle est quelconque, ou plutôt elle le serait, si l’on pouvait ne pas se souvenir que Simone Weil y a prié.

Je ne m’attache pas à cette évocation comme à l’illustration anecdotique de l’œuvre que Simone nous a laissée. J’y trouve le plus juste prologue à ce que cette œuvre représente avant tout à mes yeux : le mouvement d’une vie en marche.

Nous ne devons jamais oublier, quand il s’agit de Simone Weil, qu’aucun des livres qui ont été publiés depuis sa mort ne constitue à proprement parler un ouvrage de librairie, achevé et mis au point par elle en vue de l’édition. Rien que des écrits rédigés, soit pour elle-même, soit pour un interlocuteur, et qui sont des examens, des états, à un moment donné, d’une ou plusieurs questions posées par son âme à son esprit. (Encore ne fais-je allusion qu’à ce qu’elle a laissé de plus composé. Dans ses Carnets, dont la publication intégrale est commencée, il faut prendre garde que bien des notes sont strictement des mémentos et des références où il serait téméraire de chercher la moindre indication sur la vie de sa pensée.) De ces écrits, plusieurs sont des lettres, des épîtres aussi longues parfois qu’un petit mémoire, dont le P. Perrin notamment fut le destinataire. Si bien que l’œuvre de Simone Weil, ou ce que nous appelons ainsi, a pour une bonne part l’accent d’une correspondance spirituelle, soutenue par son auteur d’une âme pathétique. Simone propose, oppose, interroge, argumente. Rien d’accompli, dans ces vérités qu’elle formule en termes bouleversants parce qu’elle les a contemplées de son regard de feu, et qu’elle brûle de refermer sur elles ses bras en croix. Rien qui ne soit dans la suite des dialogues que certains de ses amis ont prolongés pour nous, rien qui ne ressemble à ces conversations d’alors, non seulement par la vie passionnée, mais, en dépit de toute apparence, par l’absence de conclusion réelle. La pensée de Simone Weil a le mouvement même de la vie en ce monde : elle est en route et elle demeure ouverte sur un dénouement à venir.

Le P. Perrin a insisté à juste titre sur cette « conscience d’inachèvement » que Simone portait en elle. Il n’y en a peut-être pas de signe plus caractéristique que les conditions mêmes dans lesquelles Simone Weil a voulu que certaines expressions de sa pensée fussent communiquées au public. Quand elle a laissé au P. Perrin et à M. Gustave Thibon une partie importante de ses papiers, « non seulement, nous dit M. Thibon, elle nous a confié le soin de publier une partie de son œuvre, mais elle nous a invités à l’utiliser à notre gré, en l’intégrant dans nos travaux personnels ». Il est à peine besoin d’ajouter que les bénéficiaires de cette générosité intellectuelle sans précédent ne se sont pas permis d’en user. Mais voilà qui montre sur quel mauvais terrain se situent les querelles qu’on a voulu faire à l’orthodoxie de Simone Weil. Pour encourir le reproche d’erreurs doctrinales, il aurait fallu qu’elle se fût fixée à une doctrine. Certes, elle en rassemblait les éléments, en un faisceau qu’elle liait avec une audace magnifique. Mais la vérité est qu’il n’y a pas d’œuvre qui soit, plus que la sienne, traversée par l’élan d’un message. Simone Weil s’efforçait de correspondre, par l’amour et par la foi, à une vérité vivante. Elle s’était donné pour mission d’en appliquer les vertus à un monde à l’agonie.

Je viens d’écrire message, quoique l’abus qui a été fait de ce mot doive nous inviter à en user prudemment. J’ai même avancé le mot mission, que le P. Perrin ne craint pas de nous proposer. Et ce n’est pas là un langage excessif, pour correspondre au mouvement fulgurant de vérité qui émane de Simone Weil, et qui ne laisse plus en repos les esprits qu’elle a atteints. « Sa folie de vérité », a dit Albert Camus : une folie redoutable à beaucoup de nos sagesses prétendues. C’est bien un message, qui met chaque page de cette œuvre en voie de dépasser ce qui y est écrit par tout ce qu’elle nous inspire.

 

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C’est pourquoi aussi, la vie de Simone Weil, solidaire de sa pensée par une loyauté foncière et par un engagement total, est une expression d’elle-même qui déborde de beaucoup le seul intérêt biographique.

Le drame du XXe siècle la saisit tout entière : Simone est une enfant de cinq ans quand éclate la première guerre mondiale. Et cette jeune vie se lie immédiatement à la détresse universelle. Marraine d’un soldat, la petite fille fait la découverte de la misère. Elle refuse de manger un seul morceau de sucre, afin de tout envoyer à ceux qui souffrent ; elle ne veut pas mettre de bas en hiver, afin d’avoir aussi froid que les malheureux. Caprice d’enfant, au sein d’une famille dont elle était choyée ? Non : trente ans plus tard, Simone Weil mourra d’avoir suivi obstinément cette ligne de vie. L’imitation de la souffrance humaine a été une de ses lois.

Arrêtons-nous un instant sur ce point. Il commande tout peut-être. Simone Weil se veut aussi pauvre que le plus pauvre des pauvres. Elle veut sa propre vie marquée par toute douleur qu’il lui est donné de rencontrer dans le monde. On voit par là quelles références lui sont offertes : un Gandhi, en marche pour le salut du monde par la voie du plus grand dénuement possible ; un Péguy que torturait, dès l’âge de la première communion, l’idée que par le malheur d’un seul homme le bonheur des autres serait perdu. Mais ce qu’il faut indiquer d’abord, c’est ce que la personne même de Simone reçoit de cette imitation de la peine des hommes, exigée par elle comme l’imitation de Jésus-Christ l’est par d’autres âmes. Ce vœu de misère lui a donné la figure que nous lui connaissons, et la lumière spirituelle dont il l’éclaire doit dissiper une légende dont elle est altérée : celle de sa laideur.

Un de ceux qui l’ont connue l’a attesté : « Elle n’était pas laide, comme on l’a dit, écrit M. Gustave Thibon, mais prématurément voûtée et vieillie par l’ascétisme et la maladie, et seuls ses yeux admirables surnageaient dans ce naufrage de la beauté. » C’est la vérité que Simone, par la conduite de sa vie, avait aux trois quarts détruit dans son aspect physique une beauté incomparable. On ne connaît guère d’elle que la photographie maintes fois reproduite, où de grosses lunettes encerclent le regard, tandis qu’un béret anarchique ajoute au désordre de cheveux de pauvresse. Mais il y a d’elle d’autres portraits, où le sourire de la fillette éclaire un ravissant visage, d’autres où une admirable jeune fille rayonne de la splendeur d’une Esther ou d’une Judith. Ce qu’on appelle l’enlaidissement de Simone Weil est peut-être à mettre au passif de notre incompréhension à l’égard des transfigurations spirituelles. Le Père de Foucauld non plus n’était pas joli, quand il présentait une figure de mendiant. Et quant à l’accoutrement de Simone Weil – « elle ignorait royalement, dit M. Thibon, jusqu’aux usages élémentaires qui permettent de passer inaperçu », – peut-être cette ignorance royale rejoint-elle la sainte royauté des haillons que Giotto a peints, à Assise, sur le corps de saint François. Ce n’est pas rien que de s’avancer, corps et âme, au-devant de la misère de l’humanité.

Elle s’y jette dès le début de sa carrière, quand elle vient d’être nommée professeur au lycée du Puy. Elle est entrée à l’École Normale à dix-neuf ans, a passé l’agrégation de philosophie à vingt-deux. D’une autre, on noterait surtout la remarquable valeur intellectuelle. Sa culture ne cesse de s’accroître, surtout du côté de la philosophie, de l’histoire, des doctrines sociales. Elle connaît plusieurs langues. Elle s’est avancée avec une pénétration particulière dans les lettres grecques, les connaissances religieuses, les spéculations mathématiques. Elle est avec passion helléniste et platonicienne. Le spiritualisme de l’Inde l’attire beaucoup. Mais ce n’est pas dans la vie intellectuelle qu’elle va se signaler d’abord.

