La mission de Moïse

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Friedrich von SCHILLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fondation de l’état judaïque par Moïse est un des évènements les plus mémorables que l’histoire nous ait conservés. Elle est aussi remarquable par la force d’intelligence qui l’exécuta, qu’importante par l’influence qu’elle a exercée et qu’elle exerce encore de nos jours sur les affaires du monde. Deux religions qui règnent sur la plus grande partie du monde habité, le Christianisme et l’Islamisme, s’appuient sur la religion des Hébreux, sans laquelle il n’y aurait ni Évangile ni Coran.

Dans un certain sens, il est même incontestable que nous devons à la religion de Moïse une grande partie des lumières que nous possédons. Car c’est elle qui la première annonça cette précieuse vérité, que la raison abandonnée à elle seule n’eut trouvée qu’à la suite d’un développement long et tardif, je veux dire, la doctrine d’un Dieu unique, qu’elle répandit préalablement parmi le peuple, et qu’elle y conserva sous la forme d’un dogme aveuglément adopté, jusqu’à ce qu’elle pût mûrir dans les têtes éclairées et devenir enfin une conception de raison. Par ce moyen, une grande partie de l’espèce humaine fut préservée des tristes égarements auxquels doit naturellement entraîner le polythéisme. La constitution hébraïque avait exclusivement l’avantage précieux de ne pas mettre la religion des savants en contradiction directe avec celle du peuple, inconvénient qui avait lieu chez les nations païennes les plus éclairées.

Considérée sous ce point de vue, la nation juive est pour nous un peuple de beaucoup d’importance dans l’histoire universelle, et tout le mal qu’on est habitué d’en entendre, tous les sarcasmes des plaisants, ne nous doivent pas empêcher d’être juste envers elle. L’indignité et la bassesse de la nation ne peut effacer le sublime mérite de son législateur, et moins encore détruire la grande influence qu’à juste titre cette nation a exercée sur l’histoire. Nous devons la considérer comme un vase impur et commun, mais dans lequel fut conservé quelque chose de précieux, – comme un canal infect par lequel la Providence nous fit parvenir le plus riche de ses bienfaits, la vérité, et qu’elle brisa lorsqu’il eut rempli son but. De cette manière nous serons aussi loin de prêter à la nation hébraïque un mérite qu’elle n’a jamais eu, que de lui en contester un, qui lui appartient à bon droit.

Les Hébreux qui arrivèrent en Égypte ne consistaient qu’en une seule famille de nomades, composée d’environ 70 individus, et ce ne fut que dans ce pays qu’ils devinrent corps de peuple. Dans un espace d’à peu près 400 ans, qu’ils restèrent dans ce pays, ils se multiplièrent jusqu’au nombre de 2,000,000, dont 600,000 hommes capables de porter les armes.

Pendant ce long séjour, ils vécurent sans communication avec les Égyptiens, tant à cause de leurs habitations séparées, que de leur vie nomade, qui les rendit en horreur aux indigènes et les exclut de la législation et des droits civils des Égyptiens.

Ils se gouvernaient à la manière des peuples nomades, c’est-à-dire que le père commandait à la famille, le patriarche aux tribus. C’est ainsi qu’ils formaient dans l’État un État séparé, qui, par suite de son énorme accroissement, finit par donner des inquiétudes aux souverains.

Une si grande population, concentrée dans le cœur de l’empire, fainéante par suite de sa vie nomade, intimement liée entre elle, mais n’ayant aucune communauté d’intérêt avec le reste du pays, une telle masse d’étrangers pouvait devenir dangereuse, dans le cas d’une invasion ennemie, ou pouvait être tentée de profiter de la faiblesse de l’État, dans lequel son rôle était celui d’un spectateur oisif. La politique conseilla donc de tenir l’œil ouvert sur les Juifs, de les occuper, et d’aviser aux moyens d’arrêter leur prodigieuse multiplication. Dans ce but, on les chargea de travaux pénibles, et lorsque l’expérience eut appris qu’on pouvait ainsi les rendre utiles à la société, l’avarice se joignit à la politique pour augmenter leurs charges. On les contraignit inhumainement à des corvées publiques, et on leur donna des surveillants pour les diriger et les maltraiter. Mais toutes ces violences n’arrêtèrent pas leur multiplication toujours croissante. Une saine politique aurait dès lors et tout naturellement conseillé de distribuer ces étrangers dans toutes les provinces de l’Égypte, et de les confondre avec les naturels en leur accordant l’égalité des droits. Mais l’aversion universelle qu’ils inspiraient aux Égyptiens n’aurait pas permis l’exécution d’une pareille mesure.

Cette aversion fut encore augmentée par les suites qui devaient en résulter. Lorsque le roi d’Égypte assigna à la famille de Jacob la province de Gosen, sur la rive orientale du Nil inférieur, il n’entendait sans doute pas qu’une postérité de deux millions d’âmes dût un jour y trouver place. Cette province n’était donc vraisemblablement pas d’une grande étendue, et la concession n’en était pas moins généreuse, calculée d’après la supposition d’un accroissement de population une fois moindre que celui qui arriva en effet. Mais le terrain ne s’étendant pas en proportion de la population, il arriva que les habitations se resserrèrent de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles se trouvassent entassées les unes sur les autres, d’une manière nuisible et insalubre. Les suites inévitables d’un pareil encombrement, c’est-à-dire, la malpropreté et les épidémies, se firent bientôt sentir, et voilà la première cause d’un mal qui, jusqu’à nos jours, est resté l’héritage des Juifs. Mais alors, ses ravages devaient être bien plus funestes qu’ils ne le sont aujourd’hui. La lèpre, horrible calamité de cette zone, empoisonna lentement les sources de la vie et de la génération, et d’un fléau accidentel on vit résulter enfin un mal endémique et héréditaire. Les nombreuses mesures que le législateur a prises contre ce fléau attestent combien il a dû être répandu, et les témoignages des écrivains profanes, tels que Manetho l’égyptien, Diodore de Sicile, Tacite, Lysimaque, Strabon et beaucoup d’autres, qui tous ne connaissaient du peuple juif que cette maladie endémique, prouvent suffisamment combien a dû être générale et profonde l’impression qu’elle faisait aux Égyptiens.

