Le saint, maître de l’histoire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Reinhold SCHNEIDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’AUTEUR

 

 

Reinhold SCHNEIDER naît à Baden-Baden, le 13 mai 1903, dans la célèbre station thermale où ses parents tiennent un hôtel. Le milieu familial y est aisé, mais, comme il l’écrira lui-même, un hôtel n’est pas un foyer. Toutes les portes demeurent ouvertes, les chambres n’ont pas de murs. Il ne peut y avoir de famille quand les portes ne sont pas closes et les murs épais.

Son père, honnête et travailleur, est protestant, sans grande pratique religieuse ; sa mère, catholique, ne s’occupe guère de sa formation chrétienne.

Il fait ses études dans ce que nous appellerions actuellement une sorte de collège technique : dès l’adolescence, il manifeste et exprime son goût pour l’art dramatique, et fréquente le théâtre municipal.

Après un essai d’apprentissage rural en Forêt Noire, il entre brusquement comme vendeur chez un imprimeur, à Dresde. Il y apprend le sérieux du travail des mains. Son existence rude et un vide moral Toujours croissant le conduisent jusqu’à une tentative de suicide... qui échoue.

Reinhold vient d’avoir vingt ans lorsqu’il ouvre Du Sentiment tragique de la vie, des hommes et des peuples, de l’écrivain basque Miguel de Unamuno. C’est par celui-ci qu’il sera amené à découvrir l’œuvre de Camoens dont il veut retrouver l’âme elle-même. Il délaisse son comptoir d’imprimeur et s’embarque pour le Portugal. Nous sommes en 1928. Deux ans plus tard, Schneider publiera une première étude, à la mémoire du grand Portugais.

Il passe bientôt en Espagne. Une réflexion sur l’Escurial donne un sens à sa vie, le révèle à lui-même : « Je commençais à devenir ce que j’étais. » Jusqu’à la fin de 1931, il ne cessera d’explorer, en une illumination unique, son domaine spirituel propre et les secrets de son art, conduit véritablement là où il ne voulait pas aller mais vers quoi il était orienté dans son être intime. Le chemin parcouru, c’était l’abandon d’une vision pessimiste du monde pour une conception chrétienne et théologale de l’Histoire.

Le Nazisme naissant lui fait vivre déjà, par anticipation, la Passion de son peuple. Il fuit à Londres ; c’est là qu’il reçoit la révélation subite du rôle premier de la Foi dans le déroulement de l’Histoire :

« Je vis soudain le combat pour la Foi comme le sommet de l’Histoire. »

Désormais, sa conversion est intégrale : la croix se dresse dans sa vie. Il revient en Allemagne. La presse nazie se déchaîne dès la parution de ses premiers ouvrages, frappés bientôt d’interdit.

Durant les cinq années tragiques du conflit, il sera témoin de la Foi par son aide spirituelle et morale : ses lettres, par milliers, partent vers les armées...

 

 

Depuis 1945, la voix de Reinhold SCHNEIDER s’élevait plus incisive, plus convaincante que jamais. Il était véritablement devenu, comme l’écrit le romancier Edzard SCHAEPER, « la conscience de l’Allemagne ».

Sa récente autobiographie était-elle un pressentiment ? il l’achevait par un cri de foi :

« Nous ne pouvons que prier pour que le Christ ne nous délaisse point à la mort. Nous ne pouvons que prier pour qu’il nous attende sur l’autre rivage, après la terrible traversée, – amis et ennemis, nous tous, tous. »

Cette année 1958, le dimanche de la Résurrection, sa terrible traversée prenait fin à la suite d’une hémorragie cérébrale : le Christ l’attendait sur l’autre rivage.

 

 

Chrétien authentique, l’homme fut humble ; mais son œuvre littéraire immense lui a valu maints honneurs et distinctions : membre élu de l’Académie des Beaux-Arts de Bavière, de l’Académie Allemande de Littérature de Darmstadt et de celle de Mayence, docteur « honoris causa » des Universités de Fribourg et de Munich, enfin Prix de la Paix des éditeurs et libraires allemands en 1956.

« Tout mon effort aura été de trouver quelques mots qui puissent aider les hommes à porter l’inéluctable. Œuvre et vie peuvent disparaître, si du moins, dans la nuit, le temps d’un éclair, la Croix est apparue au-dessus d’elles. »

 

 

 

1. LE CHEMIN

QUI MÈNE À L’HISTOIRE

 

 

Dans le défilé des peuples qui traversent leur temps comme des demeures étrangères aux formes multiples, les saints passent, eux aussi. Nous voyons l’époque des grands empereurs et des grands papes élever ses voûtes dans la magnificence hardie de ses dimensions. Les hommes ont aussi un certain caractère de grandeur : les prêtres qui veulent étendre sur la terre le royaume de Dieu, les princes qui ne peuvent plus se satisfaire de leur terre natale, les armées de chevaliers qui partent vers les pays lointains et meurtriers, au-delà des mers, à travers les déserts, les marchands qui suivent les routes solitaires des montagnes, ou frètent pour une somme élevée les bateaux des croisés. Des artisans appliqués à leur tâche depuis de longues années lèvent les yeux, prennent le chapeau de pèlerin et s’en vont, perdus au loin. Des enfants commencent leurs pérégrinations, tandis que la vie luxuriante continue à s’épanouir dans les villes, que les tours de défense des palais et les hauts portails richement ornés des églises se dressent au-dessus des murs.

Parmi tout cet apparat, un homme passe inaperçu, pieds nus dans son rude vêtement rapiécé. Çà et là émerge parmi les silhouettes brillantes un mendiant qui porte sur ses traits non plus l’indigence et l’ardente convoitise, mais le bonheur de la liberté. Un chevalier, un marchand le regardent, se rendent compte de son bonheur, se dépouillent de leurs habits somptueux et disparaissent dans leur vêtement de mendiant parmi les foules qui se pressent.

Et si nous voulons apprendre quels mobiles poussent les gens de ce siècle, nous n’interrogerons pas seulement les puissants et les chevaliers altérés de la gloire des croisés dans ce monde et dans l’autre, ou les commerçants avides d’argent malgré toute leur piété. Il nous faut aussi nous tourner vers les pauvres qui portent des vêtements de mendiant de par leur libre volonté, ou qui disent oui à leur indigence au plus intime de leur cœur. Ceux-ci nous répondront : « C’est notre nostalgie la plus profonde d’être complètement pauvres, car il ne nous est pas possible d’atteindre d’une autre manière notre Seigneur et Sauveur. Il a été couché nu dans une étable, il n’avait rien où reposer sa tête et il est mort sur la croix dépouillé de ses vêtements. Or nous étouffons presque dans les biens de ce monde et tous ceux qui doivent traîner leurs dignités et leurs soucis terrestres demeurent en route bien loin derrière le Seigneur. Le danger se fait toujours plus grand pour nous de le perdre. Il est temps désormais de tout rejeter, sans quoi il disparaîtra à nos regards. Maintenant il faut une fois encore se rapprocher du Seigneur. Seuls les mendiants contempleront sa face s’ils sont en même temps joyeux et humbles. » Et après que nous aurons entendu la voix des mendiants, nous saurons lire sur les visages des princes de l’Église brillamment vêtus. Ils aspirent à la pauvreté, et si plus d’un puissant peut encore porter le lourd équipement de sa charge, c’est qu’il a fait en silence le vœu de le déposer un jour. La sainte pauvreté a parmi eux tous un royaume caché.

Le marchand Valdo, de Lyon, fut parmi les premiers qui entendirent l’appel de la pauvreté. En même temps que la parole de l’Écriture, la légende de saint Alexis l’avait séduit, lui qui, le jour de son mariage, abandonna sa riche maison familiale de Rome, voyagea de longues années à l’étranger, puis revint dans sa patrie et vécut inconnu et pauvre sous le toit paternel. Lorsque le peuple avait faim, le marchand de Lyon donna tout son avoir. Il parcourut le pays avec un compagnon pour que son mode de vie prêchât la parole. Mais les amis de Pierre Valdo devaient aussi connaître par expérience la tentation de la pauvreté : elle n’est pas capable de conduire les hommes, elle veut être elle-même dirigée par l’obéissance sans laquelle aucune vertu ne peut subsister. Les pauvres de Lyon, fiers de leur pauvreté, pensaient pouvoir régenter la vie des prêtres, la doctrine et la tradition ; ainsi, la pauvreté embrassée avec ferveur égara ses disciples.

Bernard de Clairvaux s’était enflammé pour elle et sa pensée était pure ; de même, les Templiers réunis à Troyes prenaient leur intention au sérieux lorsque, influencés par les paroles puissantes de l’abbé cistercien, ils rejetèrent leur pompe et leur parure, se nommèrent « pauvres combattants du Christ » et choisirent comme écusson deux cavaliers sur un cheval. Cependant, ils ne devaient éprouver que trop tôt le pouvoir des choses de ce monde et succomber à la fatalité de la puissance : sans cesse la pauvreté veut être à nouveau embrassée, sans cesse elle veut pénétrer dans l’histoire. Seuls des êtres d’une qualité très haute semblent pouvoir la comprendre et la réaliser dans leurs instants les plus hauts. Peut-être ne peut-elle être totale que dans la vie de l’individu à qui elle fait prendre une nouvelle direction, mais une telle vie portera plus loin son commandement et deviendra à son tour le tournant d’une autre vie. À Fontevrault, près d’Angers, le puissant prédicateur Robert d’Arbrissel rassembla les pauvres du Christ, hommes et femmes. En Lombardie, de pieux artisans, drapiers et tisseurs de laine, s’efforcèrent de mener une vie apostolique, et de même le comte allemand Norbert, qui avait servi l’empereur Henri V comme chapelain de la cour, abandonna l’activité de la cour impériale, partit en prêchant le long du Rhin inférieur et de là vers la France, cherchant un lieu où il pourrait, avec des hommes de même esprit, vivre en stricte pénitence et fonder de nouveau le royaume de Dieu dans les âmes parmi les tempêtes de l’époque.

Mais qui peut dire ce qui remuait cette époque jusqu’en ses profondeurs, en quoi consistait son plus haut mérite et quels dangers menaçaient alors les hommes ? Il ne nous est pas même possible de dire d’un individu – à moins qu’il ne se soit dressé dans la plus claire lumière de grâce – ce qu’il en était de sa foi, quand il la perdit et dans quel mystère il la retrouva ! L’aspiration intime des âmes pieuses à une existence et à une action apostoliques, à un nouvel engagement du royaume de Dieu dans le temps, se heurtait à une violente attaque contre la vérité elle-même. Les Cathares niaient l’Homme-Dieu qui mourut en croix. De très anciennes erreurs, qui avaient longtemps survécu en secret, menaçaient de reprendre vigueur, ayant revêtu le charme de l’esprit schismatique, les traditions de temps très reculés et les formes de vie élégantes de la chevalerie dans le sud de la France. Les mœurs se fondent sur la vie dans le Christ et leur sincérité témoigne pour elles.

Les formes de l’esprit d’erreur ont une puissance séductrice. L’éclat d’une existence qui s’est élevée très haut par ses propres moyens et l’ombre des abîmes peuvent s’unir en de telles formes. C’est ainsi que, de tous côtés, des courants obscurs traversaient le royaume de la foi. Des illuminés surgissaient et se faisaient passer pour le Seigneur. D’autres annonçaient la fin prochaine du monde et se dressaient en juges de leur temps. D’autres encore ne craignaient pas de prêcher la haine de la croix. Mais nous ne savons pas jusqu’à quelle profondeur allait cette hostilité, dans quelle mesure l’époque était près ou loin de l’abîme, et comme les tentations et les dangers sont souvent les plus forts là où la foi est forte – parce que l’Adversaire hait le plus violemment les disciples du Christ – nous pouvons considérer tous les dangers du siècle, si sérieux qu’ils fussent, comme le signe qu’une foi puissante, une image claire de l’ordre qui unit les peuples et les puissants, était également vivante chez les hommes. Le royaume de Dieu était proche, mais également le royaume de l’Adversaire : l’histoire, en tant que lutte des deux royaumes entre lesquels se livre le combat de l’homme, se déroulait dans toute sa force et son sérieux terrible parmi l’anxiété des âmes pieuses. Le salut pouvait à chaque instant être acquis ou perdu, mais l’empreinte du monde dans lequel le pape et l’empereur s’opposaient l’un à l’autre sous le signe du Christ, et souvent dans une hostilité violente, montrait cependant avec netteté que ce monde était tourné vers le salut et le réclamait avec nostalgie.

La gloire des croisés, gloire terrestre qui devait se transformer en gloire éternelle, l’image du chevalier du Christ qui, en un hardi combat, pénétrait jusqu’au royaume du Seigneur, remuait les esprits des hommes ; mais la voix douce de Dame Pauvreté en entraînait plus d’un loin de cette gloire, vers une vie cachée. Gloire et pauvreté luttèrent l’une contre l’autre dans l’âme du saint d’Assise, jusqu’à ce que Dame Pauvreté remportât la victoire et donnât à son disciple une gloire plus haute que celle que l’épée et la foi des chevaliers pouvaient conquérir.

Lorsque François d’Assise naquit (1182), la puissance de Frédéric Barberousse avait atteint sa plus belle apogée d’automne après des combats amers et des vicissitudes terribles. L’empereur avait modéré ses prétentions en Italie, conclu la paix avec le pape Alexandre III qui l’avait enfin reconnu. Frédéric avait mis au ban de l’Empire et exilé son adversaire le plus dangereux Henri le Lion, et, par là, fondé aussi une nouvelle paix en Allemagne. Il se disposait à mettre fin au combat avec les villes lombardes. La volonté puissante du Hohenstaufen se courbait devant les limites que lui posait la réalité, mais l’empereur ne le faisait toutefois que dans l’intention de poursuivre à l’intérieur de ces limites des plans nouveaux plus hardis, et d’acquérir pourtant, avec le royaume de Sicile, la prédominance sur l’Italie. Les projets de l’empereur tournoyaient d’un vol paisible au-dessus du pays tandis que, après la mort d’Alexandre III, le pape Lucius II, qui, en lutte contre les Romains, avait même été chassé de la Ville éternelle, reprenait l’ancien combat d’abord timidement et avec prudence, mais bientôt cherchait à contrecarrer toujours plus résolument les intentions de l’empereur.

Du château qui se dressait au-dessus d’Assise, Conrad de Urslingen, parent de Barberousse qui l’avait élevé au rang de duc de Spolète, dominait le pays. Dans l’attente de décisions futures, le duc cherchait à renforcer la puissance de son maître. Ainsi combattant, le monde continuait à avancer sur sa voie difficile, alors que, parmi les tempêtes de l’histoire, les hommes pieux appelaient de tout leur cœur la paix qui n’est pas celle que donne le monde.

Pax et bonum : telle était la promesse d’un inconnu qui parcourait les rues d’Assise, et lorsqu’un fils naquit au marchand drapier Pietro Bernardone, un pèlerin frappa à la porte et demanda à voir le petit garçon. Le père était parti en France pour ses affaires, mais la mère permit qu’on lui présentât l’enfant. L’étranger le prit dans ses bras : « Aujourd’hui, dit-il, deux enfants sont nés dans cette rue et l’un d’eux, ce garçon que voici, deviendra l’un des hommes les meilleurs de ce monde, alors que l’autre deviendra l’un des pires. »

Qui était l’autre ? Nous ne pouvons pas répondre, mais cette tradition illumine comme un éclair l’ordre du royaume de grâce, beaucoup plus profond que l’ordre de la terre. Le pèlerin pressentait le futur saint et il savait qu’en même temps que le saint, son adversaire pénètre dans le monde. Et de nouveau nous voudrions demander : la provocation se produit-elle la première ? ou bien le saint est-il un provocateur au royaume du Mauvais ? Mais le pire que le Mauvais puisse faire est pourtant de provoquer le salut, ou bien de pousser le saint à une telle pureté que son rayonnement surpasse le faux éclat du Mauvais et devienne une lumière pour le monde entier. Et par cette coopération mystérieuse de la puissance adverse et de la sainteté, l’histoire est remuée à des profondeurs insondables. En elle des forces affluent, venues de là, qui transforment l’existence et l’effort des hommes et qui montent sans arrêt jusqu’à ce que les têtes couronnées, elles aussi, soient transformées par elles, que de nouvelles promesses brillent au-dessus des peuples, que de nouveaux dangers les aveuglent. Le royaume de la grâce dans son combat et les évènements terrestres sont indissolublement unis. L’espoir est fondé, inébranlable, que la sainteté s’oppose au Mauvais qui apparaît dans le temps et que, contre sa volonté, le Mauvais accroisse le salut.

La mère fit baptiser l’enfant sous le nom de Jean, mais lorsque le père revint, il le nomma François par amour pour la France. Cet amour devait un jour faire partie du mince héritage que le fils accepta du père. Souvent, dans les instants de sa joie et de sa ferveur les plus hautes, il parlait français. La France lui devint chère parce qu’elle était le pays où le Saint-Sacrement était spécialement honoré. Mais la tradition peut à peine le rejoindre en ses années de jeunesse. Le jeune homme surgit en plein milieu de sa vie engagée dans l’histoire.

Barberousse avait conquis la gloire et la mort du croisé. Comme roi de Sicile, Henri VI parvint en peu d’années au sommet du pouvoir où déjà il eut le pressentiment du danger qui menaçait celui-ci. Le mourant limita les prétentions presque démesurées qu’il avait nourries. Dès que la nouvelle se fut répandue à travers le pays que le jeune empereur avait été chercher la mort dans les marais de Messine, ceux qu’il avait dominés se soulevèrent. En même temps, la pleine lumière de l’heure paraissait tomber sur le trône pontifical auquel venait d’accéder Innocent III, comte de Segni. Une vue très pénétrante sur la caducité des choses terrestres et l’abaissement de l’homme dû au péché ne paralysaient pas son vigoureux tempérament de chef et son ardente noblesse d’esprit. Selon les paroles du pape, la puissance de l’empereur Henri VI avait passé, impétueuse « comme une tempête du nord ».

Innocent III était décidé à lutter pour donner un lustre incomparable au siège apostolique dans ce monde de péché et de mort. Lorsqu’il appela devant lui le duc de Spolète, les habitants d’Assise attaquèrent le château-fort. Ils dressèrent en hâte un mur de défense contre leurs futurs oppresseurs et abattirent les tours détestées que la noblesse de la ville avait élevées entre les maisons. Mais les seigneurs firent alliance avec Pérouse, la ville voisine. Entre les deux cités, près du pont Saint-Jean, la puissance militaire d’Assise fut abattue. Parmi les prisonniers que l’on faisait monter à Pérouse se trouvait aussi François, fils de Bernardone (1202). Il fut placé par les vainqueurs parmi les chevaliers prisonniers. Dans la prison, sa bonne humeur excitait le mécontentement de ses compagnons. La certitude de la gloire future le remplissait : « On m’honorera un jour dans le monde entier », répondit-il à l’un de ceux qui le blâmaient. Seul il sut apporter une consolation à l’un de ses compagnons de prison que la longue détention rendait amer.

La captivité, dont François revint au bout d’un an, n’avait pas supprimé sa joie de vivre. La maladie le remplit de tristesse pour la première fois. Lorsque, convalescent, il sortit de nouveau des murs d’Assise appuyé sur son bâton, il n’éprouva plus la joie accoutumée au spectacle de la vaste vallée lumineuse et des vignobles ; mais il n’aurait pas su dire ce qui avait transformé son âme. Il commença à ressentir une nostalgie inapaisée. Ses compagnons, de joyeux festins, l’arrachèrent à cette mélancolie. Souvent Dame Pauvreté l’abordait dans la rue avec la voix d’un mendiant et il exauçait volontiers ses prières. Mais une fois qu’il était dans le magasin entre les ballots de drap, il repoussa un mendiant : « S’il t’avait imploré au nom d’un comte ou d’un baron, lui dit une voix en lui-même, tu lui aurais certainement donné ce qu’il réclamait. » Or le mendiant n’avait-il pas formulé sa demande au nom du Christ, le Roi invisible du monde qui veut être nourri avec ceux qui ont faim, hébergé avec les sans-abri ?

François avait soif d’une grande vie, d’un nom brillant, d’une action glorieuse dans le temps. Innocent III avait assumé la tutelle du fils d’Henri VI, Frédéric. En Apulie, Gautier de Brienne, chef d’armée du pape, combattait contre Markward von Anweiler, chef d’armée des Hohenstaufen, pour la domination sur la Sicile. Lorsqu’un noble d’Assise s’équipa pour servir dans l’armée de Gautier de Brienne, François décida de partir avec lui, afin de conquérir l’honneur des armes et le titre de chevalier. Il endossa des habits précieux achetés à grands frais, mais ayant rencontré peu avant son départ un pauvre chevalier, la voix qui devait acquérir une telle puissance dans sa vie se fit encore entendre : il donna au pauvre tous les vêtements faits pour l’expédition guerrière et il se mit en route pour Spolète.

