Espagne ensanglantée

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Antoine de SAINT-EXUPÉRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À BARCELONE

 

L’INVISIBLE FRONTIÈRE DE LA GUERRE CIVILE

 

Après Lyon, j’ai obliqué à gauche vers les Pyrénées et l’Espagne. Je survole maintenant des nuages bien propres, des nuages d’été, des nuages pour amateurs, où s’ouvrent de grands trous pareils à des lucarnes. Ainsi j’aperçois Perpignan au fond d’un puits.

Je suis seul à bord, et je rêve, et je me penche sur Perpignan. J’ai vécu ici quelques mois. J’essayais alors des hydravions à Saint-Laurent de la Salanque. Mon travail fini, je regagnais le cœur de cette petite ville éternellement dominicale. Une grande place, un café à musique et le porto du soir. Et j’assistais de mon fauteuil d’osier à la vie provinciale. Elle me paraissait un jeu aussi inoffensif qu’une revue de soldats de plomb. Ces jeunes filles joliment peintes, ces passants oisifs, ce ciel pur...

Voici les Pyrénées. J’ai laissé derrière moi la dernière ville heureuse.

Voici l’Espagne et Figueras. Ici l’on se tue. Ah ! le plus étonnant n’est point que l’on découvre l’incendie et la ruine et les signes de la détresse des hommes, mais bien que l’on ne découvre rien de semblable. Cette ville ressemble à l’autre. Je me penche attentif : rien n’a marqué ce tas léger de gravier blanc ; cette église que je sais brûlée brille au soleil. Je ne distingue pas ses irréparables blessures. Déjà s’est dissipée la pâle fumée qui a emporté ses dorures, qui a fondu dans le bleu du ciel ses boiseries, ses livres de prières et ses trésors sacerdotaux. Pas une ligne n’est altérée. Oui, cette ville ressemble à l’autre, assise au cœur de ses routes en éventail, comme l’insecte au centre de son piège de soie. Comme les autres villes, celle-ci se nourrit des fruits de la plaine, qui remontent vers elle le long des routes blanches. Et je ne découvre rien sinon l’image de cette lente digestion, qui, au cours des siècles, a marqué le sol, chassé les forêts, divisé les champs, étendu ces canaux nourriciers. Ce visage-là ne changera plus guère. Il est déjà vieux. Et je me dis qu’une colonie d’abeilles, sa ruche ainsi une fois bâtie, au sein d’un hectare de fleurs, connaîtrait la paix. Mais la paix n’est point accordée aux colonies d’hommes.

Le drame, pourtant, il faut le chercher pour le découvrir. Car il se joue le plus souvent non dans le monde visible, mais dans la conscience des hommes. À Perpignan même, ville heureuse, un cancéreux, derrière sa fenêtre d’hôpital, se tourne et se retourne en vain pour échapper à sa douleur comme à un milan inexorable. Et la paix de la ville en est altérée. C’est bien le miracle de l’espèce humaine qu’il ne soit ni douleur ni passion qui ne rayonne et qui ne prenne une importance universelle.

Un homme, dans son grenier, s’il nourrit un désir assez fort, communique de son grenier le feu au monde.

Voici enfin Gérone, puis Barcelone, et je me laisse couler doucement du haut de mon observatoire. Et je n’observe rien ici non plus, sinon des avenues désertes. Des églises encore, qui sont dévastées, me paraissent intactes. Je devine quelque part une fumée à peine visible. Est-ce l’un des signes que je cherchais ? Le témoignage de cette colère qui a fait si peu de dégâts, si peu de bruit, et qui, peut-être, a cependant tout ravagé ? Car une civilisation tient tout entière dans cette dorure légère qu’un souffle emporte.

Et ils sont de bonne foi ceux qui disent : « Où est la terreur à Barcelone ? À part vingt bâtiments brûlés, où est cette ville en cendres ? À part quelques centaines de morts parmi douze cent mille habitants, où sont ces hécatombes ?... Où est cette frontière sanglante, par-dessus laquelle on tire ?... »

Et, en effet, j’ai vu des foules paisibles qui circulaient sur la Rambla, et, si je me heurtais parfois à des barrages de miliciens en armes, il suffisait souvent, pour les franchir, de leur sourire. Je n’ai point trouvé d’emblée la frontière. La frontière, dans la guerre civile, est invisible et passe par le cœur de l’homme...

Et cependant, dès le premier soir, je l’ai touchée...