C’est ainsi que ce fléau, conséquence naturelle des habitations étroites, d’une nourriture malpropre et insuffisante, et des mauvais traitements, devint le motif de nouvelles injustices. On avait méprisé les Juifs comme nomades, on les avait évités comme étrangers, mais alors on les fuit et on les abhorra comme pestiférés. À la crainte et à l’aversion que les Égyptiens avaient toujours eues de leur approche se joignit désormais une répugnance profonde. On se crut tout permis envers des hommes sur qui la colère des dieux se manifestait d’une manière si terrible, et l’on ne se fit plus aucun scrupule de les priver des droits les plus sacrés.

Il n’est donc pas surprenant que les cruautés des Égyptiens envers les Juifs aient augmenté à mesure que se sont manifestées les suites de ces mêmes cruautés et qu’ils aient été punis plus sévèrement d’un malheur qu’on avait attiré sur eux.

La mauvaise politique des Égyptiens ne sut réparer la faute qu’elle avait commise que par une faute nouvelle encore plus grossière. N’ayant pu, malgré la plus cruelle oppression, parvenir à tarir les sources de la population, elle inventa l’expédient aussi misérable qu’atroce de faire égorger, par les sages-femmes, les enfants mâles nouveau-nés. Mais, grâce à la nature, les tyrans ne sont pas toujours bien servis quand ils ordonnent des crimes ! Aussi les sages-femmes de l’Égypte surent-elles braver cet ordre cruel, et le gouvernement ne put faire exécuter ses violentes mesures que par des moyens infames. Des assassins soudoyés parcoururent, l’ordonnance royale à la main, les habitations des Hébreux, égorgeant dans le berceau tous les enfants mâles. Ce moyen devait assurément conduire le gouvernement à son but, et, à moins qu’un sauveur ne se montrât, détruire en peu de temps toute la nation juive.

Mais d’où pouvait-il donc leur venir, ce sauveur ? Ce ne pouvait être du milieu des Égyptiens. Comment un Égyptien se serait-il employé pour une race qui lui était étrangère, dont bien certainement il n’aurait pas voulu se donner la peine d’apprendre la langue, et qui lui paraissait indigne, autant qu’incapable, de jouir d’un meilleur sort ?

Ce ne pouvait être non plus du milieu des Hébreux mêmes, car une tyrannie barbare en avait fait, dans le cours de quelques siècles, le peuple le plus sauvage, le plus méchant, le plus vil de la terre. Abruti par la privation de toute éducation physique et morale pendant 300 ans, devenu lâche et acariâtre par l’effet d’un esclavage prolongé, dégradé à ses propres yeux par une infamie héréditaire, énervé, incapable de tout élan héroïque, encroûté enfin dans une ignorance stationnaire, tellement qu’il était descendu au rang des animaux, comment un tel peuple aurait-il pu produire un homme d’état ? Où aurait-on trouvé, parmi eux, l’homme capable de faire respecter un amas de vils esclaves, si profondément méprisés ? d’inspirer de l’amour-propre à un peuple si longtemps avili ? de donner de la supériorité sur des oppresseurs policés, à une horde de pâtres ignorants et sauvages ? Non la nation juive d’alors était aussi incapable de produire un grand homme, que le paraît être encore aujourd’hui la caste réprouvée des Parias dans l’Inde.

Ici nous devons admirer la Providence, qui, par le procédé le plus simple, sut résoudre le problème le plus difficile ; non pas cette Providence qui, par le moyen tranchant des miracles, renverse l’ordre éternel de la nature, mais celle qui elle-même a prescrit à la nature une économie qui lui fait exécuter les choses les plus extraordinaires par les moyens les plus simples. Un Égyptien ne pouvait avoir ni intérêt national, ni motif suffisant pour s’ériger en libérateur des Hébreux. Un simple Hébreu ne pouvait avoir ni l’énergie, ni l’intelligence nécessaire pour l’exécution d’une semblable entreprise ; quel moyen restait-il donc au destin ? Il choisit un Hébreu, mais il l’enleva de bonne heure à son peuple ignorant, et le nourrit de la sagesse égyptienne, pour en faire ainsi l’instrument de la délivrance de sa nation. Une mère juive de la tribu de Lévi avait su, pendant trois mois, dérober son enfant au fer des assassins toujours à la piste des nouveau-nés, mais elle désespérait de le cacher plus longtemps. La nécessité donc lui suggéra une ruse qui pouvait peut-être le sauver. Elle le plaça dans une petite botte de papyros, goudronnée en dedans pour empêcher l’eau d’y pénétrer. Ayant épié le moment où la fille du Pharaon se rendait au bain, elle envoya la sœur de l’enfant déposer la botte au milieu des roseaux de la rive, à un endroit où la princesse devait passer. Celle-ci ne tarde pas à venir ; elle aperçoit l’enfant, le trouve gentil et prend la résolution de le sauver. Alors la sœur du petit s’approche comme par hasard, puis apprenant l’intention de la princesse, elle offre de lui procurer une nourrice juive. Son offre acceptée, elle court chercher la mère, qui reçoit ainsi pour la seconde fois un fils qu’elle peut désormais élever publiquement.