Au Puy, une grève éclata cet hiver-là. Comme on faisait casser des cailloux aux chômeurs, elle se mit à manier le pic avec eux. Surtout, elle commença de suivre rigoureusement la règle dont elle avait trouvé le principe avant l’âge de raison : elle fixa son maximum vital au chiffre de l’allocation de chômage donnée aux ouvriers de la ville, et distribua le surplus de ses appointements. Le jour de la fin du mois, ses protégés faisaient queue à sa porte. Le lycée s’émut du scandale. Un inspecteur menaça Simone de révocation. Elle répliqua que ce serait le couronnement de sa carrière.

Elle allait bientôt faire mieux : prendre un congé d’un an pour s’embaucher comme fraiseuse aux usines Renault et vivre strictement de son salaire dans une chambre de Billancourt. Comprenons bien cet acte, comme les précédents. Il ne s’agit, quant à la vie prolétarienne, ni d’observation, ni d’expérience. Ces mots sont absolument impropres au sujet de Simone Weil. On le voit bien dans son « Journal d’usine » 1, où elle note la peine dont sa vie s’abreuve, à mesure que cette peine entre dans son corps et dans son âme. Si ces notes n’étaient que de l’observation documentaire, on pourrait en contester la valeur, car l’intellectuelle à la santé fragile accumule les déboires en cette épreuve singulière. Il y aurait même quelque chose d’absurde dans une expérience où l’on verrait une curiosité intellectuelle aux prises avec un travail auquel elle est inapte. Mais la vérité de Simone est qu’elle croira ne jamais trop souffrir, puisque son dessein est de connaître la souffrance par un acte d’union qui est, au fond, un acte d’amour. Telle est, en effet, la connaissance que poursuit cette femme dont l’intelligence est comblée des plus riches acquisitions cérébrales : la participation de sa vie à toutes les vies déchues. Pendant la guerre, arrêtée pour gaullisme à Marseille, elle fut menacée de la prison, où, lui disait-on, elle, agrégée de philosophie, serait mêlée aux filles publiques. Elle répondit : « J’ai toujours désiré connaître ce milieu, et je ne vois pas que j’aie d’autre moyen que la prison pour y entrer. » L’inquisiteur la fit relâcher, n’ayant pas compris : c’était le sublime de l’Évangile.

Revenons à ses premières étapes. Après Billancourt c’est la guerre d’Espagne. Depuis son arrivée au Puy, à l’automne de 1931, elle était liée aux milieux syndicalistes-révolutionnaires. Mme Albertine Thévenon, qui a très bien évoqué cette époque de la vie de Simone Weil, dans un avant-propos à La Condition ouvrière, explique comment Simone, éloignée du communisme par la tyrannie stalinienne, s’était rapprochée des groupes anarchistes et trotskystes, notamment de celui qui publiait la revue La Révolution prolétarienne. « Elle était trop indépendante, ajoute Mme Thévenon, pour qu’il soit possible de la classer dans un de ces groupes. » Il faut le souligner. Cette pure entre les pures ne pouvait rien céder d’elle-même à aucun parti. Il n’y a pas un moment de sa vie où elle ait été partisane. Bien plus, elle tenait l’existence des partis pour une des tares du monde moderne, et elle a laissé, sur la nécessité de les supprimer pour libérer les hommes, des pages qui sont un chef-d’œuvre de son impérieuse logique. Quant à son « socialisme », il faudrait peut-être en parler aussi prudemment que de son « christianisme ». Car il faudrait prendre garde d’abord à ce qu’elle pensait du « social ». Réservons ce point pour l’instant. Ce qui est sûr, c’est que Simone Weil, quand elle s’engagea du côté des Rouges dans la guerre d’Espagne, poursuivait surtout la profonde aventure personnelle qui l’avait conduite aux ateliers Renault. Cette étrange milicienne, d’ailleurs, ne voulut jamais se servir de ses armes. Elle se donnait au combat, elle ne donnait pas la mort.

Après 1940, c’est la même aventure qui continue. Les souffrances de la guerre et de l’invasion, les luttes de la Résistance opprimée ne surprennent pas Simone Weil ; elle les attend. La jeune Israélite est exclue de l’Université. À Marseille, elle fait la rencontre du P. Perrin, et c’est à lui qu’elle demande de la guider vers une nouvelle imitation de la peine des hommes : après celle des ouvriers, celle des paysans. Ainsi est-elle envoyée par le dominicain à M. Gustave Thibon, philosophe établi dans une propriété rurale en Ardèche. Voilà Simone fille de ferme, et voici ce que M. Thibon nous dit d’elle. « Son ascétisme pouvait paraître exagéré dans notre siècle .... Trouvant ma demeure trop confortable, elle avait voulu habiter dans une vieille ferme à demi ruinée que mes beaux-parents possèdent au bord du Rhône. Chaque jour, elle venait travailler et, quand elle daignait manger, prendre ses repas à la maison. Débile et malade, elle travaillait la terre avec une inflexible énergie et se contentait souvent pour nourriture de mûres cueillies sur les buissons du chemin. » Et puis, le trait que nous pouvions attendre : « Tous les mois, elle envoyait à des prisonniers politiques la moitié de ses tickets d’alimentation. » Elle donnait aussi de son temps : un écolier arriéré du village reçut d’elle de patientes leçons. Déjà Mme Albertine Thévenon, évoquant une période antérieure de la vie de Simone, nous a fait connaître ces relations de confiance profonde que la philosophe nouait avec « des hommes habitués à se heurter durement à la vie ». Elle l’a ainsi décrite parmi les mineurs de Saint-Étienne qu’elle allait voir quand elle était au Puy : « Simone essaya de s’intégrer à eux. Ce n’était pas facile. Elle les fréquenta, s’installant avec eux à la table d’un bistrot pour y casser la croûte ou jouer à la belote, les suivit au cinéma, dans les fêtes populaires, leur demanda de l’emmener chez eux à l’improviste, sans que leurs femmes fussent prévenues 2. » Ses anciens camarades, quand ils apprirent sa mort, furent accablés.

La mort pour Simone se rapprochait. Quand sa famille décida de s’embarquer pour l’Amérique, elle hésita à la suivre. Les Juifs n’étaient pas encore inquiétés dans le Midi de la France, mais s’ils devaient l’être un jour, Simone Weil répugnait à fuir cette persécution éventuelle. Elle partit cependant, passa par le Maroc, arriva à New York. À Londres, où elle rejoignit les Français Libres, elle travailla quelque temps dans les services de M. Maurice Schumann. Il fallut lui refuser une mission en France, où elle brûlait de rentrer, mais où elle eût été trop exposée. Elle voulait se donner toute à la lutte et à la peine commune.

Du moins exigea-t-elle, selon la règle qu’elle s’était toujours imposée, de ne jouir de rien de plus que n’avaient les hommes dont elle voulait épouser le malheur. À cette époque, ces hommes-là étaient ses compatriotes de la France occupée. Elle ne voulait pas manger plus que la ration fixée par nos tickets d’alors. Sa santé était déjà très ébranlée. Au cours de son hiver à Billancourt, elle avait contracté une pleurésie. Sa vie, depuis de longues années, était littéralement suppliciée par des crises de maux de tête. Le régime auquel elle se soumit à Londres allait l’achever. La privation la mina, puis la phtisie. Elle mourut à trente-quatre ans, le 24 août 1943, au sanatorium d’Ashford, dans le comté de Kent. Elle avait écrit, quinze mois plus tôt :

 

J’ai toujours cru que l’instant de la mort est la norme et le but de la vie. Je pensais que pour ceux qui vivent comme il convient, c’est l’instant où pour une fraction infinitésimale du temps la vérité pure, nue, certaine, éternelle entre dans l’âme. Je peux dire que jamais je n’ai désiré pour moi un autre bien. Je pensais que la vie qui mène à ce bien n’est pas définie seulement par la morale commune, mais que pour chacun elle consiste en une succession d’actes et d’évènements qui lui est rigoureusement personnelle, et tellement obligatoire que celui qui passe à côté manque le but. Telle était pour moi la notion de vocation.

 

Un mineur de Saint-Etienne, quand on lui annonça la mort de Simone, résuma peut-être parfaitement sa vocation en prononçant ces mots simples et vrais : « Elle ne pouvait pas vivre, elle était trop instruite et elle ne mangeait pas. »

 

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Oui, trop instruite en un sens : telle elle apparaît à qui s’effraye de sa prodigieuse vice cérébrale. Mais quand elle ne mangeait pas, c’était parce que la privation physique nourrissait son âme.