Je m’étais installé, à la terrasse d’un café, parmi des buveurs débonnaires, quand brusquement quatre hommes armés ont fait halte en face de nous et, dévisageant mon voisin, ont, sans parler, dirigé leurs canons vers son ventre. L’homme, le visage soudain ruisselant de sueur, s’est alors dressé, debout, et a levé lentement les bras, des bras de plomb. L’un des miliciens, l’ayant fouillé, parcourut des yeux quelques papiers, puis lui fit signe de marcher. Et l’homme quitta son verre à demi plein, le dernier verre de sa vie, et se mit en marche. Et ses deux mains dressées au-dessus de sa tête semblaient celles d’un homme qui se noie. « Fasciste », murmura une femme entre ses dents, derrière moi, et ce fut le seul témoin qui osa montrer qu’il avait remarqué quelque chose. Et le verre de l’homme restait là, témoignage d’une confiance insensée dans le hasard, dans l’indulgence, dans la vie...

Et je regardais s’éloigner, les reins cernés de carabines, celui par lequel, à deux pas de moi, cinq minutes plus tôt, passait l’invisible frontière.

 

 

 

MŒURS DES ANARCHISTES

 

ET SCÈNES DE RUES DANS BARCELONE

 

 

Un ami vient de me raconter ce souvenir : il flânait la veille le long d’une rue vide quand un milicien l’interpelle :

« Marchez sur la chaussée ! »

Et l’ami, distrait, n’obéit pas. Alors le milicien épaule, tire, le manque. Mais la balle a troué le chapeau. Et le promeneur, rappelé au respect des armes, quitte le trottoir et prend la chaussée...

Le milicien, qui vient d’armer sa seconde balle, hésite, puis, laissant retomber son fusil, lance d’un ton bourru :

« Êtes-vous sourd ? »

Et ce ton de reproche me paraît ici admirable...

Car ils tiennent la ville, les anarchistes. Rassemblés par paquets de cinq à six au coin des rues, en faction devant les hôtels, ou lancés à travers la ville à cent à l’heure dans les Hispanos réquisitionnées.

Dès le premier matin de soulèvement militaire ils ont, seuls, chargé au couteau des canonniers appuyés par des mitrailleurs. Ils ont enlevé les canons. La victoire une fois remportée, ils ont saisi dans les casernes les stocks d’armes et de munitions, puis, tout naturellement, ils ont transformé la ville en fortin. Ils disposent de l’eau, du gaz, de l’électricité, des transports. Et je les vois, au cours de ma promenade matinale, occupés à perfectionner leurs barricades. On voit d’humbles murs de pavés, on voit des barricades modèles à double enceinte. Je jette un coup d’œil au-dessus du mur. Ils sont là. Ils ont déménagé la maison d’à côté et se préparent à la guerre civile enfoncés dans des fauteuils rouges de conseil d’administration... Ceux de mon hôtel sont tous occupés. Ils grimpent et dévalent les escaliers. Et je m’informe :

« Que se passe-t-il ?

– Nous étudions la stratégie des lieux...

– Pourquoi ?

– Nous installons une mitrailleuse sur le toit...

– Pourquoi ? »

Haussement d’épaules.

Un certain bruit a couru ce matin en ville : le gouvernement ferait, dit-on, une tentative pour désarmer les anarchistes...

Moi, je crois qu’il renoncera à ses projets.

J’ai pris hier quelques photographies de notre garnison – chaque hôtel abrite la sienne – et je cherche un grand garçon brun pour lui remettre son image.

« J’ai sa photo, où est-il ? »

On me regarde, on se gratte le front, puis on me confie à regret :

« Nous avons dû le fusiller... Il avait dénoncé un homme comme fasciste... Nous avons donc fusillé le fasciste... Et ce matin nous avons appris qu’il ne s’agissait pas d’un fasciste, mais d’un rival... »

Ils ont le sens de la justice.

Il est une heure du matin et sur la Rambla on me crie : « Halte ! ». Je vois surgir dans l’ombre les carabines.

« Défendu d’avancer.

– Pourquoi ? »

On examine mes papiers à la lueur d’un réverbère, puis on me les rend :

« Vous pouvez passer, mais attention, on va tirer peut-être par ici.

– Que se passe-t-il ? »

On ne me répond pas.

Un convoi de canons roule lentement sur les pavés.

« Où vont-ils ?

– C’est une colonne qui va s’embarquer pour le front. »

J’aimerais assister à cet embarquement nocturne. Je tente de séduire les anarchistes :

« La gare est loin, il pleut, si vous pouviez me prêter une voiture... »

L’un d’eux, sur un geste, s’éloigne. Il revient au volant d’une Delage réquisitionnée.

« Nous allons vous conduire... »

Et je roule maintenant vers la gare sous la protection de trois carabines.

Curieuse race d’hommes. Je ne les ai pas compris encore. Demain je les ferai parler et j’irai voir leur grand tribun, Garcia Olivier.