C’est ainsi que l’enfant apprit la langue et les mœurs de sa nation, en même temps que sa mère ne manquait probablement pas d’imprimer dans sa jeune âme le tableau touchant des malheurs de ses compatriotes. Lorsqu’il fut en âge de se passer des soins maternels, et qu’il fut temps de le soustraire au sort général de sa race, elle le rendit à la princesse, qui l’adopta pour fils, se chargea de son éducation, et lui donna le nom de Moïse, à cause qu’il avait été retiré de l’eau.

D’enfant esclave, de victime vouée à la mort, il devint donc l’enfant d’une princesse Égyptienne, et comme tel, il eut part à tous les avantages des fils d’un roi. Les prêtres, à l’ordre desquels il appartenait dès son entrée dans la famille royale, se chargèrent de son éducation et l’instruisirent dans toute la sagesse égyptienne, qui était le domaine exclusif de leur ordre. Il est même probable qu’ils l’initièrent dans tous les mystères, car Manetho l’historien cite Moïse comme un apostat de la religion égyptienne, comme un prêtre évadé d’Héliopolis, ce qui fait présumer qu’il était destiné au sacerdoce.

Or, pour déterminer ce que Moïse a pu acquérir dans cette école, et quelle influence l’éducation qu’il reçut de ces prêtres a pu avoir sur sa législation postérieure, il nous faut d’abord entrer dans quelques détails sur la nature de leurs institutions, et, pour cela, écouter ce que les historiens rapportent de leurs doctrines et de leurs pratiques.

Déjà l’apôtre saint Étienne admet que Moïse était instruit dans la sagesse égyptienne. Philon l’historien dit qu’il fut initié par les prêtres d’Égypte dans la philosophie des symboles et des hiéroglyphes, et dans les mystères des animaux sacrés. Ce témoignage est confirmé par plusieurs autres historiens, et lorsqu’on aura jeté un coup d’œil sur ce qu’on appelle la sagesse égyptienne, on reconnaîtra une frappante analogie entre ces mystères et ce que Moïse fit et enseigna par la suite.

On sait que le culte des plus anciens peuples dégénéra bientôt en polythéisme et en superstition. Parmi ceux mêmes que l’Écriture sainte désigne comme adorateurs du vrai Dieu, les idées de l’Être suprême n’étaient ni pures ni nobles, bien loin d’être le résultat de notions claires et raisonnables. Mais lorsque, par suite d’une meilleure organisation de la société, et par l’établissement de gouvernements réguliers, les diverses classes de citoyens furent séparées, et le soin des choses divines confié à un ordre particulier lorsque l’esprit humain, ainsi débarrassé du soin de l’existence physique, put méditer à loisir sur lui-même et sur la nature ; lorsqu’ensuite quelques traits de lumière furent jetés sur l’économie physique de la nature, la raison dut enfin triompher des erreurs grossières, et concevoir de la divinité une pensée plus noble. L’idée d’une connexion universelle des choses dut nécessairement conduire à la notion d’une intelligence suprême et unique, et cette notion, où pouvait-elle germer plutôt que dans la tête d’un prêtre !

L’Égypte étant le premier état civilisé que l’histoire connaisse, et tous les mystères venant originairement de ce pays, il est vraisemblable que c’est là que l’idée de l’unité de Dieu fut, pour la première fois, conçue par la pensée de l’homme. L’heureux mortel qui avait trouvé cette idée sublime choisit les plus instruits de ceux qui l’entouraient, pour la leur transmettre comme un dépôt sacré. Elle passa ainsi en héritage d’un penseur à l’autre, peut-être à travers plusieurs générations, jusqu’à ce qu’enfin elle devînt la propriété d’une petite réunion d’hommes, capables de la comprendre et de la développer. Pour bien concevoir l’idée d’un Dieu unique, et en faire une juste application, il fallait cependant une certaine mesure de connaissances, un certain développement d’intelligence peu commun alors. Cette doctrine de l’unité de Dieu devant en outre mener au mépris du polythéisme, qui était pourtant la religion dominante, on reconnut bientôt qu’il serait imprudent, peut-être même dangereux, de proclamer cette nouvelle doctrine, et de la répandre parmi le peuple. Pour l’introduire généralement, il eut fallu d’abord renverser les autels des anciens dieux, et les montrer dans toute leur ridicule nudité. Mais pouvait-on supposer, pouvait-on raisonnablement croire que tous ceux à qui l’on ferait abandonner leurs misérables superstitions seraient aussitôt capables de s’élever à la conception pure et difficile de la vérité ? Au surplus, toute l’organisation sociale était basée sur ces superstitions ; en les détruisant, on renversait en même temps les colonnes qui supportaient l’édifice politique ; et qui pouvait alors répondre que la nouvelle religion se fût de suite assez solidement assise pour les remplacer ?

Et si d’ailleurs on échouait dans la tentative de renverser les anciens dieux, on se trouvait avoir armé contre soi l’aveugle fanatisme et la fureur populaire dont on pouvait devenir victime. On se contenta donc de faire de la nouvelle, mais dangereuse doctrine, la propriété d’une petite congrégation, où l’on ne devait admettre que ceux qui montreraient les facultés suffisantes pour la comprendre, et l’on convint de couvrir la vérité, qui n’était pas à la portée des profanes, d’un voile impénétrable pour tout autre que les initiés.

C’est à cette fin qu’on inventa les hiéroglyphes, écriture symbolique très expressive, qui, sous l’assemblage de signes sensibles, cacha une notion générale, et se basa sur quelques règles arbitraires dont on convint.

Ces hommes éclairés avaient appris de l’idolâtrie quel pouvoir on peut exercer sur les jeunes cœurs, lorsqu’on sait frapper les sens et l’imagination. Ils n’hésitèrent donc pas à mettre en œuvre, au profit de la vérité, quelques artifices de l’imposture, et de rendre les nouvelles doctrines plus imposantes par l’appareil de certaines solennités extérieures, propres à mettre l’âme des adeptes dans une agitation passionnée qui les rendît plus aptes à recevoir la vérité. De ce genre étaient les ablutions, les lustrations, la prise d’habits de lin, l’abstinence des jouissances sensuelles, les chants graves et majestueux, le silence, le passage alternatif de l’obscurité à la lumière, etc., etc.