En chemin, il aperçut en rêve sa maison remplie d’armes étincelantes, de harnachements, de boucliers et de lances. Surpris, il demanda à qui appartenait ce magnifique appareil guerrier et apprit que lui-même et ses chevaliers en étaient possesseurs. « Je sais que je serai un grand prince », dit-il plein de joie en s’éveillant. Mais à Spolète, alors qu’il venait d’atteindre la grand’route qui menait vers le sud, il entendit dans son demi-sommeil une voix lui demander où il allait si vite. Il répliqua qu’il voulait servir un chevalier d’Apulie pour conquérir la gloire. « François, demanda encore la voix, qui peut accorder davantage, le seigneur ou le valet, le riche ou le pauvre ? » « Le seigneur », répondit François. « Pourquoi abandonnes-tu le seigneur en faveur du valet, et le riche pour le pauvre ? » À cet instant, un revirement irrévocable eut certainement lieu en François. C’est la réalisation véritable de la foi qui était exigée de lui. Derrière la puissance apparente des hommes, il devait reconnaître la puissance du Seigneur, derrière l’apparente splendeur de la terre, la splendeur du royaume de Dieu, afin de vivre et d’agir selon cette connaissance. « Que dois-je faire, Seigneur ? » demanda-t-il. « Retourne dans ton pays. Tu apprendras là ce que tu dois faire. Il te faut comprendre différemment la vision que tu as eue. »

François obéit. Sans aucun doute, il devait craindre la raillerie à son retour, mais il avait reçu le commandement de la puissance absolue à laquelle il n’osait pas s’opposer. De nouveau il fit la fête avec ses compagnons. Une fois que, tard dans la nuit, ils avaient quitté la table après un repas plantureux et qu’il restait un peu en arrière – il tenait encore un petit bâton à la main comme preuve qu’il avait dirigé la fête – la douceur céleste l’envahit soudain. Ses compagnons s’étant retournés vers lui, ils le virent arrêté dans la rue comme s’il rêvait. Ils lui demandèrent en riant s’il songeait à prendre femme. « Oui, répondit-il sérieusement, et, à dire vrai, une femme plus noble, plus belle et plus riche que toutes celles que vous avez jamais vues. » Devant ses yeux se dressait la sainte Pauvreté dans son vêtement gris.

Maintenant la solitude l’appelait. À un ami dont il pouvait croire qu’il le comprenait encore, François confia qu’il avait trouvé un trésor précieux, Plein de joie, l’ami accompagna François. Ils arrivèrent à une grotte. François y entra et pria avec ferveur. De jour en jour il espérait obtenir l’indication promise. La vue des pauvres faisait maintenant son bonheur. Quand il avait dépensé tout son argent, il dénouait sa ceinture ou la courroie de son soulier, ou bien il déposait sa chemise en un endroit solitaire et envoyait le pauvre la chercher. Quand il mangeait seul avec sa mère, il couvrait la table de pains pour des hôtes inconnus. Toujours il était prêt pour la visite de la pauvreté, jamais plus il ne négligerait d’entendre sa voix.

En bas, dans la vallée, habitaient les lépreux dont les hommes avaient peur. François aussi avait évité avec dégoût et horreur la terrible haleine de la maladie. Or un jour qu’il était parti à cheval, peut-être pour les affaires de son père, et qu’il rencontra un lépreux, il sentit que, le Seigneur voulant le prendre à son service, il avait besoin d’un autre courage que celui des chevaliers au service du monde. Il sauta de cheval, donna un baiser au malheureux et lui offrit une pièce d’argent. Bientôt après, il pénétra dans l’hôpital, rassembla les malades autour de lui, leur fit ces présents et donna un baiser à chacun d’eux. La misère et, en outre, l’abaissement le plus répugnant auquel les hommes sont exposés, devinrent pour lui une grâce. Au milieu de ceux que personne n’était capable d’aimer, il pouvait obtenir la victoire de l’amour désintéressé. Ici le Christ était en lui vainqueur. Mais il attendait toujours d’apprendre ce qu’il devait faire. Tandis qu’il priait, le démon le menaça de le rendre difforme. Ainsi François entra dans la grande lutte entre le royaume du Seigneur et l’Ennemi, lutte qui devait lui imposer son exigence impitoyable.

Le trésor de la solitude, qu’il avait trouvé dans la grotte, rayonnait, toujours plus merveilleux. Mais que devait-il faire ? Toute son âme brûlait d’accomplir immédiatement un exploit chevaleresque, un service à l’endroit et dans le temps qui lui étaient assignés. Des armes brillantes lui avaient été montrées ; cependant, l’appel l’avait détourné du chemin de la gloire et déjà il devait sentir que le royaume qui avait fait de lui son valet dispensait d’autres honneurs que ceux auxquels aspiraient les hommes ; qu’il existait une vaillance dirigée contre son propre cœur, une victoire dans l’abaissement, une gloire dans la honte ; que le valet fidèle cherche à obtenir un humble service et l’accomplit avec tout son amour.

Il fit le pèlerinage de Rome et pria sur la tombe de saint Pierre. Lorsqu’il sortit de l’église, il demanda à un mendiant assis sur les marches d’échanger ses vêtements avec lui. Pour la première fois, François pouvait demeurer parmi les mendiants dans le vêtement de la pauvreté et tendre la main comme l’un d’entre eux. Après son retour, priant sans cesse, il apprit qu’il saurait bientôt ce qu’il devait faire. Une joie surabondante l’envahit. Il ne pouvait pas la cacher complètement à ses amis et il leur parla d’exploits qu’il pensait accomplir. Mais depuis longtemps la solitude lui était devenue plus chère que ses anciens compagnons.

Dans la solitude il attendit la voix. Et enfin il sentit l’appel mystérieux près de la petite église Saint-Damien à moitié en ruine, devant les murs d’Assise. Il entra à l’église et s’agenouilla devant l’image du crucifié. Et comme, bouleversé, il levait les yeux vers le Seigneur dont les yeux grands ouverts étaient dirigés vers les hauteurs lointaines du ciel, il entendit le Sauveur lui parler : « François ne vois-tu pas comme ma maison est détruite ? Va donc et reconstruis-la. » Tremblant et étonné il reprit : « Je le ferai avec joie, ô Seigneur. » Son bonheur était si grand qu’il ne put de longtemps se relever. Puis il se mit aussitôt à l’œuvre ; car il comprenait la mission donnée par le Seigneur pour ce lieu et cet instant. Avec respect il s’approcha du prêtre de Saint-Damien, lui tendit de l’argent, le pria d’acheter de l’huile et de faire continuellement brûler une lampe devant le crucifix.

Le Christ avait appelé François. L’appelé sentait qu’il ne pouvait répondre que par sa vie. Le Seigneur lui était devenu si proche qu’il se sentait pressé d’accomplir dans son propre corps les souffrances du Christ. Il chercha à briser par une dure mortification toute résistance de son corps à la vie du Seigneur en lui-même. Il avait assumé une double mission ; il voulait reconstruire l’église en ruine et faire de sa vie un sanctuaire. La douleur que lui causait la souffrance du Seigneur s’empara de lui avec une telle violence qu’il éclatait en plaintes bruyantes dans la rue. Désormais il était tout près du Seigneur. Le Christ l’avait libéré du terrain sur lequel s’était précédemment déroulée son existence. Prenant pour point de départ la réalité de la présence divine, François entrait de nouveau dans le monde. Tout ce qu’il fit à l’avenir ne peut être compris que par ce rapport très intime avec le Seigneur, par cette orientation vers le Seigneur qui avait pris François à son service. Le Seigneur avait montré clairement sa volonté à son élu. Il fallait absolument accomplir cette volonté.

Un matin, François fit le signe de croix, chargea du drap sur son cheval et galopa vers la ville de Foligno. Il vendit le drap et le cheval et partit avec le produit de la vente vers l’église Saint-Damien. Avec la vénération pour la fonction sacerdotale qui correspondait à toute sa nature et à sa foi, il baisa la main du pauvre prêtre ; mais c’est en vain qu’il le supplia d’accepter l’argent pour la restauration de l’église : le prêtre craignait le riche Pietro Bernardone. Enfin, il permit au fils de rester près de lui dans son pauvre logement, à côté de la maison de Dieu délabrée. François jeta dans une niche de la fenêtre l’argent qui ne pouvait plus avoir de valeur que dans la mesure où il était utile aux choses saintes.

Lorsque son père l’envoya chercher, il s’enfuit dans une grotte. Là, pleurant et jeûnant, il acquit une nouvelle vaillance. Il franchit la porte de la ville, il supporta tranquillement que les badauds se moquent de lui et lui jettent de la boue, que son père, attiré hors de sa demeure par cette agitation, l’injurie, le frappe et l’enferme dans une chambre. Sa mère lui rendit la liberté pendant que son père était en voyage. Mais alors la séparation, depuis longtemps accomplie au fond de lui-même, devait être réalisée aux yeux de tous. À cause de l’argent détourné, Pietro Bernardone accusa son fils d’abord devant le conseil de la ville, ensuite devant l’évêque : après sa conversion, François ne voulait plus dépendre que de l’évêque. L’accusé rapporta l’argent qui se trouvait toujours dans l’église, puis il se libéra totalement de tout ce qu’il avait reçu et qui pouvait encore constituer un lien. Il entra dans un appartement du palais épiscopal, enleva ses vêtements, réapparut nu sur la place et déposa ses vêtements devant son père : « Désormais je dirai : Notre Père qui êtes aux cieux, et non plus : Mon père Pietro Bernardone. » Son originalité la plus profonde était d’accomplir la parole du Seigneur, et ceci d’une manière si frappante que cette façon d’agir devenait un exemple, une réalisation pour le royaume de Dieu. Par cet acte devant le palais épiscopal d’Assise, il avait réellement fait des premières paroles de la prière du Seigneur une prière selon son esprit. Il avait fait en sorte que ces paroles devinssent dans sa vie une puissance qui la transforme et qui l’oblige de façon visible. Désormais, François était confié à la charité qui prenait pitié de lui. Ému, l’évêque l’enveloppa dans son manteau.

Il était libre, c’est-à-dire qu’il n’appartenait plus qu’à son Seigneur. Sur l’ordre de l’évêque, on apporta au jeune homme le manteau d’un paysan. Avec un morceau de chaux, François dessina une croix sur le tissu grossier et l’endossa. Son allégresse était si grande qu’elle le poussa hors de la ville. Il parcourut la forêt en chantant. Lorsque des brigands sortirent du fourré et lui demandèrent qui il était, il répondit : « Je suis le héraut du grand Roi. » Car maintenant le commandement du Christ était devenu vérité en lui. Ils se moquèrent de ce héraut-paysan et le jetèrent dans une fosse profonde remplie de neige. Mais il réussit à en sortir et continua son chemin en chantant. La sainte joie de son cœur demeurait aussi ardente.

Dans un cloître, il servit à la cuisine sans recevoir même le strict nécessaire. Un ami de Gubbio lui donna un vêtement. Il vécut avec les lépreux, lava et soigna les corps déformés. Puis il recommença à restaurer l’église Saint-Damien. « Il ne veut pas, dit l’ancienne biographie de Thomas de Celano, faire de la maison de Dieu un nouvel édifice, mais il rétablit l’ancien qui était en ruine, il restaure l’antique et vénérable maison. Il n’enlève pas les fondations, mais il continue à bâtir sur elles et par là, bien qu’inconsciemment, il maintient toujours le privilège du Christ ; car personne ne peut poser une autre fondation que celle qui est posée, c’est-à-dire Jésus-Christ. » Telle était donc sa mission : rénover de l’intérieur, dans l’obéissance et le respect, remplir la forme donnée avec l’ardeur de son cœur et sa disponibilité à servir, et, par là, la consolider et la maintenir.

La soumission était le secret de sa force. Alors que la fierté des hérétiques se séparait de l’Église et cherchait le renouvellement dans le nouveau, François rénovait dans le Seigneur par la vertu de son humble vie. Il devait construire en tant que mendiant. Il n’avait que l’ardeur de sa parole passionnée, de sa foi ardente ; c’est ainsi qu’il mendia des pierres ou un peu d’argent pour acheter des pierres. Il apportait les pierres sur ses faibles épaules, dans la joie de son action. Le prêtre charitable de Saint-Damien chercha tout au moins à l’aider en lui donnant des mets fortifiants. François le remercia de sa pitié, mais il n’accepta pas ce don. Il se présentait aux portes avec une écuelle et mendiait sa nourriture. Il devait surmonter le dégoût que lui inspirait le mélange dans son plat, comme il avait surmonté le dégoût devant les lépreux. Mais tout ce qui était noble en lui, une réceptivité particulière aux douleurs, un frisson devant tout ce qui était trouble et impur, devaient être pour lui le début d’un ennoblissement mystérieux et plus haut. Toute victoire sur lui-même faisait une place plus grande dans son âme à la vie du Seigneur qui devait être plus puissante que sa propre vie. Tandis que la vieille église vénérable ressuscitait sous ses faibles mains, le Christ ressuscitait en lui.

Par vénération pour saint Pierre, François restaura une église dédiée à cet apôtre, un peu plus éloignée de la ville. Puis il fut vivement attiré par une chapelle champêtre en ruine située en bas dans la vallée, loin derrière l’hôpital. Elle se nommait Portioncule, c’est-à-dire « Petite portion », ou encore Sainte-Marie-des-Anges ; elle avait été érigée voici très longtemps, disait-on, par des pèlerins revenant de Terre sainte. On racontait que les anges aimaient ce lieu et étaient parfois apparus là aux hommes. Mais le mauvais état de l’ancien sanctuaire fit pitié à François. Il décida d’y habiter en ermite et de reconstruire en l’honneur de la Vierge les murs croulants. Ce fut pour lui une joie lorsque, le jour du saint apôtre Matthias, 24 février, la messe fut de nouveau célébrée en un endroit digne.

Ce lieu et ce jour furent pour lui décisifs. Presque avec la même force que la voix du Seigneur à Saint-Damien, les paroles de l’évangile que le prêtre lisait à haute voix le prirent tout entier. C’était le message du Seigneur aux apôtres : « N’ayez ni or ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures, ni un sac pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton 1. » Après la messe, François se fit expliquer ces paroles par le prêtre. Aussitôt il enleva le sac, le bâton, la ceinture de cuir et les souliers que, vivant en ermite, il avait jusqu’alors portés. La parole qu’il avait entendue détermina aussitôt sa conduite : « C’est là ce que je veux, dit-il d’un ton joyeux, c’est là ce que je cherche, c’est ce que je désire faire du plus profond de mon cœur. » L’accomplissement de la parole lui importait plus que tout. Il était maintenant éclairé sur la mission qu’il avait reçue à Saint-Damien : partir, prêcher et dire que le royaume des cieux est proche. Il avait également appris quelle salutation il devait prononcer : « Quand vous entrerez dans une maison, saluez-la et dites : Que la paix soit sur cette maison. » En plus du travail concernant l’Église visible et invisible, les maisons de Dieu en ruine et le sanctuaire intérieur de sa vie, il avait reçu avec un bonheur indescriptible sa mission envers le monde. Il avait été élu chevalier, mais dans le sens de l’Ordre du Christ. La voix de Dieu l’avait guidé ; des mendiants et des lépreux, messagers de Dame Pauvreté, avaient merveilleusement participé à la voie de sa grâce.

Il se fit un manteau en forme de croix « afin d’écarter de lui tous les phantasmes du démon ». Il choisit l’étoffe la plus rude pour crucifier la chair dont les vices et les péchés l’avaient tant fait souffrir et le feraient souffrir toute sa vie. Au lieu d’une lanière de cuir, il ceignit une corde. Puis il alla sur les places de la ville et annonça la parole. Il commençait par sa bénédiction : « Que le Seigneur vous donne la paix. » Son discours était simple et puissant, rempli de l’ardeur de la vérité qui vivait en lui. Il racontait volontiers une parabole en termes simples. S’il ne se sentait plus porté par l’esprit, il se taisait. La joie intarissable de sa mission, de la certitude, brillait sur son visage.

Le premier qui le suivit fut un homme de mentalité « pieuse et simple ». Bientôt un marchand, Bernard de Quintavalle, l’invita dans sa maison. Pendant la nuit, le marchand demanda à son hôte un conseil dans une affaire qui devait depuis longtemps déjà peser sur son cœur : « Quand un homme a reçu de son maître une possession vaste ou petite qu’il a gardée pendant de longues années, mais ne veut pas conserver davantage, que doit-il en faire pour agir au mieux ? » François répliqua qu’il devait rendre cette possession au seigneur dont il l’avait reçue. Bernard avait sans doute attendu cette réponse. Il déposa tous ses biens temporels dans les mains de son hôte afin qu’il les distribue pour l’amour de Jésus.

Mais François n’osa pas décider de la manière dont il faudrait le faire. Ils résolurent d’aller à l’église et de le demander à Dieu. C’est ainsi que, de bon matin, ils quittèrent la haute maison somptueuse dont Bernard de Quintavalle s’était dépouillé et se rendirent à l’église Saint-Nicolas. Pierre de Catane, le pieux chargé d’affaires du chapitre de la cathédrale Saint-Rufin, se joignit à eux. Après qu’ils eurent prié, François alla vers l’autel, prit le livre saint, l’ouvrit à genoux et lut ces paroles : « Si tu veux être parfait, va, vends tous tes biens, donne-les aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. » François ouvrit le livre une seconde fois et trouva cette exhortation : « Ne portez rien sur vous pour la route. » Il interrogea l’Écriture pour la troisième fois et reçut cette réponse : « Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » « Frères, s’écria François tout heureux, telles seront la vie et la Règle pour nous et pour tous ceux qui voudront s’associer à notre communauté. Allez donc et faites selon ce que vous avez entendu ! »

Les trois hommes se dirigèrent vers la place devant l’église Saint-Georges. Là, Bernard distribua son bien. Parmi ceux qui se pressaient autour de lui se trouvait aussi Sylvestre, prêtre. Il prétendit qu’il avait reçu trop peu d’argent en payement des pierres qu’il avait laissées à François pour la restauration de l’église Saint-Damien. François fit tomber dans ses mains l’argent du sac de Bernard et, suivant son tempérament ardent, il fit de même une seconde fois : « Es-tu suffisamment payé maintenant ? » demanda-t-il. Le prêtre partit, mais l’argent lui brûla les mains. Il était parvenu dans le domaine d’un feu qui le transformait irrésistiblement. Il fit pénitence et se joignit bientôt à la troupe des pieux mendiants. De même, Pierre de Catane se dépouilla de son bien et demanda à François la permission de le suivre. C’est ainsi que le feu se propageait. Les pénitents se construisirent à côté de Sainte-Marie-des-Anges une cabane de branches et d’argile. Dans une forêt proche, un jeune homme, Gilles, qui, ce matin-là, avait quitté les siens, se jeta aux pieds de François. Celui-ci regarda Gilles en face – il était calme et pieux, créé comme pour être le miroir de la lumière éternelle – et conduisit ensuite l’adolescent vers les frères : « Le Seigneur notre Dieu nous a envoyé un nouveau et bon frère. »

Au temps de sa conversion, Sylvestre vit en rêve une énorme croix qui sortait de la bouche de François. De son sommet, la croix touchait le ciel ; la poutre transversale allait d’une extrémité du monde à l’autre. La promesse d’une action immense brillait au-dessus de la troupe des mendiants. François devenait parole et de sa bouche sortait la croix qui embrassait le monde et l’unissait au ciel.

Pendant que, à côté de la petite église Sainte-Marie-des-Anges, au pied de la ville d’Assise, les frères vivaient et servaient dans le bonheur à nul autre semblable de leur communauté, la grande histoire se poursuivait à l’extérieur. L’Allemagne s’était divisée entre les partisans de la maison des Guelfes et les partisans des Staufen. Longtemps le pape Innocent hésita avant de choisir entre les rois Othon IV et Philippe de Souabe. Il se décida enfin pour le Guelfe Othon. Les croisés prirent d’assaut et ravagèrent Byzance. La cause d’Othon connut le succès, puis l’échec, et la puissance de Philippe grandit de telle sorte que le pape se vit contraint de se réconcilier avec lui et de lui promettre la couronne impériale. Mais Philippe fut assassiné à Bamberg et de nouveau le pape dut changer de parti. Avant qu’il fût trop tard, il chercha encore à obtenir d’Othon des concessions, tandis qu’en la personne de Frédéric, fils d’Henri VI, un chef grandissait pour la cause des Staufen sous la protection du pape. Naguère, François avait brûlé du désir de se distinguer dans le combat sans fin entre les puissances, mais la voix de la grâce l’avait appelé dans la solitude, loin du théâtre des combats. Elle avait réussi à lui faire déposer les armes pour rechercher un honneur qui n’était pas de ce monde.