Je crois que le P. Perrin répond à la vérité vivante de Simone Weil quand il prononce : « Je continue à mettre son âme au-dessus de son génie. » C’est le génie qui, dans ses écrits, prodigue ses poussées d’intelligence, formidables, excessives, contradictoires. Mais il faut le remarquer, les témérités et les paradoxes qui jaillissent de cette effervescence intellectuelle relèvent souvent de ce que le génie a le plus naturellement en partage : une grande naïveté. Ils grèvent d’autant moins le message de Simone qu’ils entrent mal dans un système logique. Le P. Perrin montre très bien comment la logique humaine, chez cette intellectuelle de grande classe, est dépassée par la grandeur souveraine de la destinée spirituelle. Et cela me paraît capital.

« Nourrie de stoïcisme et de platonisme, écrit-il, profondément marquée par Spinoza, Simone Weil eût été prédisposée à voir dans le sentiment religieux l’épanouissement le plus élevé de la vie humaine. Tout dans sa pensée allait dans ce sens. Mais un fait absolument contraire s’impose à elle : la lumière descend d’en haut ; elle reçoit la certitude que ce n’est pas l’homme qui est la mesure des choses, mais Dieu. Elle qui s’enfermait dans l’agnosticisme reçoit ce pouvoir de sortir d’elle-même, c’est ce qu’elle appelle la foi, l’amour surnaturel. De là un certain nombre de conflits entre sa foi et sa philosophie. »

Loin de donner le vertige à Simone Weil, l’absolu est venu comme une réponse à son appel. Au-dessus de tout ce qu’elle a jeté dans ses écrits, il y a la grande illumination par laquelle sa vie a été changée : « Le Christ est descendu et m’a prise. » À quelle date ? Vers 1938 probablement. Mais aucun de ses papiers n’en parle, nous dit le P. Perrin : « Aucun de ses intimes, semble-t-il, n’en eut la confidence, à part, à ma connaissance, la lettre à Joë Bousquet, où elle y fait une allusion, et ce qu’elle m’en a dit de vive voix ou par écrit. » On sait cependant quelle sorte de révélation elle reçut ce jour-là : c’est alors que sa passion des malheureux et de la misère humaine trouva une issue dans l’amour divin, Elle l’a dit au P. Perrin : « J’ai senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’on lit dans le sourire d’un visage aimé. » À Joë Bousquet elle précise : « Le résultat a été que la quantité irréductible de haine et de répulsion liée à la souffrance et au malheur s’est entièrement retournée sur moi-même. » C’est l’exigence de sa charité dévorante qui a ouvert Simone Weil à l’invasion de la foi.

C’est d’abord en quoi elle est si actuelle. Mieux que personne à notre siècle (si ce n’est Péguy), elle a lié le problème de l’homme au problème de Dieu, la détresse humaine au salut. « En elle, écrit le P. Perrin, la découverte de Dieu et l’expérience du malheur sont indissolublement nouées ; par là elle dépassera ses maîtres stoïciens et sera clouée au centre même du christianisme. » De son Journal d’usine au commentaire du Pater qu’on peut lire dans Attente de Dieu 3, c’est la même pensée et le même amour. « Le vertige de l’absolu », selon la formule dont certains ont usé à son sujet, n’est peut-être vertigineux que pour un monde déshabitué de la trajectoire inouïe que le christianisme vraiment vécu a pu lancer entre l’homme et Dieu. Le sublime de Simone Weil est à l’aise sur cette trajectoire, qu’elle suit d’un extrême à l’autre, parce que c’est au plus bas de l’homme qu’elle trouve le plus déchirant appel à ce qui est au plus haut de Dieu. La pensée du Christ entra en elle le jour où, nous dit-elle, « j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres ».

Dès lors une vie mystique domine sa vie intellectuelle, même quand elle ne la contrôle pas parfaitement. Simone Weil n’est pas seulement un esprit nourri par la lecture de saint Jean de la Croix. (Encore que tout ce qui a trait à sa culture ne doive pas être estimé comme une parure de son esprit, mais comme un aliment de son être : « Je ne lis autant que possible, écrit-elle, que ce dont j’ai faim, au moment où j’en ai faim, et alors je ne lis pas, je mange. ») Elle est essentiellement une mystique, en ce sens que la foi lui a été donnée le jour où le Christ « est descendu et l’a prise ». Elle n’avait jamais cherché Dieu auparavant, et jamais aucun homme ne Le lui avait prêché. Elle insistait là-dessus. Elle tenait pour un témoignage de la miséricorde divine de n’avoir pas lu les mystiques avant son expérience mystique personnelle, « afin qu’il me fût évident, a-t-elle dit, que je n’avais pas fabriqué ce contact absolument inattendu ». Dans une de ses lettres au P. Perrin, elle a écrit : « Vous ne m’avez pas apporté l’inspiration chrétienne ni le Christ ; car quand je vous ai rencontré, cela n’était plus à faire, c’était fait, sans l’entremise d’aucun être humain. » Elle ajoute : « S’il n’en avait pas été ainsi, si je n’avais pas déjà été prise, non seulement implicitement, mais consciemment, vous ne m’auriez rien donné, car je n’aurais rien reçu de vous. Mon amitié pour vous aurait été une raison pour moi de refuser votre message, car j’aurais eu peur des possibilités d’erreur et d’illusion impliquées par une influence humaine dans le domaine des choses divines. »

On peut même penser que Simone Weil, quand le chemin de la foi lui fut ouvert, n’y a guère avancé avec l’aide des influences humaines. En effet, c’est à de nouvelles visions du Christ qu’elle devait son élévation spirituelle. Au cours de sa vie rurale, dans l’été de 1942, elle s’était mise à méditer le Pater et à en pratiquer la récitation jusqu’à en obtenir de véritables extases. Et à ce sujet elle a dit : « Parfois ..., le Christ est présent en personne, mais d’une présence infiniment plus réelle, plus poignante, plus claire et plus pleine d’amour que cette première fois où il m’a prise. »

Mais il apparaît alors que l’entremise humaine étant tenue par Simone pour inefficace entre sa foi et Dieu, là est probablement la première raison qu’elle eut de refuser le baptême. La question de l’influence humaine dans le domaine des choses divines introduit à cette question qui fut la pierre d’achoppement pour le « christianisme » de Simone Weil : la question de l’Église. On voit d’emblée comment l’attitude même de sa foi, fondée et vivifiée seulement par la communication directe avec la lumière divine, l’écartait de l’Église et l’en tenait éloignée. Que ce fût là un étrange « christianisme », un chrétien orthodoxe n’en saurait douter. Mais s’il s’agit d’expliquer Simone Weil, la question n’est pas là. Quand elle écrit au P. Perrin : « Je pense que si vous pouviez vraiment comprendre quelle est ma situation spirituelle, vous n’auriez aucun chagrin de ne pas m’avoir amenée au baptême », elle n’est pas seulement sincère, elle est logique avec elle-même. Au-delà de toutes les raisons qu’elle soutenait contre l’Église, il y avait peut-être tout simplement que sa foi même était de nature à vivre hors de l’Église en pleine assurance. Sa profession de foi s’est exprimée dans cette déclaration : « Quant à la direction spirituelle de mon âme, je pense que Dieu lui-même l’a prise en main dès le début et la conserve. »

 

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Simone Weil, dis-je, était logique avec elle-même. Seulement cette position à laquelle elle s’attachait si tenacement était établie sur un illogisme fondamental, qui est probablement à l’origine de toutes ses contradictions.

D’une part elle est passionnée de l’amour du Christ. Non seulement de Dieu, mais du Christ. Sa religion n’est pas un déisme abstrait, comme certains voudraient le penser. Ce n’est pas non plus (le P. Perrin l’a bien montré) une élévation spirituelle à partir de la nature humaine, sans foi authentique au surnaturel. C’est bien la foi en Dieu incarné dans notre nature, la foi dans le Fils de Dieu fait homme.