Ces cérémonies, combinées avec les figures et les hiéroglyphes mystérieux, ainsi que les vérités qu’elles cachaient, et auxquelles ces rites préparaient les adeptes, étaient comprises ensemble sous la dénomination de mystères. Ils avaient leur siège dans les temples d’Isis et de Sérapis, et ils devinrent le prototype des mystères d’Éleusis, de Samothrace, et, plus tard, de l’ordre des Francs-Maçons.

Il paraît hors de doute que le fond des plus anciens mystères d’Héliopolis et de Memphis, durant le temps de leur pureté primitive, était la doctrine de l’unité de Dieu et la réfutation du paganisme, et que l’immortalité de l’âme y était enseignée. Ceux qui participaient à ces lumières importantes portaient le nom d’Époptes ou Contemplateurs, parce que la connaissance d’une vérité jusque-là cachée est à comparer au passage des ténèbres à la lumière. Peut-être aussi se donnaient-ils ce nom parce qu’ils contemplaient effectivement la nouvelle vérité sous la forme d’images sensibles.

Mais ils ne pouvaient arriver tout-à-coup à cette contemplation ; l’esprit devait préalablement être dégagé de nombreuses erreurs, et passer par une multitude d’intermédiaires, avant de pouvoir supporter l’éclat de la vérité. Il y avait donc des degrés et des grades, et le voile ne tombait entièrement que dans l’intérieur du sanctuaire.

Les Époptes reconnaissaient une cause unique et dernière de toutes choses, une force primitive de la nature, l’être des êtres, qui était le même que le démiourgos des sages de la Grèce. Rien n’est plus sublime que la simplicité avec laquelle ils désignent le créateur de l’univers ; ils ne lui donnaient aucun nom. Un nom, disaient-ils, n’est que le besoin d’une distinction ; celui qui est seul n’a pas besoin de nom, car il n’est rien avec quoi il pourrait être confondu. On lisait au bas d’une vieille statue d’Isis : Je suis ce qui est ! et sur une pyramide de Saïs se voyait l’antique et remarquable inscription : Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, nul mortel n’a soulevé mon voile. Aucun homme ne pouvait entrer dans le temple de Sérapis s’il ne portait au front ou sur la poitrine le nom Yoa ou Yo-ha-ho, si semblable au Yehova des Hébreux, et qui a peut-être la même valeur. Aucun nom n’était prononcé, en Égypte, avec plus de vénération que celui de Yoa. Dans l’hymne que l’hiérophante, ou président du sanctuaire, chantait devant les adeptes, telle était la première révélation sur la nature de la divinité : « Il est unique et par lui-même, tous les êtres doivent leur existence à celui qui est seul. »

La circoncision était une cérémonie nécessaire à laquelle il fallait se soumettre avant l’initiation ; Pythagore même s’y conforma lors de sa réception aux mystères d’Égypte. Par cette distinction d’avec ceux qui n’étaient pas circoncis, on voulait indiquer une communauté plus étroite, une sorte de rapport plus intime avec la divinité, et c’est sous ce point de vue que Moïse l’introduisit plus tard chez tes Hébreux.

Dans l’intérieur du Temple, divers ustensiles sacrés, renfermant une signification secrète, se présentaient aux yeux des adeptes. Parmi eux, on remarquait une arche sainte, qu’on nommait le Cercueil de Sérapis. Il est probable qu’elle était primitivement le symbole de la sagesse cachée, mais plus tard, lorsque l’institut dégénéra, elle devint une babiole pour les trafiquants de mystères, et un instrument de duperie entre les mains des prêtres. Une classe particulière des ministres du sanctuaire, les Kistophores, avait seule la prérogative de la porter en procession. L’hiérophante seul pouvait la toucher et l’ouvrir, et l’on raconte qu’un Épopte, qui avait eu la témérité de l’ouvrir, en tomba en démence.

Il y avait de plus, dans les mystères d’Égypte, certaines images divines composées de plusieurs conformations animales : le célèbre sphinx est de ce genre. Il devait représenter les qualités réunies dans l’Être suprême, peut-être aussi voulait-on accumuler, dans un seul corps, tout ce qu’il y a de plus puissant parmi les créatures vivantes. On emprunta, pour le composer, quelque chose du plus puissant des oiseaux, de l’aigle ; du plus puissant des animaux sauvages, du lion ; du plus puissant des animaux privés, du taureau, et enfin, du plus puissant de tous les animaux, de l’homme. Mais on se servit surtout du symbole du taureau ou apis comme emblème de la force, pour indiquer toute la puissance de l’Être suprême ; or le taureau s’appelle Cherub dans la langue primitive.

Ces figures mystiques, dont les Époptes avaient seuls la clef, donnaient aux mystères mêmes un côté matériel qui parlait à l’imagination, qui imposait au peuple, et qui avait quelque ressemblance avec le culte des idoles. Les formes extérieures des mystères offraient ainsi une pâture continuelle à la superstition, tandis que dans le sanctuaire on s’en moquait.