Et cependant il était avec les siens sur la route de l’histoire. Car au centre de l’histoire se dresse le Seigneur, sa plus grande puissance, et en s’approchant du Seigneur, en acceptant dans la souffrance son commandement et sa vie, en allumant chez d’autres la flamme de cette vie, François était appelé à une action incomparable dans l’histoire. À partir de ce centre, lui et les siens, en qui vivait puissamment l’image du fondateur, devaient pénétrer dans l’histoire. Ils devaient se répandre parmi les peuples et rencontrer aussi un jour les puissants sur leurs cimes solitaires assombries par les soucis et les tentations, afin de leur porter la parole et le commandement du Christ, grâce à la force de leur vie sacrifiée. Et même si une petite partie seulement de la force qui s’était éveillée en François atteignait les puissants, ils n’en seraient pas moins bouleversés. Un feu s’était allumé en terre d’Ombrie, dont les hommes ne soupçonnaient pas la violence et qu’ils ne pouvaient maîtriser. Partout où il brûlait, place était faite pour l’imitation du Seigneur : il pénétrait profondément dans les régions de l’esprit et purifiait le miroir de la connaissance, afin que celui-ci pût recevoir dans sa pureté l’image du monde, la vérité. Immense était la puissance future de la troupe mendiante, mais le caractère de cette puissance reposait sur l’obéissance absolue, sur ce fait que le fondateur de la petite communauté s’était approché du Seigneur et Juge de l’histoire comme personne sans doute ne s’en était approché depuis les jours des apôtres, si près que peut-être personne jusqu’ici ne s’en est approché davantage.

La détresse la plus profonde de l’époque et des hommes était cachée : ils dépendaient du Seigneur et étaient amèrement déçus de cette dépendance. Seuls les mendiants qui portaient le Christ dans leur cœur pouvaient y répondre. Ils l’éprouvaient beaucoup plus fortement que les puissants, soumis à la loi de leurs fonctions. Ainsi, les mendiants avançaient d’un pas imperceptible vers les années futures, conduits par la grâce et pénétrés de saintes intuitions, porteurs du royaume de Dieu qui est constamment proche, constamment aussi en lutte contre ses ennemis pendant toute la durée de l’histoire : c’est la vie et la victoire du Seigneur dans les siens, souvent cachée sous l’abaissement, et ceux dont elle est l’unique bien la porteront le plus sûrement à travers les luttes de la terre.

 

 

 

2. FORMA VITÆ

 

 

La fondation du Christ demeure pure dans la temporalité. Souvent les hommes ne peuvent pas l’atteindre, mais sa lumière, sa force n’a pas été brisée, bien qu’elle soit entrée dans l’histoire et pénètre celle-ci. La vie du Christ dure toujours et les hommes peuvent se donner à cette vie et être purifiés par sa grâce pour la gloire de Dieu. Elle est restée absolue et ne s’est pas accommodée aux lois de la terre. Dans une incompréhensibilité merveilleuse, accessible et inaccessible, entourée de luttes et cependant dans une quiétude invulnérable, la fondation du Christ demeure, et sa vie qui est la voie et la vérité. Les fondations des hommes et même celles des saints se sont réalisées en coopération avec le monde environnant et le commandement de l’heure. À un degré plus ou moins grand, elles ont pris la couleur de la terre, bien que la pureté reçue du Seigneur rayonne à travers cette couleur. Toute œuvre humaine a été infléchie, même quand c’était une œuvre de grâce. L’œuvre du Christ peut bien être faussée et mal comprise par les hommes, mais elle ne peut pas être infléchie, ce qui est pur par essence ne peut pas subir d’atteinte. C’est la lumière elle-même en vertu de laquelle l’action humaine peut se transformer en lumière.

Le saint d’Assise ne voulait à la place où il était – comme le Seigneur l’avait fait au lieu le plus sublime – ne donner absolument rien d’autre que sa vie, que la forme vécue de son existence qui, pour la gloire de Dieu, devait former l’existence d’autres hommes. Ce qu’il lègue ne réside pas dans la parole, mais dans sa façon d’être et d’agir. Dans la proximité du Seigneur que le saint d’Assise a atteinte, la parole écrite, voire le livre, ne pouvait pas avoir de signification : la parole était précisément la vie, l’action, l’existence. C’était le flot d’eau vive jailli d’un cœur puissant. Une telle parole a une présence mystérieuse presque affranchie des moyens extérieurs de la répéter et de la transmettre. Il y a là la forme d’un être, d’une vie, réalisée dans la vérité, et, à son tour, elle agit et pose aux hommes ses exigences. À l’arrière-plan de tout ce qui est rapporté d’elle demeure un mode d’être et de vivre indestructible, inépuisable, et c’est en cela seulement que réside le véritable héritage, la force pure et sacrée qui est entrée dans l’histoire. L’existence du Rédempteur est une présence visible dans le Sacrement. À la place où il était, le saint d’Assise a donné un exemple qui agit, certes, par sa fondation et sa Règle, mais dont le feu est trop puissant pour pouvoir être enfermé en elles. Tout ce qui est transmis de lui recèle et fait pressentir quelque chose de plus grand et d’insaisissable : sa sainte personne, l’ensemble de sa vie et de son être.

La Règle de son Ordre était et demeure, au fond, lui-même : la forme de sa vie devait imposer des devoirs au-delà de toutes les paroles. Peut-être que, dans la ferveur de la communauté avec leur père spirituel, les premiers frères n’auraient eu nullement besoin de Règle. François vivait avec eux dans la pauvre cabane de la Portioncule et un peu plus loin encore à Rivo Torto, dans la grange au bord de la rivière où François avait écrit à la craie sur le bois les noms des frères, afin que chacun trouve sa place sans déranger l’autre. Les frères voyaient le fondateur de leur communauté au milieu d’eux et imitaient sa vie. C’est pourquoi François aimait frère Jean le simple, paysan d’un village près d’Assise, parce que Jean l’imitait sans rien demander. Le paysan abandonna sa charrue dans son champ lorsque François passa. Il abandonna son héritage – un bœuf – aux membres de sa famille, suivit François et répéta chacun de ses gestes et de ses actes. Quand François élevait les mains vers le ciel, Jean les élevait aussi : quand François soupirait et pleurait, Jean soupirait et pleurait. Lorsque François lui demanda pourquoi il agissait ainsi, son disciple lui répondit : « J’ai promis de faire tout ce que tu fais. Il serait dangereux pour moi de l’omettre. » Cette parole sur le danger qu’il y aurait à négliger même la moindre des choses que faisait François doit être prise très au sérieux : elle renferme le mystère de la sainte pureté. Sans doute, par de douces paroles, François empêcha-t-il le frère d’agir avec cet abandon total, mais il le citait en exemple. Après la mort prématurée du disciple. François le nommait « saint Jean ».

Parce que sa véritable action était sa vie même, François tendait avec une rigueur presque effrayante envers lui-même à la suprême harmonie entre son être et sa vie, l’intérieur et l’extérieur, à une sincérité qui le consumait. Tout ce qui était visible dans sa manière de vivre devait correspondre de la façon la plus exacte à son état intérieur. Partout où l’extérieur n’aurait pas correspondu à l’intérieur, partout où la vie serait restée en arrière de l’exigence, François aurait eu le sentiment d’une souillure horrible, d’un mensonge public. Sa loi était sa vie, son mode d’être intérieur devenu visible.

Il ne donnait des commandements qu’en les exécutant. C’est pourquoi il pria le frère qui cousait un morceau de peau à l’intérieur de la coule du saint, afin de protéger une partie malade de son corps, de coudre aussi extérieurement une pièce correspondante. Lorsque, au temps de la maladie, François permit qu’on lui préparât son repas avec du lard, il l’avoua publiquement pour qu’on ne lui attribue pas un ascétisme qu’il n’observait pas. Ayant rencontré l’abbé du monastère de Saint-Justin de l’Arno et lui ayant promis de prier pour lui, François s’arrêta sur la route pour prier dès que l’abbé se fut éloigné. « Attends un peu, frère, dit-il à son compagnon, car je veux tenir la promesse que j’ai faite. » Inlassablement il veillait avec la plus grande rigueur à ce que la parole et son accomplissement demeurassent un. Il se savait responsable de lui-même et des siens pour l’éternité : « Car j’ai pris cet engagement envers le Seigneur et les frères : si l’un des frères devait succomber à cause du mauvais exemple que je lui aurais donné, je devrais répondre pour lui devant le Seigneur. »

La première Règle que le pape Innocent III confirma oralement au saint, en 1209, consistait sans doute pour l’essentiel en textes de la Sainte Écriture. Elle n’a pas été conservée. Au commencement de la deuxième Règle se trouvent les quatre textes des évangiles sur lesquels est fondée l’exigence de l’imitation absolue : « Les frères doivent vivre dans l’obéissance, sans propriété et dans la chasteté. – La Règle de vie de ces frères, c’est qu’ils vivent dans l’obéissance, dans la chasteté et sans propriété, et qu’ils suivent ainsi l’enseignement et l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui a dit : “Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi 2.” Et encore : “Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se renonce lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive 3.” De même : “Si quelqu’un veut venir à moi et ne hait pas son père, sa mère, son épouse, et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, et même son âme, il ne peut pas être mon disciple 4.” Enfin : “Quiconque aura quitté maison, frères ou sœurs, père ou mère, épouse ou enfants, ou champs à cause de mon nom, possédera le centuple et la vie éternelle 5.” »

Ce sont là des paroles qui ont été lues et répétées d’innombrables fois, mais François les a prises au sérieux comme très peu d’hommes l’ont fait. Il ne voulait et ne pouvait les écarter. Elles devaient devenir réalité dans son cœur, ses actes et ses paroles. Il n’aurait peut-être plus pu vivre s’il ne leur avait pas obéi absolument. Dans l’accomplissement de ces paroles était pour lui l’unique possibilité d’être, et aussi, c’était comme si le Sauveur, dans toute la majesté de sa divinité, avait adressé spécialement ces paroles à son pauvre disciple d’Assise. L’évangile était pour François parfaitement nouveau. La longue accoutumance de l’humanité à l’exigence impitoyable de son Juge ne protégeait pas François. Il avait pénétré dans le domaine du feu apporté sur la terre. François était élu pour commencer à réaliser la parole divine.

Mais il s’y décida dans l’humilité et le respect les plus profonds. Il avait une telle révérence pour le nom du Seigneur que, s’il trouvait quelque écrit dans la rue ou la maison, il le gardait avec respect et le plaçait en un lieu saint : « Il craignait en effet que le nom du Seigneur n’y fût écrit, ou un mot qui se rapportât à lui. » Il reportait même ce respect sur les écrits des païens parce que, comme il le disait à un frère étonné, « ils renferment les lettres dont on peut composer le nom glorieux du Seigneur, notre Dieu ».

Dans sa résolution de l’imiter, il était parfaitement simple, devenu « simple » au sens le plus noble de ce terme. En toutes choses, devant toute possibilité, il avait l’unique et même Seigneur. Le désaccord entre la gloire terrestre et la gloire céleste, dont il avait souffert dans sa prime jeunesse, ne l’affligeait plus depuis que le Seigneur lui avait parlé. Fixant les yeux à terre, il avait, comme ses frères, élevé ses pensées vers le ciel : la pureté de cœur était tellement devenue son bien propre et celui de ses frères « qu’ils ignoraient totalement la division du cœur ». C’était aussi cette pureté d’intention qui conférait à ses paroles force et assurance : « Bien qu’auparavant il n’y eût pas réfléchi, il savait dire des choses merveilleuses. »

La vérité vivait en lui : « C’était sa grandeur que la puissance du Christ habitât en lui. » C’est pourquoi, d’une certaine manière, il était affranchi de la parole. Au temps de la maladie, lorsqu’il souffrait de terribles douleurs, un frère lui dit : « Père, tu as toujours cherché refuge dans l’Écriture sainte, toujours elle t’a procuré un soulagement. Je t’en prie, fais-toi lire maintenant aussi un passage des prophètes, peut-être ton esprit deviendra-t-il joyeux dans le Seigneur. » Mais le saint refusa : « Il est bon de lire les témoignages de la Sainte Écriture, il est bon de rechercher en eux le Seigneur notre Dieu, mais je me suis déjà approprié tant de choses de la Sainte Écriture qu’elles me suffisent absolument pour ma méditation et ma réflexion. Je n’ai pas besoin de plus, mon fils ; je connais le Christ, le Pauvre, le Crucifié. »

Et sans cesse nous voudrions chercher à comprendre les paroles du saint d’Assise avec toute la force que sa vie leur a conférée. Ce n’étaient pas des paroles telles que d’autres les prononçaient : que François connût le Pauvre, le Crucifié, signifiait qu’il était contraint d’imiter le Sauveur dans la pauvreté, qu’il devait subir la crucifixion jusqu’à ce qu’elle devînt visible dans son corps. « Je le connais », signifiait : j’ai perdu mon existence en la lui donnant à partir du moment où je l’ai réellement vu ; il m’a attiré à lui ; ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi.

La substance de la parole, de la vérité, était pour le saint la réalisation. La vérité ne pouvait être qu’objective : en son essence, elle était forme de vie. Il appartenait peut-être à la grande vocation du saint d’Assise de rendre de nouveau manifeste que toute la puissance de la vérité se révèle par la réalisation. Certes, la vérité ne dépend pas de l’agir de l’homme, mais on n’en fait essentiellement l’expérience que par l’homme qui se donne à elle au point que son âme reçoit d’elle son empreinte, que sa vie reçoit d’elle sa forme et qu’il ne peut plus se séparer d’elle sans la blesser. La puissance profonde du monde de la foi, c’était qu’elle pénétrait dans le monde extérieur et se manifestait en lui, que la vérité se servait des éléments terrestres et prenait forme.

La vénération de la vérité visible et présente sous la forme du Sacrement avait en conséquence une importance sacrée pour François et ses frères. Dans les églises, ils cherchaient le Seigneur. La vue d’une église négligée causait au saint la douleur la plus profonde. Il séjournait volontiers avec ses frères « dans des églises pauvres et abandonnées ». Ils voulaient honorer le Seigneur là où peu de personnes l’honorent. « Tandis que je séjournais dans les églises, dit-il encore dans son Testament, le Seigneur me donnait une foi profonde et je disais avec simplicité cette prière : “Nous vous adorons, très saint Seigneur Jésus-Christ, ici et dans toutes les églises qui sont sur toute la terre, et nous vous glorifions parce que vous avez racheté le monde par votre sainte croix.” »

Telle était la prière qu’il enseignait à ses disciples. Si, pendant leurs courses, ils apercevaient une église dans le lointain, ils s’inclinaient « profondément, jusqu’à terre… témoignant leur vénération avec leur corps et leur âme ». C’est à l’Église, dans laquelle le Seigneur entre sous la forme du pain, que s’adressait absolument la mission de saint François, et par l’Église elle s’adressait au monde. Dans son rapport avec l’Église qui continue la vie du Christ dans le temps, François embrassait la création. Comme conséquence de la vénération du sacré visible et invisible, il trouvait la force d’inclure sans exclure : ainsi, il enseignait aux siens à faire l’expérience du monde comme d’un monde dans lequel est l’Église.

Il enseignait par ses actions, par l’exemple. À Greccio il célébra pendant la fête de Noël l’incarnation du Seigneur. Il fit dresser dans la forêt une crèche où l’on amena un bœuf et un âne. On coucha un enfant dans le foin. Les frères et les paysans vinrent en chantant, portant des torches. François prêcha sur la naissance du pauvre Roi. Le jour de Noël, où le Seigneur fit son entrée dans le monde, on devait nourrir les pauvres ; les animaux aussi devaient connaître la joie. S’il avait été donné à François de parler à l’empereur, il lui aurait demandé de faire répandre sur les chemins de la nourriture pour les alouettes le jour de Noël : toute la création devait sentir que le Seigneur était venu, que le salut vivait en elle. C’est dans la présence du Christ qu’avait sa racine l’amour du saint pour le monde, amour qui embrassait tout, qui ne pouvait se perdre au contact des choses parce qu’il était uni au Christ et retournait vers lui avec les créatures et les choses, pour rayonner de nouveau sur les créatures et les choses à partir de lui.

La présence du Seigneur était la grande joie dans la vie de François ; c’est pourquoi il ne se serait pas pardonné de manquer à une seule messe. Debout, sans s’appuyer, il participait avec respect à la célébration du mystère. Que le prêtre tînt dans ses mains le corps du Seigneur l’élevait au-dessus de tous les hommes et même des saints. Souvent François affirma que, s’il rencontrait en même temps un pauvre prêtre et un saint descendu du ciel dans l’éclat de la gloire, il baiserait d’abord les mains du prêtre. « Oh ! prends un instant patience, saint Laurent, dirais-je, car les mains de ce prêtre touchent la Parole de vie et elles possèdent quelque chose qui dépasse tout ce qui est humain. »

Lui dont le regard pénétrant reconnaissait si vite la vocation d’un homme et savait distinguer avec sûreté s’il était appelé ou non à devenir un de ses compagnons, il voyait certainement les insuffisances des prêtres et sans doute avec une souffrance que nous ne pouvons pas soupçonner, mais le pouvoir sacramentel, que François vénérait, ne pouvait être atteint par ces déficiences. Ses frères devaient baiser non seulement les mains des prêtres, mais les sabots de leurs chevaux. Même si les prêtres le persécutaient, assurait-il, c’est près d’eux qu’il chercherait refuge. « Et si je possédais autant de sagesse que Salomon et rencontrais à la ronde dans les presbytères de pauvres petits prêtres, je ne prêcherais pourtant pas sans leur permission. Je craindrai, aimerai et honorerai ceux-ci et tous les autres prêtres comme mes seigneurs, et je ne veux pas considérer leurs péchés, car je vois en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs. »

En raison de leur consécration, comme il le disait expressément, il avait une grande foi, une confiance illimitée dans les prêtres. Sans doute il savait que « le Seigneur nous a appelés pour aider les prêtres romains » : ils avaient besoin d’aide. Mais le service que devaient leur rendre ceux qui étaient appelés à les aider ne pouvait consister à agir en s’opposant à eux. L’aide ne pouvait s’effectuer que dans une vénération inébranlable pour leur fonction et sa puissance. Si cette vénération résistait à toutes les épreuves, l’obligation de la fonction, l’exigence qu’elle posait à l’homme qui la remplissait devait se manifester avec une puissance irréfutable. L’esprit d’opposition aurait provoqué une lutte qui aurait abaissé le prêtre aussi bien que son auxiliaire. Ils se seraient opposés l’un à l’autre comme ceux qui sont engagés dans les luttes terrestres. Mais où le rang était reconnu avec une humilité indéfectible par des hommes proches de la sainteté, l’homme ainsi honoré devait correspondre à son rang, de l’intérieur et avec toute son âme. Il était contraint à vouloir reprendre ce rang. L’heure où les murs chancelaient exigeait de saints prêtres. Ils pouvaient peut-être devenir saints du fait que des saints s’inclinaient devant eux. Le point de départ était la sanctification de sa propre vie. Une vue très profonde de l’époque se dissimulait dans la parole terriblement grave de François : il s’agissait de « convertir les princes de l’Église dans l’humilité et le respect ». Ils avaient besoin de se convertir, mais on ne pouvait attendre la conversion que de la sainte obéissance qui rendait de nouveau visible la puissance de la consécration à ceux qui revêtaient cette fonction, de l’obéissance qui honorait cette puissance dans une telle mesure que ses représentants devaient la réaliser dans leur vie.

Le reproche de l’humilité est muet. Il est inclus dans la vie. Si elle est manifestement sainte, si elle se déroule, ayant pour base la vérité, elle ne peut pas être sans effet dans le royaume de la grâce, elle peut espérer avoir un effet dans le royaume de l’histoire. François voulait être pauvre comme le Rédempteur. Le Seigneur était nu dans la crèche, il suivit son chemin terrestre dans une merveilleuse pauvreté dont on aurait peut-être pu penser que le monde l’aurait appréciée ou tout au moins ne l’aurait pas rendue pénible à celui qui l’assumait. Sans doute, le Sauveur se plaignit une fois de n’avoir pas où reposer sa tête, et cependant sa pauvreté n’était qu’une parfaite liberté. Les biens ne le touchaient pas et ne s’imposaient pas à lui ; ils ne pouvaient pas le tenter.

La pauvreté ne paraissait pas lui être à charge ; c’était comme s’il ne pouvait rien posséder, comme si le Roi du monde s’était dépouillé de toute possibilité d’avoir une possession. La pauvreté du saint d’Assise était une imitation, mais cette imitation était une lutte inouïe. Les hommes, les circonstances ne toléraient pas la pauvreté dans la pureté et la liberté absolues, rayonnantes, qui brillaient devant les yeux du saint. Sans cesse les hommes l’accablaient de dons, lui et les siens : son corps prématurément chancelant, sa fondation, semblaient exiger au moins un avoir extrêmement modeste, et cependant il ne pouvait y avoir pour le saint aucune sincérité sans pauvreté parfaite. La pauvreté était en quelque mesure la base de la vérité elle-même ; c’est seulement tout le temps que François réalisait la pauvreté qu’il était dans la vérité, qu’il suivait réellement la voie de son Seigneur.