Mais d’autre part, liée personnellement à l’Incarnation, et de toute son âme, Simone Weil voit le monde entier, et l’histoire du monde, comme si l’Incarnation n’y avait pas eu de suite, comme si le Christ venu sur la terre n’avait rien fondé sur la terre des hommes. Christique, non chrétienne, Simone contemple le Christ, adore le Christ, mais ne reconnaît pas l’Église du Christ. Non seulement elle reproche à l’Église ses insuffisances humaines, comme on fait souvent, mais il semble qu’elle refuse à cette société de substance humaine la capacité d’être une institution divine, – et que ce soit là le refus profond de son âme, par-delà les objections de son esprit. C’est en quoi l’on peut dire, je crois, que l’Incarnation n’a pas de suite pour elle. Elle ne doute pas que Dieu, par amour, ait pu se donner à l’homme. Mais elle ne croit pas, au fond, que la Création soit en mesure de soutenir et d’accomplir ce don de son Créateur 4.

Nous trouvons ici l’une de ses idées essentielles : celle qu’elle exprimait en raccourci par la formule de la décréation. Elle entendait par là que le Créateur, étant tout, n’a pu que se diminuer en faisant la Création, qui est quelque chose mis à la place de rien. La créature humaine a résulté du consentement du Créateur à ne plus être tout. Dieu attend donc de nous que nous Lui rendions ce prêt qu’Il nous a fait sur son propre infini. C’est ce que Simone exprime quand elle écrit :

 

Renoncement. Imitation du renoncement de Dieu dans la création. Dieu renonce – en un sens – à être tout. Nous devons renoncer à être quelque chose. C’est le seul bien pour nous.

 

Il y a plus. Dans la suite de la Création, l’Incarnation et la Passion sont un autre renoncement de Dieu, qui achève le premier,

 

Dieu a abandonné Dieu. Dieu s’est vidé : ce mot enveloppe à la fois la Création et l’Incarnation avec la Passion .... Pour nous apprendre que nous sommes non-être, Dieu s’est fait non-être.

 

Et Il nous a appris l’usage de ce non-être, qui est de s’abolir pour rendre au seul être ce qui lui est dû. L’imitation de Jésus-Christ est d’immoler le non-être que nous sommes afin de retourner à Dieu. Cela est si impérieux que, si la créature humaine est rebelle à cette immolation imitée de celle de Dieu fait homme, toute la question du retour de la Création à Dieu – c’est-à-dire du destin éternel du monde – est remise en jeu de façon tragique. Telle est la tragédie de l’humanité, et le cri d’angoisse qui exprime cette tragédie est le mot du Christ sur la Croix : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ainsi ce mot, qui a déconcerté tant d’incroyants, Simone Weil le montre-t-elle comme l’éclair illuminant le drame qui se joue entre Dieu et l’homme, du commencement à la fin de la création.

La vie humaine ainsi appliquée à l’imitation de Jésus-Christ est toute tournée vers l’abolition de ce que le temps de la terre emplit de simulacres et de souillures, entre la naissance et la mort. Car la vie humaine du Christ lui-même n’a de valeur divine aux yeux de Simone que dans les deux instants où Dieu s’est sacrifié, celui de la Nativité et celui de la Passion :

 

On ne peut adorer Dieu sous la forme humaine sans souiller la divinité que comme nouveau-né et comme agonisant.

 

Donc, pour l’homme aussi :

 

Il n’y a que deux instants de nudité et de pureté parfaites dans la vie humaine : la naissance et la mort.

 

Le reste de la vie vaut par le renoncement à la vie, et par l’abandon d’avance à la mort :

 

Tout ce qui est menacé par le temps sécrète du mensonge pour ne pas mourir, et à proportion du danger de mort. C’est pourquoi il n’y a pas d’amour de la vérité sans un consentement sans réserve à la mort.

 

La vie fidèle à l’amour de la vérité est ce consentement et cet abandon. De là, chez Simone Weil, l’attitude d’attente immobile qui est celle des mystiques pour se mettre en disponibilité à l’égard de Dieu. Elle écrit :

 

La pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer.

 

Et même ceci :

 

Mon plus grand désir est de perdre non seulement toute volonté mais tout être propre.

 

C’est l’attitude d’une mystique, dis-je. Telle apparaît Simone Weil, mais une mystique aux traits particuliers. Sa passion de la pureté lui inspire une sorte d’idée mathématique de l’œuvre de Dieu et de l’Amour parfait. Mathématicienne, elle l’était au point qu’on a pu dire que c’était son défaut, de faire passer par une opération de l’esprit mathématicien toutes choses du monde naturel et surnaturel. Dévorée d’autre part de l’amour de Dieu, c’est dans le sens d’un tel amour que cet esprit qu’elle avait s’exerçait avec la plus grande ardeur. Elle avait tendance, dit le P. Perrin, à « mathématiser la vérité ». Mathématicienne de l’amour de Dieu, pourrait-on la définir.

Par là, cette mystique se rattache à la philosophie grecque. En Grèce, écrit-elle, « l’investigation scientifique n’est qu’une forme de la contemplation religieuse ». Un philosophe grec est un savant qui cultive cette contemplation. Au sens où Pythagore et Platon entendaient le mot philosophe, dit Simone, c’est « un amant de la Sagesse divine ». Elle-même est philosophe de la même race spirituelle. Et c’est bien, chez elle, une idée pythagoricienne, que le désir d’abolir la création pour libérer le divin qui s’y trouve prisonnier. La croyance orphique que l’on retrouve ici est celle du sôma sêma : le corps tombeau de l’âme.

 

Vie qui meurt encor dans le tombeau du Corps

 

comme dit le poète Sponde.

Qui pourrait cependant refuser à cette idée-là une référence à la mystique chrétienne ? La « nuit » de saint Jean de la Croix, où l’âme se vide de tout ce qui n’est pas Dieu pour s’ouvrir à Lui, n’est-elle pas le lieu même où s’exerce la vie spirituelle de Simone ? Citons, entre bien d’autres, certaines de ses pensées :

 

Être rien pour être à sa vraie place dans le tout.

Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien.

À mesure que je deviens rien, Dieu s’aime à travers moi.

 

II est vrai qu’ici la mystique de Simone Weil va renforcer son refus d’entrer dans l’Église. Car ce refus est étroitement lié à son système d’abandon total à Dieu, sans nulle intervention de sa volonté propre. Il y avait en elle une fidélité à l’attente de Dieu, hors de l’Église, aussi forte que la fidélité à l’Église chez le chrétien.

 

Je suis demeurée toujours sur ce point précis, au seuil de l’Église, sans bouger, immobile, en hupoménê (c’est un mot tellement plus beau que patientia !)

 

Et cette autre déclaration la peint toute :

 

Mon affaire est de penser à Dieu. C’est à Dieu de penser à moi.

 

*

*     *

 

L’aventure spirituelle de Simone Weil est une aventure de la pureté. Simone est possédée d’une foi qu’elle épure de tout ce qui pourrait faire tort à Dieu au profit de l’homme. Elle est possédée d’une charité non moins poussée à l’extrême par l’ange de l’absolu. Et quant à l’Église, on peut dire que son exigence de pureté ayant refusé celle qui existe, elle en refait une à son idée : selon cette idée qui enrichit les œuvres humaines de leur seule valeur réelle par le dépouillement de l’homme.

Ainsi me paraît s’expliquer, de façon simple mais impérieuse, la conception de l’histoire chez Simone Weil. C’est un des points par où elle a paru le plus déconcertante à maints esprits. Il suffit cependant de suivre fidèlement sa pensée pour la comprendre. Quand Simone considère l’histoire universelle, elle veut que la civilisation authentique soit différente de ce qu’on appelle généralement ainsi, autant que la Cité de Dieu doit différer des royaumes et des empires. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’elle refait en pensée une Église à la place de celle qu’elle a écartée. La civilisation qu’elle honore, d’une valeur qui serait celle de l’Église de ses rêves, est faite de toutes les sociétés dont la pureté spirituelle a été victime d’impures dominations.