On conçoit pourtant comment ce déisme pur pouvait se maintenir en bonne intelligence avec l’idolâtrie, car tout en la sapant intérieurement, il l’entretenait à l’extérieur. Du temps des premiers fondateurs des mystères, cette contradiction entre la religion des prêtres et celle du peuple était excusée par la nécessité. Entre deux maux, celui-là parut être le moindre, puisqu’il laissait plus l’espoir de remédier aux conséquences fâcheuses du secret qu’on faisait de la vérité, qu’à celles qui eussent résulté de sa divulgation en temps inopportun. Mais quand, par la suite, des membres indignes se furent introduits dans le cercle des initiés, et que cette institution eut perdu de sa pureté primitive, alors on fit de ce qui n’avait été qu’un moyen de nécessité, c’est-à-dire, du mystère, le but de l’institut, et au lieu d’épurer progressivement la superstition, et de préparer le peuple à recevoir la lumière, on trouva plus profitable de l’égarer de plus en plus dans l’erreur, et de le plonger plus profondément dans la superstition. Des supercheries sacerdotales remplacèrent ces intentions pures et innocentes ; et la même institution, qui devait recueillir la connaissance du vrai Dieu unique, la conserver et la répandre avec circonspection, finit par devenir le moyen le plus actif de protéger l’erreur, et par dégénérer en une véritable école d’idolâtrie. Pour ne pas perdre leur pouvoir sur les âmes, et pour tenir l’attention continuellement en suspens, les hiérophantes trouvèrent bon de reculer de plus en plus la dernière révélation, et d’encombrer les avenues du sanctuaire par des coups de théâtre. Enfin la clef des hiéroglyphes et des figures mystérieuses se perdit entièrement, et il en résulta qu’on les prit eux-mêmes pour la vérité, à laquelle ils ne devaient primitivement servir que de voile.

Il est difficile de déterminer si l’éducation de Moïse appartient à l’époque florissante de l’institut, ou à celle où cet institut commençait à se pervertir ; mais il est vraisemblable que le temps de Moïse touche à l’époque de son déclin ; du moins, quelques tours de main que le législateur lui emprunta, et plusieurs jongleries moins louables dont il usa, le font conjecturer. Mais l’esprit des premiers fondateurs n’avait pas encore entièrement disparu et la doctrine de l’unité de Dieu récompensait encore l’attente des initiés.

Cette vérité, qui entraîna le mépris décidé du polythéisme, jointe au dogme de l’immortalité, que l’on n’en séparait probablement pas, était le riche trésor que le jeune Hébreu retira des mystères d’Isis. Il y acquit en outre la connaissance des forces naturelles qui étaient également l’objet des sciences secrètes. Ces connaissances le mirent ensuite à même de faire des miracles, de lutter, en présence du Pharaon, contre ses maîtres, les magiciens, et de les surpasser même, en plusieurs points. Sa vie antérieure prouve qu’il avait été un disciple studieux, et qu’il était arrivé au dernier degré de la contemplation.

Dans cette même école, il recueillit un trésor d’hiéroglyphes, de figures et de cérémonies mystérieuses que son génie inventif ne manqua pas de mettre plus tard en pratique. Il avait parcouru tout le domaine de la sagesse de l’Égypte ; il avait apprécié tout le système des prêtres, pesé ses défauts et ses avantages, sa force et sa faiblesse ; enfin il avait jeté un regard pénétrant dans la politique de ce peuple.

On ignore combien de temps il resta parmi ces prêtres ; mais son apparition politique n’ayant eu lieu que très tard, quand il avait déjà 80 ans, on peut admettre qu’il a consacré à peu près une vingtaine d’années à l’étude des mystères et de la politique. Son séjour parmi les prêtres ne paraît cependant pas l’avoir tenu hors de communication avec sa nation ; il ne pouvait donc pas manquer d’être témoin des traitements inhumains qu’on lui taisait endurer.

L’éducation égyptienne n’avait pas éteint dans son âme le sentiment national gravé dans le cœur de tout homme. Les humiliations de sa nation lui rappelaient que lui aussi, il était hébreu ; une indignation profonde s’emparait de lui, toutes les fois qu’il la voyait souffrir ; et plus il vint à se sentir hébreu, plus le traitement indigne des siens dut le révolter.

Un jour, il voit tomber un Juif sous les coups d’un officier égyptien. Cette scène l’indigne, il ne se maîtrise plus, il tue l’Égyptien ! Bientôt le bruit de son action se répand ; sa vie est en danger, il faut qu’il quitte l’Égypte ; il s’enfuit dans les déserts de l’Arabie. Plusieurs historiens rapportent cet évènement à sa quarantième année, mais c’est sans preuves ; il nous suffit de remarquer que Moïse ne pouvait plus être jeune, lorsqu’il eut lieu.

Cet exil commence une nouvelle époque de sa vie, et si nous voulons bien juger sa conduite politique ultérieure en Égypte, il faut que nous l’accompagnions dans sa solitude aux déserts de l’Arabie.

Il y porta une haine mortelle contre les oppresseurs de sa nation, ainsi que toutes les connaissances qu’il avait puisées dans les mystères d’Égypte. Son esprit était là sans cesse occupé d’idées et de projets, son âme pleine d’amertume, et rien ne pouvait la distraire dans la terre de l’Asie.

Les documents historiques le font garder les moutons d’un Bédouin nommé Yethro. – Les brillantes espérances qui l’avaient entouré en Égypte, réduites à celles d’un pâtre ! Le souverain futur, devenu le valet d’un nomade ! – Quelle blessure cette chute énorme ne devait-elle pas faire à son cœur !

Mais sous l’habit d’un berger il porte l’esprit ardent d’un prince, et une ambition que rien ne peut ralentir. Ici, dans ces lieux romantiques où le présent ne lui offre plus rien, son imagination parcourt le passé, ou s’élance dans l’avenir, conversant avec ses pensées silencieuses. Le souvenir des scènes d’oppression et d’injustice occupe toute son âme, et rien ne les empêche d’y enfoncer leurs dards envenimés. Rien n’est plus insupportable pour une grande âme que de souffrir l’injustice ; et ce sont ses frères et sa nation entière qu’elle accable ! Un noble orgueil l’enflamme, et un désir invincible d’agir et de se distinguer se joint à cet orgueil offensé.