C’est ainsi qu’il devait toujours recommencer à être pauvre. Il devait lutter contre l’amour des hommes qui ne voulait pas lui accorder la pauvreté. Il devait tuer dans le cœur de ses disciples la moindre velléité de possession. La pauvreté qu’il avait devant les yeux n’était peut-être accessible que dans la mort, mais ce qui importait essentiellement, c’est que l’imitateur du Christ tendît vers elle à chaque jour et à chaque heure, que, avec une passion sainte, il fût impliqué dans la réalisation de la pauvreté tout le temps de sa vie. Il semblait que ce fût sa tâche de brûler tout le bien qu’on remettait entre ses mains.

« Rends le manteau au frère », dit François à son compagnon lorsque « en raison de sa faiblesse », il portait un petit manteau et rencontra un mendiant qui n’avait pas de manteau. Le bien était prêté, il appartenait en réalité au plus pauvre. La rencontre avec un être plus pauvre que lui était une grâce. Elle permettait un acte d’imitation, un pas vers la pauvreté du Christ. Les frères devaient bâtir leurs cabanes en bois, non en pierre. Ils quittèrent d’un cœur léger la grange de Rivo Torto lorsqu’un paysan parut et y fit entrer son âne. Mais les hommes ne voulaient pas de cette pauvreté. Les habitants d’Assise bâtirent une maison près de la Portioncule pour les frères qui s’étaient réunis en chapitre. Avec quelle douleur le saint dut se rappeler, quand il aperçut la maison, que le Fils de Dieu se plaignait que les renards eussent leur tanière, les oiseaux du ciel leur nid, mais le Fils de Dieu aucun lieu de repos. Une sainte colère s’empara de François. Il monta sur le toit, jeta en bas les tuiles et les poutres et ordonna aux frères de l’aider. Selon les paroles de sa sainte disciple Claire, le cloître devait être « la tour fortifiée de la très haute pauvreté ». La tour, c’était la volonté inébranlable de rejeter les possessions, de brûler les maisons dans lesquelles on voulait que l’ardeur fût prisonnière. À Bologne, François entendit parler de « la maison des frères » et fut pris d’une sainte indignation contre une telle possession. Il fallut que le cardinal d’Ostie prît en charge la maison : les frères ne devaient pas en avoir. Au fond, seul le manteau était nécessaire. Lorsque, sous les yeux des hommes, ou dans les rues de son pèlerinage, l’amour du Seigneur s’emparait de lui, « il se faisait une cellule de son manteau pour ne pas être sans cellule ». Et même il n’eut plus besoin de manteau. François couvrait son visage de son bras. Aux frères qu’il envoya au loin vers l’Allemagne, la Hongrie, la France et l’Espagne, il ordonna de vivre comme des ermites au milieu du monde. « Car où que nous allions, où que nous soyons, nous emportons notre cellule avec nous. Frère Corps est notre cellule et l’âme est en lui comme un ermite, pense à Dieu et lui adresse sa prière. »

Seuls les hommes libres sont véritablement pauvres. Un mendiant qui a la nostalgie des possessions n’est pas plus affranchi d’elles que le riche qui en est possédé. François était si libre qu’il ne supportait pas de mauvaise humeur contre ceux qui étaient richement habillés. Il considérait tranquillement les chevaliers et les nobles dames en parure de fête au château de Montefeltro : « Dieu est aussi leur Seigneur, il peut les appeler quand il voudra et les rendre justes et saints. » Le mystère de l’âme et de sa vie réclamait partout le respect. L’amour des âmes et du royaume auquel elles appartiennent ne lui faisait tolérer aucune limite, aucun jugement. Ainsi François se présentait parmi les chevaliers en témoin de la vérité, témoin qui avait pris la résolution « de vivre non pour lui seul, mais pour tous, déterminé par l’exemple de Celui qui condescendit, étant l’Unique, à mourir pour tous ».

Le jeune comte Roland de Chiusi s’approcha de François : « Père, je voudrais bien m’entretenir avec vous du salut de mon âme. » Mais François le renvoya à la fête : « Va d’abord là-bas et prends part au festin avec tes amis. Ensuite nous parlerons ensemble tranquillement et en paix. » Il attirait les âmes de cette manière, par la force paisible et rayonnante, également répartie, de sa vie selon la vérité, de sa liberté à l’égard des biens et des choses, des intentions et des jugements humains.

Cependant l’argent lui paraissait essentiellement impur. Il punit très rigoureusement un frère qui avait jeté l’argent de l’offrande dans l’embrasure d’une fenêtre de l’église, uniquement parce que le frère avait touché l’argent. Le saint ne tolérait pas que l’on se souciât du lendemain. Ce qui était préparé devait être mangé ou donné le jour même. Le cuisinier n’avait pas l’autorisation de s’occuper du repas du lendemain, ni de mettre les légumes dans l’eau la veille au soir. La prévoyance pouvait lier, devenir un fardeau. La foi du fondateur était inébranlable : Dieu garde, nourrit et conduit au salut ceux qui se recommandent absolument à lui jour après jour. « Jette toutes tes pensées dans le Seigneur et il te nourrira », disait-il à chacun des frères quand il lui imposait l’obéissance. La promesse avait été faite que le lis et les oiseaux du ciel seraient un exemple à ceux qui se savent à l’abri en Dieu, mais cette sécurité ne devait pas se manifester dans les paroles : seulement dans l’attitude et dans la façon d’agir. Ceux qui se souciaient dans l’angoisse ne pouvaient pas atteindre le Christ et sa paix.

Comme François devait souffrir quand il était invité à la table des riches ! Il mendiait son pain aux portes avant d’entrer dans le palais de son hôte, ou bien il cherchait à cacher dans sa coule les mets qui lui étaient offerts, ou encore il répandait sur eux de la cendre en prononçant ces paroles mystérieuses : « Sœur Cendre est chaste. » Il ne se privait pas pour se priver, mais pour parvenir au Christ. Jamais il ne cessa de s’appliquer avec sérieux à se maintenir sur la trace étroite du Seigneur, de se demander ce que le Seigneur aurait fait à sa place, quelles privations il a subies et ce qu’il a souffert. Toute participation à des biens dont le Roi du monde s’était privé librement écartait de lui son disciple.

C’est ainsi que l’exemple sans cesse plus rigoureux formait la vie et le cœur des frères. Une fois qu’ils avaient servi la table un peu plus abondamment, François entra dans la pièce comme un mendiant étranger. Tous le reconnurent, mais ils n’osèrent pas le manifester. Il demanda du pain, s’assit à terre et le mangea. Ceux qui étaient à table ne pouvaient plus porter leur verre à leurs lèvres. Ils se répandirent en larmes et lui demandèrent pardon.

La tentation s’approchait sous le vêtement de la charité. Pierre de Catane, le vicaire du saint, n’avait plus d’aumônes pour les frères qui affluaient à la Portioncule. Il demanda au saint si l’on pouvait garder pour les pauvres un peu de la fortune des novices. « Qu’elle soit loin de nous, très cher frère, répondit François, cette sorte de charité qui fait que l’on commet un péché contre la Règle en faveur de quelqu’un ! » « Que dois-je donc faire ? » demanda le vicaire. « Dépouille l’autel de la Vierge et éloignes-en cette multiple parure ! Crois-moi, elle aimera mieux que nous observions l’évangile de son Fils et dépouillions son autel que de voir son autel paré et son Fils méprisé. » Même la charité ne devait pas transgresser le commandement de la pauvreté ; la pureté du cœur et de la conscience était plus précieuse que la parure de l’autel. Si cette pureté était gardée, l’espoir de la grâce demeurait aussi : « Le Seigneur enverra quelqu’un qui rendra à sa Mère ce qu’elle nous a prêté. » Ainsi, la recherche de la pauvreté devait être une lutte avec toutes les puissances de la terre et, de plus, avec celles du cœur.

Vers la fin de sa vie, un honneur merveilleux fut rendu au saint par sa Dame. Alors qu’il était en route avec son médecin et un frère vers la ville de Sienne où il voulait faire soigner ses yeux malades, trois femmes le rencontrèrent dans la plaine, près du château de Campiglia. Elles étaient semblables de stature, d’âge et d’apparence. Elles s’inclinèrent respectueusement et le saluèrent par ces paroles : « Sois la bienvenue, Dame Pauvreté ! » Une joie indicible le combla. Jamais personne ne lui avait adressé la parole d’une façon qui le rendît aussi heureux. La sainte Pauvreté le nommait de son propre nom. Maintenant il était son égal.

Peut-être le saint a-t-il regardé en face ces trois femmes étranges, mais il racontait volontiers aux frères la parabole du roi qui envoya deux messagers à une reine puissante. Le premier revint et rapporta les paroles de la reine, mais il ne dit rien d’elle. Le second décrivit la souveraine : « En vérité, Seigneur, j’ai vu une femme extrêmement belle ; heureux celui à qui elle appartiendra. » Et le roi dit : « Indigne serviteur, tu as jeté tes yeux impurs sur la reine. » Ensuite il rappela le premier messager et lui demanda si la princesse lui avait plu. Le messager repartit : « Seigneur, il t’appartient de le voir et d’en juger. Ma mission était de te rapporter ses paroles. » Alors le roi prononça cette sentence : « Tu as des yeux chastes et ton corps est encore plus chaste. » François avouait qu’il ne connaissait les traits du visage que de deux femmes : ceux de sainte Claire, de la noble famille des Offreduccio d’Assise, et ceux de la pieuse et noble Romaine Jacqueline de Settesoli.

Émue par la puissance de l’exemple, Claire s’enfuit la nuit de la maison paternelle vers la forêt de la Portioncule. Elle reçut là le vêtement de pénitente, elle courba sa tête sous les ciseaux. Dans une vie sévère, elle devint le modèle des sœurs qui affluaient vers elle, jusqu’à ce que le pape Innocent III lui conférât de ses propres mains le privilège de la pauvreté. De la Romaine que François nommait « frère Jacqueline », il devait accepter pendant ses derniers jours, par un merveilleux mouvement de pitié envers lui-même, les quelques modestes services de charité qu’il souhaitait. On eût dit que sa vie et son exemple ne pouvaient être accomplis s’il n’avait pas accordé à la bonté de la femme de l’assister en ses derniers moments.

Ce n’est pas l’être humain que les sœurs de sainte Claire devaient souhaiter de voir et d’entendre en lui, mais uniquement le messager du Seigneur en qui seulement ce qui ne venait pas de lui-même avait le droit d’exercer un pouvoir. Lorsqu’il se fut enfin laissé déterminer à venir à Saint-Damien pour y prêcher, il sentit sans doute l’attente joyeuse des moniales. Il pria, puis il se fit apporter de la cendre, la répandit en cercle autour de lui, mit le reste sur sa tête – et peut-être avait-il dans l’esprit les paroles qu’il avait coutume de prononcer quand il répandait de la cendre sur ses aliments. Longtemps il demeura en silence dans son cercle de cendre, enfin il se leva, récita le Miserere mei Deus et quitta la salle.

Parfois les frères s’étonnaient que François allât si rarement à Saint-Damien : « Ne croyez pas, leur dit-il, que je n’aime pas parfaitement les sœurs. Car si c’était péché de les aimer dans le Christ, n’aurait-ce pas été une faute plus grande de les unir au Christ ? Mais je vous donne un exemple pour que vous fassiez comme moi. Je ne veux pas que l’un de vous propose spontanément de leur rendre visite ; seulement ceux qui iront de mauvais gré et avec grand mécontentement seront désignés pour les servir. »

Les rapports du saint avec la femme étaient fondés sur le respect le plus profond. La vocation de la femme était d’être pure, car elle devait appartenir au Christ. Parce que la femme était l’élue du Christ, le saint n’osait pas lever les yeux vers elle. Le respect du Roi l’en empêchait. Près de Bevagna, François et son compagnon avaient été hébergés par une pieuse femme et sa fille. Il remercia sans lever les yeux : « Pourquoi n’as-tu pas regardé la pieuse jeune fille qui était suspendue à chaque parole de tes lèvres ? » lui demanda le frère. « Qui ne craindrait de regarder la fiancée du Christ ? » repartit-il. Pour François, le Christ était au centre de la vie. Le Seigneur avait appelé les hommes, tout lui appartenait, il était le témoin de chaque action et lorsque deux personnages se rencontraient, il était en tiers. En tout lieu, à chaque instant, le Christ posait son exigence à la sanctification de la vie. « Et pour montrer que lui, le Seigneur, aime la chasteté, disait François à ses frères, il voulut naître d’une Vierge, observa la virginité, la conseilla, et mourut entouré de personnes vierges. »

Le saint rassembla un jour les frères et leur dit qu’il avait demandé au Seigneur quand il était son serviteur et quand il ne l’était pas, et le Seigneur lui avait répondu : « Sache que tu es en vérité mon serviteur quand tes pensées, tes paroles et tes actions sont saintes ! » Mais François dit ceci à ses frères pour sa confusion, afin qu’ils reconnaissent « à quel point il était défaillant à l’égard de ces commandements et d’autres encore ». L’humilité était son guide. À la fin, il sentit « que, par la vertu de la sainte humilité, il avait été transformé en Jésus-Christ ». L’humilité exigeait l’obéissance absolue. Peut-être peut-on dire que toute l’action, que la grande œuvre du saint était incluse dans l’obéissance. Si une seule vertu devait être mise en évidence comme étant celle qui le caractérise le mieux, il faudrait nommer l’obéissance. Le caractère spécifique, authentiquement franciscain, réside dans le courage de tendre à l’absolu et de le vouloir sans défaillance, nullement en une pensée nouvelle ou un sentiment nouveau, mais dans le fait qu’une vie a été vécue avec le plus extrême sérieux, inspirée par le Christ, dans l’obéissance au Christ, dans l’exigence audacieuse, inouïe, d’être transformé en Jésus-Christ par la voie de l’humble imitation.

À partir du centre, c’est-à-dire du Seigneur, François devait conquérir la création et l’histoire. L’obéissance que le saint enseignait ne devait pas se contenter de faire ce qui était demandé. Elle exigeait l’accomplissement de la pensée, le consentement du cœur, le désir très intime de faire ce qui était ordonné. Car le but était une vie sainte et, au fond, le seul exemple de sainteté avait été donné par le Christ. La transformation ne pouvait se produire que de l’intérieur, par un mouvement du cœur, par une inclination de la volonté à ce qui est ordonné. Le péché seul indiquait la limite ferme de l’obéissance. Comme l’obéissance devait être assumée par rapport au Seigneur, la dignité ou l’indignité du supérieur ne pouvait avoir sur elle aucune influence : « Le subordonné n’a pas à voir l’homme en son supérieur, mais Celui pour l’amour duquel il est subordonné. Or plus le supérieur est méprisable, plus agréable est l’humilité de celui qui obéit. » Celui-ci ne devait pas considérer l’homme qui donnait l’ordre, mais le Christ qui était derrière lui. Il devait perdre sa volonté en l’abandonnant au Christ, et plus la difficulté était grande, plus pur devait être son abandon. L’obéissance était toujours possible devant la face du Christ, c’est sur elle que reposait le caractère inattaquable de la forme de vie. C’était la forme dans laquelle le Christ pouvait vaincre heure après heure dans ses serviteurs : la forme de la victoire du Christ. Là où la volonté de l’homme était brisée, il y avait place pour la volonté du Christ en lui. Et même quand l’indignité ou le manque d’amour commandait, l’amour pouvait répondre en obéissant.

En présence de cette exigence extrême, le saint se plaignait : « Il existe à peine un religieux dans le monde entier qui obéisse parfaitement à son supérieur. » Et lorsque les frères le prièrent de leur dire ce qu’était l’obéissance parfaite, il leur donna un cadavre comme exemple : « Pose-le comme tu voudras, tu verras qu’il ne montre pas de résistance quand on le déplace ; il ne murmure pas lorsqu’on le laisse où il est ; il ne contredit pas quand on l’éloigne. Si on le met sur un trône, il ne dirige pas son regard vers le haut, mais vers le bas. Tel est le religieux véritablement obéissant. Il ne recherche pas pourquoi on le change de place. Plus il est honoré, plus il se considère comme indigne. »

L’obéissance, l’image accomplie de l’obéissance pour ses frères et pour la postérité lui paraissait être d’une valeur plus haute que la direction de l’Ordre. Il n’assuma que quelques années l’office de supérieur, puis il rassembla les frères et leur dit : « Désormais je suis mort pour vous. Mais voyez : ici est frère Pierre de Catane auquel tous, vous et moi, voulons obéir. » Les frères pleurèrent tandis que François s’inclinait devant le supérieur et lui jurait obéissance et respect. « À partir de ce moment, il resta un subordonné jusqu’à sa mort et se montra dans cette situation plus humble qu’aucun de ses frères. » Sans doute il savait qu’une grande puissance sur les hommes lui était donnée. Les hommes sentaient la grâce qui reposait sur lui et s’inclinaient. Aucun supérieur, assurait-il, ne serait craint de ses subordonnés comme lui-même, s’il le voulait, serait craint de ses frères selon la volonté de Dieu. Mais « dans les offices la chute menace, et dans les louanges une chute brutale ». Il cherchait « dans l’humilité à s’accomplir lui-même et à poser ainsi le fondement que le Christ lui avait montré ». C’est ainsi que François choisit un Gardien et lui obéit absolument, même quand le Gardien lui commandait d’agir contrairement au vœu le plus ardent de son cœur, c’est-à-dire au renoncement et à l’abaissement. On raconte qu’une fois, par respect pour « Frère Feu », François ne voulut pas éteindre la flamme qui s’attaquait à ses vêtements. Il fallut appeler le Gardien pour qu’il l’ordonnât au saint. Il était disposé, disait-il, à obéir consciencieusement à tout novice qu’on lui destinerait comme Gardien : « Le subordonné doit voir en son supérieur non un homme, mais Dieu, car il s’est soumis à lui par amour pour Dieu. »

La vie du saint était formée par cet amour. Il offrait à ses frères l’exemple de cette vie comme la puissance formatrice la plus grande et qui traverse les temps. La vie du saint était une loi sous la forme d’une image qui oblige. La communauté des frères fut formée par cette puissance qui les obligeait, du fait que le saint vivait au milieu d’eux et que l’existence de chacun était tendue vers lui. Dans leur effort pour atteindre le modèle donné par le fondateur, ils devenaient un. La Règle ne devait être absolument rien d’autre que « la moelle de l’évangile », que la parole vécue. Elle était la réalisation de la vérité dont le Christ a dit qu’il est lui-même la vérité. Au temps où l’on parlait entre les frères de la confirmation de la Règle, François eut un rêve significatif. Il devait ramasser à terre de petites miettes pour en nourrir ses disciples, mais il craignait que la poussière ne lui tombe des mains. Alors une voix d’en haut lui cria : « François, fais une hostie de toutes ces miettes et présente-la à tous ceux qui ont faim pour qu’ils la mangent. » Il fit ainsi et le matin, tandis qu’il demeurait en prière, il entendit de nouveau une voix : « François, les miettes de la nuit dernière sont des paroles de l’évangile, l’hostie est la Règle... » Tout le mystère de sa fondation était que la Règle fût l’hostie ; que, dans sa vie, il obéît à la parole et que, par la parole, sa vie devînt forme ; qu’il révélât la vie du Christ à ses disciples d’une manière qui les obligeait.

Le Christ lui avait parlé à Saint-Damien et il avait pris François à son service comme un chevalier. Tel est le centre de sa vie. À partir de ce centre, les cercles s’élargissent toujours davantage dans la vie des hommes et du monde. Le service, c’était l’existence à partir de la parole, la résolution de mener une vie dont la force spécifique qui lui permettait de durer était le mystère, et l’éveil d’une communauté qui, à son tour, vivait du mystère. La vocation de l’Ordre était le reflet multiplié de la personne du Christ dans le temps. Seule la plus profonde humilité pouvait essayer de réaliser cette vocation.