Ici apparaît l’idée du couple oppression-servitude, suivant laquelle Simone Weil révise toute l’histoire. Elle observe que presque tout ce que nous appelons notre civilisation repose sur l’esprit de domination d’une catégorie humaine sur une autre. L’histoire évoque complaisamment les conquêtes d’Alexandre ; mais « qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s’il n’a l’âme basse ? » Rome passe pour être la mère des civilisations. Mais qu’est-ce que l’empire romain, sinon une somme d’asservissements et de massacres ?

 

Par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs. Ainsi l’histoire n’est pas autre chose qu’une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes et à eux-mêmes.

 

Simone, elle, songe aux civilisations qui ont été effacées de la terre par ces assassinats. Nous savons, par Homère, Hérodote, Eschyle, qu’il y avait une civilisation troyenne très élevée. Nous savons, par César lui-même, que les Druides possédaient une spiritualité d’une mystérieuse richesse, qui a disparu avec eux. La Grèce, si elle n’a pas été exterminée par Rome, a reçu d’elle un mortel avilissement. Pour faire la France, les Français du moyen âge ont détruit la civilisation albigeoise.

Ces choses, et bien d’autres, ne sont pas ignorées ; mais on s’est habitué à les passer par profits et pertes, comme si c’était la rançon inévitable d’œuvres civilisatrices. Simone Weil les tient pour des pertes irréparables, et elle dénonce en revanche la fausse grandeur de tous les empires formés de peuples conquis. Fausse grandeur de Rome, contre qui les réquisitoires de Simone surpassent les imprécations de Camille. Fausse grandeur de toutes les conquêtes coloniales, du XVIe au XXe siècles. Fausse grandeur même d’Israël : cette Juive ivre de pureté divine met Israël, en réplique à Rome, au rang des dominateurs criminels. Elle voit Moïse et Josué orientés par des desseins temporels. En Israël, « tout est souillé et atroce, à partir d’Abraham inclusivement (sauf quelques prophètes) ». Elle écrit :

 

Parmi les personnages de l’Ancien Testament, Abel, Énoch, Noé, Melchisédech, Job, Daniel seuls sont purs.

 

Le reste :

 

Un peuple d’esclaves fugitifs, conquérants d’une terre paradisiaque aménagée par des civilisations au labeur desquelles ils n’avaient eu aucune part et qu’ils détruisirent par des massacres.

 

Simone Weil rejette ainsi du côté des empires et des tyrannies les civilisations où l’Église chrétienne a ses racines. La tradition hébraïque et la tradition romaine grèvent doublement l’Église, à ses yeux, de l’esprit de conquête dominatrice. Et notre implacable épuratrice est conduite à bien d’autres exclusives. Elle ne condamne pas seulement les Césars et Louis XIV, mais Corneille pour son esprit romain, et Virgile comme complice d’Auguste. Saint Louis même a manqué à l’esprit de vérité, de justice et d’amour, pour avoir dit qu’il fallait plonger l’épée au ventre de l’hérétique.

Faut-il dire que, dans cette révision de l’histoire par l’esprit, la logique spirituelle n’est pas à l’abri des corrections de la critique historique ? Mais c’est de la logique spirituelle que nous cherchons à retracer le cours. Quand sa rigueur a procédé à cet immense déblai, il faut bien voir que la vérité de ce qui demeure apparaît dans la lumière d’une pureté unique. Ce qui demeure, c’est l’Évangile – source essentielle de Simone –, François d’Assise, Jeanne d’Arc, et puis Platon, Homère, Eschyle, Sophocle, les Upanishads, et puis Villon, Bach… Simone Weil ne dévaste pas l’héritage de l’humanité, elle le rétablit dans ses valeurs intégralement vraies. Elle révèle au genre humain la réalité profonde de ses propres ressources, quand elle nous ouvre les yeux sur une vérité comme celle-ci :

 

Les églises romanes, le chant grégorien n’ont pu surgir que parmi des populations où il y avait beaucoup plus de pureté qu’il n’y en a eu aux siècles suivants.

 

*

*     *

 

C’est sur le terrain ainsi dégagé que Simone Weil va constituer ce que j’appelle « son Église », où elle s’établit avec autant de ténacité qu’elle en a mis à demeurer hors de l’Église chrétienne. Car elle ne peut pas se passer d’une Église. Sa vie spirituelle n’est pas du tout celle d’une âme individualiste. Elle a dit un jour, dans sa Lettre à un religieux 5 (dont le destinataire est un autre que le P. Perrin) :

 

Je pense à ces choses depuis des années avec toute l’intensité d’amour et d’attention dont je dispose …. Non seulement c’est d’une importance plus que vitale, du fait que le salut éternel y est engagé, mais encore c’est d’une importance qui dépasse de loin à mes yeux celle de mon salut.

 

Comprenons, à ces derniers mots, que Simone – comparable en cela à la Jeanne d’Arc de Péguy – ne voulait pas être sauvée si toute l’humanité ne l’était pas avec elle. Le problème du salut était pour elle celui du salut universel.

Universel à la fois dans le temps et dans l’espace. Par là s’ouvrent à son insatiable charité deux mondes qui ont pour elle une importance considérable : dans le temps, le monde qu’on pourrait appeler préchrétien, dans l’espace, le monde péri-chrétien. Le Christ est le pôle de l’un et de l’autre. C’est par rapport à lui que Simone organise cette sorte de chrétienté qu’elle invente : elle l’oppose à ceux qu’elle accuse d’avoir mis le christianisme au service de leurs intérêts ou de leurs ambitions ; elle la compose de ceux en qui elle reconnaît une affinité avec le Christ, par leur pensée ou par leur vie.

Dans le temps d’abord, une des audaces de Simone Weil est d’annexer au Christ certains messages antérieurs à son avènement, et de les appeler pour le moins en référence au message du Christ lui-même. Elle demande avec instance quelle part ont eue à la vérité divine certaines civilisations d’avant l’Évangile (dans l’Inde, en Égypte, en Grèce), et d’où elle entend monter de troublants préludes à la Révélation. Et cette question est expressément celle qu’elle pose dans un de ses livres, celui qu’on a édité sous le titre Intuitions préchrétiennes 6.

Simone a rédigé, dans ces pages, des causeries qu’elle avait faites à Marseille, dans la crypte du couvent des Dominicains, durant l’hiver 1941-1942. Son dessein était de réunir les plus beaux écrits non chrétiens sur l’amour de Dieu. La poésie et la philosophie de la Grèce ancienne, en particulier, étaient explorées à fond par elle dans cette intention. Elle cite et commente des fragments d’Homère, d’Eschyle, de Sophocle, de Platon, en proposant à notre méditation ce qu’il y a dans ces textes de valeur pré-évangélique.

Malgré la caution qu’elles reçoivent des conférences qui sont à leur origine, on voit en quoi ces Intuitions préchrétiennes peuvent alarmer l’orthodoxie. Et c’est bien un des reproches encourus par Simone Weil que d’élire pour Pères de son « Église » certains maîtres du paganisme, Il suffit cependant de lire ces pages, que l’âme embrase autant que l’intelligence les éclaire, pour voir que le mouvement de Simone Weil n’est pas de contester la foi, mais de la confirmer. Elle lit et nous fait lire, dans le Prométhée d’Eschyle ou dans maint dialogue de Platon, des pages où résonnent d’étonnantes correspondances avec l’Évangile. Est-ce pour en déduire que l’Évangile serait au plus un épilogue, pour un monde qui possède Platon ct les tragiques ? Pas du tout. Simone Weil nous propose au contraire de penser :

 

Comment Dieu aurait-il donné son Fils unique au monde si le monde ne l’avait pas demandé ? Ce dialogue rend l’histoire infiniment plus belle.

 

Elle imagine qu’on pourrait tenir aux intelligences d’aujourd’hui le discours suivant :

 

Ce qui a produit cette prodigieuse civilisation antique, avec son art que nous admirons de si bas, avec cette science qu’elle a entièrement créée et que nous tenons d’elle, sa conception de la cité qui forme le cadre de toutes nos opinions, et tout le reste, ce qui l’a produite, c’est la soif prolongée pendant des siècles de cette source qui, finalement, a jailli et vers laquelle aujourd’hui vous ne tournez même pas les yeux...

 

Discours vraiment admirable, et d’ailleurs moins novateur que fidèle à la tradition de l’humanisme chrétien. Car Péguy l’avait dit avant Simone :

 

Et les pas de la Grèce avaient marché pour lui.