Eh quoi ! tout ce qu’il a recueilli de ses études, pendant une longue suite d’années, tout ce qu’il a conçu de beau et de grand, mourra donc avec lui dans ces déserts ! vaines pensées, stériles conceptions ! En vain, repoussant une idée aussi accablante, son âme ardente s’élève au-dessus de son sort ; non, ce coin silencieux de la terre ne sera pas la limite de son activité ; l’Être sublime que les mystères lui ont révélé l’appelle à de plus hautes destinées. Son imagination, qui s’exalte par la solitude et le calme, se fixe sur l’objet qui l’intéresse le plus : l’oppression des siens. Les sensations similaires se recherchent, et les malheureux prennent volontiers parti pour les malheureux. En Égypte, il aurait été Égyptien, hiérophante ou général ; en Arabie, il n’est plus qu’Hébreu : alors une grande et sublime pensée s’élève dans son âme : « Je veux délivrer ce peuple. »

Mais comment la réaliser ? Innombrables sont les obstacles qui s’opposent à cette entreprise, et ceux qu’il rencontrera dans sa nation même sont les plus décourageants de tous. Il ne peut supposer aux Hébreux ni l’union, ni la confiance, ni l’orgueil, ni le courage, ni l’esprit public, ni l’enthousiasme qui, seul, porte aux grandes actions. Un long esclavage, une misère de quatre cents ans, ont étouffé tout noble sentiment chez eux. Le peuple à la tête duquel il doit se placer est aussi indigne qu’incapable d’une entreprise hardie. Moïse ne peut donc rien attendre de ce peuple, et cependant il ne peut rien entreprendre sans lui. Quelles circonstances embarrassantes ! Avant de travailler ouvertement à sa délivrance, il faut qu’il le rende apte à recevoir un bienfait ; il faut qu’il le rétablisse d’abord dans ses droits d’homme qu’il a aliénés ; il faut qu’il lui rende les qualités qu’un abrutissement prolongé depuis longtemps a étouffées, c’est-à-dire, il faut qu’il souffle dans son âme l’espérance, la confiance, l’héroïsme et l’enthousiasme.

Mais ces sentiments ne peuvent exister sans le sentiment vrai ou trompeur de sa force réelle ; et d’où ce sentiment serait-il venu aux ilotes des Égyptiens ? Et, supposé même qu’il réussisse à les entraîner un moment par son éloquence, cette inspiration artificielle ne les abandonnera-t-elle pas au premier danger ? ne retomberont-ils pas plus découragés que jamais dans l’asthénie complète de l’esclave ?

C’est ici que le prêtre égyptien et l’homme d’état viennent au secours de l’Hébreu. Les mystères de l’école d’Héliopolis lui rappellent par quel mobile puissant une petite congrégation de prêtres conduisit, à son gré, des millions d’hommes ignorants. Ce mobile n’était autre chose que la confiance en la protection divine, que la croyance aux pouvoirs surnaturels. Ne découvrant donc rien dans le monde visible, dans la marche naturelle des choses, qui puisse servir à inspirer du courage à sa nation, ne pouvant rattacher sa confiance à rien qui soit de ce monde, il veut la rattacher au ciel. Renonçant à l’espoir de lui inspirer le sentiment de sa propre force, il ne lui reste que de lui donner un Dieu fort et puissant. S’il réussit à la faire croire à ce Dieu, il la rend forte et entreprenante, et la confiance en ce bras puissant sera la flamme à laquelle il allumera toutes les autres vertus. S’il parvient à se légitimer devant ses compatriotes comme l’organe et l’envoyé de ce Dieu, ils seront bientôt un instrument facile entre ses mains, et leur marche désormais sera l’exécution de sa volonté.

Mais quel est le Dieu qu’il leur annoncera ? et quels moyens emploiera-t-il pour forcer leur croyance ? Leur annoncera-t-il le vrai Dieu, le Demiourgos, l’Yoa, auquel il croit lui-même, qu’il a appris à connaître dans les mystères ?

Comment supposer qu’un ramas d’ignorants esclaves puisse se trouver à la hauteur d’une vérité, qui est l’héritage d’un petit nombre de philosophes, et qui exige un sensible degré de lumières pour être comprise ? Comment se flatter que le rebut de l’Égypte conçoive ce qui, parmi les plus éclairés du pays, n’était à la portée que du plus petit nombre ? Et, dans la supposition même qu’il parvienne à donner aux Hébreux la connaissance du vrai Dieu, dans la situation où ils sont, ce Dieu ne peut pas même les servir, et la connaissance de ce Dieu va renverser ses projets plutôt que les aider. Car le vrai Dieu ne se mêle pas plus du sort des Hébreux que de celui de quelqu’autre peuple que ce soit. Le vrai Dieu ne peut donc combattre pour eux et renverser les lois de l’ordre naturel en leur faveur ; il les laisse démêler leurs affaires avec les Égyptiens et n’intervient point dans leur culte par des miracles. À quoi donc peut-il leur servir ?

Faut-il donc leur annoncer le faux Dieu, un Dieu fabuleux contre lequel sa raison se révolte, et que les mystères lui ont appris à mépriser ?

Son esprit est trop éclairé, son cœur trop loyal et trop généreux pour employer une fraude aussi odieuse. L’imposture ne sera pas la pierre fondamentale de son entreprise généreuse. L’inspiration qui l’anime ne lui prêterait pas son feu sacré pour le mensonge ; le courage, la joie et la constance l’abandonneraient bientôt dans un rôle méprisable, si contraire à son intime conviction. Il veut rendre complet le bienfait qu’il médite ; rendre sa nation, non seulement libre, mais éclairée, mais heureuse ; fonder enfin son ouvrage pour l’éternité. Pour cela il ne faut pas qu’il se base sur l’imposture ; il ne peut pas annoncer le vrai Dieu, parce que les Hébreux sont incapables de le comprendre ; il ne veut pas leur annoncer un Dieu fabuleux, parce que ce rôle indigne lui répugne ; il n’a donc d’autre ressource que de leur annoncer le vrai Dieu, mais d’une manière fabuleuse.