 

 

 

UNE GUERRE CIVILE,

 

CE N’EST POINT UNE GUERRE, MAIS UNE MALADIE

 

 

Mes guides anarchistes m’ont donc accompagné. Voici la gare d’embarquement des troupes. Il nous faut les rejoindre là-bas, loin des quais bâtis pour les adieux tendres, dans un désert d’aiguillages et de signaux. Et nous titubons, sous la pluie, dans le labyrinthe des voies de garage. Nous longeons des rames oubliées de wagons noirs, où des bâches, couleur de suie, abritent des formes raides. Je suis frappé par ce décor qui a perdu toute qualité humaine. Les décors de fer sont inhabitables. Un navire paraît vivant si l’homme, avec ses pinceaux et ses huiles, ne cesse de le badigeonner de fausse lumière. Mais, après quinze jours d’abandon, le navire, l’usine, la voie ferrée s’éteignent et prennent un visage de mort. Les pierres d’un temple, après six mille ans, sont brûlantes encore du passage de l’homme, mais un peu de rouille, une nuit de pluie, et ce paysage de gare m’apparaît usé jusqu’à la corde.

Voici nos hommes. Ils chargent leurs canons et leurs mitrailleuses sur les plates-formes. Ils luttent des reins, avec des « han ! » sourds, contre ces insectes monstrueux, ces insectes sans chair, ces paquets de carapaces et de vertèbres.

Et je suis surpris par le silence. Pas un chant, pas un cri. À peine si parfois, quand un affût tombe, une cloison d’acier sonne creux. Et je n’entends point de voix humaines.

Aucun uniforme. Ces hommes se feront tuer dans leurs vêtements de travail. Des vêtements noirs, empesés de boue. La colonne, affairée autour de sa ferraille, ressemble à un peuple d’asile de nuit.

Et j’éprouve un malaise que j’ai cru déjà ressentir, à Dakar, il y a dix ans, quand la fièvre jaune nous investissait...

Le chef du détachement me parle tout bas, il achève :

« Et nous montons vers Saragosse... »

Pourquoi me parle-t-il tout bas ? Il règne ici une atmosphère d’hôpital. Oui, je l’ai bien senti... Une guerre civile, ce n’est point une guerre, mais une maladie...

Ces hommes ne montent pas à l’assaut dans l’ivresse de la conquête, mais sourdement luttent contre une contagion. Et, dans le camp d’en face, il en est sans doute de même. Il ne s’agit point dans cette lutte-ci de chasser un ennemi hors du territoire, mais de guérir un mal. Une foi neuve est semblable à la peste. Elle attaque par l’intérieur. Elle se propage dans l’invisible. Et ceux d’un parti, dans la rue, se sentent entourés de pestiférés qu’ils ne savent pas reconnaître.

Voilà pourquoi ceux-là s’en vont en silence, avec leurs instruments d’asphyxie. Ils n’ont rien de semblable à ces régiments des guerres nationales, disposés sur un échiquier de prairies et manœuvrés par les stratèges. Dans une ville en désordre, ils se sont joints tant bien que mal. Barcelone, Saragosse, à peu de choses près, sont composées du même mélange : communistes, anarchistes, fascistes... Et ceux-là même qui s’agglutinent diffèrent peut-être plus les uns des autres que de leurs adversaires. En guerre civile, l’ennemi est intérieur, on se bat presque contre soi-même.

Et c’est pourquoi, sans doute, cette guerre prend une forme si terrible : on fusille plus qu’on ne combat. La mort, ici, c’est le lazaret d’isolement. On se purge des porteurs de germes. Les anarchistes font des visites domiciliaires et chargent les contagieux sur leurs charrettes. Et, de l’autre côté de la barrière, Franco a pu prononcer ce mot atroce : « Il n’y a plus, ici, de communistes ! » Le tri a été fait comme par un conseil de révision, le tri a été fait comme par un major...

Un homme, qui se croyait un rôle social, s’est présenté avec sa foi, avec sa fièvre dans les yeux...

« Exempt de service pour la vie ! »

Sous la chaux, ou sous le pétrole, on brûle les morts dans des champs d’épandage. Point de respect pour l’homme. Dans chaque parti on a traqué, comme une maladie, les mouvements de sa conscience. Pourquoi respecter leur urne de chair ? Et ce corps qui était habité par une audace juvénile, ce corps qui savait aimer, et sourire, et se sacrifier, on ne pense même pas à l’ensevelir.