Beaucoup d’hommes se sentaient, comme François, au service du Christ, mais le cœur du saint d’Assise savait qu’il avait été appelé d’une manière si intime, si irrésistible, qu’il n’était plus que flamme. François voulait se consumer après que le feu fut venu sur lui. Cette manifestation de la lumière dans le temps et la transmission de la lumière à d’autres capables de la recevoir, ardeur très pure qui consumait toute substance terrestre, était pour lui le bien suprême ; en se donnant à elle, sa vie devenait, contre sa volonté, en un certain sens, une révélation de l’action continuée du Seigneur, une nouvelle action du Christ qui a promis à son Église l’Esprit qui console et éclaire, et aux croyants la force de faire de plus grandes œuvres encore qu’il n’en a fait lui-même pour la glorification du Christ et de sa Rédemption : « Celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais et même de plus grandes 6. »

L’existence de la flamme était pour le saint peut-être plus qu’une fondation bien préparée et articulée, insérée fortement dans la structure temporelle. Il avait à donner ce qui n’a pas d’intermédiaire. Ce qu’il faisait, il le faisait sans réserve. Il ne priait pas comme d’autres, mais « l’homme entier était prière ». Il ne se sentait pas seulement protégé par les anges, il savait qu’il était en leur continuelle présence et enseignait que, devant leur face, rien ne pouvait se faire qui ne puisse être fait aussi devant les hommes. À sa manière, il sortit du bateau comme Pierre lorsqu’il vit le Seigneur sur les vagues. François abandonna tout ce qu’il avait en propre, tout ce qui pouvait assurer son existence extérieure, et même la plus minime attention à son corps. On eût dit qu’il était poussé par l’unique et saint désir de jeter toujours plus d’éléments terrestres dans la flamme que le Christ avait attisée, afin que cette flamme recommence à briller sur le monde. Il précipita ses biens dans le feu, les ballots de drap de son père et son héritage, il abattit les maisons pour entretenir la flamme avec leurs poutres et jeta sur le bûcher tout ce que ses amis enthousiasmés lui donnaient. Enfin, il monta lui-même sur le bûcher pour nourrir la flamme avec son corps. Mais les disciples ne disaient-ils pas aussi du Seigneur, avec un effroi secret : « Il a perdu le sens 7 » ? François était parvenu dans le domaine du « zèle consumant » et avait trouvé le courage de s’y abandonner. C’est de ce centre sacré qu’arrivaient aussi les flots de son amour. Quand il entendait ces mots, « l’amour de Dieu », il entrait en ravissement. Ils étaient la parole magique dans la bouche des mendiants qui l’imploraient. Et comme il n’avait plus rien à donner, entendant ces paroles, il prenait des ciseaux et coupait son vêtement. Il dut éprouver une joie sacrée en voyant son amour se communiquer aux disciples. Les gens les traitaient « de fous » ou « d’ivrognes » lorsqu’ils cheminaient et demandaient un gîte. Dans la nuit froide, ils reposaient sous le porche d’une maison, à côté d’un four éteint, « dans un sommeil vraiment sobre, sans douceur, chauffés uniquement par l’ardeur divine et enveloppés dans la couverture de Dame Pauvreté ». Ils se levaient joyeusement le matin pour aller à l’église. Ils refusaient l’argent. L’image de leur Père saint s’était imprimée en eux. Ils priaient, agissaient et pérégrinaient comme lui, si loin de lui qu’ils fussent. Lorsque deux d’entre eux étaient en péril de mort, l’un cherchait à couvrir l’autre de son corps. Ils s’honoraient l’un l’autre comme « père et seigneur ».

Par charité, François rompait l’ascèse. C’était peut-être le sacrifice le plus pénible qu’il fût capable d’accomplir. C’est ainsi qu’il se leva en même temps qu’un frère qui se plaignait la nuit d’avoir faim. François fit mettre la table et mangea avec l’affamé, afin que celui-ci ne se sentît pas gêné. Avec un autre il alla le matin dans les vignes. Il choisit un cep auquel pendaient de beaux raisins mûrs, ils en cueillirent et en mangèrent ensemble. Au temps des grands froids, François mendia aux riches une fourrure qu’il donna au premier pauvre qu’il rencontra.

Son amour triomphait du mal. Lorsque, dans la solitude du mont Casale, entre la montagne d’Alverne et Assise, des brigands apparurent devant les cavernes des frères dans les rochers et demandèrent du pain, les moines ne savaient pas s’il convenait de donner des aumônes aux brigands. François leur ordonna d’acheter du bon vin et du bon pain et de les porter dans la forêt. Là, les frères devaient appeler les brigands avec ces paroles : « Frères brigands, venez ! Nous sommes les frères et nous vous apportons du bon pain et du bon vin ! » Dès qu’ils viendraient, les moines devraient étendre une nappe par terre, mettre la table et servir leurs invités avec humilité et bonne humeur. Quand les brigands auraient mangé, les frères leur feraient entendre la parole de Dieu et finalement leur demanderaient la promesse de ne tuer personne et de ne faire corporellement de mal à personne. « Si, en effet, vous leur demandez tout d’un seul coup, ils diront non, mais alors ils vous promettront cela en raison de votre humilité et de votre bonté. » Le lendemain, les frères leur présenteraient en récompense du pain, du vin et du fromage. Après le repas, ils demanderaient à leurs invités pourquoi ils souffraient de la faim et ne choisissaient pas plutôt le service du Seigneur, car alors ils recevraient le nécessaire. Il en fut ainsi. Les brigands firent la promesse. Ils apportèrent même du bois aux frères dans leur ermitage. Quelques-uns se confessèrent, firent pénitence et jurèrent de vivre désormais du travail de leurs mains.

Un Gardien qui se moquait des brigands reçut l’ordre de les chercher, de s’agenouiller devant eux et de leur demander pardon à cause de son « impolitesse et de sa cruauté ». Car même l’homme en qui le mal était puissant restait un « frère » aux yeux du saint. Il était la créature de Dieu et réclamait l’amour dans une mesure particulière : lui seul pouvait libérer son âme. Mais celui qui méprisait un pauvre accomplissait, selon l’enseignement du saint, « une injustice envers le Christ ». Toujours François voyait le Seigneur derrière les hommes, il entendait à chacune de ses rencontres la parole du Christ qui demandait et exigeait. Le saint voyait aussi le Seigneur protéger les créatures et les choses. François révérait dans l’agneau l’image du Christ. C’est pourquoi la souffrance patiente des agneaux touchait particulièrement son cœur. Un jour, il trouva dans la marche d’Ancône un agneau parmi des chèvres et des boucs. Il aurait bien voulu le racheter, mais il n’avait à offrir que son vêtement. Alors un marchand qui passait vint à son aide et lui fit présent de l’agneau. Pendant longtemps il garda un agneau à la Portioncule. Il se faisait même accompagner par lui à l’église et se réjouissait quand il mêlait son bêlement au chant des frères. À Rome aussi, dans la maison de Jacqueline de Settesoli, il avait donné un gîte à un agneau.

Il nommait tendrement les alouettes ses « sœurs » parce qu’elles portaient le vêtement modeste de la pauvreté et couraient humblement au bord du chemin en louant le Créateur. Devant sa cellule de la Portioncule, une cigale avait élu domicile sur un figuier. Elle aussi, il l’appelait sa sœur, elle se laissait toucher par lui et lui obéissait quand il lui ordonnait de chanter ou de se taire. Comme il était arrivé jusqu’au Seigneur et, avec lui, jusqu’au centre du monde, les créatures lui obéissaient, car, selon la parole de l’apôtre, le dessein de l’éternelle bonté était de réunir « toutes choses dans le Christ au ciel et sur la terre 8 ». Et comme François, ainsi que le dit saint Bonaventure « était arrivé à un tel degré de pureté que sa chair était dans une harmonie merveilleuse avec l’esprit et l’esprit avec Dieu, il arriva, par un dessein divin, que la créature soumise à son Créateur se soumit étrangement à sa volonté et à son commandement ».

Par le don total au Christ, le monde s’ouvrit. Ce fut précisément au moment où il n’était pas sollicité, alors que sa réponse et ses dons n’étaient pas attendus. Aux frontières de la terre, François embrassait la croix qu’il désirait uniquement et de toute son âme, et maintenant son regard tombait sur les montagnes et les vallées, sur les découpures des rochers et les arbres, sur les oiseaux qui traçaient haut leurs cercles et sur les vers, et tout ce qu’il voyait rayonnait dans la lumière la plus merveilleuse. Ce n’est pas selon les désirs personnels de son cœur que François s’adressait aux créatures. Il leur commandait au nom du Christ et, selon sa parole, elles s’inséraient dans l’harmonie de la création, cette grande et joyeuse louange du Seigneur qui était la suprême vocation du saint.

François se penchait sur les vers avec amour, les enlevait du chemin et les déposait à un endroit protégé afin qu’ils ne fussent pas écrasés. Car le prophète avait dit du Sauveur : « Je suis un ver et non un homme 9. » En hiver, il faisait mettre pour les abeilles du miel et du vin devant leurs cellules. Les frères devaient laisser au jardin une place libre pour les fleurs : leur floraison lui rappelait la Rose céleste qui apporta le salut au monde. Et quand il devait marcher sur des rochers, il allait avec grande précaution et respect pour Celui qui est nommé « le rocher ». Il aimait les pierres parce que le Seigneur a cheminé sur elles et il était peiné quand on abattait des arbres parce que le Seigneur a été pendu au bois. Parmi les éléments, c’est le feu qu’il aimait le plus et peut-être se souvenait-il des paroles du Sauveur disant qu’il est venu apporter un feu sur la terre. François ne voulait éteindre aucune chandelle, aucune lampe. « Et une fois, il ne voulut pas qu’un frère portât une bûche enflammée d’une maison à l’autre, ce qui arrivait souvent, mais il la fit poser à terre par respect pour celui qui a créé le feu. » « Quand il se lavait les mains, il le faisait toujours à un endroit où l’on ne pouvait fouler aux pieds l’eau qui coulait sur la terre. » Car l’eau avait purifié l’âme dans le saint baptême ; elle était en rapport multiple et merveilleux avec le comportement du Seigneur.

Ainsi, le saint traversait la création d’un pas attentif, sans blesser le créé, et les créatures et les choses s’inclinaient devant lui. Les oiseaux se taisaient quand il voulait prêcher. Un poisson auquel il avait rendu la liberté suivit sa barque sur le lac Trasimène. Le loup devint doux sous l’influence de ses paroles parce qu’il sentait pour la première fois l’amour qui est la plus grande puissance de la terre. C’est à partir du Christ, dans son sens sacré et par sa force seulement, que François a conquis complètement le monde. Tout le créé inspirait du respect au saint parce que ce créé était en quelque sorte touché par le Christ et sanctifié par son cheminement sur la terre. On eût dit que, par la vie du saint d’Assise seulement, la pleine lumière de la révélation et du salut se répandait sur la terre. Par ce respect fondé sur l’amour qu’il manifesta pendant toute sa vie, François montrait clairement que les choses sont trop saintes pour que l’homme puisse les posséder en un sens absolu. Tout ce qui est témoigne du Christ, et l’homme n’apprendra la grandeur du créé que s’il le respecte et le garde intact, si, à partir de n’importe quel point de la terre, il est capable de regarder Celui en qui tout est créé et régit en son nom les biens qui lui sont confiés. Alors il est le frère de ses frères et la douceur du Père veillera sur lui, alors il reconnaîtra aussi ses « sœurs » dans les douleurs qui sont envoyées en ce monde, comme l’a fait le saint, et de même la mort sera pour lui « sa sœur ». La mélancolie de l’exil et du pèlerinage quittera son cœur, car il verra sur toutes choses la promesse de la patrie et une joie invincible l’y emportera.

Cette joie rayonnait sur le visage du saint quand, au cours de ses voyages, il prenait deux bâtons et jouait sur eux comme sur un violon. Nous n’entendons pas la « musique muette », dont tant de saints encore ont été émus, mais nous comprenons cependant qu’elle devait être muette parce qu’elle était trop puissante pour que nos oreilles puissent la percevoir. Et cependant, cette musique résonne déjà au milieu de la vie terrestre, comme prélude à la joie dans laquelle cette terre disparaîtra un jour. Et peut-être personne n’a-t-il éprouvé cette joie avec plus de puissance que le saint mendiant à qui toute possession donnait le sentiment d’une souillure. Comme sa relation avec les choses était complètement pure, toutes choses aussi devenaient siennes – ou plutôt non pas les choses, mais leur splendeur. Dans la mesure où il appartenait au Christ, il possédait la splendeur du monde.

Sans doute il connaissait la tristesse et la mélancolie, et qui pourrait soupçonner ce qu’il souffrait en voyant mépriser le sacré dans un monde chargé de crimes ! Les ustensiles domestiques devaient, par leur modestie, rappeler « l’exil ». Les fils n’étaient pas encore dans la maison du Père, ils n’étaient certains que de la promesse. Mais de même que François cachait anxieusement les signes de la grâce qu’il avait reçue et mettait les mains devant son visage quand la lumière tombait sur lui, il voulait aussi que la tristesse demeurât cachée. Il blâmait les frères quand ils montraient leur mélancolie. De la pureté du cœur et de la prière humble, enseignait-il, émane la joie intérieure et extérieure de l’esprit sur laquelle les démons ne peuvent rien. « Quand le serviteur de Dieu demeure en paix au sein du bonheur et du malheur – ainsi, selon lui, parlaient les esprits – nous ne trouvons pas la porte par où pénétrer en lui et nous ne pouvons lui nuire. »

L’expérience du saint acceptait cependant le mystère de la mélancolie. Elle était un destin et une épreuve, une tentation ; cependant celui qu’elle atteignait ne devait pas la révéler. « Ta mélancolie ne doit rester qu’entre toi et Dieu, et tu dois le prier, au nom de sa miséricorde, de t’épargner et de te rendre la joie de son salut que tu as perdue par la faute de ton péché. Mais devant moi et les autres, il te faut toujours garder ta bonne humeur, car il n’est pas bon pour un serviteur de Dieu de montrer à ses frères un visage soucieux et triste. » Or la Règle était « l’espoir du salut, le gage de la béatitude et la voie de la croix ». Dans les conversations qu’ils avaient entre eux, pour se défendre de la mélancolie, les frères devaient souvent parler de leur vœu et se souvenir du devoir de mourir fidèles à leur vœu. Le vœu rendait proche du Christ, permettait de triompher des puissances ténébreuses qui se manifestaient dans les profondeurs de l’âme, sauvait celle-ci de la tristesse quand elle se sent abandonnée et dans l’obscurité.

La ferveur du don de soi, le désir consumant de la suprême victoire sur soi-même, avaient ravagé de bonne heure le corps du saint. Comment aurait-il pu abandonner au sommeil les heures de la nuit, alors que le feu ne s’éteignait jamais dans son cœur ? Il avait coutume de reposer assis, ou de mettre sa tête sur un morceau de bois ou une pierre. Quand il allait au repos, il faisait un bruit léger ou fort pour que tous le remarquent. Il se levait doucement pendant la nuit et s’agenouillait à côté de sa couche pour passer de longues heures en prière. Souvent il traversait quatre ou cinq villages en un seul jour, prêchant partout et donnant l’exemple de sa charité. De temps en temps, il arrivait aussi que, se servant d’un âne en raison de son extrême faiblesse, il chevauchât comme en rêve, sans remarquer les villes qu’il traversait. Les gens entouraient l’homme pâle, épuisé de souffrances, et cherchaient à lui arracher une relique, ne fût-ce qu’un fil de son vêtement. Son humilité souffrait affreusement de sa réputation de sainteté. Où qu’il allât, où qu’il fût, le puissant mystère de la prière l’enveloppait. C’est en vain que les frères l’exhortaient à être plus miséricordieux envers son corps. Depuis que son ardente nostalgie du martyre l’avait poussé vers des terres lointaines, ses yeux étaient malades. Il supportait patiemment l’emploi de remèdes très pénibles, le martyre imposé par les médecins. Il se laissa enfin déterminer à protéger son estomac avec un morceau de peau. Sa rate et son foie aussi étaient malades, il tombait souvent en faiblesse. Ses douleurs s’amplifièrent dans une telle mesure que les frères s’interrogeaient en frémissant sur le sens de cette souffrance. Ils ne trouvaient pas de réponse, sinon que le Seigneur voulait préparer au saint une grande récompense dans le ciel. Mais sa vocation était d’emporter dans la gloire tout ce qui est terrestre. De même qu’il exhortait les champs, les bois et les rochers à louer le Seigneur, il voulait aussi mettre la souffrance de la terre au service de la louange. Il nommait les souffrances « sœurs », comme les créatures, comme les chères alouettes. C’étaient des êtres avec lesquels il vivait en merveilleuse familiarité. En réalité, il n’y avait plus pour lui de frontière entre la joie et la douleur. Les douleurs devaient chanter comme les oiseaux du ciel. Comme il les supportait avec révérence, elles lui accordèrent une faveur : son chant, écho de « la musique muette » qui le remplissait. Les frères qui étaient avec lui étaient de temps en temps effleurés par de tels accents.

Un jour il se plaignit que les enfants du monde ne comprennent pas les mystères divins. « Car le plaisir humain des sens a fait dégénérer en chatouillement pour les oreilles les instruments de musique qui étaient naguère destinés à la louange divine. » Le frère qui marchait à son côté devait accompagner sur une cithare un cantique qui pouvait donner « quelque consolation à Frère Corps souffrant ». Mais comme le frère craignait qu’on les soupçonnât tous deux de frivolité, le saint renonça au jeu de la cithare : « Il est bon d’omettre bien des choses, afin que la bonne réputation n’en souffre pas. » Or dans la nuit, lorsque le saint « méditait sur Dieu », un étrange jeu de cithare retentit, tantôt proche, tantôt plus lointain, comme si le musicien invisible allait et venait doucement.

Et même si nous étions capables de le suivre jusqu’au seuil de ces mystères, nous nous arrêterions pourtant avec respect devant les lieux de sa solitude. Le comte Roland de Chiusi, que François avait touché au cœur au château de Montefeltro, lui avait fait présent de la montagne de l’Alverne dans la vallée de Casentino. De même étaient chères au saint une grotte dans le roc au-dessus de la ville de Poggio Bustone, ou les cellules dans les rochers au-dessus d’Assise, nommées Carceri, entourées du bruissement des chênes, et que l’abbé de Saint-Benoît lui avait données.

Nous ne soupçonnons pas les forces de grâce et les puissances de l’abîme dont François a pu faire là l’expérience. Nous n’osons pas non plus toucher à la sainte paix qui le comblait. Même sur ces suprêmes hauteurs solitaires où l’avait appelé l’Éternel Amour, il suppliait, expiait et luttait pour tous, pour le monde dans lequel il était entré à l’heure du grand danger, et jamais nous ne sonderons ce qu’il a accompli en ces lieux dans le royaume de la grâce, ni à quel point son temps et les temps futurs lui sont redevables des flots de lumière qui sont descendus sur eux. La lumière n’a pas abandonné ces sommets. Les portes de la grâce demeurent encore ouvertes là-haut au-dessus de la misère, des luttes, du péché de la terre, et ceux qui, à l’heure la plus sombre, lèvent les regards vers elles, doivent encore sentir le salut, en témoigner et le transmettre. Là-haut, dans la solitude du monde de nouveau guéri, le saint est le seul qui, par son imitation, ait accompli ce qui a été donné comme tâche à tous les hommes. Il a été jusqu’au bout de son exigence et, par la parole et l’exemple, il a « rendu son savoir à Dieu ». La forme de sa vie est devenue la vie du Christ et dans le plus profond mystère, la grâce lui a imprimé le sceau sacré de cette forme : les stigmates du Christ.

 

 

 

3. LE SAINT DANS LE TEMPS

 

 

François connaissait ce commandement unique : ne rien dire ni faire « que le Christ ne fît pas par lui ». Tel est le commandement de la sainteté en général. Si nous étions capables de suivre les saints sur leur route, nous reconnaîtrions, bouleversés, à quel point ils s’évanouissent pour nous dans la personne du Christ. Ils deviennent un dans le Seigneur. Car il n’est qu’une seule lumière, mais cette lumière accorde à beaucoup de sanctuaires sa venue, sa présence. Elle entre dans les temples qui portent l’empreinte de leurs constructeurs, des temps, des peuples au-dessus desquels ils s’élèvent. Et de même que la lumière pénètre dans le sanctuaire qui lui est préparé, de même le sanctuaire pénètre dans la lumière dont il reçoit la grâce. Les formes dans lesquelles vit l’héritage des peuples et des temps se dressent dans la gloire.

La vie dans le Christ dure au-delà de tous les temps, mais précisément en vertu de cette hauteur qui est sienne, une telle vie a un effet dans le temps, dans la marche de l’histoire, avec une puissance incomparable et mystérieuse. Le saint unit le royaume de la grâce à la temporalité. Peut-être que des saints dont nous ne savons rien ont arraché des peuples à leur Juge à l’heure de la colère ; peut-être que, à cause d’eux, des droits ouvertement compromis n’ont pas été enlevés aux hommes. Mais le saint non seulement fait descendre la grâce sur la terre, il repousse aussi le royaume du Mauvais. Il est le gardien solitaire à la porte du monde constamment menacé, et rien ne serait plus terrible que si les portes contre lesquelles le Mauvais donne l’assaut n’étaient pas gardées. Car le Mauvais veut devenir puissant dans l’histoire, plus puissant que le salut, et quand ceux qui sont appelés à l’action historique ne sont pas capables de le reconnaître, quand l’image du Mauvais leur échappe, il ne reste aucun espoir sinon que, dans le plan de la grâce, soit décidée la venue, la présence du saint qui, par la clarté de sa foi, voit le Mauvais incarné et le combat à mort.

C’est ainsi que François voyait les démons danser, « fous de joie », au-dessus de la ville d’Arezzo affligée par la lutte de ses citoyens. Il choisit la simplicité pour s’opposer à eux et ordonna à frère Sylvestre – le même qui naguère, étant prêtre séculier, avait vendu si cher les pierres pour Saint-Damien – d’exorciser les démons au nom du Dieu tout-puissant. Le frère alla devant la porte de la ville, chanta un cantique à la gloire de Dieu et chassa les serviteurs du Mauvais.