Cette résolution prise, Moïse médite sur sa religion rationnelle, pour découvrir ce qu’il en doit retrancher et ce qu’il en doit laisser subsister, afin de s’ouvrir une entrée favorable chez les Hébreux. Il considère leur position physique et morale, le faible essor de leurs facultés, et descend jusqu’au fond de leurs cœurs pour y trouver les fils secrets, auxquels il lui sera possible de rattacher ses vérités.

Il attribue à son Dieu des qualités correspondantes à leur force conceptive, et surtout à leurs besoins actuels. Il met son Yoa à la portée du peuple qui doit l’adorer ; il le modifie selon les circonstances dans lesquelles il l’annonce : c’est ainsi qu’il crée son Yehova !

Le peuple hébraïque n’était pas dépourvu de toute croyance aux choses divines ; mais cette croyance avait dégénéré en superstition. Il s’agit donc d’extirper celle-ci, et de conserver la croyance ; de la détacher de son indigne objet et de la diriger vers la nouvelle divinité. La superstition elle-même lui en fournit les moyens.

Dans l’opinion générale de ces temps reculés, chaque peuple était placé sous la protection de divinités particulières et nationales, et l’orgueil se plaisait à mettre ces divinités au-dessus de celles de tous les autres peuples. On ne leur contestait pas pour cela leur pouvoir, on le reconnaissait même, mais il ne fallait pas qu’elles s’élevassent au-dessus du Dieu de la nation.

C’est à cette erreur populaire que Moïse rattache sa vérité du Demiourgos des mystères, il fait le Dieu national des Hébreux.

Mais il ne se contente pas de proclamer ce Dieu, le plus puissant de tous, il le fait aussi le Dieu unique, renversant ainsi tous ceux qu’on adorait à l’entour. Il le donne, à la vérité, en propriété aux Hébreux, parce qu’il veut se prêter à leur manière de concevoir ; mais il lui soumet en même temps tous les peuples de la terre ainsi que toutes les forces de la nature. En le présentant sous cette image aux Hébreux, il sauve donc les deux qualités les plus éminentes du vrai Dieu, l’unité et la toute-puissance, et il les rend même plus efficaces sous cette enveloppe humaine.

Ce vain orgueil de vouloir posséder exclusivement la divinité devait dès lors être mis en mouvement au profit de la vérité, et préparer une entrée favorable à la doctrine du Dieu unique. En cela Moïse ne fit, il est vrai, qu’abolir une ancienne hérésie pour lui substituer une hérésie nouvelle ; mais celle-ci du moins est beaucoup plus voisine de la vérité, et ce n’est effectivement que par cette petite altération que sa vérité fit fortune, et produisit tout le bien dont elle était susceptible. À quoi un Dieu philosophique eût-il servi aux Hébreux ? Au contraire, avec ce Dieu national, Moïse pouvait s’attendre à faire des choses prodigieuses.

Mettons-nous un moment dans la position de ce peuple. Ignorant qu’il est, il mesure la force des dieux d’après la prospérité des nations qu’ils protègent. Abandonné, opprimé par les hommes, il se croit également oublié des dieux. Dans sa manière de voir, le même rapport qui existe entre lui et les Égyptiens doit se trouver entre son Dieu et le Dieu de l’Égypte. Le sien n’est donc qu’un très petit être à côté de celui-ci ; déjà même il est venu jusqu’à douter qu’il en ait aucun. Quand tout-à-coup on lui annonce qu’il a aussi, lui, un protecteur dans la sphère céleste ; que ce protecteur sort de son long repos, qu’il ceint l’épée et se prépare à combattre ses ennemis. Cette annonce d’un Dieu est dès lors comme la proclamation d’un général qui appelle des soldats sous ses drapeaux victorieux. Si ce général donne encore des preuves de sa force, si de plus il est déjà connu par ses actions précédentes, le feu de l’inspiration enflamme jusqu’aux plus découragés ; c’est ce que Moïse avait calculé dans son projet.

L’entretien qu’il eut dans le buisson ardent nous expose les doutes qu’il s’était opposés à lui-même, et la manière dont il les avait levés.

Ma malheureuse nation aura-t-elle de la confiance en un Dieu qui l’a si longtemps abandonnée, qui lui arrive aujourd’hui comme des nues, dont elle n’a pas même entendu le nom, et qui, depuis des siècles, est demeuré spectateur oisif des tourments affreux qu’elle a soufferts sous le joug de ses oppresseurs ? Ne croira-t-elle pas plutôt que c’est le Dieu de ses ennemis qui est le plus puissant ? Voilà les pensées qui devaient naturellement se présenter au nouveau prophète, et voici comment il aplanit ces difficultés.

Il fit de son Yoa le Dieu des Hébreux et le Dieu de leurs pères ; et en le rattachant à leurs antiques traditions populaires, il le convertit ainsi en un Dieu national, ancien et bien connu. Mais pour montrer qu’il entend proclamer le Dieu véritable et unique, pour empêcher qu’on ne le confonde avec toute autre créature de la superstition, pour prévenir tout malentendu, il lui donne le nom sacré qu’il porte effectivement dans les mystères. « Dis au peuple d’Israël, – lui fait-il dire – je serai ; c’est lui qui m’envoie vers vous. »

Je serai est le nom de la divinité des mystères, mais il devait être entièrement incompréhensible aux ineptes Hébreux ; ils n’y pouvaient attacher aucun sens, et Moïse aurait pu faire beaucoup plus d’effet avec un tout autre nom. Cependant telle était la sincérité de ses principes, qu’il préféra braver cet inconvénient plutôt que de renoncer à une pensée qui lui importait avant tout, celle de faire connaître aux Hébreux le Dieu qu’on enseignait dans les mystères d’Isis. Comme il paraît assez certain que les mystères d’Égypte avaient fleuri longtemps avant que Yehova n’apparût à Moïse dans le buisson ardent, on est en effet surpris qu’il donne à son Dieu le même nom que celui qu’il portait dans ces mystères.