Et je songe à notre respect de la mort. Et je songe au sanatorium blanc, où la jeune fille s’éteint doucement parmi les siens, qui recueillent, comme un trésor inestimable, ses derniers sourires, ses dernières paroles. Et, en effet, cette réussite individuelle ne se reformera jamais. Jamais on ne réentendra ni exactement cet éclat du rire, ni cette inflexion de la voix, ni cette qualité des reparties. Chaque individu est un miracle. Et, pendant vingt ans, l’on parle des morts...

Ici, l’homme est collé au mur simplement et rend ses entrailles sur des pierres. On t’a pris. On t’a fusillé. Tu ne pensais pas comme nous autres...

Ah ! ce départ nocturne sous la pluie est le seul qui réponde à la vérité de cette guerre. Ces hommes m’entourent et me regardent, et je lis dans leurs yeux je ne sais quelle gravité un peu triste. Ils savent quel sort les attend, s’ils sont pris. Et j’ai froid. Et je remarque tout à coup qu’aucune femme n’a été admise à ce départ. Et cette absence aussi me paraît raisonnable. Qu’ont-elles à voir ici ces mères qui ne savent pas, quand elles accouchent, quelle image de la vérité enflammera plus tard leur fils, ni quels partisans le fusilleront, selon leur justice, quand il aura vingt ans.

 

 

 

À LA RECHERCHE DE LA GUERRE

 

 

J’ai atterri hier à Lerida, où j’ai couché, à vingt kilomètres du front, avant de repartir pour le front même. Cette ville, proche de la ligne de feu, m’a paru plus paisible que Barcelone. Des voitures circulaient sagement, et sans fusils braqués à travers les portières. À Barcelone, vingt mille index, nuit et jour, sont posés sur vingt mille gâchettes. Et, comme ces bolides hérissés d’armes circulent inlassablement à travers la foule, on peut dire qu’une ville entière est, sans relâche, tenue en joue. Mais cette foule, directement visée au cœur, ne s’en aperçoit plus et vaque à ses occupations.

Aucun passant ne se promène ici en balançant à bout de bras un revolver. Point de ces accessoires un peu prétentieux et qui surprennent d’être portés négligemment, à la façon d’un gant ou d’une fleur. À Lerida, ville du front, on est sérieux : il n’est plus nécessaire de jouer à la mort.

Et cependant...

« Fermez bien vos volets. Un milicien, en face de l’hôtel, a pour mission d’éteindre les lumières visibles à coups de fusil dans les carreaux. »

Nous roulons en voiture maintenant dans la zone de guerre. Les barricades se multiplient, et, désormais, nous parlementerons chaque fois avec les comités révolutionnaires. Les laissez-passer ne sont plus valables que d’un village à l’autre.

« Vous voulez avancer plus loin ?

– Oui. »

Le président du Comité consulte au mur une carte à grande échelle.

« Vous ne passerez pas. Les rebelles occupent la route à six kilomètres... Vous pourriez faire le tour par ici... Ce doit être libre... À moins que... On parlait ce matin de cavalerie. »

La lecture du front est très compliquée. Villages amis, villages rebelles, villages incertains qui varient du matin au soir. Cet enchevêtrement des zones soumises ou insoumises m’évoque une poussée assez molle. Ce n’est point cette ligne de tranchée qui sépare d’âpres adversaires avec la précision d’un couteau. J’ai l’impression de m’enliser dans un marais. Ici la terre est solide sous les pas. Là elle cède... Et nous repartons dans ce flou. Que d’espace, que d’air entre les mouvements !... Ces opérations militaires manquent étrangement de densité...

À la sortie de ce village ronfle une batteuse. Dans une auréole d’or, on travaille ici pour le pain des hommes, et les ouvriers nous sourient d’un grand sourire.

Je m’attendais si peu à cette belle image de paix !... Mais c’est à peine, ici, si la mort dérange la vie. Il me revient une expression de géographe : un tueur par kilomètre carré... et, entre deux tueurs, on ne sait pas bien qui tient la terre, cette terre à moissons et à vignes. Et j’entends longtemps chanter cette batteuse, infatigable comme un cœur.

Nous voici une fois de plus à la pointe extrême de notre avance. Un mur de pavés domine la route et six fusils nous tiennent en joue. Quatre hommes et deux femmes sont allongés derrière ce mur. Je remarque d’ailleurs que les deux femmes ne savent pas tenir un fusil.

« Vous ne pouvez rouler plus loin.

– Pourquoi ?

– Les rebelles... »

De ce village on nous désigne, à huit cents mètres, un autre village, réplique fidèle de celui-ci. Là-bas, sans doute, une barricade, fidèle reflet de la nôtre. Et peut-être aussi une batteuse, qui prépare le sang rebelle.

Nous nous sommes assis dans l’herbe, auprès des miliciens. Ils posent leur fusil et se coupent des tranches de pain frais.

« Vous êtes d’ici ?

