Prenez garde de refuser votre Valentine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

L.-F. SAUVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Saint-Valentin est une très ancienne coutume conservée dans quelques localités des Vosges, et qui, dans l’origine, se rattachait étroitement à la fête de ce bienheureux ; c’est celle de donner les Valentins, c’est-à-dire d’assigner d’office, en public, un galant, propre à faire un mari, à toute fille ou femme en état d’entrer en ménage. Voici comment on l’observe encore de nos jours à Corcieux :

Le dimanche-gras, à l’issue des vêpres, le gros de la population se porte sur la place de l’église. Accourus des premiers, les conscrits de l’année vont d’un groupe à l’autre, graves, affairés, interrogeant du regard les jeunes filles et feignant de recevoir d’elles de mystérieuses confidences. Après ce prélude, ils se rassemblent autour des chefs qu’ils se sont donnés pour la circonstance, se partagent en deux bandes et envahissent, les uns à droite, les autres à gauche, deux maisons situées vis-à-vis l’une de l’autre, à l’entrée de la rue voisine. Presque aussitôt, on entend s’ouvrir dans chacune de ces maisons les fenêtres du premier étage, et, à travers les persiennes closes, s’établit le dialogue suivant :

– Donne qui donne !

– Donne qui donne !

– Je donne Pierre A... à Louise B...

– Je donne Léonard X... à Célestine Z...

– Je donne, etc.

Et les chefs des deux bandes s’envoient ainsi la réplique, jusqu’à ce que toutes les personnes de la commune, en âge et en situation de contracter mariage, y aient passé.

Cette énumération qu’assaisonne, de temps à autre, un grain de malice, n’est point abandonnée au caprice ou au hasard de l’inspiration, elle suppose une étude approfondie des faits et gestes des personnages, de leurs habitudes, de leurs inclinations. Aussi la liste des Valentins et des Valentines est-elle préparée de longue main. Mais tout le monde – il y a partout des timides et des gens à l’imagination lente – ne songe pas au mariage. Pourquoi ne viendrait-on pas en aide à ceux qui sont vraiment incapables de prendre une décision aussi importante de leur propre mouvement ? L’essai n’en coûte rien..., on le tente bravement. Et c’est ainsi, souvent, que d’un mariage pour rire sort un mariage sérieux, lequel ne tarde pas à être solidement noué par M. le maire et M. le curé.

Cependant, de recueillie et de silencieuse qu’elle se montrait au début, la foule est devenue peu à peu bruyante et agitée. De plaisants commentaires accompagnent les derniers appels de noms, les lazzis se croisent, les traits mordants, les bons mots se succèdent sans interruption. On n’en garde pas moins une réserve relative, une attitude suffisamment digne et décente, et quand, la liste des épouseurs épuisée, les curieux songent à regagner leurs demeures, ils le peuvent faire sans échange de horions.

Tout n’est pas terminé, cependant. L’heure va sonner bientôt pour les Valentins d’entrer à leur tour en scène, et de faire connaître leurs bonnes ou mauvaises dispositions. Celui qui est satisfait de son lot se met immédiatement en quête de la bouteille de vin ou de liqueur qui, le soir venu, devra gonfler sa pochette, quand il se rendra chez la compagne qui lui est échue. Ce tribut est strictement dû ; c’est ce que l’on appelle racheter sa fehhnotte, c’est-à-dire sa fiancée de carnaval. Celle-ci, qui s’attend à la visite du galant, a déjà dressé sur la table, pour le recevoir, d’appétissantes galettes. On s’assied, on mange, on boit, on trinque, et, après avoir devisé joyeusement, on va finir la soirée ensemble au bal public. Pour peu que l’accueil des parents ait été gracieux, le jeune homme se considère comme avant de droit, à partir de ce moment, l’entrée de la maison, et il ne tient plus qu’à lui de tirer parti de la situation.

Si le Valentin, au contraire, est mécontent du partage, il ne se gêne nullement pour aller chercher des distractions ailleurs que chez sa Valentine. La pauvre fille restera donc au logis, seule, ou à peu près seule, ce soir-là, cat si quelque voisin indiscret lui apporte de banales consolations, elle sait ce qu’en vaut l’aune et ne les écoute guère. À quoi bon, d’ailleurs, s’arrêter à de pareilles taquineries ? Ne tient-elle pas sa vengeance en main ? Huit jours d’attente, pas plus, et rira bien qui rira le dernier.

Dans la soirée du dimanche suivant, le premier du carême, celui que dans le pays on appelle le jour des Bures, il est d’usage d’allumer de grands feux au milieu du village. Or, depuis un temps immémorial, ce sont les Valentines dédaignées, elles seules, qui entendent se charger de ce soin. Soyez assurés qu’aucune n’y manquera ; la plus vieille, comme la plus jeune, aura son feu à elle, et ce ne sera pas un vulgaire feu de joie que chacune de ces pauvres filles dressera et allumera de sa main, non ! mais un véritable bûcher, un bûcher tel que la justice implacable en réservait autrefois au châtiment des grands coupables. Tant pis pour l’homme qui lui a fait affront ! Il est voué aux flammes vengeresses, et, s’il n’est pas rôti en réalité, qu’il en rende grâce au ciel. Il sera brûlé, du moins, en effigie, sous la forme d’un affreux bonhomme de paille et d’osier. Quelle joie pour toute fehhnotte de préparer le supplice de l’ingrat, de jeter son ennemi dans le brasier, de l’y voir se tordre et de pouvoir lui dire, à ce moment, suivant la formule consacrée : « Mahhe pèce, t’és préféré in aute qué mi qui sos té fehhnotte ? Eh bé, mi, je m’fous de ti. Breûle, breûle donc, jus qué le derrère brin ! Qué j’te voisse plus dau mes eux ; qué j’poeïsse donner mé main à in autre sans regret ! »

« Mauvaise pièce, tu as préféré une autre (femme) à moi qui suis ta fiancée ? Eh bien, moi, je me f... de toi. Brûle, brûle donc, jusqu’au dernier brin ! que je (ne) te voie plus devant mes yeux ; que je puisse donner ma main à un autre sans regret ! »

 

 

 

L.-F. SAUVÉ, Le folklore des Hautes-Vosges, 1889.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 

 

 

 

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