Une fois que François résidait à Rome chez le cardinal de Sainte-Croix, il choisit pour y habiter une tour solitaire. Là, les mauvais esprits l’assaillirent et le traitèrent cruellement. Il en était souvent de même dans les églises abandonnées où il séjournait. Nous soupçonnons que l’attaque des démons est la plus violente là où une grâce est en œuvre, mais nous sommes à peine capables de reconnaître les faibles indices du combat que François dut mener. Il était entré dans le monde en même temps qu’un serviteur du Mauvais et la puissance de l’ennemi le suivait partout, où qu’il allât. C’était sa mission de s’opposer au Mauvais avec un ferme courage. « Qui nous secourra dans la tentation ? » Ainsi devaient un jour demander tristement les sœurs de sainte Claire lorsque le corps du saint fut déposé dans leur église. « Tu as subi d’innombrables tentations et tu as su examiner les tentations avec prudence. » Il savait que les démons non seulement mettaient en danger la paix des âmes et jetaient la confusion et la discorde parmi les hommes, mais aussi qu’ils devaient, contre leur volonté, servir au salut. De frère Bernard de Quintavalle, le premier renonçant de sa troupe, dont le saint reconnaissait la perfection – de même qu’il voyait le mensonge et le mal dans les âmes d’autres frères – François déclarait : « Je vous dis que, pour parachever la perfection de frère Bernard, des démons puissants et malins lui sont donnés qui le persécuteront par des épreuves et des tentations nombreuses. »

Les démons étaient les maîtres de discipline que Dieu avait envoyés aux hommes. Ils étaient au service de la grâce et devaient agir selon le plan que le Seigneur a eu en vue pour chaque âme. Dans chaque tentation, le saint avait éprouvé la possibilité d’une perfection croissante. Mais cette vue n’enlevait à l’heure de la tentation et de l’épreuve rien de son caractère terrible, de son sérieux mortel. « Tout cela est vain, disait au saint la voix horrible, prie et supplie autant que tu voudras, tu m’appartiens pourtant ! » Et il paraissait croire la voix : « Il me semble, disait-il à son compagnon après avoir subi une telle nuit, que je suis le plus grand pécheur qui ait jamais existé. » D’autres voyaient distinctement sa gloire : à minuit, tandis que quelques frères dormaient et que d’autres priaient avec ferveur, un char de feu entra par la porte de la maison. Une grosse boule qui ressemblait au soleil reposait sur elle : c’était l’âme du saint. Une fois, un frère vit qu’un des trônes célestes, qui étaient vides depuis la chute des anges révoltés, attendait le saint. Or lui-même ne sentait que le péché. Il poursuivait dans une contrition sans défaillance le chemin terrestre de l’abaissement. Et des heures vinrent peut-être où même « la maladie de Babylone » qu’est la mélancolie pouvait jeter son ombre sur lui, jusqu’à ce que la joie jaillît de nouveau de son cœur.

Il devait « livrer les batailles du Seigneur sur les champs de bataille de ce monde ». Mais que savons-nous de ces batailles, que savons-nous des dangers qui nous menacent tandis que nous reposons ? et que savons-nous des sacrifices des saints qui nous sauvent tandis que nous sommes insouciants ? Nous ne voyons que les traces des ténèbres sur le visage des élus, les marques mystérieuses de la souffrance qui attend les êtres favorisés de grâces, au-delà de leur culpabilité personnelle, parce que seuls ils sont assez forts pour la supporter ; nous n’apprenons rien de tout leur combat pour que subsiste la terre, pour le royaume du Seigneur dans le temps. Dans ce sens, le plus grand, l’histoire nous est voilée, et cependant nous devons garder conscience de la sphère immense où elle se déroule ; c’est ainsi seulement que nous nous maintiendrons à la place qui nous est assignée. Ce qu’a été réellement l’histoire dans laquelle nous sommes engagés nous sera dévoilé au dernier jour. Nous verrons alors les armées du ciel et les armées de l’abîme entre lesquelles nous nous trouvions.

François est entré dans l’histoire terrestre avec la force de son existence chrétienne. Lorsqu’Othon IV, se rendant à Rome, passa près de Rivo Torto, François se contenta d’envoyer un frère et, par celui-ci, de représenter au Guelfe la précarité de la gloire terrestre. Nous ignorons si celui qui lui adressait cet avertissement en vêtements de mendiant toucha le cœur du puissant. La couronne impériale ardemment désirée, payée déjà d’un prix presque trop élevé, scintillait aux regards du Guelle et déjà un nouveau but brillait à ses yeux derrière la Ville éternelle : la Sicile et la splendeur de l’empereur Henri VI rapidement flétrie, l’éclat des Arabes, des Normands et des Staufen. Mais au sommet de la puissance, le pape et l’empereur devaient entrer en désaccord. Après tout ce qui s’était passé entre eux, Othon et Innocent ne pouvaient plus être amis. L’excommunication suivit rapidement le couronnement, et déjà abandonné par la fortune, l’empereur se hâta de retourner en Allemagne, tandis que le jeune Frédéric II se mettait en route pour conquérir le royaume et que le pape était contraint d’espérer en Frédéric, comme il avait espéré en Philippe de Souabe et en Othon.

Dans la querelle entre les puissants qui ne pouvait être apaisée à moins que chacun se soumît absolument au Christ-Roi, retentissait l’avertissement du frère de Rivo Torto, la voix du pauvre qui avait conquis le royaume du Seigneur. Fut-ce une parole vaine ? Elle n’empêcha pas l’empereur de poursuivre la route tragique sur laquelle ses prédécesseurs avaient fait l’expérience de la grandeur et de l’infortune. Mais c’était la parole de vérité, et qui peut dire si le Guelfe ne s’en souvint pas une fois encore lorsqu’il mourut abandonné et impuissant dans son château-fort du Harz ! La vérité est capable de jeter l’homme armé à bas de son cheval, comme frappé par la foudre. Elle peut aussi pénétrer invisiblement le temps, toucher son but doucement, mais avec une puissance non moins grande, et libérer une âme quand, dans des profondeurs cachées sous l’ombre de sa chute, alors que les signes de la puissance ne tiennent plus ce qu’ils ont promis, l’heure de grâce de cette âme est arrivée. Ce qui importe seulement, c’est qu’un être humain, par la vertu de sa vie, crie dans l’histoire la parole de vérité. L’histoire la recueillera, l’emportera avec elle et lui communiquera la vigueur de son courant, selon la volonté de Celui qui lui a tracé sa voie.

Mais l’imitation absolue est un scandale et une provocation comme le comportement du Christ lui-même. Lorsque François apparut devant Innocent III sous la protection de l’évêque d’Assise et de Jean, cardinal de Saint-Paul, le pape reconnut bien le zèle ardent des frères. Il les croyait également capables de mener une vie aussi sévère qu’ils en avaient l’intention ; il craignait cependant pour d’autres qui se joindraient à eux. François lui raconta la parabole d’une pauvre et aimable femme qui avait vécu dans le désert, avait été demandée en mariage par un roi et lui avait donné beaucoup de fils. Après de longues années, les fils partirent pour la cour. Le roi s’étonna de leur beauté et leur demanda de qui ils étaient les fils. Ils déclarèrent qu’ils étaient les fils de la pauvre femme et le roi les serra dans ses bras : « Si même les étrangers trouvent leur nourriture à ma table, dit-il, combien plus vous, mes fils légitimes ! » Lui-même, poursuivit le saint, était cette pauvre femme, et le Roi des rois lui avait dit qu’il nourrirait tous les fils nés de lui, la pauvre femme. François était absolument résolu à prendre au sérieux la confiance dans le Seigneur ; les frères devaient vivre comme les apôtres avaient vécu, sans un toit au-dessus de leur tête, sans murs protecteurs.

La plus extrême fierté et la plus profonde humilité s’unissaient dans cette parabole : les frères du saint étaient les fils du grand Roi et de Dame Pauvreté. Ils n’étaient pas réduits à attendre les dons des hommes, les biens du monde, car le Roi avait promis de prendre soin d’eux. Les frères ne voulaient pas de maison, ils ne voulaient pas se mettre en peine du lendemain, rendre l’injustice subie ; ils voulaient travailler et obéir respectueusement à l’Église. L’esprit des apôtres était venu sur eux ; mais les cardinaux auxquels François communiqua ces décisions se sentaient inquiets. La pureté de cette confiance, la sévérité de la forme de vie contredisaient toutes les lois du monde. C’était un instant d’un sérieux terrible. L’exigence du Seigneur s’était soudain présentée directement devant le chef de l’Église et les prêtres les plus hauts en dignité. Comprenaient-ils encore cette exigence ? Étaient-ils prêts à lui céder ? Alors Jean, cardinal de Saint-Paul, comme sous une touche de l’Esprit, prononça la parole de salut : « Cet homme souhaite seulement que nous lui permettions de vivre selon l’évangile. Or si nous déclarons maintenant que cela dépasse les forces humaines, nous déclarons impossible de suivre l’évangile, et nous tournons en dérision le Christ, auteur de l’évangile. » Alors le pape se leva et serra le saint dans ses bras. L’image du Seigneur illuminait l’âme du pauvre d’Assise et le pape ne se ferma pas à cette image. Il bénit François et ses compagnons.

Ainsi, la fondation était insérée dans le rocher qui demeure, inébranlable, dans l’histoire, qui tantôt domine son ressac, tantôt est balayé par lui et montre leur but à tous les esquifs. François eut la joie de voir s’éveiller en des hommes pieux, simples et forts, l’ardeur qu’il avait allumée, ou plutôt qui avait été allumée en lui. Bientôt la troupe devint si grande que les frères ne trouvaient plus de gîte lorsqu’ils se réunissaient et devaient passer la nuit en plein air ou dans des cabanes de branches tressées. François pouvait les envoyer dans tous les pays et jusque chez les païens : leurs âmes avaient reçu une empreinte et le monde ne pouvait triompher d’eux. L’image de leur Père vivait en eux, mais cette image devait être le pur reflet du comportement du Christ. Le temps répondit puissamment à l’appel. François avait soupçonné sa sainte nostalgie et montré par sa vie le chemin de l’accomplissement. Des hommes et des femmes, des chevaliers, des prêtres, des marchands et des artisans se joignaient à lui. Ils ne pouvaient se séparer de leurs familles, de leurs emplois, et pourtant ils ne résistaient pas au désir d’une vie de pénitence, de pauvreté. François leur enseigna à faire pénitence, à être des renonçants en demeurant dans les structures du monde et dans le cercle de leurs proches, à se garder de toute injustice et à accomplir les œuvres de charité.

Tandis que, en leur lieu et place, ils s’efforçaient d’imiter le saint, il leur fit don d’un nouveau rapport avec les choses. Ils acquirent la liberté intérieure alors qu’ils avaient des obligations extérieures. Ils ne vivaient plus pour eux-mêmes, mais pour la cause du Christ, ils expiaient et priaient pour tous. Ils portaient de pauvres vêtements et devaient apprendre à posséder comme ne possédant pas. Il se pouvait donc que tel ou tel eût assumé une tâche plus difficile qu’un frère qui s’était dépouillé des choses de ce monde avec la force d’un vœu. Sans cesse les pénitents devaient se défendre contre les prétentions que les biens pouvaient avoir sur leur cœur et se vouer en silence à la pauvreté. Mais eux, précisément, portèrent le commandement, l’amour, l’esprit de pénitence du saint au fond du temps et de l’histoire. Désormais, son image ne vivait plus seulement dans la communauté des frères, mais dans les maisons et les châteaux, sur les marchés et parmi les voyageurs.

Les traces visibles se perdent. En vérité, François a pénétré dans l’existence des peuples, il y prépare encore le royaume de son Seigneur là où aucun regard ne le cherche. La pensée et la prière, l’esprit dans lequel un travail est fait se transforment sous l’influence du saint. Dans la réalité spirituelle pénètre à flots la puissance de son intériorité, de son sérieux et de sa joie, et ce changement contribue à déterminer l’empreinte des temps, le déroulement des destinées. Certes, le saint ne devenait pas le maître de l’époque. Les forces qui agissaient l’une contre l’autre étaient trop puissantes, trop multiples. Mais une consolation s’était levée. Elle attirait les regards et exerçait son influence irrésistible sur les cœurs des hommes, et l’action tend vers ce qui attire les cœurs. Sans doute les hommes n’élèvent que rarement leurs regards, mais tout se décide peut-être par le changement des constellations au ciel d’une époque.

Mais plus la fondation réclamait un champ vaste, plus aussi elle dépendait de la temporalité. Innocent III avait raison : quelques hommes pouvaient vivre comme François et ses onze compagnons ; des milliers d’hommes ne le pouvaient peut-être pas. Pour eux, la « moelle de l’évangile » seule était insuffisante : elle avait besoin des lois qui fixent et ordonnent la vie extérieure. Les cabanes qu’une palissade limitait, les grottes des ermites devaient devenir des cloîtres. Des murs tendaient à se dresser entre Dame Pauvreté et ses fils. Mais François ne voulait même pas que les frères possédassent un psautier. À un novice qui l’en priait, il répondit que, quand il aurait un psautier, il réclamerait bientôt un bréviaire, et que, quand il aurait un bréviaire, il « s’assoirait sur un trône comme un grand prélat et dirait à son frère : Apporte-moi mon bréviaire ». Et le saint frotta la tête du jeune homme avec de la cendre en s’écriant : « C’est moi qui suis ton bréviaire ! c’est moi qui suis ton bréviaire ! » Dans une de ses courtes lettres, il permit à saint Antoine de Padoue d’enseigner aux frères la sainte théologie « pourvu que, en faveur de cette étude, ils n’éteignent pas l’esprit de sainte oraison et de dévotion comme il est dit dans la Règle ». La vie du saint devint un combat émouvant en faveur de l’humble simplicité, telle que les premiers compagnons l’avaient exercée aux jours heureux de Rivo Torto, en faveur de la fidélité immaculée envers Dame Pauvreté et l’évangile. De plus en plus, cette fidélité était mise en péril. Ce n’était pas l’humilité seule qui déterminait le saint à remettre la direction de l’Ordre entre les mains de Pierre de Catane. Lorsqu’un frère lui demanda si les siens n’avaient plus d’attaches avec lui, François répondit : « J’aime les frères autant que je le peux. Mais s’ils suivaient mes traces, je les aimerais plus encore et ne leur serais pas devenu étranger. » Et pendant une violente maladie il s’écria : « Qui sont ceux qui ont arraché à mes mains mon Ordre et mes frères ? » Il voyait sa propriété lui échapper ; ce fut pour lui une terrible souffrance que la parole qui avait dirigé sa vie et l’avait envoyé à la Portioncule un certain jour de février : – « N’ayez ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent » – ne fût pas introduite dans la Règle définitive (1223) ; que l’esprit de charité active et chargée de responsabilité envers les pécheurs et les déchus, qui devait être celui des frères, ne trouvât pas dans la Règle le langage qu’il souhaitait pour lui.

En vivant sa fondation, il en avait fait quelque chose de parfaitement pur, mais toute œuvre humaine est troublée. Toute volonté qui entre dans la temporalité subit des traverses : tel est précisément le plan de la grâce. Ainsi François enseigna à Frère Élie qu’il fallait voir une grâce dans le fait que les frères et d’autres hommes lui fussent opposés. Le frère devait accepter cette croix : « Tu dois vouloir qu’il en soit ainsi, et non autrement. » Comment le fondateur aurait-il jamais pu retirer son amour à ceux qui portaient son habit ? « Et aime ceux qui te sont opposés. » Le Père exhortait les frères avec la force de son cœur qui n’était pas amoindrie : « C’est pourquoi je vous en prie tous, mes frères, en vous baisant les pieds avec un amour profond : rendez au Très saint Corps et au Très saint Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ toute la vénération et tout le respect possibles. »

L’amour du saint jaillissait de sa vénération pour le Sacrement. Venu du Sacrement, il se répandait sur ses frères et sur le monde. Il devait grandir d’autant plus que François s’approchait davantage du Rédempteur sur le chemin de la croix. C’est pourquoi il exhortait sans cesse au respect des prêtres entre les mains de qui le Seigneur s’est remis – « Ne pensons-nous donc pas que nous aussi, un jour, nous arriverons entre ses mains ? » – au respect de la parole et des feuillets où se trouvent des paroles saintes. Son amour ne se laissait dérouter ou troubler par aucune expérience.

Comme tous les grands fondateurs sans doute, François était parvenu avec son œuvre dans le domaine d’une souffrance particulière, immense. L’Église est la sphère du sacrifice. Dans un sens profondément personnel, elle le devint une fois encore pour François et son œuvre. Sans doute, le caractère le plus intime de la fondation, le don sans réserve au Seigneur, don qui surpasse toute sagesse, pouvait-il recommencer à brûler chez certains frères comme il avait brûlé chez le fondateur – les élus vivaient alors au sein de l’Ordre comme gardiens du feu dans lequel est sa vie – mais la fondation qui connaissait une immense diffusion, qui agissait dans l’histoire et dont l’histoire s’emparait, ne pouvait pas se libérer du monde dans le même sens que le fondateur. Mais François ne pouvait être atteint par aucune souffrance qui l’aurait déterminé à enfreindre l’obéissance. L’obéissance était son caractère le plus intime, le caractère franciscain lui-même. Après qu’il se fut démis de sa charge, il était redevenu le frère mineur qui gardait dans son cœur l’esprit de sa fondation, qui souffrait en même temps sa destinée historique, et aucun reproche qui blesse l’obéissance ne peut jamais se référer à François. Il avait reçu la flamme directement du Seigneur et l’avait portée dans le temps ; maintenant, il disparaissait dans la sphère de l’Église parmi la phalange de ceux qui se sacrifiaient.

Il devait encore faire un autre sacrifice. Son âme avait soif du martyre. Il tenait pour « la plus haute obéissance à laquelle la chair et le sang n’ont pas de part » d’aller vers les incroyants en vertu d’une inspiration divine et de leur apporter l’évangile. Mais les tempêtes jetèrent sur la côte de Slavonie le bateau qui devait l’amener en Terre sainte. Il revint par Ancône. Bientôt après, il chercha à se rendre au Maroc. « L’esprit enivré », il précéda en hâte ses compagnons, mais en Espagne une violente maladie s’abattit sur lui. « Le Seigneur lui résista en face », comme dit Thomas de Celano. François dut une seconde fois revenir. Quelques années plus tard, il apparut parmi l’armée des croisés devant Damiette, afin de prêcher la croix à ceux qui étaient partis pour la glorifier et qui avaient pourtant bien besoin de sermons. Les croisés furent battus. Le saint se présenta devant les avant-postes de l’ennemi et exprima si longtemps son désir d’être conduit devant le sultan Malek el Kamel qu’on lui céda enfin. François demanda au sultan de faire allumer un grand feu : il était prêt à pénétrer au milieu du feu pour être témoin du Christ, le Seigneur. Mais le chef des infidèles n’accepta pas l’épreuve. Pour la troisième fois, le martyre était refusé au saint. Il devait se sacrifier, mais d’autre manière, en renonçant aux désirs les plus chers de son cœur. Il ne lui était pas donné de se laisser dévorer par le bûcher du glorieux témoignage ; il devait se consumer dans la nostalgie inapaisée de l’amour exilé. Son martyre demeura caché. C’est sa vie qui était son action.

À Sienne, un docteur en théologie lui demanda comment il fallait entendre la parole du prophète Ézéchiel : « Si tu ne reproches pas à l’impie son impiété, je réclamerai son âme de ta main 10. » Avec sa modestie naturelle, le saint répondit qu’il était ignorant et qu’il lui conviendrait bien plutôt de se faire instruire sur un passage de l’Écriture que d’instruire un autre. Mais le théologien insista et François répondit : « Si le texte doit être entendu d’une façon très générale, je l’interprète ainsi : par sa vie sainte, le serviteur de Dieu doit devenir une telle flamme que, par la lumière du bon exemple et par le langage que parle sa manière de vivre, il touche tous les impies dans leur conscience. » La question du théologien avait en réalité touché ce qui importait le plus profondément au saint.

Il avait été appelé au service du Seigneur dans un monde où « l’amour et la crainte de Dieu se sont éteints de tous côtés et où le chemin de la pénitence n’est connu de personne, où même il est tenu pour une folie ». Il était venu à une heure où la grande puissance énigmatique de l’apostasie et des fausses doctrines menaçait l’Église et où les serviteurs de l’Église n’étaient pas suffisamment armés. Il voyait les dommages d’un regard très perspicace. N’avait-il pas dit un jour que « les prêtres pécheurs pourraient être un obstacle au salut des peuples », mais que la vengeance ne revenait qu’à Dieu, et aux croyants seulement l’obéissance ? Dans un tel monde, à une telle heure, François décida de toucher la conscience des hommes par l’exemple qu’il donnait.