– Non, Catalans, de Barcelone, parti communiste... »

L’une des filles s’étire et s’assoit, les cheveux au vent, sur la barricade. Elle est un peu lourde, mais fraîche et belle. Elle nous sourit, rayonnante :

« Après la guerre, je resterai dans ce village... On est bien plus heureux à la campagne qu’à la ville... Je ne le savais pas ! »

Et elle regarde autour d’elle, avec amour, touchée comme par une révélation. Elle n’avait connu que les banlieues grises, les départs matinaux pour l’usine et la récompense des cafés tristes. Tous les gestes que l’on accomplit autour d’elle, ici, lui paraissent des gestes de fête. La voilà qui saute sur ses pieds, et court à la fontaine. Elle a l’impression, sans doute, de boire au sein même de la terre.

« Vous vous êtes battus, ici ?

– Non ; quelquefois, ça bouge chez les rebelles... On observe ici un camion ou des hommes... On espère qu’ils avanceront sur la route... Mais, depuis quinze jours, il ne se passe jamais rien. »

Ils attendent leur premier ennemi. Dans le village d’en face, six miliciens semblables attendent sans doute aussi le leur. Il est douze guerriers seuls au monde...

Après deux jours passés au front à tâtonner le long des chemins, je n’ai pas entendu un coup de feu. Je n’ai rien observé, sinon ces routes familières qui n’aboutissaient nulle part. Elles semblaient bien poursuivre leur chemin à travers de nouvelles moissons et de nouvelles vignes, mais il s’agissait là d’un autre univers. Elles nous devenaient interdites comme ces routes des pays inondés qui s’enfoncent en pente douce sous les eaux. Sur les bornes kilométriques, on lisait bien : « Saragosse, 15 km... » Mais Saragosse, comme la ville d’Ys, dormait, inaccessible, sous la mer.

Évidemment, avec plus de chance, nous eussions pu aboutir à ces points cruciaux où gronde l’artillerie et où les chefs commandent. Mais il y a si peu de troupes, si peu de chefs, si peu d’artillerie. Évidemment, nous eussions pu aboutir à des masses en marche ; il est sur le front des nœuds de route où l’on se bat et où l’on meurt. Mais il reste cet espace entre eux. Partout où je l’ai observée, la frontière ressemblait à une porte grande ouverte.

Et, malgré qu’il y ait des stratèges et des canons et des convois d’hommes, il me semble que la guerre véritable ne se déroule point ici. Chacun attend que naisse quelque chose dans l’invisible. Les rebelles attendent que, dans les indifférents de Madrid, se déclarent des partisans... Barcelone attend que Saragosse, après un songe inspiré, se réveille socialiste et tombe. C’est la pensée qui est en marche, c’est la pensée, plus que le soldat, qui investit... C’est elle le grand espoir et le grand ennemi. Il me semble que les quelques bombes d’avion et les quelques obus et les quelques miliciens en armes n’ont pas le pouvoir, par eux-mêmes, de vaincre. Chaque défenseur retranché est plus fort que cent assaillants. Mais la pensée chemine peut-être...

De temps à autre, on attaque. De temps à autre, on secoue l’arbre... Et ce n’est point pour le déraciner, mais pour reconnaître si le fruit est mûr. Alors une ville tombe...

 

 

 

ON FUSILLE ICI COMME ON DÉBOISE...

 

ET LES HOMMES NE SE RESPECTENT PLUS LES UNS LES AUTRES

 

 

Des amis, à mon retour du front, m’ont permis de me joindre à leurs expéditions mystérieuses. Nous voici au cœur de la montagne, dans l’un de ces villages qui connaissent à la fois la paix et la terreur.

« Oui, nous en avons fusillé dix-sept... »

Ils ont fusillé dix-sept « fascistes ». Le curé, la bonne du curé, le sacristain et quatorze petits notables. Car tout est relatif. Quand ils lisent dans leurs journaux le portrait de Basile Zaharoff, maître du monde, ils le transposent dans leur langage. Ils y reconnaissent le pépiniériste ou le pharmacien. Et, quand ils fusillent le pharmacien, c’est un peu Basile Zaharoff qui meurt. Le pharmacien est seul à ne point comprendre.

Maintenant nous vivons entre nous, c’est calme.

À peu près calme. Celui qui tourmente encore les consciences, je l’ai vu tout à l’heure au café du village, obligeant, souriant, tellement désireux de vivre ! Il venait là pour bien nous faire reconnaître que, malgré ses quelques hectares de vignes, il faisait partie de l’espèce humaine, souffrait comme elle de rhumatismes, s’épongeait comme elle de son mouchoir bleu, et jouait humblement au billard. Fusille-t-on un homme qui joue au billard ? Il jouait mal d’ailleurs, avec de grosses mains qui tremblaient : il était ému, il ne savait pas encore s’il était fasciste. Et moi je songeais à ces pauvres singes qui dansent devant le boa, pour l’attendrir.