 

... Lui étant l’Enfant de Bethléem.

Mais Simone Weil a sans doute élargi plus que personne ne l’avait fait avant elle le domaine de la pensée préchrétienne dans l’univers. Tout ce qu’on trouve dans ses notes sur la spiritualité hindoue complète à cet égard ses textes sur les poètes et les philosophes grecs.

Par là, en outre, son « Église » s’établit dans l’espace aussi bien que dans le temps. Et dans le temps comme dans l’espace, elle aspire à unir les âmes épurées par la souffrance aussi bien que celles qui tiennent leur pureté de l’esprit de vérité. Simone se sentait doublement associée à l’âme grecque : parce que celle-ci resplendissait dans Homère ou Platon, et parce que la Grèce avait été victime de l’impérialisme romain. De même, son désir d’union avec telle ou telle pensée religieuse de l’Orient est inséparable de son union passionnée avec les souffrances de tel coolie chinois inconnu, souffrances dont la seule imagination la brisait de sanglots. Cette double solidarité de Simone Weil avec les âmes de tous les hommes, par l’esprit et par le cœur, est une importante articulation de son système spirituel. Elle lie ce que nous venons d’exposer à ce qui va suivre, l’âme de Platon ou d’Homère à celle du prolétariat des usines Renault : l’âme de Simone elle-même étant attachée à l’une et à l’autre, dans la commune attente du Christ.

 

*

*     *

 

Simone étant une « chrétienne » en attente, son « Église » est celle de cette attente-là. Quant à sa propre vie intérieure, c’est peut-être le point sur lequel elle a le plus insisté. Nous l’avons signalé plus haut, en citant ce qu’elle aimait à dire de l’hupoménê. Et quant à son « Église », sa fidélité farouche à tous les hommes en qui elle voyait ses frères préchrétiens ou péri-chrétiens explique aussi bien qu’elle prît le parti de Prométhée et celui de ses camarades ouvriers de Saint-Étienne ou de Billancourt. Dans l’attente de Dieu, il y a place à la fois pour des millénaires et pour des millions d’humains.

Simone Weil se sentait solidaire de toutes les masses humaines qui paraissent aujourd’hui enchaînées à un destin maudit. Non seulement solidaire mais responsable, de telle sorte qu’elle ne pouvait, pensait-elle, quitter leur sort sans les trahir. Son secret là-dessus tient en ces lignes :

 

Je ne puis m’empêcher de continuer à me demander si, dans ces temps où une si grande partie de l’humanité est submergée de matérialisme, Dieu ne veut pas qu’il y ait des hommes et des femmes qui se soient donnés à Lui et au Christ et qui pourtant demeurent hors de l’Église.

 

Il n’y a pas à nier que si l’on sort du système de Simone, le paradoxe est presque scandaleux. C’est pour une âme croyante un étrange dessein, de refuser les conditions de son propre salut par souci de la perdition universelle. Se perdre avec les autres, cela avance-t-il le salut commun ? Qu’on y prenne garde toutefois : ce paradoxe-là a été soutenu, avant Simone Weil, par la Jeanne d’Arc de Péguy. Comme Simone, Péguy s’est demandé si une sorte de salut sauve-qui-peut n’est pas une pensée intolérable pour une âme d’honneur, quand le monde court à sa perte. Et le thème de « la paroisse morte », qui est au fond de l’angoisse bernanosienne, procède de la même inspiration. Le paradoxe de Simone Weil n’est donc pas aussi exceptionnel qu’il peut paraître d’abord. Simone, avec sa rigueur absolutiste, tire seulement les conséquences extrêmes d’une pensée juste et grave, qui est celle-ci : l’humanité est tombée aujourd’hui dans un tel état de détresse, qu’une âme honnête ne peut pas s’y sentir en repos à bon compte.

On peut d’ailleurs se demander si cette vérité redoutable n’est pas, au fond, ce qui fait scandale, non seulement de la part de Simone Weil, mais de Bernanos et de Péguy, auprès des âmes dont le confort spirituel voudrait se rassurer. Par là, le refus que Simone Weil oppose au baptême ne serait pas grave seulement pour elle. Sans doute Simone n’en serait-elle pas justifiée pour autant. Mais la chrétienté d’aujourd’hui se trouverait du même coup mise en accusation, dans la mesure où elle apparaîtrait responsable de ce refus.

C’est peut-être là que la pensée de Simone Weil a poussé sa véracité de la façon la plus audacieuse et la plus actuelle, en portant sa lumière intransigeante sur le point où le monde moderne est à la fois le plus malade et le plus mensonger. Car, d’une part, elle ne fait aucune concession à une société prétendue chrétienne, qui prendrait scandaleusement son parti de la perdition de toute une chrétienté possible, mais en vaine attente du salut. D’autre part, elle ne concède rien non plus à la solution facile et fausse de la charité démagogique qui croit trouver une issue dans le remède socialiste. Le drame du social et du chrétien est peut-être le grand drame de l’époque. Il a été celui de Péguy, qui n’en a trouvé le dénouement que dans un socialisme épuré de tout ce qui se couvre de ce nom en notre temps. Mais Péguy n’a jamais eu vraiment présent à l’esprit et au cœur que l’ouvrier d’avant le prolétaire et l’atelier d’avant l’usine. Si sa charité est finalement rejointe par celle de Simone Weil – puisque c’est la charité chrétienne –, c’est sans avoir abordé réellement le problème du social, tel que notre siècle en est obsédé. Simone au contraire s’est jetée au cœur de ce problème. Et ce qu’elle professe là-dessus a de quoi lui aliéner, en plus des adversaires qu’elle s’est déjà faits, certains chrétiens dits « de gauche », que l’exigence de la charité porte à l’idolâtrie des masses.

En effet, Simone Weil – dont on peut dire qu’elle a non seulement vécu la charité, mais qu’elle en est morte – sépare rigoureusement le domaine de la charité et celui du social. Elle concède que « la charité peut et doit aimer ... l’ordre social, même s’il est mauvais, comme étant moins mauvais que le désordre ». Mais elle nie que l’amour surnaturel puisse être engagé dans cette affaire, et à ceux qui donnent dans cette illusion elle déclare que « la conscience est abusée par le social ». Le collectif, loin d’aider l’homme à se libérer, l’asservit.

 

Le collectif est l’objet de toute idolâtrie. C’est lui qui nous enchaîne à la terre.

 

Par conséquent :

 

Le social est irréductiblement le domaine du prince de ce monde. On n’a d’autre devoir à l’égard du social que de tenter de limiter le mal.

 

La pensée de Simone Weil procède ici, tout au moins par une interprétation, du rendez à César de l’Évangile. Sa rigueur refuse seulement qu’il y ait une part de César qui puisse être mise au service de Dieu. (Et l’on ne peut pas soutenir que l’Évangile exclue tout à fait cette rigueur-là.) Le César moderne qu’est le social rejoint, par cette logique, les impérialismes dont Simone a dénoncé les tyrannies au cours de l’histoire. Autant que l’empire de Rome dans le passé, Simone Weil accuse aujourd’hui l’empire du social. Cette libératrice de toute oppression a discerné étonnamment le grand oppresseur de l’homme dans le monde moderne, c’est-à-dire, avec le matérialisme, le collectivisme. Elle a d’autant plus d’autorité pour le faire qu’elle a voulu vivre la vie d’ouvrière aux ateliers Renault. Loin de se détourner du social, elle a eu les yeux fixés sur lui. Elle écrit : « Contempler le social est une voie aussi bonne que se retirer du monde. » Mais cette contemplation a pour fin de rentrer dans l’humain, et même dans l’infiniment humain qu’est le don d’une personne humaine à Dieu pour les autres hommes : le don que Simone Weil a pratiqué absolument.

Sa logique spirituelle continue de s’imposer à nous. Qu’est-ce qui fait l’Église ? C’est la Communion des saints. (« Notre Église est l’Église des saints », s’est écrié Bernanos.) Simone Weil, qui refait une « Église », refait une « Communion des Saints » aussi. Tel est le sens de son imitation passionnée du malheur des hommes, que nous avons indiqué comme ce qu’il y a de plus significatif en elle. Telle est la portée de sa solidarité réellement et profondément douloureuse avec toutes les victimes du monde passé et présent, que ce fût un peuple tombé en esclavage dans l’antiquité ou que ce soit un homme massacré de nos jours aux antipodes. Elle se lie à eux, elle s’unit à eux, comme le Christ fait l’unité des malheureux de tous les lieux et de tous les temps.