Il ne jugeait pas, il ne faisait aucun reproche, il ne présentait pas aux hommes le compte de leurs péchés, si puissant que fût le frisson d’effroi qui le parcourait, connaissant la terrible justice de Dieu. Dans ce danger et cette détresse, il s’appliquait à lui-même tout le sérieux de l’exigence du Christ. Le malheur assombrissait la terre et le saint ne voyait qu’une ressource : devenir lui-même une flamme. Peut-être cette flamme allumerait-elle la lumière : ceci, qui ne dépendait peut-être déjà plus de lui seul, ne devait pas être son premier souci. Ce qui importait, c’est que lui-même fût embrasé, qu’il vécût sans réserve comme le Seigneur l’avait ordonné. Si sa vie devenait pure par la parole, les hommes reconnaîtraient la puissance du Christ. Ici et maintenant, le serviteur devait obéir à son Seigneur sans poser de questions au monde qui l’environnait, sans jeter un regard sur la faute de celui-ci et, dans une certaine mesure, au-delà du temps. Le Christ était là, il avait appelé François et cet évènement exigeait le don de toute une vie. La rénovation pouvait uniquement être incluse dans une obéissance qui n’avait peut-être encore jamais eu sa pareille, car cette obéissance seule reconquérait la puissance du Seigneur pour le temps, puissance d’où viendrait la rénovation.

L’exemple donné dans ce sens est peut-être l’enjeu le plus extrême qui puisse être réalisé dans la vie historique. Il ne peut pas être sans effet, c’est pourquoi il n’a pas besoin de chercher à obtenir l’effet. Là où le Christ devient puissant, les hommes et les évènements arrivent dans le champ de force de cette puissance. L’image du Seigneur réalisée dans une âme forme d’autres âmes. L’imitation entraîne l’imitation. L’impie ne peut supporter la vue de l’exemple parfait. La douce puissance de l’exemple triomphe de la violence, triomphe du temps. François ne s’emportait pas contre le vice, il s’enflammait pour la vertu et était plein de zèle pour elle. C’est ainsi qu’il instruisait les frères dans ses exhortations : « Où sont l’amour et la sagesse, il n’y a ni crainte ni incertitude. Où sont la patience et l’humilité, il n’y a ni colère ni agitation. Où sont la pauvreté et la joie, il n’y a ni cupidité ni avarice. Où sont la paix et la réflexion, il n’y a pas non plus de dissipation ni de légèreté. Où la crainte du Seigneur garde la maison, l’ennemi ne trouve pas l’occasion de pénétrer. Et là où habitent la miséricorde et la compréhension, on ne connaît ni le superflu ni l’endurcissement des cœurs. »

Une vie de cette nature devait mettre ces paroles sur les lèvres des hommes : « Dis-moi ce que je dois faire. » Elle devait devenir un miroir impossible à troubler, impitoyable. Les hommes pouvaient fuir ce miroir, ou bien ils étaient contraints d’y regarder et de se détourner. La parole du saint adressée au temps réalisait la parole du Christ. Son être était en Dieu. Sans arrêt, d’un cœur pur « qui méprisait les choses terrestres et réclamait les choses célestes », le saint priait. Il vivait en regardant Dieu. Il devait ainsi ramener les hommes devant la face de Dieu. Un homme du monde vaniteux, qui était célébré comme « roi des vers » à cause de ses chansons et avait même été couronné poète par l’empereur, aperçut le saint dans une vision : deux épées étincelantes posées l’une sur l’autre en forme de croix le marquaient. Le cœur du poète fut transformé. Il prit la résolution de changer de vie dans peu de temps. Mais lorsque François lui adressa la parole, le poète se rendit aussitôt. « Pourquoi aurais-je besoin d’autres paroles ? Passons à l’action. Prends l’homme que je suis et rends-moi au grand Maître ! » Et François nomma Frère Pacifique le poète qu’il avait enlevé aux hommes et ramené à la paix du Christ. L’esprit de vérité combla le converti après que la vanité du monde l’eut libéré. Il lui était donné d’apercevoir des choses cachées et il voyait le saint signe du tau sur le front de celui qui l’avait éveillé. Les épées croisées sur le corps, le signe sur le front, de quoi témoignaient-ils, sinon du caractère vivant du message dans un homme et de sa puissance transformante, sinon de cette réalité que cet élu n’était plus qu’un message ?

Telle était au fond la mission réalisée par le saint et son action dans le temps : une vie qui soit le message du Christ. Il voulait prêcher au sultan en pénétrant dans les flammes. À la face de l’incroyance, de l’apostasie, de la froideur, de la dépravation, seule agit l’action extrême de la foi. Où l’amour est nié, il n’y a pas d’autre recours que sa présence dans un être. Où la vérité n’est plus aperçue, il faut qu’un homme risque sa vie en faisant confiance à la vérité. Où le Seigneur a été oublié, il faut mener une vie dans laquelle le Christ montre qu’il est le Seigneur. Comme le savait le saint, « il est beaucoup plus nuisible de faire mauvais usage des vertus que de ne pas les posséder du tout ». Ainsi, la prédication de ce qu’il fallait faire et être réclamait un don inlassablement renouvelé de soi-même à la croix. Seule la flamme sans cesse attisée, qui détruisait toute souillure, recevait la pure puissance de l’exemple. Quand la lumière est éteinte, un homme doit entrer dans les flammes.

C’est la mission de chaque saint de saisir et de dominer un certain besoin de son temps du point de vue de l’éternité et par sa connaissance du Christ. En donnant au temporel la plénitude de l’éternel, il élève le temps et l’histoire pour les faire concourir à la gloire du Seigneur. Que le temps glorifie le Seigneur, telle est la nostalgie du saint. C’est ainsi que François avait répudié « toute gloire qui ne tendait pas au Christ ». Il se peut que la gloire soit cachée, que le chant de louange ne soit perceptible qu’aux anges : leurs voix tiendront leur partie dans le chant de louange du temps et le saint entendra leurs voix. La gloire conquise de cette manière n’est qu’une préparation. Les lumières et les couleurs font illusion dans l’image que les yeux humains reçoivent de l’histoire. Dans l’éclat qui luira un jour sur elles, émanant de leur Juge, ce sont peut-être précisément les régions sombres – celles où les hommes étaient misérables et où la bassesse triomphait – qui deviendront les régions lumineuses et il sera manifeste que la sainteté était présente dans les ténèbres et s’accomplissait dans la lutte contre les provocations du mal.

Comme François, le Castillan Dominique reçut du temps sa mission. Accompagnant son évêque Diego d’Osma, qui avait déposé sa crosse épiscopale pour prêcher la croix aux Sarrasins, Dominique rencontra les hérétiques à Toulouse. On rapporte qu’il lutta toute une nuit pour gagner l’âme du premier aubergiste chez lequel il descendit. Mais sa pensée tendait vers la grandeur et l’universalité. Dans les défaillances et les périls de l’Église au sud de la France, il voyait un malheur de la chrétienté en général. Il comprenait aussi la véritable nostalgie chrétienne : l’unité de la vie et de la parole qui avait poussé Pierre Valdo et ses disciples à quitter leurs maisons et à parcourir le pays en enseignant. Dominique voulait donner à l’Église des prêtres qui vivent et prêchent comme les apôtres, dont l’exemple et l’action renouvelleraient le sacerdoce, des prêtres qui, par une lutte ardente, parviendraient à la vérité afin de pouvoir l’annoncer, qui se perfectionneraient sans cesse dans la vie commune sous la règle sévère d’un Ordre et qui soutiendraient les murs chancelants de l’Église. De même qu’il avait vu en rêve le pauvre d’Assise, le pape Innocent vit aussi, dit-on, l’Espagnol grave et sage, brûlant pour la cause du Christ, lui apparaître comme sauveteur.

Lorsque les deux saints se rencontrèrent dans la maison du cardinal Hugues d’Ostie sur l’Aventin (1216) – ce fut peut-être l’une des heures les plus merveilleuses de l’Église – chacun s’inclina devant la sainteté de l’autre. Le cardinal fit observer que les frères des deux fondateurs étaient en droit de se référer aux pasteurs de l’Église primitive « qui brûlaient d’amour et non de convoitise », et que, pour cette raison, ils pouvaient revêtir la dignité ecclésiastique. Pourquoi les frères des nouveaux Ordres ne deviendraient-ils pas, eux aussi, évêques et prélats ? Chacun des deux voulait laisser à l’autre la primauté de la réponse. Enfin, l’obéissance de l’Espagnol s’inclina devant le pauvre d’Assise. Il répondit le premier en refusant les dignités ecclésiastiques pour ses frères. François fut d’accord avec lui : ses frères devaient rester « mineurs ».

Ainsi, ils étaient un dans l’humilité, l’obéissance, l’ardent désir de sainteté et de similitude avec le Seigneur. La pureté les enveloppait tous deux de sa lumière. Mais l’œuvre du saint d’Assise était sa vie, sa forme intérieure ; elle rayonnait son effet dans le temps ; de là partaient les forces qui gardaient les frères dans l’union et en éveillaient d’autres. Dominique était tendu entièrement vers son œuvre pour susciter les prédicateurs et donner forme à son Ordre, vers la forme de vie strictement délimitée de sa communauté par laquelle la vérité aurait sans cesse une nouvelle fécondité dans l’histoire, au service de l’Église, à une place exactement déterminée et assurée. François se donnait lui-même. Il était une vie qui se consumait dans une sainteté surnaturelle. Il édifiait de nouveau l’Église dans son âme et ordonnait aux siens de faire de même avec les forces de la communauté. Dominique envoyait les constructeurs bien munis d’instruments et du plan qu’il avait conçu. Ce plan était affranchi de tout élément personnel, il était tracé par la destination de l’œuvre, la conquête des âmes, la gloire du Seigneur, en coopération avec les lois du lieu et de l’heure, sous l’influence de la grâce, et seul celui qui savait ou qui devinait voyait le reflet d’une vie de prière, d’amour et de contemplation d’une sainteté mystérieuse passer du fondateur sur les disciples et leur action. François créait la forme de vie en la vivant. Dominique posait vigoureusement la forme de vie dans le monde, avec un regard rendu sûr par l’expérience. Il priait ardemment pour le temple qu’il avait créé, mais hors de ses murs. François était à genoux dans son temple. Il était lui-même la sainte lumière de ce temple. Dominique aussi avait entendu en sa prime jeunesse l’appel de la pauvreté. Dans ses années d’études à Palencia, lorsque le peuple mourait de faim dans les rues, il avait pris ses livres et les avait vendus pour en distribuer le prix aux pauvres ; mais il chercha et trouva sa forme de vie en qualité de prêtre, au service de l’Église. François se livra à ce monde en perdition, poussé par son amour pour Dame Pauvreté. Il alla vers les mendiants ou vécut comme ermite. Dame Pauvreté elle-même devait le conduire.

Les deux hommes se comprirent sans doute plus profondément que des paroles ne peuvent l’exprimer. Lorsqu’ils quittèrent la maison du cardinal, Dominique demanda à saint François la corde dont il était ceint. Longtemps l’humilité du pauvre d’Assise refusa, jusqu’à ce qu’enfin la « bienheureuse piété de celui qui l’en priait » fût victorieuse. Dominique reçut la corde, se la noua autour du corps et la porta avec piété depuis ce temps-là. Les deux grands fondateurs étaient devenus frères. Ils avaient tous deux, chacun à sa manière, fait l’expérience de la profonde détresse de leur temps et compris l’amour qui en avait pitié. Ils avaient reconnu qu’il n’y a, au fond, qu’une détresse, qu’un recours : la détresse est l’éloignement du Seigneur, le remède est son retour. Et ainsi, François et Dominique portaient l’image du Christ dans le monde, et tandis qu’ils réalisaient leur heure de cette manière, ils agissaient bien au-delà de cette heure, allant au-devant de la détresse des temps futurs qui devaient à leur tour sentir l’absence du Seigneur et de nouveau le recevoir.

Vers la même époque, Innocent III parut au Latran devant les prélats de la chrétienté, les patriarches de Constantinople et de Jérusalem, les envoyés des rois et des princes, dans l’éclat ultime et suprême de sa puissance. Il avait élevé des princes sur les trônes de l’Empire ou les en avait chassés. Le roi Jean d’Angleterre avait déposé sa couronne devant le légat du pape. Innocent avait imposé ses commandements aux maîtres de l’Espagne et de la France. Un instant, l’espoir avait même lui que l’Église grecque s’incline et qu’avec Byzance puisse être conquise également la souveraineté sur les croyants de Russie. Mais les peuples et les puissants ne s’étaient soumis qu’avec une extrême répugnance et dans l’espoir de pouvoir bientôt reprendre leur opposition. La Terre sainte languissait sous les ennemis de la croix, et déjà en France et au bord du Rhin, des enfants s’étaient mis en route avec la nostalgie impatiente d’accomplir ce que l’épée des chevaliers ne pouvait faire et de fouler sans armes le sol sacré. Mais les enfants se noyèrent dans la mer ou bien ils furent emmenés par des marchands d’esclaves.

L’époque était pleine d’un saint désir qui n’avait pas été satisfait et jamais les puissants ne s’unissaient au service du Seigneur dans la pureté de leur cœur. L’âme du pape aussi brûlait de nostalgie pour la Terre sainte. Il espérait réconcilier Gênes et Pise et obtenir pour la croisade les flottes unies des puissances maritimes. Il fallait aussi triompher complètement des hérétiques. Mais en même temps que de la puissance dans sa plénitude, l’arbitre du monde avait fait aussi l’expérience d’une déception et d’une amertume immenses, et même de l’injure et du sarcasme. Le monde était en vérité aussi mauvais que l’intuition du jeune homme l’avait déjà senti. L’image d’une autre côte plus lointaine se substituait aux yeux du pape à l’image de la Terre sainte, et tandis qu’il gardait encore d’une volonté ferme la prétention illimitée de sa souveraineté sur les peuples, il était effleuré par le pressentiment de sa fin. Il parla sur ce texte : « J’ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette pâque avant ma Passion. » Ainsi, il prenait congé en même temps qu’il échafaudait ses grands desseins. Lorsque, bientôt après, il mourut à Pérouse tandis qu’il se rendait en Toscane, consumé par la fièvre d’une volonté toute puissante et par les luttes désespérées du monde, là, du moins, le mort fut livré à Dame Pauvreté. Les serviteurs pillèrent le cadavre et le laissèrent nu, dépouillé de tout apparat. Cependant, le vivant n’avait pas rejeté l’appel de la pauvreté. Il avait reconnu dans le pauvre d’Assise le serviteur du Christ et accueilli son troupeau parmi les combattants spirituels de l’Église.

Mais qui peut lire dans l’âme du grand pape, dire avec quelle force la voix de François le toucha et comment Innocent porta sa puissance ? N’était-elle pour lui qu’un vêtement ? Ne souhaitait-il pas en secret l’habit de la pauvreté au lieu de ce vêtement ? La puissance l’a-t-elle parfois possédé, ou bien s’est-il défendu contre elle ? Peut-être combattait-il entre la pauvreté et la puissance. Peut-être que, dans son grand esprit, à l’insu de tous, il était réellement un pauvre qui portait presque avec déplaisir le poids de sa grandeur, sachant au fond de lui-même qu’elle est précaire, et cependant pénétré de cette pensée que les destins des peuples doivent être considérés et dirigés depuis le trône suprême, qu’il faut un consacré, éclairé d’en haut, pour mesurer l’action des hommes. Mais tandis que, sentant dans sa poitrine « la terrible puissance de destruction et la suave douceur de la grâce » comme des biens qui lui étaient confiés d’en haut, il cherchait à guider et à juger, il fut impliqué dans les erreurs humaines. Il croyait être « moins que Dieu, plus qu’un homme » ; il dut pourtant plus d’une fois révoquer sa parole impérieuse, et lorsqu’il se crut proche du but ardemment désiré, il avait déjà atteint les limites terrestres. C’était comme si une fois, pour un instant, le monde pouvait être embrassé du regard à la lumière de la puissance qui possède les clés. En un éclair apparut le plan d’un ordre issu de la fonction suprême, ordre qui ne pouvait être réalisé parce que l’effort des hommes était trop divisé. Les forces qu’Innocent avait essayé d’unir au prix de peines surhumaines suivirent bientôt leurs courants divergents et la fondation du mendiant d’Assise, dont l’unique action était, au fond, le don de soi au Seigneur, devait rester fondée beaucoup plus solidement dans l’histoire que le plan audacieux du pape.

L’heure d’un puissant avait pris fin, l’heure d’un autre sonnait, celle de Frédéric de Hohenstaufen. En vain, Honorius III, pape sage et patient, essaya-t-il de déterminer l’empereur à entreprendre la croisade promise : la réalisation de la promesse était remise d’une année à l’autre. Lorsque les jours d’Honorius furent, eux aussi, sur leur déclin, un terrible orage menaça de nouveau le monde impossible à pacifier. Hugues d’Ostie, le protecteur résolu des Ordres mendiants, ne devait pas être aussi patient qu’Honorius. Il voyait la grande vocation de la pauvreté dans le royaume du Christ, mais il avait la volonté passionnée de maintenir intacte sa prétention à la souveraineté et d’affronter l’empereur dans la pleine autorité de son pouvoir de lier et de délier. Mais avant que cette nouvelle lutte se déchaînât, le saint avait déjà dit son dernier mot aux puissants de la terre. Dans l’écrit qu’il adressait aux chefs des peuples, il les avait exhortés à exercer leurs charges, ayant conscience de leur mort prochaine : « C’est pourquoi je vous demande avec tout le respect dont je suis capable que vos tâches et vos soucis pour ce monde ne vous fassent pas oublier le Seigneur et que vous ne vous écartiez pas de ses commandements. » Il leur rappelait la prédiction de l’Écriture qu’au jour de leur mort tout leur serait enlevé de ce qu’ils croyaient posséder, et que leurs tourments en enfer seraient d’autant plus grands que leur sagesse et leur puissance avaient été grandes en ce monde. Puis il leur donnait un conseil venu de l’expérience la plus profonde de sa foi : « C’est pourquoi je vous conseille sérieusement, mes seigneurs, d’oublier un moment tous vos devoirs et tous vos soucis et de recevoir dévotement le Très saint Corps et le Très saint Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ en sainte mémoire de lui. »

Si les puissants voulaient exercer justement leur fonction dans l’histoire, ils devaient le faire en se souvenant de la mort et en ayant égard à leur âme ; ils devaient parfois faire silence dans leur cœur pour vénérer et recevoir le Sacrement, alors – sans doute nous est-il permis de comprendre ainsi les paroles du saint – ils vivraient et gouverneraient aussi par la force du Sacrement : grâce à eux, la puissance du Christ pénétrerait de nouveau dans l’histoire ; les puissants satisferaient à leur premier devoir et honoreraient le Seigneur dans le peuple qui leur est confié. Alors le Seigneur serait de façon visible ce qu’il est en réalité : Roi dans le temps, le Roi par lequel seul sont les rois.

Réfléchissant aux paroles du mendiant et jetant nos regards sur ce temps où tous étaient en lutte contre tous, les rois contre le pape, les vassaux contre les rois, les bourgeois contre les seigneurs, tandis que seuls les plus hauts esprits et les âmes pieuses et simples cherchaient encore sereinement à cerner la vérité, nous devinons en même temps la proximité de la paix et la perdition du monde. Il n’eût été nécessaire que de se tourner d’un seul mouvement énergique vers la force qui vient d’en haut. Celui qui exprime la vérité et en témoigne est là, mais seuls peuvent l’entendre ceux qui appartiennent à la vérité, car entendre signifierait agir. La grande réalisation de la vie, dans l’histoire, est la confiance en la réalité de ce que l’on croit et l’action inspirée par cette confiance. Seuls ceux qui s’appliquent à cette réalisation, qui vivent en présence de la puissance royale du Christ et de la puissance royale de la vérité, ne peuvent pas être tentés par l’apparence, ni dominés par les démons. Venant de la vérité, ils élèvent l’apparence des choses terrestres à la réalité de témoignage, de la préparation à la venue du Seigneur. En son heure de combat, François exigeait un commencement : le silence où toutes les tâches, tous les soucis font relâche un instant, où l’on reconnaît de nouveau que la vérité est une puissance. C’est de ce commencement que tout dépendait ; il aurait été le salut et il demeure une possibilité de l’histoire. Le salut est toujours là, sans cesse il recommence à parler. Mais c’est le mystère du Royaume dans le temps que ceux-là seuls qui appartiennent à la vérité entendent cette voix et se laissent déterminer par elle.

Les heures sont rares où les messagers de la paix qui n’est pas de ce monde peuvent apporter aussi la paix au monde. C’est ainsi que François avait fondé la paix à Arezzo. Dans ses derniers jours, alors qu’il revenait de Sienne à Assise par Celle près de Cortone, Gubbio et Nocera, il lui fut donné aussi d’apporter la paix à sa ville natale dans les rues de laquelle il s’était mis en route naguère avec son salut pacifique. Les gens attendaient sa mort et déjà ils commençaient à se disputer son corps. Ce fut la suprême amertume de la sainteté qu’il dut supporter jusqu’au bout.