Mais nous ne pouvons rien pour lui. Pour l’instant, assis sur une table, au siège de ce comité révolutionnaire, nous nous apprêtons à soulever un autre problème. Tandis que Pépin tire de sa poche des papiers sales, je considère ces terroristes. Étrange contradiction. Ce sont de braves paysans aux yeux clairs. Partout nous retrouverons ces mêmes visages attentifs. Bien que nous ne soyons que des étrangers sans mandat, on nous recevra chaque fois avec la même courtoisie grave.

Pépin parle :

« Oui... voilà... Il s’appelle Laporte. Vous le connaissez ? »

Le papier circule de mains en mains et les membres du Comité hochent la tête :

« Laporte... Laporte... »

Je veux leur expliquer quelque chose, mais Pépin me fait taire :

« Ils ne disent rien, mais ils savent... »

Pépin aligne ses références, négligemment :

« Je suis socialiste français. Voici ma carte de membre du parti... »

La carte passe de mains en mains. Le président relève les yeux sur nous :

« Laporte... Je ne vois pas...

– Mais si ! Un religieux français... déguisé sans doute... Vous l’avez capturé hier dans les bois... Laporte... Notre consulat le réclame... »

Je balance mes jambes du haut de ma table. Quelle étrange séance ! Nous sommes très exactement installés dans la gueule du loup, au fond d’un village de montagne, à cent kilomètres du premier français, et réclamant à un comité révolutionnaire, qui fusille jusqu’aux bonnes de curés, de nous rendre indemne un religieux.

Et cependant je me sens en sécurité. Leur obligeance n’est point fourberie. Pourquoi d’ailleurs seraient-ils fourbes à notre égard ? Pesons-nous plus lourd que le Père Laporte dans leurs mains, nous que rien ici ne protège ?

Pépin me pousse du coude :

« J’ai l’impression que nous sommes arrivés trop tard... »

Le chef, ayant toussé, se décide :

« Nous avons découvert un mort ce matin, sur la route, au seuil du village... Il doit y être encore... »

Et il feint d’envoyer vérifier ses papiers.

« Ils l’ont fusillé déjà, me confie Pépin, et c’est dommage, ils nous l’auraient certainement confié : ce sont ici de braves gens... »

Je regarde droit dans les yeux ces « braves gens » étranges. Et, en effet, je ne découvre rien qui me tourmente. Je ne crains pas de voir ces visage se fermer et se faire lisses comme des murs. Lisses avec cet air vague d’ennui. Cet air terrible. Je me demande ce qui nous épargne de leur apparaître comme suspects, malgré notre mission si insolite. Quelle différence établissent-ils entre nous et le « fasciste » du café d’à côté qui danse sa danse de la mort, face à l’ennemi sans appel que sont ces juges. Il me vient une idée bizarre, mais que tout mon instinct m’impose avec force : si l’un de ces hommes bâillait, j’aurais peur. Je sentirais rompues les communications humaines...

 

*

*     *

 

Nous sommes repartis ; j’interroge Pépin :

« Voici le troisième village où nous faisons ce métier-là, et je n’ai pas encore pu deviner s’il était ou non dangereux... »

Pépin rit. Il l’ignore lui-même. Il a pourtant sauvé déjà des dizaines d’hommes :

« Hier cependant, me confie-t-il, il y eut de mauvaises minutes. Je leur avais enlevé un Chartreux, juste sous le poteau d’exécution... Alors, l’odeur du sang... Ils ont grogné... »

Je connais la fin de l’histoire. Pépin, socialiste et anticlérical notoire, ayant joué sa peau pour son Chartreux, une fois en voiture, se tourna vers lui et lui lança, par compensation, le plus beau blasphème de son répertoire :

« Nom de Dieu de... de moine ! »

Pépin triomphait.

Mais le moine n’entendait pas. Il s’était jeté à son cou et l’embrassait en pleurant de bonheur...

Dans cet autre village on nous a rendu un homme. Quatre miliciens, en grand mystère, nous l’ont exhumé d’une cave. C’est un religieux alerte, aux yeux vifs, et dont j’ai oublié le nom. Il est déguisé en paysan et porte un long bâton noueux, strié d’encoches.