Il ne suffisait pas que Yehova s’annonçât aux Hébreux comme un Dieu connu, comme le Dieu de leurs pères, il fallait aussi qu’il se montrât un Dieu fort, afin qu’ils pussent s’y fier avec courage, d’autant plus que leur sort, depuis longtemps, ne leur avait pas fait concevoir une grande idée de leur protecteur ; et comme il ne se présentait que par l’intermédiaire d’un tiers, il fallait qu’il transportât sa puissance sur son envoyé, et que, par des actes extraordinaires, il le mît à même de prouver sa mission, autant que la puissance et la grandeur du Dieu qui l’envoyait.

Moïse ne pouvait donc justifier de sa mission que par des actions miraculeuses. Il n’y a pas de doute qu’il en a fait, mais comment les a-t-il faites et par quels moyens, et comment, en général, convient-il de les entendre : c’est ce que nous abandonnons aux méditations de chacun. Enfin, le récit que Moïse fait de sa mission a toutes les formes requises pour faire naître la conviction chez les Hébreux, et c’est là tout ce qu’il en attendait. Quant à nous, nous n’avons plus besoin qu’il produise le même effet ; nous savons, par exemple, que si le Créateur jugeait jamais à propos d’apparaître à quelqu’un, soit dans le feu soit dans le vent, il lui serait indifférent qu’on se présentât à lui pieds nus ou chaussés. Mais Moïse se fait ordonner d’ôter ses souliers, car il sait trop bien que, chez ses Hébreux, l’idée de la sainteté divine avait besoin d’un signe extérieur, d’un signe qu’il empruntait aux cérémonies d’initiation, aux mystères. C’est sans doute par la même raison qu’il réfléchit que la difficulté de la parole pouvait lui être nuisible, et qu’il prévint cet inconvénient en mêlant dans son récit toutes les objections qu’il avait à craindre, et qu’il les fit réfuter par Yehova lui-même. Enfin il ne consentit à la mission divine qu’après une longue résistance, afin de pouvoir rendre plus impérieux l’ordre divin qui le contraignait en quelque sorte à l’obéissance. En général, il mit toute son attention à dépeindre de la manière la plus détaillée et la plus individuelle ce que les Hébreux, ainsi que nous, devaient avoir le plus de peine à croire, et sans doute qu’il avait de bonnes raisons pour cela.

En résumant ce que nous venons de voir, nous nous demandons quel était proprement le projet que Moïse forma dans le désert.

Il voulait emmener de l’Égypte le peuple israélite, le rendre indépendant, et lui donner une constitution bien organisée dans un pays à eux. Ne pouvant espérer de rencontrer, dans ce peuple abruti et découragé, ni l’intelligence ni l’énergie nécessaires pour l’exécution de son plan, il donne aux Juifs un Dieu, qui devait d’abord les délivrer des Égyptiens. Mais, pour conquérir un autre pays et s’y maintenir les armes à la main, il lui était nécessaire de réunir toutes leurs forces en corps de nation, et de leur donner des lois et un gouvernement constitué.

Prêtre et homme d’état, il comprit que la religion est le plus ferme appui de tout gouvernement. Le Dieu qu’il leur avait d’abord donné comme un simple général pour les tirer de l’Égypte, il en aura besoin tout à l’heure pour l’établissement de la loi, il faut donc qu’il annonce de suite dans quel sens il se propose de le faire intervenir dans sa législation subséquente. Homme grand et généreux, il ne voulait pas baser cette législation sur l’imposture, mais il voulait rendre le peuple heureux et éclairé. Il lui fit donc connaître le vrai Dieu, qu’il ne revêtit de quelques formes païennes que pour le mettre mieux à la portée de ceux qui n’auraient pu l’admettre dans sa pureté rationnelle. Cela, du moins, lui donna cet avantage que le fond de sa législation était vrai et que le réformateur futur ne devait pas avoir besoin de saper les principes, lorsqu’il viendrait rectifier les idées : inconvénient qui menace toutes les religions fausses, aussitôt que le flambeau de la raison en approche.

Tous les empires de ce temps, ainsi que d’autres d’époques plus récentes, étaient fondés sur l’erreur et l’imposture, sur le polythéisme, encore qu’il existât en Égypte, comme nous l’avons vu, un petit cercle ayant des notions justes de l’Être suprême. Moïse, qui lui-même était de ce petit nombre, et qui lui était redevable des lumières qu’il possédait, Moïse fut le premier qui osa publier les résultats des mystères, et même en faire la base d’un nouvel empire. C’est pour le bien du monde et de la postérité qu’il trahit et qu’il répandit, parmi une nation entière, la vérité qui jusque-là n’avait été que la possession d’un petit nombre de philosophes. Il est vrai qu’il ne put pas, avec cette nouvelle religion, leur donner, en même temps, l’intelligence suffisante pour l’apprécier, et qu’en cela les Époptes avaient un grand avantage sur les Hébreux. Les Époptes reconnaissaient la vérité par la raison ; les Hébreux ne purent, tout au plus, qu’y prêter une foi aveugle.

 

 

 

Friedrich von SCHILLER,

Mélanges philosophiques,

esthétiques et littéraires, 1840.

 

 

 

 

 

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