Voulant revoir son pays natal, il fut porté à Assise par des chemins détournés, sous la protection d’hommes en armes. Il trouva l’évêque en dissension avec le podestat. Celui-ci avait été excommunié et, par réciprocité, il avait interdit aux habitants d’avoir des relations avec l’évêque. Le saint se sentit responsable : « C’est une grande honte pour nous, serviteurs de Dieu, que personne ici n’établisse la paix. » Quelque temps auparavant, lorsque, dans sa cabane près de Saint-Damien, il endurait de terribles douleurs, le Cantique du soleil lui avait été inspiré. Ce jour-là, il invita l’évêque et le podestat à venir sur la place devant le palais épiscopal. Lorsqu’ils se présentèrent, deux frères mineurs s’avancèrent et chantèrent le Cantique du saint avec les deux strophes à la louange de la paix que François avait composées pour réconcilier les adversaires. Alors le podestat se jeta aux pieds de l’évêque, l’évêque se pencha vers son adversaire, le serra dans ses bras, lui donna un baiser et lui demanda de se montrer conciliant.

François avait trouvé abri dans le palais de l’évêque. Un médecin d’Arezzo lui rendit visite. Le malade le pria de lui dire la vérité sur son mal : la grâce de Dieu avait fortifié son cœur, dit-il, il ne craignait pas la mort. Alors le médecin lui avoua la vérité, c’est-à-dire qu’il mourrait bientôt, en septembre ou au début d’octobre. Son corps était complètement délabré. Son estomac ne pouvait plus accepter aucune nourriture. Le sang venait souvent aux lèvres du malade, ses jambes et ses pieds étaient enflés. Il cherchait avec grand soin à cacher un secret. Une fois que frère Rufin touchait sa poitrine, sa main glissa sur une cicatrice au côté du saint. Un autre frère qui baisait les mains de son père spirituel, alors qu’il le bénissait, vit sur elles des plaies, bien que le saint n’eût coutume de ne tendre au baiser que les doigts. François n’osait se laver les pieds qu’en cachette. Mais les frères qui nettoyaient sa tunique la trouvaient fréquemment mouillée de sang. Ainsi son corps fut honoré par un mystère, sanctifié au sens suprême : il portait les marques d’une ressemblance mystérieuse avec le corps du Seigneur. Il portait la mort de Jésus sur son corps, afin que la vie de Jésus fût manifestée dans son corps 11.

Et maintenant, François reconnaissait qu’il avait été injuste envers son corps. « Dis-moi, Père, si tu m’en trouves digne, lui demanda un frère, avec quelle sollicitude ton corps a-t-il obéi à tes commandements tout le temps qu’il le pouvait encore ? » « Je dois lui porter ce témoignage, mon fils, répliqua François, qu’il a obéi en tout, qu’il ne s’est ménagé en rien, mais qu’il a exécuté tous mes ordres avec grand empressement. Nous étions complètement d’accord, lui et moi, pour servir le Christ, le Seigneur, sans aucune révolte. » « Qu’en est-il donc de ta générosité, Père, poursuivit hardiment le frère, de la charité que tu lui dois et de ta très haute sagesse ? Est-ce ainsi que l’on se montre reconnaissant entre fidèles amis ? » Et le saint avoua que son corps avait droit à des soins fidèles. Il était son « frère », comme toutes les créatures, et il lui parla ainsi pour le consoler : « Réjouis-toi, Frère Corps, et épargne-moi, car vois-tu, maintenant je veux réaliser tes désirs, je m’empresserai de remédier à tes misères et de répondre à tes exigences. »

François avait naguère enseigné aux frères que l’on doit prendre soin de son corps avec prudence, afin qu’il ne soulève pas une tempête de mauvaise volonté. « Afin que, en particulier, il ne soit pas las de veiller pour la prière, il faut lui enlever toute occasion de murmurer. » Mais c’était, comme Thomas de Celano s’en plaignait, le seul enseignement « pour lequel l’action et la parole ne fussent pas en harmonie chez notre bienheureux Père ». Par la discipline et le jeûne, François avait sans raison fait beaucoup de blessures à son corps. « Car le feu de l’esprit avait déjà tellement spiritualisé son corps que, lorsque l’âme était altérée de Dieu, son corps saint n’éprouvait pas une moindre soif. » Et maintenant que le saint voulait de nouveau ménager le « frère » qu’était son corps et lui promettait la joie, ce corps était déjà presque mort. Ses membres refusaient de se réchauffer. Le sceau sacré que le corps avait reçu l’avait peut-être aussi soustrait au domaine des soins vigilants.

Mais si, sur ce point, l’enseignement se séparait de la vie en s’élevant au-dessus d’elle, de sorte que, une seule fois, la parole n’était pas accomplie par l’action et que la force de l’exemple manquait au commandement, la souffrance démesurée du corps reste pourtant un mystère. Nous ne soupçonnons pas la gloire que préparait la vie terrestre du saint, mais nous nous rappelons qu’un frère avait eu la vision du trône d’un ange déchu qui attendait François. Et comment pourrions-nous mesurer quelle signification a, dans le royaume de Dieu, le fait que le trône d’un déchu soit de nouveau occupé ? Toute souffrance ne paraît-elle pas minime en comparaison de la reconquête d’un trône ? Nous ne savons pas non plus quelle expiation était imposée au saint, quel puissant de l’abîme il a vaincu par les douleurs de son corps et dans quelle mesure la réédification de l’Église avait besoin d’elles. Car seule la moitié de la vie d’un saint se situe dans la lumière de la terre, l’autre est tournée vers l’au-delà. Le corps est l’auxiliaire de l’âme qui tend à la perfection. Le corps est transfiguré par l’âme parvenue à sa perfection : ainsi, selon la parole de l’apôtre, nous « glorifions Dieu dans notre corps 12 ». Mais ici le but était une transfiguration sans égale. Une souffrance sans égale devait l’acheter.

Lorsque, dans sa cabane près de Saint-Damien, les yeux du saint lui faisaient tellement mal qu’il ne pouvait supporter ni la lumière du soleil ni la lueur du feu et qu’il demandait à Dieu de le secourir pour qu’il puisse supporter sa maladie en patience, une voix lui cria : « Chante pendant ta maladie et ta faiblesse, car le royaume des cieux est à toi. » Alors la grâce lui permit de jeter un regard sur les bienfaits de Dieu, et le grand cantique de louange au Seigneur de la création et aux créatures jaillit de son cœur. Les douleurs avaient libéré le chant. François glorifia dans sa prière « le grand et rayonnant éclat du soleil » qui brûlait ses yeux ; il glorifia les étoiles et le vent et les nuages, le ciel rayonnant « et tous les animaux », l’eau pure et humble, et Frère Feu qui est fort, dont le saint avait subi la puissance sur son propre corps lorsque les médecins lui avaient brûlé les tempes avec des fers ardents. Il glorifia la terre et ses fruits et les herbes, et l’homme qui pardonne par amour pour Dieu, demeure patient dans ses peines et souffre pour la paix. Et il salua la sœur impitoyable, la Mort. Il plaignit ceux qui meurent dans le péché et loua ceux qui, en mourant, se résignent à la volonté de Dieu. Tout le créé, toute expérience possible, ce qui est lumineux et glorieux, mais aussi ce qui est sombre et douloureux devenait une louange et devait servir le Seigneur « en grande humilité ». La louange ne prenait plus garde à la limite entre la joie et la douleur : n’était-elle pas née elle-même dans l’abîme de la souffrance, comme un salut à la lumière qui blessait les yeux ?

C’était le mystère du Cantique qu’il fût chanté dans la maladie et la faiblesse, qu’il emportât au royaume céleste toute la terre avec sa souffrance la plus profonde et remerciât avec la même joie pour les souffrances et pour la gloire des créatures fraternelles. Car tout ce qui était sans péché servait à la louange. Le royaume des cieux, le monde, transfiguré jusque dans ses profondeurs par le rayon de l’amour, était entré dans le cœur du chanteur. La vie du saint servait à la louange, et l’invitation à louer Dieu par toute l’existence, par la lumière et les ténèbres, et de même par la résignation à la mort, était ce que léguait cette vie. À ce moment, une nouvelle lumière pénétra dans la création. Elle s’alluma dans le cœur de celui en qui vivait le Christ, qui était devenu semblable au Christ et portait ses plaies.

Par cette lumière, les êtres étaient sanctifiés en tant qu’enfants du Père et désormais l’homme devait vivre parmi eux comme parmi des frères et des sœurs, en chantant et en rendant grâces. La plus extrême douleur avait conquis la plus haute joie, l’avènement du royaume des cieux : le monde appartenait au plus pauvre qui avait accédé au Christ. Mais il n’en prit possession qu’à l’heure du départ, lorsque, comme il est dit dans le vieux livre, « le Seigneur lui promit son royaume ». Il était redevable au Christ de ce chant d’adieu sur une nouvelle splendeur du monde, car ce chant s’adressait au Père que le Christ a révélé. Ainsi, dans la sainte solitude de l’Alverne où il avait demandé de connaître avant sa mort les souffrances du Christ et l’amour du Christ, François connut aussi l’harmonie la plus merveilleuse de la joie et de la douleur et la fraternité la plus intime avec les créatures. Ici où les stigmates lui avaient été imprimés, il avait, en leur disant adieu, remercié Frère Faucon qui l’avait éveillé tous les jours par ses cris, et le rocher sous lequel il avait coutume de prier. Le Seigneur, en qui tout fut créé, l’avait totalement pénétré de sa puissance et l’unissait à tout. La croix avait triomphé en lui au jour de l’élévation de la sainte croix. Maintenant, la croix étendait en lui ses bras au-dessus de la création. Mais de telles heures étaient le secret des frères qui l’entouraient, avant tout de frère Léon, que le saint nommait « le petit agneau du bon Dieu ».

Lorsque François sentit la mort toute proche, il voulut aussi prendre congé de sa ville natale. Il se fit descendre vers la Portioncule. À mi-chemin, à proximité de l’hôpital où un jour les lépreux étaient devenus pour lui une grâce, il demanda que l’on s’arrêtât. Ses yeux étaient trop faibles, il ne pouvait plus distinguer la ville sur le penchant de la colline ; cependant, il fit disposer sa couche de telle sorte que son visage fût tourné vers elle. Puis il se souleva un peu et bénit Assise qui avait été un jour le foyer d’hommes divins et qui maintenant, par la miséricorde surabondante de Dieu, était le foyer de ceux qui connaissent Dieu en vérité et le glorifient. Et il pria le Sauveur de lui accorder qu’Assise demeurât le pays de ceux qui le reconnaissent en vérité et glorifient son nom dans l’éternité.

Dans une cabane proche de Sainte-Marie-des-Anges, les frères entouraient le mourant. Parmi eux était une seule femme, Jacqueline de Settesoli, qui avait deviné le désir du saint et était venue de Rome. Elle apportait des cierges, de l’encens et le linceul fait d’une étoffe couleur de cendre. Il bénit les frères et leur remit leurs offenses et leurs fautes. En ceux qui étaient présents, il bénit ceux qui étaient au loin dans toutes les parties du monde et toute la phalange de ceux qui les suivraient jusqu’à la fin des temps. Une fois encore il les exhorta à la pauvreté par son exemple. Il fit enlever son vêtement : nu sur la terre nue, il voulait attendre la Sœur dont il avait célébré la puissance sur toute vie. Maintenant, en ce dernier instant, il pouvait réaliser complétement la sainte pauvreté. Il couvrit de sa main gauche la plaie du côté. Une petite calotte d’étoffe grossière cachait les blessures de sa tête que, sur l’ordre des médecins, Frère Feu lui avait faites. François ordonna de le laisser nu à terre après sa mort, autant de temps « qu’il en faut pour parcourir un mille sans se presser ». L’âme devait pouvoir abandonner le corps dans la paix de la pauvreté, mais tout le temps qu’elle lui était encore proche, il ne devait pas être souillé même par l’ombre d’une possession terrestre. Sur sa demande, un frère lut la Passion du Seigneur selon saint Jean à partir du chapitre XII. Une fois encore, François invita par son Cantique les créatures et Sœur Mort, qui était déjà près de lui, à louer le Seigneur. Puis le chant du mourant passa aux paroles du psaume 142 : Voce mea ad Dominum clamavi. Tandis que François priait en chantant, son âme se sépara, et lorsque le silence se fit dans la cabane, les alouettes au dehors se mirent encore une fois à chanter dans la profonde obscurité du soir, comme si elles voulaient saluer l’âme qui se hâtait de partir.

La grâce enveloppa de gloire le corps de celui qui était arrivé au terme. Le corps avait été la cellule d’un pieux ermite. Maintenant que celui-ci était parti, la lumière se manifestait. Pleins de douleur et de joie, les frères portèrent le mort dans un cercueil vers Saint-Damien. Lorsqu’ils l’eurent déposé dans l’église, la petite fenêtre s’ouvrit « par laquelle les servantes du Christ avaient coutume de recevoir à l’heure déterminée le corps du Seigneur dans le Sacrement ». Le cercueil aussi fut ouvert. Et Claire « qui était vraiment Claire », c’est-à-dire lumineuse, apparut derrière la fenêtre et salua le mort en gémissant sur lui. La lumière que le saint lui avait apportée l’enveloppait et émanait d’elle à son tour. Une fois qu’elle avait rendu visite à François à la Portioncule, la plénitude de la grâce était venue sur eux, et tandis qu’ils étaient assis à table, une vive clarté s’était levée sur le pays, en sorte que les gens d’Assise et des lieux environnants crurent que la forêt de la Portioncule était en flammes. Cette puissante lumière qui avait uni leurs âmes disparut du monde avec le saint. La force de sa prière, qui affrontait le combat, avait protégé la paix de Claire et de ses sœurs. Maintenant, cette protection leur était ôtée. À l’endroit où elle avait coutume de recevoir le Saint-Sacrement, elle aperçut le saint pour la dernière fois. Il l’avait conduite au Seigneur, le Seigneur prenait sa place.

Les frères reprirent leur saint fardeau et montèrent vers Assise. Par les portes de la ville, les gens en habit de fête venaient au-devant d’eux. Ils chantaient, accompagnés par les trompettes, ils avaient coupé des branches d’olivier et « il y avait toujours plus de lumières ».

Mais bientôt une grande détresse submergea la terre. « Des guerres et des révoltes éclatèrent et sous de multiples formes la mort dévastatrice passa soudain à travers le pays. » La faim devint souveraine. Les gens durent faire du pain avec des cosses de noix et l’écorce des arbres. Un des frères se rappela que le saint avait parlé d’une famine qui n’aurait pas lieu tout le temps qu’il vivrait. Ainsi, François avait fait un moment reculer la détresse. C’est seulement alors que la plainte des frères, qui avait éclaté lorsqu’ils pensaient à la mort future de leur Père, répondait à la réalité : « Ta vie était notre lumière. » Car sa vie était la parole ; de la « Parole », il avait pris ce qui faisait écho dans ses paroles. Et tout le temps qu’il cheminait, il semblait qu’« une toute nouvelle lumière fût descendue du ciel sur la terre et que l’aspect de toute la contrée fût changé en peu de temps, montrant partout un visage plus joyeux ».

Cette heure avait pris fin. Elle avait été l’heure d’une grande joie, de la parfaite victoire sur le monde. Une fois que les frères avaient contredit leur Père à cause de son humilité, il s’était plaint : « Ah ! frères, mes frères, vous voulez me dépouiller de la victoire sur le monde. Le Christ m’a pourtant envoyé pour vaincre le monde par une soumission totale à tous. Je devais conduire les âmes à lui par l’exemple de l’humilité. »

Qui comprenait le mystère de cette victoire, le mystère du message ? Sans doute, le saint avait-il pressenti un temps d’épreuve pour son Ordre. « Et je crains que ce qu’ils paraissent posséder ne leur soit enlevé parce qu’ils ont négligé totalement ce qui leur a été donné : maintenir leur vocation et la suivre. »

Oui, un temps devait venir « où cet Ordre bien-aimé tomberait en un tel discrédit à cause du mauvais exemple des frères qu’il aurait honte de se montrer en public ». Mais dans sa tristesse, le fondateur avait reçu la faveur d’une promesse : « Sois donc sans souci, lui avait dit une voix céleste, et fais ton salut, car même si l’Ordre devait se réduire à un petit groupe de trois frères, la grâce le maintiendrait toujours inébranlablement. » La forme de vie était indestructible : elle était la vie du fondateur. Maintenant, ses paroles devaient de nouveau se faire entendre dans les cœurs de ses fils orphelins : « Sachez, leur avait-il dit un jour, que la pauvreté est la voie spéciale du salut. » Par sa vie et sa mort, François avait indiqué cette voie pour tous les temps. Au fond, toute son œuvre avait été de montrer le contenu des paroles du Sauveur : « Personne de vous ne peut être mon disciple s’il ne renonce à tout ce qu’il possède 13. » Le Seigneur est libre. Le saint était devenu libre d’une manière incomparable ; c’est pourquoi le Seigneur vivait en lui avec une incomparable puissance.

Le pauvre d’Assise était entré hardiment dans le cercle du feu consumant qui entoure le Seigneur. Et ainsi, à partir de cette heure, il y eut « toujours plus de lumières », de même qu’il y avait toujours plus de lumières lorsque les gens sortaient des portes d’Assise pour aller au-devant du mort. Comme l’heure du Seigneur, l’heure du saint est toujours en devenir. Quand l’incendie du monde consume les biens, quand les maisons s’écroulent, l’heure du saint est proche qui abattit la maison construite pour ses disciples et qui, à Bologne, fit partir même les malades d’une maison parce qu’elle était nommée « la maison des frères ».

Et quand les impies croient que leur heure est venue, c’est en réalité l’heure du saint mendiant qui est là. N’était-ce pas l’un des grands enseignements de sa vie que le serviteur de Dieu doit brûler et rayonner de sainteté dans une telle mesure que, par son exemple, il touche les impies dans leur conscience ? Il ne faisait pas de reproches. Son reproche, c’était sa vie, de même que la vie du Christ est un reproche d’une force inouïe. Il savait que la véritable puissance du chrétien dans l’histoire demeure son comportement. Là où le Christ vit dans un être humain, il ne peut pas être nié. Et quand les murs de l’Église paraissent chanceler, c’est une fois encore l’heure du saint qui est venue. Alors son image apparaît aux yeux de ceux qui sont en souci pour l’Église et, avec une douce violence, elle les déterminera à construire l’Église en eux-mêmes jusqu’à ce que la vérité, venue de l’intérieur, redevienne puissante et visible. Toute époque historique est, au fond, l’époque du saint, parce que le Maître de l’histoire vit en lui.

Après la mort du saint, la croyance se répandit qu’il avait introduit un nouvel âge du monde, l’ère du Saint-Esprit, mais ce nouvel âge était uniquement le renouvellement de la présence du Christ, et seule serait parfaitement nouvelle l’époque qui appartiendrait au Sauveur dans un sens absolu. Mais si vraiment les murs doivent s’écrouler auxquels se sont attachés l’amour et la vénération des siècles, l’image du Mendiant apparaîtra entre les ruines, dans les ténèbres profondes de la nuit ; il cheminera à travers le déclin, indestructible, uniquement protégé par la grâce, et il portera dans sa poitrine tout ce dont l’humanité a besoin au-delà de sa ruine : l’obéissance envers le Seigneur et sa fondation, l’humilité qui triomphe du monde par la parfaite soumission à tous, l’amour qui se refuse à toute accusation, la liberté de la pauvreté parfaite, l’ardeur de la sainteté à la voix puissante, et toute la splendeur du monde transfiguré dans le Christ. Et tandis que nous nous inclinons devant le Mendiant, sentant la promesse de son approche et sa souveraineté paisible sur le temps à venir, nous osons dire de lui une fois encore ce qu’il a dit de lui-même, c’est-à-dire qu’il a connu le Christ, « le Pauvre, le Crucifié ». Le Pauvre, le Crucifié est vraiment Roi, il est la vérité et son témoin, et le connaître, c’est le suivre. Et ceux qui suivent le Roi à travers la nuit de la destruction, en marchant sur les traces de celui qui était « le héraut du grand Roi » et son message, feront dans la liberté d’une pauvreté joyeuse l’expérience du monde dans sa splendeur telle que François l’a faite peut-être le premier : ils auront part au ciel nouveau et à la terre nouvelle.

 

 

Reinhold SCHNEIDER, Le saint, maître de l’histoire,

Éditions franciscaines, 1958.

 

 

 

 



1  MATTH., X, 9-10.

2  MATTH., XIX, 21.

3  MATTH., XVI, 24.

4  LUC, XIV. 26.

5  MATTH., XIX, 29.

6  JEAN, XIV, 12.

7  MARC, III, 21.

8  Éphés., I. 10.

9  PS. XXI, 7.

10  ÉZÉCH. III, 18-20.

11  II Cor., IV, 10.

12  I Cor., VI, 20.

13  LUC, XIV, 33.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net