« Je marquais les jours... Trois semaines dans la forêt, c’est long... Les champignons ne nourrissent guère et je me suis fait prendre en me rapprochant des villages... »

Le maire, à qui nous devons ce présent d’une vie, nous apprend avec orgueil :

« On a beaucoup tiré sur lui, on croyait l’avoir descendu... »

Il excuse sa maladresse :

« Faut dire que c’était la nuit... »

Le religieux rit :

« Je n’ai pas eu peur... »

Et, comme nous allons démarrer, ce sont, avec ces fameux terroristes, des poignées de main interminables. On secoue en particulier celles du rescapé. On le félicite d’être vivant. Et le religieux répond à tous ces souhaits avec une allégresse qui ne couvre point d’arrière-pensées.

Quant à moi j’aimerais comprendre les hommes.

Nous consultons nos listes. On nous a signalé, à Sitges, un homme en danger d’être massacré. Nous voilà chez lui. Nous pénétrons dans cette maison comme dans un moulin. À l’étage indiqué, un jeune homme maigre nous reçoit.

« Vous êtes, paraît-il, en danger. Nous vous ramenons à Barcelone et vous embarquons sur le Duquesne. »

Le jeune homme réfléchit longtemps :

« C’est un coup de ma sœur...

– Quoi ?

– Elle habite Barcelone. Elle n’a jamais payé la pension de l’enfant, et c’est moi qui...

– Cela ne nous regarde pas... Êtes-vous, oui ou non, en danger ?

– Je ne sais pas... Ma sœur...

– Voulez-vous fuir, oui ou non ?

– Je ne sais pas, moi, qu’en pensez-vous ? À Barcelone, ma sœur. »

Celui-là continue à travers la révolution son petit drame de famille. Il restera ici pour jouer un tour à cette sœur mystérieuse.

« Comme vous voudrez... »

Et nous l’avons abandonné.

 

*

*     *

 

Nous faisons halte et nous descendons de voiture. Une vive fusillade a éclaté dans la campagne. La route domine un bouquet d’arbres, d’où, à cinq cents mètres, émergent deux cheminées d’usine. Des miliciens font halte à leur tour, arment leurs fusils et nous interrogent :

« Que se passe-t-il ? »

Ils font le point et désignent les cheminées :

« Ça vient de l’usine... »

La fusillade s’est éteinte et le calme s’est reformé. Les cheminées fument doucement. Une risée de vent caresse les herbes, rien n’a changé...

Et nous n’éprouvons rien.

Cependant, dans ce bouquet d’arbres, on vient de mourir. Ce silence qui règne est plus expressif que la fusillade : si elle s’est tue, c’est qu’elle n’a plus d’objet.

Un homme, une famille, peut-être, viennent de couler d’un monde dans l’autre. Ils glissent déjà sous les herbes. Mais ce vent du soir... Cette végétation... Cette fumée légère... Tout continue autour des morts.

Je sais bien que la mort n’est point tragique par elle-même. En face de tant de verdures fraîches, je me souviens d’un village de Provence aperçu autrefois au détour d’un chemin. Serré autour de son clocher, il se détachait sur le crépuscule. Je m’étais installé dans l’herbe et goûtais sa paix, quand le vent m’apporta la cloche des morts.

Elle annonçait au monde qu’une vieille, demain, passerait sous terre, toute racornie, toute flétrie, ayant bien fourni sa part de travail. Et cette musique lente, mêlée au vent, me semblait chargée non de désespoir, mais d’une allégresse discrète et tendre.

Cette cloche, qui célébrait de la même voix les baptêmes et les morts, annonçait le passage d’une génération à l’autre, l’histoire de l’espèce humaine. Sur une dépouille, c’est encore la vie qu’elle célébrait.

Je n’éprouvais qu’une grande douceur à entendre sonner ces fiançailles de la pauvre vieille et de la terre. Elle dormirait demain, pour la première fois, sous une nappe royale, cousue de fleurs et de cigales chantantes.

On nous raconte qu’une jeune fille a été tuée parmi ses frères, mais ce sont des bruits incertains.

Quelle atroce simplicité ! Notre paix ne fut pas entamée par ces coups mats au fond du bassin de verdure. Par cette brève chasse aux perdrix. Cet angélus civil qui a sonné dans le feuillage nous laisse calmes, sans repentir...

Les évènements humains ont sans doute deux faces. Une face de drame et une face d’indifférence. Tout change selon qu’il s’agit de l’individu ou de l’espèce. Dans ses migrations, dans ses mouvements impérieux, l’espèce oublie ses morts.

C’est peut-être l’explication des visages graves de ces paysans dont on sent bien qu’ils n’ont point le goût de l’horreur, et qui cependant remonteront vers nous bientôt, la battue faite, satisfaits d’avoir exercé leur justice, indifférents à cette jeune fille qui a buté contre la racine de la mort, prise, comme au harpon, dans sa fuite, et qui repose dans les bois, la bouche pleine de sang.