 

J’ai le besoin essentiel, et je crois pouvoir dire la vocation, de passer parmi les hommes et les différents milieux humains en me confondant avec eux ..., en disparaissant parmi eux, cela afin ... de les aimer tels qu’ils sont.

 

Il y a là pour elle

 

… une vocation qui est de rester en quelque sorte anonyme, apte à se mélanger à n’importe quel moment avec la pâte de l’humanité commune.

 

Dira-t-on, dès lors, comme cela lui a été opposé, que sa prévention contre l’Église chrétienne comporte une méconnaissance du Corps mystique du Christ ? Simone a beau jeu de répondre en défendant le Corps mystique contre ce qui dégrade sa pureté essentielle. Là encore, elle va au fond des choses. Elle ne reproche pas tant à l’Église et aux chrétiens de céder au social par des faiblesses de société humaine, que de laisser quelquefois corrompre par le social le principe même d’un Corps dont la vie est charité pure. Car, observe-t-elle, l’idée du Corps mystique est adultérée de nos jours par certaines contaminations venues du social :

 

Cette importance actuelle de l’image du Corps mystique montre combien les chrétiens sont misérablement pénétrables aux influences du dehors. Certainement il y a une vive ivresse à être membre du Corps mystique du Christ. Mais aujourd’hui beaucoup d’autres corps mystiques, qui n’ont pas pour tête le Christ, procurent à leurs membres des ivresses à mon avis de même nature.

 

Christique et non chrétienne, disais-je de Simone Weil un peu plus haut. Mais quelquefois il semble qu’elle dénonce dans la chrétienté déchue toutes les formes d’imposture qui pourraient empêcher le Christ d’y habiter.

 

*

*     *

 

Elle est, au XXe siècle, l’un des apôtres du réalisme spirituel. Et par un livre capital, elle s’élève au premier rang des écrivains prophètes qui ont assigné à la France la mission de rendre la vie spirituelle à un monde que le matérialisme pourrait frapper de mort.

Dès le début de l’occupation en 1940, la France libre avait demandé de Londres à Simone Weil un rapport sur les possibilités de redressement de la France. Ce texte devait être publié en 1949 sous le titre L’Enracinement. Un des livres, a dit Albert Camus, les plus importants qui aient paru depuis la guerre et, ajoute-t-il, un véritable traité de civilisation.

La civilisation à refaire à partir de son âme même, comme le plan en a été tracé il y a deux mille ans dans l’Évangile, c’est la tâche à laquelle s’est vouée Simone Weil. Dans L’Enracinement, l’occasion lui est donnée d’en faire un exposé méthodique. Ce n’est pas que le texte fourni par elle à Londres n’eût été très exactement le rapport dont elle était chargée. Ce qu’il a d’abord d’admirable, c’est de l’être à la fois de si près et de si haut. La crise française de 1940, centre tragique d’une crise de la conscience universelle, a été parfaitement diagnostiquée par Simone. Beaucoup d’hommes ont senti alors que notre vie à venir dépendait d’une révolution – que le monde attend toujours. Mais laquelle, et de quoi s’agit-il ?

Il va sans dire que les préjugés politiques sont ici surpassés souverainement. Quand Célestin Bouglé disait de Simone Weil : « Un mélange d’anarchiste et de calotine », il ne la comprenait pas mieux, sans doute, que Lavisse lançant sur Péguy son mot fameux : « Un anarchiste qui a mis de l’eau bénite dans son pétrole. » Voici que je me réfère à Péguy encore une fois. Simone Weil, à vrai dire, malgré les différences profondes qu’il y a entre elle, d’une part, Péguy et Bernanos de l’autre, est une révolutionnaire de la même lignée. Si même sa passion de l’absolu va plus loin parfois, ce n’est pas seulement parce que son esprit de grande intellectuelle brûle du feu de sa race, alors que le paysan Péguy et le gentilhomme Bernanos sont plus temporellement spirituels. Mais surtout, sa course à la vérité ne pouvait pas s’arrêter avant que ne fût posé en termes éclatants le problème de la révolution qui peut seule nous sauver : celle qui rétablirait la vie de l’homme dans son authenticité, sa justesse, sa plénitude. Le sous-titre de l’Enracinement est : « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. »

Voilà toute fausse révolution renversée. Les droits de l’homme ? Non : les devoirs envers l’homme. La vérité de Simone Weil fond sur nous d’une hauteur d’aigle : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. » Le conflit épuisant et décevant entre les droits et les devoirs est dépassé d’un coup d’aile. L’obligation est de l’homme pour l’homme, qu’elle soit envers soi-même ou envers les autres. Elle est le lien même qui fait la communauté humaine, dans le monde de la charité où Simone s’est établie. Pour y faire circuler quelle vie ? La vie de l’esprit. La révolution de Simone Weil tient en ces mots : « Il faut retrouver le pacte originel entre l’esprit et le monde. »

La communauté qui vit d’amour est animée par l’esprit. La révolution de Simone Weil est spirituelle. Elle exige que soient satisfaits « les besoins de l’âme » : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, l’honneur, la vérité. Dès le principe, le renversement des valeurs est total pour les vies de notre époque. Car nous sommes si bien déspiritualisés que nous ne nous en apercevons même pas. Un meunier, dans notre monde, n’est pas libre de mettre dans sa farine, je ne dis même pas de l’arsenic, seulement de la sciure de bois. Mais le nom de « liberté » couvre la circulation d’un papier feutré de mensonge ou pourri d’ordure. Les obligations envers le corps de l’homme sont plus ou moins respectées, celles envers son âme pas du tout. Simone exige le retournement de cette condition.

Nous discernons, dès lors, ce qu’elle appelle l’enracinement. (Il faudrait, de nos jours, parler de ré-enracinement.) C’est l’aménagement terrestre qui respecte et favorise la vérité et la pureté exigées par la vie de l’esprit. C’est la condition temporelle où la vie spirituelle peut prendre racine.

 

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine.

 

Les hommes ont été déracinés par l’oppression, par l’argent, par l’État. L’enracinement doit, au contraire, alimenter leur vie morale par l’intermédiaire des milieux dont ils font naturellement partie. Ces milieux ont été perdus. Ce sont eux qu’il faut retrouver.

Cette idée de l’enracinement, remarquons-le, ne ressemble que par une analogie de vocabulaire aux doctrines agnostiques et positivistes qui se sont mises en quête des racines terrestres de l’homme. Ces doctrines-là se tenaient hors de toute vie spirituelle, – à moins qu’elles n’affectent en vain une vague référence à cette vie. Les liens qu’elles définissaient entre l’homme et la condition terrestre enfermaient l’existence humaine dans un mécanisme matérialiste. Pour Simone Weil au contraire, la vie de l’esprit étant la réalité primordiale, la matière a mission de fournir la condition terrestre de cette vie. Il appartient à l’homme de faire servir la matière à sa perte ou à son salut, suivant qu’il pratique ou non l’enracinement.

Simone Weil ne donne pas dans l’abstraction pure autant qu’on l’a dit parfois. Elle n’est pas cette mystique cérébrale qu’on représente comme totalement détachée de la vie naturelle. Car son idée de la décréation trouve dans l’idée d’enracinement un complément qui vient l’équilibrer. Simone ne fait que remettre la nature dans l’ordre, quand elle la subordonne au surnaturel. Elle ne s’évade pas du temporel dans l’éternel. Elle sait très bien que pour l’homme, le temps de la terre est le champ où la vie de l’éternel s’accomplit. Elle écrit : « Il faut croire à la réalité du temps. Autrement on rêve. » Mais elle rend à toutes les choses de la nature un sens que celles-ci ont perdu quand le divin les a quittées.