 

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J’ai bien touché ici la contradiction que je ne saurais point résoudre. Car la grandeur de l’homme n’est pas faite de la seule destinée de l’espèce : chaque individu est un empire.

Quand la mine s’est éboulée, et s’est refermée sur un seul mineur, la vie de la cité est suspendue. Les camarades, les enfants, les femmes demeurent sur place, dans l’angoisse, tandis que les sauveteurs, sous leurs pieds, fouillent de leur pic les entrailles de la terre.

S’agit-il de sauver une unité parmi la foule ? S’agit-il de délivrer un être humain, comme on délivrerait un cheval, après avoir pesé les services qu’il rendra encore ? Dix camarades périront peut-être dans leur entreprise de secours, quel mauvais calcul des bénéfices... Mais il ne s’agit pas de sauver un termite parmi les termites de la termitière, mais une conscience, mais un empire dont l’importance ne se mesure point. Sous le crâne étroit de ce mineur que des madriers ont pris au piège, repose un monde. Des parents, des amis, un foyer, la soupe chaude du soir, des chansons pour les jours de fête, des tendresses et des colères, et peut-être même un élan social, un grand amour universel. Comment mesurer l’homme ? L’ancêtre de celui-là a dessiné, une fois, un renne sur la paroi d’une caverne, et son geste, deux cent mille ans plus tard, rayonne encore. Il nous émeut. Il se prolonge encore en nous. Un geste d’homme est une source éternelle.

Dussions-nous périr, de son puits de mine nous remonterons ce mineur universel bien que solitaire.

Mais de retour à Barcelone, ce soir, je me penche, de la fenêtre d’un ami, sur ce petit cloître saccagé. Les plafonds ont croulé, les murs sont percés de larges brèches, le regard fouille les plus humbles secrets.

Et je songe malgré moi à ces termitières du Paraguay que j’éventrais d’un coup de pioche pour en pénétrer le mystère. Et sans doute, pour les vainqueurs qui ont éventré ce petit temple, ne s’agissait-il que d’une termitière. Ces nonettes, qu’un simple coup de pied de soldat a brusquement ramenées au jour, se sont mises à courir de-ci de-là, le long des murs, et la foule n’a pas senti le drame.

Mais nous ne sommes point des termites. Nous sommes des hommes. Pour nous ne jouent plus les lois du nombre ni de l’espace. Le physicien dans sa mansarde, à la pointe de ses calculs, balance l’importance de la ville. Le cancéreux, éveillé dans la nuit, est un foyer de la douleur humaine. Le mineur seul vaut peut-être que mille hommes meurent. Je ne sais plus, quand il s’agit des hommes, jouer de cette affreuse arithmétique. Si l’on me dit : « Que sont ces douzaines de victimes, en regard d’une population ? Que sont ces quelques temples brûlés, en regard d’une cité qui continue sa vie ?... Où est la terreur à Barcelone ? » Je refuse ces mesures. On n’arpente pas l’empire des hommes.

Celui qui se cloîtrait dans son couvent, dans son laboratoire, dans son amour, à deux pas de moi en apparence, émergeait véritablement dans des solitudes tibétaines, un éloignement où nul voyage ne me déposera jamais. Si je défonce ces pauvres murs, j’ignore quelle civilisation vient de s’enfoncer à jamais, comme l’Atlantide, sous les mers.

Chasse aux perdreaux sous les bocages. Jeune fille frappée parmi ses frères. Non, ce n’est point la mort qui me fait horreur. Elle me semble presque douce quand elle se lie à la vie ; j’aime imaginer que, dans ce cloître, un jour de mort était même un jour de fête... Mais cet oubli tout à coup monstrueux de la qualité même de l’homme, ces justifications d’algébristes, voilà ce que je refuse.

Les hommes ne se respectent plus les uns les autres. Huissiers sans âme, ils dispersent aux vents un mobilier sans savoir qu’ils anéantissent un royaume... Voici des comités qui s’adjugent le droit d’épurer, au nom de critériums qui, s’ils changent deux ou trois fois, ne laissent derrière eux que des morts. Voici un général, à la tête de ses Marocains, qui condamne des foules entières, la conscience en paix, pareil à un prophète qui écrase un schisme. On fusille, ici, comme on déboise...

En Espagne, il y a des foules en mouvement, mais l’individu, cet univers, du fond de son puits de mine, appelle en vain à son secours.

 

 

 

Antoine de SAINT-EXUPÉRY.

 

Paru dans L’Intransigeant en août 1936.

 

Repris dans Un sens à la vie,

textes inédits recueillis et présentés

par Claude Reynal, Gallimard, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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