Il faut nous souvenir ici de la mathématicienne de Dieu. Nous avons dit qu’elle tend à mathématiser l’amour divin. Elle s’en flatte, d’ailleurs, et d’après d’illustres autorités :

 

L’œuvre entière de saint Jean de la Croix n’est qu’une étude rigoureusement scientifique des mécanismes surnaturels. La philosophie de Platon aussi n’est pas autre chose.

 

Cependant, les rapports que Simone établit entre la science et la religion sont dans les deux sens : elle ne laisse pas hors du surnaturel les sciences qui sont de l’ordre des lois naturelles. Ou plutôt elle constate que, privées de Dieu, les choses de la nature tombent au pouvoir du Mal.

Elle en appelle encore à la leçon et à l’exemple de la Grèce. La science grecque, dit-elle, « aussi scientifique que la nôtre ou davantage, n’était absolument pas matérialiste. Bien plus, ce n’était pas une étude profane. Les Grecs la regardaient comme une étude religieuse ». Or cette vie complète et harmonieuse de l’esprit scientifique associé à l’esprit religieux est aujourd’hui perdue. Le monde moderne, sans qu’il s’en doute, souffre gravement de croire que la science appartient tout entière au domaine de la simple nature. La science, nous dit Simone, « n’est pas autre chose qu’un certain reflet de la beauté du monde », et par là elle est chose divine. Mesurez, dès lors, la portée de cet avertissement : « Ce sont les choses divines qui, par le refus de l’amour, prennent une efficacité diabolique. »

On voit par ces mots quelle valeur a ce vœu de Simone Weil : « Combien notre vie changerait si on voyait que la géométrie grecque et la foi chrétienne ont jailli de la même source. » Ne croyons pas que la mathématicienne de Dieu intellectualise et paganise les choses de la foi. C’est tout le contraire, car c’est la géométrie qui est ainsi spiritualisée. Oui, notre vie changerait du tout au tout si toute science, avec la géométrie, cessait d’être agent du Mal et de la Mort, parce qu’elle ne serait plus coupée de la source de la vie.

Il est profondément révélateur de Simone Weil que la passion de la science soit ainsi liée chez elle à la passion de l’amour divin. La passion de la vérité scientifique est la forme que prend, chez cette intellectuelle et cette savante, la tendresse qu’elle voue aux choses de Dieu en ce monde, parce qu’elle rouvre, de la créature à Dieu, le courant d’amour infini de Dieu à la créature, amour qui est au total la source de la création. Cela est exprimé par Simone dans des lignes d’une pureté grandiose, dont voici quelques-unes :

 

Le Bien est hors de ce monde.

Grâce à la sagesse de Dieu qui a mis sur ce monde la marque du bien sous forme de beauté, on peut aimer le Bien à travers les choses d’ici-bas.

Cette docilité de la matière, cette qualité maternelle de la nature, a été incarnée dans la Vierge.

La matière sourde est néanmoins attentive à la persuasion de Dieu.

… Par amour la matière reçoit l’empreinte de la Sagesse divine et devient belle.

 

Je limite à regret la citation. Les notes que Simone a jetées dans un de ses carnets prennent ici, de ligne en ligne, la figure admirable de versets dont les degrés successifs nous élèvent de la méditation vers la contemplation. Il y a comme un lyrisme contenu, dans ce style que sa justesse fait si grand. Je n’ai rien dit, dans ces pages, de l’art de Simone Weil, dont la pensée anime une prose magistrale. La pureté et la vérité que son âme exige resplendissent dans son langage. Quelle densité et quelle limpidité à la fois, dans la phrase : « La matière sourde est néanmoins attentive à la persuasion de Dieu. »

Mais quand nous en arrivons là, ne devons-nous pas donner à l’idée de l’enracinement toute sa portée ? Cette présence de l’esprit que Simone Weil exige dans la vie naturelle, pour rouvrir celle-ci à son destin, n’est-ce pas la rentrée de la Grâce dans le monde qui en a perdu jusqu’au désir ? Et là encore, la christique Simone n’est-elle pas fidèle à l’imitation du Christ, en nous rappelant qu’il n’y a pas de source de grâce pour la nature humaine qui ne découle de la Grâce que Dieu a faite à la chair de l’homme aux jours de l’Annonciation et de la Nativité ? Relisons cette phrase :

 

« Cette docilité de la matière, cette qualité maternelle de la nature, a été incarnée dans la Vierge. »

 

N’est-ce pas la manière qu’a Simone de prononcer : « Je vous salue Marie pleine de Grâce » ? Peut-être faudrait-il réviser ce que j’ai dit plus haut du monde selon Simone Weil : un monde, écrivais-je, qui serait comme si l’Incarnation n’y avait pas eu de suite. Car sa théorie de l’enracinement pourrait bien être au contraire la forme très réaliste que prend chez elle la foi en l’Incarnation, avec une logique active et une résolution efficace.

 

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S’il fallait ajouter un mot sur le « christianisme » de Simone Weil, je dirais volontiers qu’elle me paraît plus schismatique qu’hérétique. Mais ce n’est pas mon rôle de la condamner ou de l’absoudre à ce sujet. Si j’ai essayé de serrer du plus près possible les rapports de sa pensée avec la structure spirituelle d’une civilisation qui se souviendrait rigoureusement de l’Évangile, c’est afin de mettre en valeur – j’y reviens et j’y insiste pour finir – le réalisme de son esprit.

Certaines de ses audaces appellent la discussion, et la correction plus d’une fois. Mais on ne peut jamais l’accuser de donner dans une forme quelconque du spiritualisme approximatif qui répand en vague à l’âme le désir d’échapper à la vie strictement naturelle. Ces effusions pseudo-spirituelles ont été maintes fois, au XIXe siècle notamment, un dérivatif à l’absence de foi réelle. Simone Weil est représentative du XXe siècle, au contraire, quand, pour libérer la vie humaine d’un matérialisme qui se prétend réaliste, c’est à la réalité de l’esprit qu’elle fait appel. Écoutons-la une dernière fois nous parler du « bien surnaturel » :

 

Le bien surnaturel n’est pas une sorte de supplément au bien naturel, comme on voudrait, Aristote aidant, nous le persuader pour notre plus grand confort. Il serait agréable qu’il en fût ainsi, mais il n’en est pas ainsi. Dans tous les problèmes poignants de l’existence humaine, il y a le choix seulement entre le bien surnaturel et le mal.

… Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel.

Seul ce qui vient du ciel est susceptible d’imprimer réellement une marque sur la terre.

 

Des paroles comme celles-là – elles sont innombrables dans son œuvre – proclament le message de Simone Weil : elle est toute invocation à la descente de la lumière sur les terres qui se meurent de la perte de Dieu.

Son âme insatiable de vérité et d’amour nous rappelle que la vie humaine est toujours en marche vers l’amour et la vérité sans les atteindre jamais, du moment qu’elle a pris conscience que leur plénitude ne se trouve qu’en Dieu. C’est par là que Simone justifie ce qui paraît en elle excessif : son âme impétueuse voudrait abolir toute distance entre la condition de la terre et la perfection divine. Son œuvre de feu brûle les accommodements, cautérise les vérités impures, incendie les faux évangiles. Il y avait longtemps que le spirituel n’avait réclamé à une humanité désanimée des droits aussi impérieux. La vie de l’âme, avec Simone Weil, fait rentrer dans un monde aveugle à sa propre caducité les exigences de l’absolu.

 

1949-1950.      

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du vingtième siècle,

t. IV, Albin Michel, 1953.

 

 



1  Publié dans La Condition ouvrière, Paris, 1951.

2  Avant-propos à La Condition ouvrière.

3  Paris, 1950.

4  De là une de ses contradictions les plus étonnantes. Elle adorait l’Eucharistie, et c’est là un mouvement de son âme christique. On ne saurait donc avancer que Simone Weil était étrangère aux sacrements et concevait la vie spirituelle sans eux. Cependant elle refusait le baptême, qui est, avec l’Eucharistie, l’autre sacrement primordial pour ouvrir la vie humaine à l’ordre éternel. Mais le baptême eût fait passer Simone de la vie christique à la vie chrétienne, à laquelle elle ne pouvait s’associer. D’ailleurs, elle adorait l’Eucharistie, mais sans s’associer à la communion, et sans paraître en souffrir.

5  Paris, 1951.

6  Paris, 1951.

 

 

 

 

 

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